Un écrivain, un vrai

Roman de Pia Petersen. À paraître en 2013.

Gary Montaigu est un auteur à succès. Il est en lice pour recevoir un prestigieux prix littéraire : « S’il avait son prix, il pourrait tout faire, il serait enfin libre d’écrire tous les livres qu’il voulait. » (p. 12) Oui, ce prix serait la consécration de son talent et son billet vers les hautes aspirations littéraires de sa jeunesse. Voilà, Gary peut tout faire. Sur les conseils de Ruth, sa femme, et de son agent, il se lance dans une émission de téléréalité.

Outre le placer sous l’œil des caméras, Un écrivain, un vrai est censé le mettre en contact avec ses lecteurs en leur permettant d’interagir sur le roman qu’il est en train d’écrire. « La téléréalité marche à fond, c’est l’avenir du livre […]. On mettra la création romanesque à la portée du public, […]. On fera du storytelling. Vous serez une légende. » (p. 20) L’émission veut capter l’instant exact de la création, mais pas seulement. Gary doit se montrer, suivre les directives de la production. Si Ruth se prête avec délice à cette parodie de vie qui la place enfin sous les feux de la gloire, Gary perd rapidement pied. Écrire à la demande, être dépossédé de son texte, faire de l’émotion immédiate plutôt qu’engager la réflexion, ce n’est pas ainsi qu’il considère l’écriture et la littérature. Viendront alors l’accident, puis la longue réclusion tandis que dehors, tout le monde se demande ce qui a poussé un homme qui avait tout – la gloire, l’argent et les femmes –, à tout repousser.

Le récit se construit entre deux époques, avant et après l’accident. On voit donc la longue détresse de Gary, puis sa convalescence sous la surveillance de son épouse. Ruth est un personnage trouble, entre éminence grise et mauvais génie. « Ruth estime que c’est son devoir d’organiser sa vie. Sans elle, il n’irait pas bien loin. » (p. 33) Pour cette ambitieuse, la littérature n’est qu’un divertissement facile et rapide qui permet de prendre l’ascendant sur la foule et de se tailler sa part de gloire et de pouvoir. Elle ne partage pas les idéaux artistiques et intellectuels de son époux. Gary est seul contre tous : l’émission de téléréalité est loin de se concentrer sur son travail et préfère les petites tragédies de son quotidien. « Sois moins littéraire. Tu sais que les gens n’aiment pas ça. » (p. 47) « Ne parle surtout pas d’écriture. On s’en fout de ça. » (p. 48)

Un écrivain, un vrai pose la réflexion de l’avenir de la lecture à l’ère des réseaux sociaux et du tout écran. Dans cette société de l’immédiat, un clic vaut critique : j’aime, je partage. Le mot semble bien faible face à l’image ininterrompue. La littérature s’oppose au storytelling, cette technique de communication qui consiste à raconter des histoires. Où est la différence, me direz-vous ? C’est que le storytelling s’en tient à l’histoire. La littérature, elle, entraîne son lecteur vers des sphères plus sombres où la réflexion, la critique et la remise en question sont de rigueur. Mais voilà, faut-il écrire pour plaire ou écrire pour faire réfléchir ? Gary a manifestement choisi une posture qui ne sied pas aux exigences de la téléréalité.

La téléréalité… En scénarisant la réalité pour la rendre plus vraie et plus intéressante, c’est plus que l’intimité d’un homme qu’elle met à mal : c’est l’espace sacré de la création qui est profané sur l’autel du voyeurisme et de l’audimat. Outre l’évidente médiocrité que suggère ce genre de programme, c’est le temps qui crucifié : a-t-on encore le temps de prendre le temps de réfléchir ? NON, nous hurlent les mille écrans qui renvoient les images glacées d’un monde passé sous la lame de la chirurgie télévisuelle. Et c’est précisément ce qui ronge Gary : en invitant les télélecteurs à rendre un avis en temps réel sur son écriture, la production a dépossédé l’écrivain de sa liberté et de sa créativité. « Ce n’était pas son roman, c’était le roman des autres. Le roman ne lui parlait plus. » (p. 71)

Je pourrais en dire encore beaucoup sur cet époustouflant roman. Mais je vous laisse le grand plaisir d’être happé par ses pages. À vous de voir si vous plongerez dans la détresse et la solitude de Gary ou si vous préférerez la voie pavée de bons intérêts que suit Ruth. Le style est fluide et dense et le roman est difficile à lâcher. Pia Petersen vous offre un roman, un vrai. Alors, éteignez votre télé.

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Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire

Roman de Jonas Jonasson.

Le jour de ses 100 ans, Allan Karlsson décide de ne pas assister à la fête d’anniversaire organisée par la maison de retraite. Chaussé de ses pantoufles, il enjambe la fenêtre de sa chambre et prend la tangente. « Quand la vie joue les prolongations, il faut bien s’autoriser quelques caprices. » (p. 18) Commence alors un improbable voyage à travers la Suède. Le centenaire sera poursuivi par les autorités locales, la police et un gang de voyous pas vraiment malins. Allan a aussi le don de s’entourer d’alliés improbables, mais précieux : il y a donc Julius le kleptomane, Benny le surdoué et Mabelle et son éléphant.

Et comme si cette folle cavale en charentaises ne suffisait pas, la narration part à rebrousse-temps et présente la jeunesse d’Allan. À se demander comment il a pu devenir centenaire ! « L’existence est épuisante quand on décidait de la prolonger. » (p. 90) On découvre que cet expert en explosifs a peu ou prou sillonné le monde entier et trempé dans tous les conflits du 20e siècle. Il est donc question de Franco, de Roosevelt et Truman, de Mao-Zedong, de Staline, de Churchill ou encore de Kim-Jong-Il. Et Allan visite, plus ou moins contre son gré, Los Alamos, les goulags russes, les prisons de Téhéran ou les plages de Bali.

Avec ses genoux douloureux, son talent pour les langues et son petit penchant pour la boisson, Allan pourrait être un petit vieux comme les autres. Que nenni ! C’est plutôt un Forrest Gump suédois ou un drôle de matou qui n’en finit pas de changer de vie. Sa disparition fait couler de l’encrer et l’inspecteur chargé de l’enquête patauge. C’est peut-être le plus drôle de tout ce roman : les suppositions bancales d’un policier dépassé. « Aronsson ne voyait pas de schéma logique dans cette histoire. Mais une chose devenait de plus en plus évidente, aussi surprenante fût-elle : Allan Karlsson et sa bande tuaient des gens et faisaient disparaître leurs corps. » (p. 205)

Le style est très simple, voire simpliste : beaucoup de phrases en sujet + verbe + complément. Au moins, c’est efficace. J’ai peu apprécié les nombreuses répétitions, comme lorsque le narrateur reproduit à l’identique la description du voyou qui est à la base des aventures du vieillard. L’humour est facilement potache : il se voudrait grinçant, mais ça n’est pas tout à fait ça. Ajoutez à cela des poursuivants qui sont toujours en retard de quelques minutes et vous avez un étrange mélange de vaudeville, de roman historique et d’odyssée en pantoufles.

J’avais entendu bien plus d’avis négatifs que positifs sur ce livre. C’est donc avec méfiance que je l’ai ouvert. Finalement, ce fut une lecture plaisante, mais pas renversante. Les pages se tournent vite, on ne réfléchit pas et on embarque facilement dans les aventures loufoques d’Allan. Évidemment, tout cela est beaucoup trop rocambolesque pour être crédible, mais il ne faut pas trop en demander à ce roman qui est probablement un très bon roman de plage. Pour ma part, je l’ai lu sous la couette tout en jouant avec mon chat, ça passe aussi.

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Lira bien qui lira le dernier – Lettre libertine sur la lecture

Lettre d’Hubert Nyssen.

Dans une longue lettre, Hubert Nyssen, fondateur des éditions Actes Sud, répond aux questions de Mademoiselle Esperluette. Le livre, la lecture et l’écriture sont au cœur de ses réflexions. « C’est pourquoi il me paraît urgent de vous rappeler que livre et lecture sont en quelque sorte les amants rivaux d’une belle capricieuse qui se nomme écriture. » (p. 31) Il commence par s’interroger sur ce qui fait la valeur d’un livre, à savoir prophétiser sur sa gloire éternelle ou jouir du bonheur immédiat qu’il procure. Hubert Nyssen n’a pas peur de la crise du livre, il la trouve même salutaire en ce qu’elle secoue l’objet, sa pratique et ses pratiquants, les empêchant de se scléroser. « Une chose est de se demander où va le livre, une autre où va la lecture. » (p. 21) En fait, Hubert Nyssen n’a peur de rien, même pas du grand méchant ebook. Au détour d’une démonstration, il rappelle à sa jeune interlocutrice que la crise du livre n’est qu’une mise en abyme de la crise qui secoue la société. Il clôt son propos en faisant l’éloge du livre au travers des lecteurs, le premier ne pouvant vivre sans les seconds, l’inverse étant probablement tout aussi vrai.

Dès les premières lignes, cette correspondance unilatérale m’a rappelée les relations épistolières des Lumières, comme celle qui unissait Diderot et Sophie Volland. L’homme, souvent plus âgé, abordait moult sujets avec sa jeune amie qui, de disciple, devenait égale dans le débat d’idées. Hélas, rien de tel ici. Le ton de l’auteur reste dogmatique, professoral et pontifiant quand il ne verse pas dans le paternaliste douteux, le tout dissimulé sous une bonhommie de mauvais aloi. Mademoiselle Esperluette n’est finalement qu’une jeune lectrice naïve, une oie blanche qu’il faut rassurer et parfois flatter. Piètre image de la femme lectrice… Hubert Nyssen est un homme qui sait ses lettres et qui ne se gêne pas pour l’étaler. La pirouette finale est tellement prévisible qu’elle est en presque risible, mais elle rattrape un peu le tout : on peut tout pardonner à un homme qui parle à un fantasme.

Une esperluette, c’est un signe topographique qui fait office de conjonction de coordination. Et la lettre d’Hubert Nyssen remplit cet office. Même si la forme m’a souverainement agacée, le fond est plein de bon sens. Il s’agit de montrer au lecteur qu’il n’est pas seul, même si l’acte de lecture silencieuse est éminemment solitaire. Hubert Nyssen fait de l’acte de lire un véritablement engagement. « De toute manière, le temps, et en particulier, le temps de lire, dites-vous bien qu’on ne le trouve pas, on ne le trouve jamais qui, tout à coup disponible, vous attendrait. Le temps, ça se prend ou ça se perd ! Si vous voulez en disposer, vous ne pouvez que l’attraper, le choper, le ravir. C’est un choix à faire dans les priorités que vous vous donnez. » (p. 98 & 99)

Je termine ce billet en demi-teinte par deux citations que je vous laisse méditer.

« Car il ne suffit pas de savoir lire pour pouvoir lire. » (p. 64)

« Bien lire n’est pas trop lire, c’est encore moins lire par force. » (p. 82)

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Billevesée du dimanche #50

En anglais, le romarin se dit rosemary. Et je trouve ça magnifique.

Alors, billevesée ?

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Descendre en marche

Roman de Jeff Noon.

Quatre personnes voyagent à travers l’Angleterre dans une voiture mourante. Marlene, Henderson, Peacock et Tupelo ne se connaissaient pas, mais ils fuient l’infection et n’oublient pas de prendre leur médicament à heure fixe. Ce remède, c’est la Lucidité, aussi dite Lucy. Mais attention, l’overdose est vite arrivée et l’effet du médicament est exactement l’inverse de ce qu’il doit produire. Et Marlene, traumatisée par la mort de son enfant, rêve parfois de lâcher prise. « Mais je n’aspirais qu’à descendre en marche alors même que nous accélérions. Cette pulsion insensée m’a submergée : savourer la poudre pleinement, pour une fois. Courir dans les particules volantes, bouche ouverte, respirer la poussière à pleins poumons, pour une overdose. » (p. 17) Sans cesse rattrapée par ses camarades, Marlene est sur le fil.

Quand elle est lucide, Marlene écrit ce qu’elle vit, ses quelques souvenirs, son voyage, sa mission. Dans son pauvre carnet, les idées s’entrechoquent, se mélangent et la réalité semble de plus en plus difficile à fixer. « Que serais-je, sans lucidité ? Je ne serais pas capable d’écrire. Je ne comprendrais pas réellement les mots prononcés. Le monde s’emplirait de bruit et je serais perdue, complètement. » (p. 39) Et même en pleine lucidité, la mission que lui a confiée Kingsley lui semble de plus en plus absconse. Pourquoi continuer à chercher quand les mots s’effacent des pages quand on les lit ? Il faudrait réapprendre à déchiffrer les messages, réapprendre la communication. « Ainsi vivons nous aujourd’hui ; seuls ces réajustements permanents permettent de former une image globale, vraie ou non. » (p. 292)

L’infection n’est jamais clairement présentée. Il est question d’un bruit qui envahit tout, qui brouille les messages et la communication. Désormais, le processus de transmission et de réception est perverti. L’infection touche les vivants comme les objets. Et le pire, ce sont les miroirs : ils ont tous été recouverts, cachés ou détruits. Les reflets se rebellent et refusent de rester prisonniers des surfaces de verre. « Mais tout était mensonge, je le savais. Le signal était corrompu. Dans la si petite distance parcourue entre moi et l’image de moi, ça se décomposait. Là était le danger, le bruit prisonnier d’une boucle. Un visage me hurlait dessus, me faisait frapper le miroir du plat de la main. Le miroir ne s’est pas cassé. Je me suis fait mal à la main. » (p. 184) Qui a-t-il vraiment de l’autre côté du miroir ? Faut-il s’y risquer ? « Elle m’a dit qu’un démon vivait dans le miroir. […] Il la dévorait, a-t-elle dit. Il dévorait son apparence. » (p. 208)

Dans cette odyssée sans but, la voiture mourante est le cheval de Troie des 4 voyageurs. Ils ne vont nulle part et accomplissent une mission dont l’objectif est incertain, voire inconnu. Un roman de La Volte, c’est toujours un bel objet, avec une douce couverture et des pages souples et épaisses. Et quand il renferme une telle merveille de dystopie, ça devient un trésor. Une touche de Lewis Carroll, une référence aux Beattles et voilà un OVNI littéraire tout à fait fascinant. Si vous n’avez rien compris à mon billet, c’est normal. Prenez un peu de Lucidité. Et « si vous pouvez lire cette phrase, c’est que vous êtes en vie. »

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J’ai passé l’âge de la colo !

Roman jeunesse de Sophie Adriansen.

Sybille à 14 ans et elle est déjà au lycée. Alors, oui, forcément, elle estime qu’elle a passé l’âge de la colo. Mais ses parents l’ont inscrite pour une semaine de ski. Sybille monte dans le bus en traînant les pieds, mais il lui sera bien difficile de déchausser ses patins au terme d’une semaine qui se révèle finalement très plaisante.

Au début, Sybille se pose en retrait et en observatrice. Tous les autres colons sont plus jeunes et ne connaissent rien à sa vie. « C’est ce que je voudrais dire à tous les occupants de ce car : que j’ai bien d’autres préoccupations, que j’ai hâte que cette semaine passe. » (p. 13) Mais rapidement, entre Jordane l’intrépide et Fouad le rebelle, Sybille passe une excellente semaine qu’elle regrette de voir finir.

Je ne suis jamais allée en colo. La seule expérience que j’ai des semaines de jeunes, c’est du côté de l’animatrice. Mais il y a un personnage très secondaire qui me parle énormément dans ce court et agréable roman : une jeune Magali qu’on surnomme Dumbo et qui semble très peu à l’aise dans ses godasses. Bienvenue dans mon passé/présent… Pour Sybille, cette colo est l’occasion de dépasser ses préjugés, de sortir de la confortable routine de son quotidien et de retrouver le plaisir d’être encore une enfant.

Sophie Adriansen nous propose un très joli roman pour jeunes lecteurs. Aucun doute qu’ils se retrouveront dans toutes ces préoccupations adolescentes : se faire remarquer du beau gars / de la belle nana, sembler cool et à l’aise, ne pas être ridicule et tenter de nouvelles expériences, c’est bien le quotidien des jeunes. Voilà un petit roman à glisser sous le sapin des jeunes lecteurs : même si le Père Noël n’existe pas, Sophie Adriansen sait faire de beaux cadeaux !

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La fille de l’Irlandais

Roman de Susan Fletcher.

Eve, à 29 ans, se remémore l’été de ses huit ans. Depuis plusieurs mois, elle vivait chez ses grands-parents, essayant d’oublier le brusque décès de sa mère. Dans cette ferme perdue du Pays de Galle, Eve grandit librement, mais elle subit la vindicte de certains habitants du village. On lui reproche son insolence et ses cheveux roux, héritage d’un père qu’elle n’a jamais connu, mais dont le village garde un mauvais souvenir. « L’Irlandais. C’est ainsi qu’on l’appelle, comme si son nom était maudit. Comme si, en prononçant son nom à voix haute, on était sûr de ne pas aller au paradis. » (p. 59)

Eve porte en elle une immense propension au mensonge. Difficile pour elle de se faire des amis à l’école. « Pour toute l’école, j’étais la nouvelle avec un sale caractère, un air sévère d’adulte, et de temps en temps une crise d’eczéma. » (p. 210) Elle dissimule à tous son amitié avec Billy le fou. Et dans le secret de son cœur, elle aime déjà celui qui partagera sa vie.

L’été des huit ans d’Eve, une disparition secoue le village gallois : la jeune Rosie est introuvable. La peur se répand et les soupçons deviennent fous, d’autant plus qu’ils sont alimentés par les mensonges d’une enfant qui a la haine chevillée au cœur. Les rumeurs vont bon train : « Et si… ? On se pose cette question pour se faire du mal. » (p. 181) Des années plus tard, le mystère reste entier, mais le remords vient torturer les esprits.

Mon avis est assez mitigé sur ce roman. J’ai aimé le mystère qui entoure le père d’Eve, cette lourde ascendance rousse. J’ai aimé fouiller dans la boîte secrète de la mère de la fillette. Mais je n’ai pas aimé l’intrigue qui entoure la disparition de Rosie. L’évènement est annoncé à maintes reprises dans la première partie du roman, puis viennent les recherches et les soupçons. Et là, j’ai trouvé que le tout s’enchaînait très mal. Enfin, je n’ai éprouvé aucune empathie pour cette enfant. Certes, elle a perdu sa mère. Certes, on ne lui fait pas de cadeaux au village. Mais Eve est une peste insolente et dissimulatrice.

Dommage, j’attendais beaucoup de ce roman et je suis d’autant plus déçue que j’avais éprouvé un immense plaisir à lire Un bûcher sous la neige, de la même auteure.

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Billevesée du dimanche #49

Qui n’a jamais rêvé de couper le sifflet à un grand bavard qui n’en finit pas de lui tenir la jambe avec des histoires inintéressantes ?

Avant de mettre cette envie à exécution, sachez que l’expression « couper le sifflet » date du XVIe siècle. À cette époque, le sifflet, c’était le gosier où passe la trachée qui peut siffler pendant certaines maladies. Alors, couper le sifflet, c’était tout simplement égorger. Disons que c’était une méthode radicale et définitive pour avoir un peu de silence !

Alors, billevesée ?

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Habibi

Roman graphique de Craig Thompson.

Dodola et Zam sont deux enfants qui ont trouvé refuge dans un navire échoué dans les sables « Le désert est un cimetière pour les hommes et les bêtes et les déchets des hommes. Habibi avait trouvé ce bateau échoué et nous en avions fait notre maison. (p. 25) Habibi, c’est le bien-aimé : la jeune fille aime le garçon comme un frère, comme un fils. « Es-tu ma maman ? Non. On est orphelin. On est comme frère et sœur. » (p. 97) Dodola et Zam se sont trouvés sur un marché aux esclaves. Loin des hommes, cachés dans les dunes, ils veulent se soustraire à l’avidité des puissants. Pour calmer le petit garçon noir, la jeune fille arabe lui raconte le Coran et lui apprend la force des mots. Tenaillés par la peur d’être séparés, Dodola et Zam grandissent en prenant lentement conscience de leur différence de sexe. L’innocente fraternité devient plus trouble. Dans leur Éden de sable, l’éveil ne vient pas de la faute, mais du temps qui passe. Quand les deux enfants sont arrachés l’un à l’autre, le récit commence : même favorite du sultan de Wanatolie, Dodola n’oublie pas Zam, et Zam n’oublie pas Dodola.

Ce troublant récit, très sensuel et parfois violent, n’est pas linéaire. Le temps fait des boucles, le passé s’impose au présent et interroge l’avenir. Difficile de savoir si l’on est aux pays des Mille et une nuits, dans un Orient mythologique, ou dans un monde moderne où les anciens esclavages ont été remplacés par les tours d’acier. Les prophètes vivent dans des cloaques et les djinns sont prêts à frapper l’innocent qui s’égare. Et le plus grand prédateur, c’est encore l’humain. On en viendrait à accuser Allah, à le maudire de la vie qu’il a répandue sur le monde. « Mais qu’est-ce qui T’a pris de créer l’homme ? L’homme abandonne son créateur. L’homme profane la Création. » (p. 597) Dodola et Zam sont deux innocences profanées : leur candeur a laissé la place à l’instinct de survie. Ils sont les deux parties d’un même être, mais à force de se perdre et de marcher éloignés, ils perdent des morceaux d’eux-mêmes et ne peuvent plus se compléter comme à l’origine. Dodola était trop belle pour éviter la souillure et Zam court sans après une pureté qu’il voudrait déposer aux pieds de sa belle. Entre eux, « habibi » est plus qu’un mot tendre, c’est une identité, une incantation.

Quelle merveille que ce roman graphique ! Tout n’est que noir et blanc, mais les enluminures sont éclatantes et l’Orient chatoie en monochrome, jusqu’à l’éblouissement. La calligraphie se fait trésor et merveille : son dessin célèbre les beautés du Coran et des textes sacrés. Dans le pouvoir incarné des mots et des lettres, comment ignorer qu’Allah – et tous ses pairs ! – est amour avant toute autre chose ? Dodola et Zam sont comme les enfants dont le dieu exigeait le sacrifice : après mille tourments, leur salut vient de Celui qui jamais ne les aurait abandonnés. Ce sublime roman graphique n’est pas un ouvrage de propagande ou d’endoctrinement. Il remet simplement à leur juste place les notions d’amour et de respect. À lire, ne serait-ce que pour l’esthétique du livre !

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Le complexe du lapin

Roman d’André Caroff.

Thierry Coste et ses collègues du Groupe 45 doivent arrêter une cellule terroriste qui menace Paris. Nous sommes dans les années 1980 et Mitterrand est président de la République. La guerre froide n’est pas terminée, mais la menace ne vient pas du froid, mais du Maghreb, en la personne d’Hikmat Choufani. « Les gens de Choufani ont appris que nous avions l’intention de leur mettre des bâtons dans les roues et de la dynamite sous le châssis. » (p. 98) Qu’est-ce que le Groupe 45 ? C’est une organisation parallèle et secrète qui gère les crises dont le gouvernement ne veut pas se saisir. « Nous ne sommes pas des agents légaux. Tu n’auras pas d’avocat, pas de jugement équitable. » (p. 103)

Voilà un roman d’espionnage très viril, chargé de testostérone ! Je ne suis donc pas le public visé, clairement ! C’est aussi un texte très daté. Moi qui étais à peine née dans les années 80, j’avoue que les questions de société et les crises de cette époque me dépassent un peu. J’ai lu ce roman sans déplaisir, mais je ne reviendrai pas aux autres textes de cet auteur.

Une explication sur le titre ? Je laisse le mot de la fin au roman, pour une citation qui semble ne pas avoir pris une ride ! « De Gaulle avait dit que les Français étaient des veaux… Jospin les traitait de moutons… Chirac disait qu’ils faisaient le complexe du lapin parce qu’ils supportaient tout à partir du moment où ce “tout” ne venait pas de la droite. » (p. 27)

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Jézabel

Roman d’Irène Némirovsky.

Tout commence par le procès d’une femme. Elle est belle, mais ses traits sont fatigués. On accuse sans détour et sans ménagement Gladys Eysenach d’avoir assassiné Bernard Martin, son amant âgé de 20 ans. « Parlez-nous du crime, à présent… Allons ? C’est moins difficile à dire qu’à faire, pourtant. » (p. 13) Le procès est un long dialogue sans temps mort. Le président enchaîne les questions et les appels à la barre. Les témoins chargent ou déchargent l’accusée et la foule se délecte du procès de cette femme trop belle, trop riche, trop libre. Dans son box, Gladys parle peu, elle souhaite plus que tout que le procès s’achève et peu importe si on la condamne. « J’ai tout avoué, tout ce qu’on a voulu !… » (p. 17) Que cache cette femme ? Pourquoi veut-elle tellement échapper aux questions ? « Je mérite la mort et le malheur, mais pourquoi cet étalage de honte ? » (p. 45) Quand le verdict tombe, l’histoire ne fait que commencer.

On revient sur les premières années de Gladys, sa jeunesse dorée et son inépuisable succès auprès des hommes. Gladys se sait fabuleusement belle. « Gladys avait de sa beauté une conscience profonde qui ne la quittait pas. » (p. 69) Et, par-dessous tout, elle aime exercer son pouvoir. « Il lui fallait constamment se prouver à elle-même son empire sur les hommes. » (p. 66) Oui, Gladys est obsédée par sa beauté, mais surtout par la fuite du temps qui risque de marquer ses traits. Elle est tellement angoissée par le temps qui passe qu’elle est prête à tout pour garder sa fille au rang d’enfant. « Pourquoi vous et vos pareilles craignez-vous tant que l’on sache votre âge ? … Si vous aviez commis un crime, vous en auriez moins honte. » (p. 215) Cette phrase est d’une clairvoyance incroyable, elle résume presque le roman à elle seule.

Gladys est une femme égoïste et égocentrique, à tel point que sa vanité est sordide. Par certains côtés, elle est un Dorian Gray au féminin et sa laideur intérieure est à la mesure de sa grande beauté. Pourquoi a-t-elle tué Bernard Martin ? Que craignait-elle de ce jeune homme ? La force de ce roman, c’est qu’Irène Némirovsky construit et déconstruit son personnage. Au terme du procès, elle nous laisse devant une femme qui inspire une profonde compassion. Et celle-ci devient progressivement dégoût.

Jézabel est une figure biblique qui a détourné son époux de Dieu pour le soumettre au culte de Baal. Ici, maladivement séductrice, Gladys veut attirer toutes les adorations et détourner le cours du temps de son destin. Pour cela, elle prête aux plus odieux sacrifices. Je ne peux que vous conseiller ce court roman qui présente un portrait de femme tout à fait fascinant.

De la même auteure, lisez aussi Suite française.

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Aymard de Foucauld (1824-1863)

Biographie d’Emmanuel Dufour. Sous-titre : De Saint-Cyr et Saumur à la campagne du Mexique, itinéraires d’un officier de cavalerie du Second Empire.

Aymard de Foucauld voit le jour en 1824 dans une famille où les hommes sont militaires de père en fils. « Faire d’Aymard un officier de l’armée française et qu’il devienne ainsi le digne successeur de son père, de ses oncles, des Foucauld d’antan… Voilà bien une idée qui mériterait de faire son chemin. » (p. 67) Il entre à Saint-Cyr en 1843 et en ressort sous-lieutenant avant d’intégrer le 9° régiment de Hussards à Saumur. Le voilà enfin officier de cavalerie. Mais au sortir de l’école, les premiers temps de la vie militaire sont peu glorieux : l’officier Aymard passe plus de temps le balai à la main à nettoyer les litières que le sabre au clair à charger l’ennemi.

En 1852, voilà le Second Empire. On suit Aymard de Foucauld de régiment en garnison, jusqu’au 6° Hussards et enfin au 2° régiment de Chasseurs d’Afrique. L’officier quitte alors les verts bords de Loire pour les étendues sableuses d’Algérie. Ce choix d’affectation ne résulte pas d’un désir d’exotisme, mais plutôt d’une nécessité de réduire ses dépenses. « Aymard avoue à sa sœur son impécuniosité. Pourtant, le fait d’être éloigné des tentations d’un centre urbain et de l’obligation d’assurer une position mondaine limite ses dépenses et pourrait être de nature à lui permettre de se refaire. » (p. 172) Mais puisqu’il appartient désormais aux Chasseurs d’Afrique, il doit se plier aux ordres de mission.

Son régiment est envoyé en Italie et c’est enfin là qu’il peut prouver sa valeur. « Aymard tire de ces courtes semaines sur le sol italien la satisfaction d’avoir enfin connu l’épreuve du feu. » (p. 233) Ensuite, c’est la campagne du Maroc où le 2° RCA est pris entre le désert et le choléra. Enfin, le destin d’Aymard est scellé quand il embarque pour le Mexique. « Aymard ne manque pas de mentionner qu’il commande la cavalerie, certes modeste, présente au Mexique. » (p. 312) L’intervention militaire française au Mexique est un désastre et sera fatale à notre officier de cavalerie.

Mazette, qu’il est difficile de résumer cette biographie ! Et pourquoi le faire, d’ailleurs ! Emmanuel Dufour a réalisé un travail colossal et livre un texte dense et riche, mais d’une clarté étonnante. Jamais on ne se perd dans les multiples déplacements d’Aymard. Le texte est habilement découpé en parties dont les titres, en plus d’être explicites, sont de belles trouvailles, comme « De « bel ami » à « bel Aymard » ou mots passants par Maupassant » (p. 144) N’hésitez pas à lire les notes de fin de chapitre : elles forment un appareil historique passionnant !

La biographie s’agrémente d’extraits de la correspondance personnelle d’Aymard de Foucauld, à sa mère ou sa sœur, mais aussi d’extraits des journaux de marche et des opérations. Ce sont des documents militaires que l’on rarement l’habitude de lire et c’est un plaisir de découvrir la vie militaire et le quotidien des régiments. On suit de l’intérieur la colonisation algérienne et l’expédition mexicaine. Partout où il va, Aymard observe et commente. Il se fait un peu géologue et un peu ethnologue, toujours curieux et un rien primesautier.

Aux éditions de La Louve, on aime les grands hommes, ceux qui ont du panache et de l’aplomb. Après Gaston de Lévis et Frédéric Guillaume de Vaudoncourt, Aymard de Foucauld est mon nouveau chouchou. Il faut dire que l’uniforme me fait fondre… mais pour un gars de cette trempe, je m’engage quand vous voulez !

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Billevesée du dimanche #48

Le cheveu est un des éléments de la pilosité humaine et probablement le plus remarquable en raison des formes qu’il peut prendre (lisse, frisé, crépu) et de sa longueur. Au cours d’une vie normale, un humain produit 10 mètres de cheveux, soit 1000 kilomètres si les cheveux étaient mis bout à bout.

Pas de quoi se faire des cheveux…

Alors, billevesée ?

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Suite française

Roman d’Irène Nemirovsky.

Juin 1940 : les Parisiens fuient en masse la capitale bombardée par les Allemands. Il y a la famille Péricand, l’écrivain Gabriel Corte et sa maîtresse Florence, Jeanne et Maurice Michaud et bien d’autres qui s’élancent vers les provinces. « Ainsi, pendant un naufrage, toutes les classes se retrouvent sur le pont. » (p. 40) Quitter Paris, quitter sa vie, c’est éreintant : que faut-il prendre ? Les objets de première nécessité ou plutôt les souvenirs ? Ou plutôt les valeurs et les biens précieux ? Comment être sûr que tout restera en place avant un éventuel retour ? À pied, en voiture, en charrette ou en train, chacun fait son chemin comme il le peut. « Cette multitude misérable n’avait plus rien d’humain ; elle ressemblait à un troupeau en déroute, une singulière uniformité s’étendait sur eux. » (p. 95) Parfois pris dans un convoi mitraillé ou arrêtés en rase campagne sans essence, les fuyards sont tous égaux dans la peur qui, sous la poussée allemande, les pousse sur les routes et qui les expulse de Paris.

Il y a la faim, il y a la peur, il y a l’incertitude. La générosité est soudain un bien qui se vend très cher : chacun vit pour soi dans l’exode et la débâcle. Devant la même menace et l’imminente défaite française, comment préserver la dignité et les apparences ? Et pourquoi ? Alors que certains s’accrochent à leur luxe et à leurs privilèges, la mort fauche à grandes brassées. « En un mot, que les catastrophes passent et qu’il faut tâcher de ne pas passer avant elles, voilà tout. Donc d’abord vivre : Primum vivere. Au jour le jour. Durer, attendre, espérer. » (p. 269) Et les morts ne traînent pas : certaines sont absurdes, d’autres sont hideuses.

Dans la deuxième partie, l’exode a laissé place à l’occupation. Lucile Angellier et sa belle-mère sont contraintes d’accueillir Bruno von Falk dans leur grande demeure. Il en va de même pour Madeleine et Benoît Labarie dans leur ferme. Quelle attitude les Français doivent-ils adopter avec les occupants ? Faut-il composer ? « On a été battus, n’est-ce pas ? On n’a qu’à filer doux. » (p. 452) Faut-il les défier et les mépriser ? « La force prime le droit. » (p. 330) Ou faut-il les accueillir les bras, voire les draps, grands ouverts ? « On nous complique assez l’existence avec les guerres et tout le tremblement. Entre un homme et une femme, ça ne joue pas, tout ça. » (p. 399) Chacun voit l’ennemi à sa porte et choisit son camp. Les occupants, sous leurs terribles habits verts, sont pourtant très courtois. « Il met des gants blancs pour exercer ses droits de conquête. » (p. 374) Mais personne n’oublie que la guerre gronde ailleurs en Europe. « En temps de guerre, aucun de nous n’espère mourir dans un lit. » (p. 359) Du point de vue de Lucile, à laquelle la seconde partie s’attache particulièrement, la question est simple : est-il possible d’aimer l’ennemi ?

Ce roman est inachevé : l’auteure a été arrêtée, déportée et exécutée en 1942. Il manque clairement un pan à ce tableau en trois volets. Lire les notes finales, premières ébauches de la main de l’auteure est éclairant, mais j’ai préféré ne pas poursuivre ma lecture et m’en tenir à l’œuvre partiellement achevée. Il y a quelques destins croisés entre les familles. Le texte est surprenant et suit presque au jour le jour l’exode et l’occupation. La guerre est vue de l’intérieur, mais loin des tranchées et sans héros. Les petites résistances ou les premières collaborations n’ont aucun éclat : finalement, le quotidien reste le même, la banalité est juste légèrement ébranlée par quelques coups de canon. Cette Suite française est un roman poignant, au style percutant. Irène Nemirovsky a très largement gagné son prix Renaudot posthume en 2004.

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Le boulevard périphérique

Roman d’Henry Bauchau.

Le narrateur visite quotidiennement sa belle-fille, Paule, atteinte d’un cancer qui semble impossible à vaincre. Il emprunte chaque jour le boulevard périphérique en voiture ou enchaîne les correspondances de RER, de métro et de bus. « Je vois une longue suite de jours où j’emprunterai le boulevard périphérique ou le métro et toutes les stations qui vont jusqu’au Fort d’Aubervilliers. » (p. 68) Ce voyage sans cesse recommencé constitue une boucle infernale dont le narrateur ne peut et ne veut s’extraire. Et peu à peu, c’est sa mémoire qui devient un boulevard périphérique, une longue boucle interminable dont il manque toutes les sorties, sans cesse repris par le flot de ses souvenirs. Ces derniers s’imposent au présent et la mort abolit le temps.

La mort imminente de Paule rappelle au vieux narrateur la disparition de son ami Stéphane, exécuté en 1944 par un officier nazi, le cruel colonel Shadow. « Je n’en peux plus de penser à Paule, de vivre à travers elle la mort de Stéphane. » (p. 15) Stéphane était jeune et plein de force, excellent grimpeur et premier de cordée. Le corps du bel alpiniste a été retrouvé, mais les circonstances de sa mort restent mystérieuses. Vers la fin de la guerre, le narrateur a été contacté par le colonel Shadow. Au cours de longs et d’intenses entretiens, l’officier nazi a révélé son admiration pour le résistant terroriste.

Près de 40 ans après la mort de son ami, le narrateur vit au quotidien avec son souvenir, avec l’ombre lourde de Shadow et le regret d’une jeunesse qui a été brisée en plein élan. « Je dis des petits bouts de prière pour qui ? Pour Paule, pour Stéphane ? Ou peut-être pour Shadow parce que c’est lui qui meurt peut-être le plus obstinément en moi. » (p. 144 & 145) À présent vieux et bien impuissant devant le mal qui ronge sa belle-fille, le narrateur ne sait comment parler à son fils Mykha ou comment atteindre son petit-fils Win. « Il y a que je suis l’homme sans argent, fragilisé par l’âge, mais dont les mains réchauffent encore. » (p. 173) Le narrateur porte durablement ses morts en lui-même et sa vie est couverte de l’ombre de la disparition prochaine. Mais face à l’inéluctable, il reste toujours un espoir et une possible suite.

J’ai aimé suivre le narrateur et Stéphane sur leurs de voies de varappe. L’ascension et la légèreté par rapport à la pierre contrastent fabuleusement avec la pesanteur de la guerre et du colonel Shadow. Autant Stéphane est un être aérien, autant Shadow est ancré dans le sol, voire dans le tréfonds, au plus près de la boue et de la salissure. Et l’unique faiblesse de Stéphane, dérisoire talon d’Achille, sera son ultime force et sa dernière liberté.

Le roman d’Henry Bauchau est de ceux qu’il faut aborder avec l’esprit reposé, voire apaisé. Il brasse trop de douleurs et de sourdes violences pour être lu dans l’effervescence ou l’agitation. Il y a de nombreux récits parallèles et de voix qui s’élèvent. Le tout est parfois difficile à suivre. Pour suivre le titre, je dirais qu’il ne faut pas manquer les sorties. Si j’ai d’abord eu des difficultés à m’intéresser à Paule, d’autant que les deux premiers tiers du roman sont plutôt consacrés à Stéphane, j’ai fini par m’attacher à cette famille marquée par la maladie et meurtrie par la routine quotidienne et nécessaire des déplacements à l’hôpital. Ce texte est d’un abord complexe : la langue est dense, le sujet est grave et l’issue très incertaine. Parvenue au bout de ma lecture, je me suis sentie comme le narrateur, la première fois qu’il a franchi un surplomb difficile, encouragé par Stéphane. C’est donc une très belle lecture, mais véritablement exigeante.

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Pages intérieures

Roman graphique de Jacky Beneteaud et Stéphane Courvoisier.

Un jour de pluie, une jeune fille se réfugie à la bibliothèque. Elle y remarque un homme qui est présent à chaque fois qu’elle revient, et qui écrit. Elle interroge l’inconnu qui lui dit que « tout pouvait être le début d’une histoire. » (p. 13) Au détour des rayonnages de la bibliothèque, elle observe à la dérobée cet homme solitaire. La jeune fille cherche un livre qui n’est jamais disponible. Son titre ? Pages intérieures. Il paraît que c’est un livre que tout homme devrait offrir à la femme qu’il aime.

Mais il existe une autre histoire, celle qui est vue par les yeux de l’homme. Pas tout à fait la même que celle de la jeune fille. « Ils devaient à un livre, à l’origine de leur rencontre d’avoir pu vivre deux fois ces instants passés l’un avec l’autre, avant que tout ne s’efface. » (p. 62)

On comprend que l’intrigue se passe dans le futur : les stylos sont devenus obsolètes et on utilise des objets électroniques qui traduisent directement la pensée. Un soir, un nuage toxique se répand sur la ville. La jeune fille et l’homme décident de rester à l’abri dans la bibliothèque. La rencontre se concrétise cette nuit. On attend l’histoire d’amour, elle est inéluctable. Mais ce qui compte, et c’est bien que montre superbement les auteurs, c’est la rencontre et tous les possibles qu’elle porte.

Entre gris et sépia, les images, sous forme de vignette, se présentent comme un puzzle ou un album photo. Le texte est rare, mais il ne manque pas. Les visages en disent long. Et c’est avec un plaisir intense que je suis entrée dans l’atmosphère feutrée de cette bibliothèque du futur, survivance de la littérature dans un monde brûlé par les gaz et dévasté par les cataclysmes. À tous mes amis qui croient aux secrets et aux miracles de bibliothèques, je conseille la lecture de ce bouleversant roman graphique.

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Entre ciel et terre

Roman de Jon Kalman Stefansson.

Précision : l’orthographe des noms et des lieux n’est pas celle du livre, mais je n’ai pas les caractères nécessaires pour les transcrire exactement.

Pour s’être mis en tête de retenir quelques vers du Paradis perdu de Milton, le pêcheur Bardur a oublié sa vareuse. En pleine mer, par un matin de tempête glaciale, cet oubli est fatal et Bardur meurt de froid sous le banc de la barque de pêche. « Un homme sans vareuse se retrouve ruisselant en un temps infime, le froid s’empare de lui comme un étau et ne le lâche plus, en tout cas, pas ici, en pleine mer. » (p. 92) Cette tragique disparition bouleverse le gamin, jeune pêcheur de 20 ans, indéfectiblement lié à Bardur. Le gamin décide de rapporter le livre maudit à son propriétaire, un vieux capitaine aveugle. Pendant sa marche dans la neige, il se résout à mourir une fois sa mission accomplie, afin de retrouver son ami, mais aussi tous les êtres chers qui ont déjà dépeuplé son existence. Arrivé au terme de son périple, il rencontre le capitaine Kolbeinn, Helga et Geirbrudur qui forment une étrange trinité. « Il a rendu le livre, mission accomplie, merci bien, la prochaine affaire à l’ordre du jour consiste à décider s’il doit vivre ou mourir. » (p. 171) Alors que tous ses chers disparus semblent l’appeler depuis l’au-delà, le gamin ne sait pas s’il doit faire honneur à Bardur en mourant ou en vivant.

Le gamin est un personnage très touchant, notamment par le sentiment qu’il a de toujours être ridicule. Je le rejoins parfaitement en cela. « Il dit bien souvent de grosses bêtises qui le mettent dans l’embarras ou éveillent sur lui un intérêt inutile, ce qui revient presque au même que de s’attirer les problèmes. » (p. 239) Ah, cette envie constante de disparaître aux yeux du monde… Le gamin garde à l’esprit les lettres de sa mère qui lui parlait de son père, de ses frères et de sa petite sœur. Cette correspondance est le fondement de sa littérature intime. À celle-ci s’ajoute désormais la poésie de Milton qui a coûté la vie de son ami. On s’interroge alors sur le pouvoir des mots. « Lire des poèmes vous met en danger de mort. » (p. 103) C’est vrai pour Bardur, mais pas pour le vieux capitaine aveugle. Ce qui l’a sauvé du suicide, c’est de savoir qu’il y avait encore des mots à découvrir et à partager.

Ce roman est une belle peinture de l’Islande. La pêche à la morue est emblématique des pays nordiques. « La plupart des villages d’Islande ont été construits sur les arêtes de morue, lesquelles sont les piliers qui soutiennent la voûte des rêves. » (p. 81) Si on en doutait, on constate que l’Islande est le pays du froid, que ce soir sur terre ou sur mer. La neige, la glace et le vent sont autant d’éléments éternels et immuables de ce pays : ils semblent défier les vivants et se moquent bien des pêcheurs engloutis dans les profondeurs gelées de la mer. Je m’interroge d’ailleurs sur le titre : quid de la mer qui est tout de même un élément essentiel au nœud de l’intrigue ? Certes, le gamin s’en éloigne après la mort de son ami, mais sans elle, il n’y aurait pas eu de drame.

Voici enfin le point négatif de ce roman : pour moi, l’oubli de la vareuse est totalement improbable. Certes, Bardur était tout à sa poésie, mais il faisait glacial avant même qu’il monte dans la barque. En outre, comment ses camarades, et surtout le gamin si occupé de son ami, ont-ils pu ignorer que Bardur avait oublié sa vareuse ? Enfin, la barque attend un moment à l’arrêt le signal du départ : Bardur a forcément eu froid et je ne comprends pas comment il peut attendre la haute mer pour prendre conscience de son oubli. Mais peut-être est-ce moi qui projette mon confort de frileuse sur cet homme rude, habitué à une vie rugueuse. Toutefois, il me semble que le roman se fonde sur une invraisemblance qui rend peu crédible le drame.

L’amitié entre le gamin et Bardur est palpable et très émouvante. Il s’agit donc d’un beau roman, bien construit, hormis la réserve que j’ai évoquée. Certaines descriptions manquent un peu d’âme, mais on se laisse facilement emporter par cette histoire de mer et de deuil.

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Billevesée du dimanche #47

L’argot est parfois appelé « la langue verte ». En dépit de mes nombreuses recherches, je n’ai pas trouvé pourquoi. Serait-ce parce qu’elle est particulièrement fleurie ou qu’elle est si vilaine qu’elle pourrit métaphoriquement la bouche ?

Si vous avez des informations, je suis preneuse !

Alors, billevesée ?

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Pot-Bouille

Roman d’Émile Zola.

Octave Mouret arrive de Plassans avec la furieuse envie de conquérir Paris en passant par les femmes. Commis en tissus, il est embauché au Bonheur des Dames et rêve de séduire la patronne, Mme Hédouin. Octave loge dans l’immeuble de M. Vabre. Chaque étage accueille un parent du propriétaire et chaque ménage se veut honnête et bien arrangé. Lors des soirées bourgeoises où les voisins sont toujours invités, on discute des affaires de la famille. Mais, surtout, on essaie de marier les filles. C’est l’obsession de Mme Josserand qui ne sait plus que faire des siennes. « Hortense et Berthe hochèrent la tête, comme pénétrées de ces conseils. Depuis longtemps, leur mère les avait convaincues de la parfaite infériorité des hommes, dont l’unique rôle devait être d’épouser et de payer. » (p. 111) Quand le mariage de Berthe est enfin arrivé, rien ne se calme dans l’immeuble. Des querelles d’héritage et des dots non réglées agitent l’immeuble d’une même fièvre, celle de l’argent qu’on n’est jamais vraiment sûr de posséder tout en l’ayant dépensé pour bien paraître aux yeux de la famille et des voisins.

Le mariage de Berthe et Auguste Vabre est rapidement un échec, notamment parce que l’ombre de Mme Josserand plane sans cesse. « Sans doute […] on n’épouse pas seulement la fille, on épouse la mère souvent, et c’est bien désagréable quand celle-ci s’impose dans le ménage. » (p. 181) Voilà la sinistre particularité de cet immeuble où tout le monde sait ce que cachent les portes closes. M. Campardon, l’architecte diocésain, cocufie son épouse avec sa propre cousine. Chez les Pichon, l’héritage est conditionné au nombre d’enfants : les beaux-parents ne verseront pas un sou si leur gendre fait plus d’un rejeton à son épouse. De sa cour, M. Gourd, le concierge, veille d’un œil intransigeant sur les allées et venues de tous. En cerbère des bonnes mœurs, il déteste la familiarité et la liberté des domestiques qui se moquent bien de lui.

Le pot-bouille, c’est la tambouille, la mauvaise cuisine faite de viande rance et de légumes flétris. C’est aussi le creuset où macère la crotte des petits bourgeois. La façade luxueuse de ce nouvel immeuble haussmannien dissimule des intérieurs chiches et crasseux. Les filles de cuisine et les domestiques gueulent aux fenêtres et sont les maîtres de l’arrière-cour. Et les baquets d’eau sale versés au ruisseau ne dissimulent pas la condition très humaine des locataires des lieux. Ça se pique de bourgeoisie et de mondanité, mais ça reste toujours des esprits étroits, vaniteux, arrivistes et intéressés. Ils ne sont séparés de la plèbe que par des plâtres bien essuyés et quelques meubles retapissés. « Quand ils se sont crachés à la figure, ils se débarbouillent avec, pour faire croire qu’ils sont propres. » (p. 465) Seul l’oncle Narcisse Bachelard a l’honnêteté de ses crasses. De tout le roman, on sort à peine de l’immeuble, mais c’est un monde à lui seul, un fabuleux microcosme parisien dont Émile Zola peint un tableau très cynique, voire cruel.

Quant à Octave, le futur propriétaire ambitieux du Bonheur des Dames, il va prendre une maîtresse à chaque étage, s’immisçant ainsi dans les intimités de tous les foyers. Lui qui était habitué à des succès faciles auprès des filles de Marseille, il enrage tout d’abord de ne faire plier aucune des jolies Parisiennes qui lui passent sous la main. « [Il] voyait un mauvais présage, une véritable atteinte à sa fortune, dans la déroute de ses séductions. » (p. 230) Finalement, il ne peut dissimuler un vague dégoût et une lassitude certaine du beau sexe : « Décidément, on n’aime bien que les femmes qu’on n’a pas eues. » (p. 385)

Vite, il me faut (re)-lire Au Bonheur des Dames ! Un Zola en appelle toujours un autre et mes vagues souvenirs de l’épisode à venir se sont réveillés à la lecture de cette description féroce de la petite bourgeoisie parisienne. Dans ce volume, Émile Zola ne met pas en avant la dégénérescence et l’atavisme de la famille Rougon-Macquart et de sa branche Mouret. Son étude sociale des mœurs sous le Second Empire lui fait explorer tous les univers en passant parfois par des prétextes : malgré ses conquêtes et ses liaisons, Octave Mouret a un rôle secondaire. Toutefois, je me suis parfaitement délectée de ce volume où l’auteur a une fois de plus fait montre de toute l’étendue de son talent.

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Figures et formes de la décadence

Essai de Jean de Palacio.

La Décadence, également appelée esthétique de fin de siècle, s’illustre dans des motifs comme la décollation ou la femme dévorante. Le recours au merveilleux païen et la convocation d’antiques dieux déchus sont également des caractéristiques fortes de ce courant artistique qui mêle de nombreuses influences. « Cette loi de mosaïque et d’amalgame qui est une des caractéristiques de l’écriture décadente » (p. 81) compose des tableaux et des romans foisonnants, parfois inquiétants, souvent étranges. Et on retrouve des femmes fatales comme Salomé, Messaline ou Cléopâtre qui, loin de leurs antiquités, sont terriblement modernes.

La Décadence s’illustre également dans des figures et dans des lieux. « Le propre de la Décadence étant d’organiser son univers en espaces privilégiés qui constituent comme autant de catégories de l’imaginaire, toute approche critique de ce phénomène devrait, semble-t-il, prendre la forme d’une topologie plutôt que d’une thématique. » (p. 105) Cette esthétique présente des lieux toujours enclavés, surchargés et dénaturés : la chambre de Des Esseintes dans À Rebours en est un exemple frappant. L’artificialisation touche toutes les catégories du vivant et de la nature. Il n’est pas jusqu’à l’homme, et surtout la femme, qui dissimule sa nature sous le maquillage qui s’élève au rang d’art puisqu’il se veut la reproduction sublimée de l’apparence de la vie. « Cette femme fardée est un tableau vivant, un autoportrait constamment en train de se faire ou de se défaire. » (p. 152)

Les dernières parties présentent des écritures et des écrivains. Comment ne pas penser immédiatement à Joris-Karl Huysmans et à Oscar Wilde ? Mais il ne faut pas oublier les sources de ce genre littéraire, ni se limiter à ces auteurs. Évidemment, mon billet est bien maigre au regard de ce passionnant sujet et de l’admirable travail de Jean de Palacio. Mais j’aime lire un peu de théorie littéraire de temps en temps. Ça me rappelle mes terribles années de prépa. Et ma générosité est sans borne puisque je partage avec vous ces montagnes de connaissances !

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Chauds, les lapins

Roman de San-Antonio.

Alors que le ministre Alexandre-Benoît Bérurier assiste à une conférence d’Interpol à Amsterdam, sa chère et tendre, l’énorme et insatiable Berthe, visite le quartier des prostituées. Aguichée par un bel homme, elle monte dans un appartement et participe à une partie fine. Laquelle a été dûment immortalisée sur pellicule et expédiée à son époux avec un message d’enlèvement. Le ministre fait alors appel à son camarade de toujours, le commissaire San-Antonio. Une fois l’épouse retrouvée, il faut encore comprendre le pourquoi du comment et assurer la tranquillité de quelques gros bonnets qui veulent la paix sans vouloir nous la foutre.

Ah, Amsterdam ! Ses canaux, ses vélos, sa diplomatie. Ses putes. Pour faire bonne mesure, les méthodes de San-Antonio et de Bérurier sont à l’extrême limite du légal et du politiquement correct. Pas question de laisser une occasion de faire du grabuge ou de courir la gueuse. San-Antonio, le narrateur, est un séducteur porté sur la chose, sans complexe aucun. « On est salingues, les vrais mâles. Cupides atrocement concernant les miches des dames. On les voit et les convoite aussitôt, le leur exprime muettement au mieux de nos regards faisandés. » (p. 105) Mais San-Antonio, c’est surtout une attitude, un flegme très français, une décontraction canaille. « Marrant, non ? À Amsterdam, plongé dans le chaudron d’huile bouillante d’une dangereuse affaire, je siffle Rose de Picardie. » (p. 151) L’Angleterre a Sherlock Holmes, la France a San-Antonio. Chacun ses méthodes, chacun son style. Celui du dernier est parfois so shoking !

C’est mon premier San-Antonio. Ce sera sans aucun doute le dernier. Non pas que j’ai été déçue : j’ai trouvé exactement ce que j’attendais, voire plus : du salace, du vulgaire et du trivial en veux-tu, en voilà ! Si vous aimez les jeux de mots, les inventions langagières, les extravagances linguistiques et la langue verte, vous trouverez ici godasse à votre panard. OK, il n’y a pas que de la fesse et du bourre-pif, il y a aussi un humour certain et une faconde goguenarde qui n’épargne pas la politique. Mais voilà, il me semble évident que je ne suis pas le public visé par ce roman et tous ceux qui constituent les aventures du célèbre commissaire. Quant à savoir pourquoi j’ai lu ce livre, c’est tout bête : pour son titre. Mais pas un lapin en vue dans tout le bouquin.

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Une page d’amour

Roman d’Émile Zola.

Hélène est veuve depuis quelques années et n’est occupée que du bonheur de sa fille Jeanne, une enfant à la santé et aux nerfs fragiles. « Veillez surtout à ce qu’elle mène une vie égale, heureuse, sans secousses. » (p. 22) Dans leur appartement de Passy, la mère et la fille vivent bienheureuses, sortant rarement et rencontrant peu de monde. Un soir de fièvre, Hélène fait appel à son voisin, le jeune docteur Henri Deberle. Le trouble qui s’empare d’eux est d’abord timide et chaste, mais bien vite, Hélène et Henri ne peuvent plus contenir leurs sentiments. Pourtant, régulièrement reçue par Mme Deberle, Hélène prend la résolution de ne pas consommer cet amour.

« Certes, elle aimait son enfant. N’était-ce point assez, ce grand amour qui avait empli sa vie jusque-là ? Cet amour devait lui suffire, avec sa douceur et son calme, son éternité qu’aucune lassitude ne pouvait rompre. » (p. 75) Hélène, en mère dévouée, étouffe son amour adultère dans les soins qu’elle prodigue à son enfant. Mais Jeanne est à la fois la barrière et le lien entre la mère et le médecin. « Rien ne les séparait plus que cette enfant, secouée de leur passion. » (p. 185) Quand Hélène et Henri se penchent ensemble sur le lit de la petite malade, l’amour qu’ils portent à l’enfant travestit bien mal le feu qui brûle leurs deux cœurs. Et Jeanne ne s’y trompe pas : le bon ami devient un rival et l’enfant exprime une jalousie rageuse et sourde. Elle sent que sa mère lui échappe pour une passion bien différente de l’amour filial.

Le drame d’Hélène, c’est d’avoir vécu un veuvage trop calme, presque monacal. Quand le sentiment amoureux s’empare d’elle, son cœur est vierge comme celui d’une jeune fille, mais elle ne peut plus en disposer à sa guise sans blesser son enfant, si enragée d’elle. Et l’amour adulte se heurte à son devoir de mère. « Elle souffrait trop de cette lutte entre sa maternité et son amour. » (p. 187) Le personnage de Jeanne me laisse perplexe. Autant la jalousie capricieuse de cette enfant choyée m’agace, autant je comprends le sentiment d’abandon qu’elle peut ressentir devant l’égoïsme amoureux de sa mère. Ce volume des Rougon-Macquart peut sembler moins violent, voire moins enlevé que d’autres, mais ici les ravages sont immenses et portent sur une enfance fragile en dévastant une innocence assoiffée d’amour.

Ce roman est le premier texte d’Émile Zola que j’ai lu, vers 13 ans, naïvement attirée par son titre. La page d’amour est belle, mais elle est cruelle et elle s’arrache par lambeaux. Ici, clairement, Zola fustige la brièveté de la passion et l’indifférence de la vie qui continue, quoi qu’il arrive.

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Billevesée du dimanche #46

L’inspiration est l’action par laquelle l’air entre dans les poumons. Elle s’oppose à l’expiration. Le mot vient du terme latin [inspiratio].

Par analogie, elle représente le souffle, divin ou non, qui pousse vers une action. Pris sous ce sens, l’inspiration peut avoir pour synonyme l’enthousiasme, mot grec qui signifie que le souffle de Dieu possède l’humain. Ainsi, l’artiste est inspiré quand il crée. Mais le religieux est également inspiré quand il vit une extase.

L’inspiration. C’est ce qui me manque aujourd’hui pour écrire ma billevesée du dimanche.

Alors, billevesée ?

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Le descendant africain d’Arthur Rimbaud

Roman de Victor Kathémo.

Racho est un artiste au génie certain : il transforme de vieux métaux en sculptures époustouflantes qui laissent souvent perplexes. « Je n’entrais dans aucun moule d’artiste, pourquoi entrer dans un moule si l’on n’est pas mou et laid ? » (p. 20) Il tire son talent de son ancêtre : en effet, son aïeule a eu une brève aventure avec Arthur Rimbaud. Et Racho est obsédé par cette glorieuse ascendance. « Je menais une vie paisible avant de répondre à l’appel du large pour rejoindre le pays de cet ancêtre. » (p. 18) Il décide de quitter le golfe de Guinée et son épouse Rahel pour atteindre la Rhénanie et se recueillir sur la tombe du fulgurant poète. Après un voyage clandestin sur un navire en partance pour la France, il tente de franchir la frontière allemande, mais sa tentative échoue. Racho dépose alors une demande d’asile politique et entame une nouvelle odyssée africaine, celle de l’immigré en terre d’accueil.

En voulant retrouver les racines de son arbre généalogique, Racho a scié la branche sur laquelle il était assis. Déconnecté de son ascendance rimbaldienne, il n’a plus que sa solitude et une identité à reconstruire : est-on quelqu’un sans ses ancêtres ? Peut-on se couper de sa terre d’origine ? De Rimbaud à Racho, on fait le chemin à l’envers entre l’Afrique et l’Europe et le jeune homme ne comprend pas cette fascination pour le continent noir. « Cette terre était-elle donc si précieuse que les Occidentaux qui la quittaient pouvaient en éprouver le regret ? » (p. 91) Racho n’est plus de là-bas et pas vraiment d’ici. Ou peut-être est-ce le contraire. En tout cas, le descendant africain d’Arthur Rimbaud s’est perdu en chemin.

Racho a confié son histoire à un dramaturge qui en a fait une pièce intitulée Le train pour Bellevie. Sur le quai, impatients, l’Immigré, le Clochard, le Suicidaire, la Prostituée et d’autres personnages attendent le train du bonheur. Les actes s’intercalent avec le récit et Racho livre ses impressions sur cette pièce qui allégorise sa vie. « Si le rôle qui m’était dévolu fut juste de féconder son imagination, car c’était à lui de donner vie, étais-je prêt à assumer de sa part une naissance monstrueuse qu’elle que fut la beauté artistique ? » (p. 26) J’ai beaucoup aimé cette longue réflexion sur l’écriture, la transcription et la création.

La pluralité d’existences de Racho se décline en une pluralité littéraire : le texte est tour à tour roman, témoignage, pièce absurde ou triste vaudeville. Victor Kathémo déploie une langue dense, très lente, parfois solennelle. Le récit exalte la dernière dignité qui reste à Racho, celle de disposer de son histoire, même si un autre s’en empare pour la sublimer.

Comment remercier assez mon amie pour ce cadeau ! Moi qui suis souvent perplexe devant la littérature africaine, j’ai découvert un texte d’une force étonnante où résonne le ton des conteurs noirs des siècles passés, le tout porté par une modernité bouleversante : même s’il court après son passé, Racho est un homme d’aujourd’hui. Et Victor Kathémo est assurément un auteur qui tient sous sa plume la littérature de demain.

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Pour seul cortège

Roman de Laurent Gaudé.

À Babylone, Alexandre le Grand se meurt. Alors qu’il exhale son dernier souffle, il sait que son héritage sera dépecé. « Il sent, là, à l’instant où la douleur le brûle, que tout l’Empire va bruire d’une inquiétude et que personne n’est de taille à tenir l’immensité du royaume qu’il a forgé. » (p. 28) Alors que Babylone et tout l’Empire rendent hommage au mourant, les luttes de pouvoir commencent. Et la curée sera complète une fois qu’il sera mort. On fait venir auprès de lui Dryptéis, la fille de Darius. La princesse voulait vivre recluse, loin de l’Empire et de ses haines. Mais après la mort d’Alexandre, elle devient sa plus fidèle sujette et la gardienne d’un monde au bord du gouffre. « “Peut-être n’ai-je été mise au monde que pour pleurer.” Pleureuse de son père d’abord, puis d’Héphaïstion et d’Alexandre. Pleureuse d’un monde englouti. » (p. 107)

La dépouille d’Alexandre devient un enjeu et les généraux se disputent le trône. Dryptéis n’aspire qu’à sauver son enfant, à entraîner l’Empire loin de lui. Elle se joint au convoi mortuaire qui traverse les terres d’Alexandre. Dryptéis veut défier l’histoire : et si la sépulture d’Alexandre restait secrète à jamais ?

Laurent Gaudé propose une lente mélopée, un chant funèbre et digne. On entend résonner la voix des morts, comme c’était le cas dans La mort du roi Tsongor, du même auteur. Les défunts ne sont jamais très loin et ils précèdent les vivants en toute chose. Je n’ose trop en dire de peur de vous gâcher la lecture

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Les exploits de Fantômette

Roman de Georges Chaulet.

Fantômette est la mystérieuse justicière de Framboisy. Depuis plusieurs semaines, elle arrête des voleurs, des brigands et des criminels et elle les remet aux gendarmes. Pour Ficelle l’étourdie, Boulotte la gourmande, Françoise la bonne élève et Isabelle, Fantômette est une héroïne passionnante. Et la voilà qui intervient dans leur quotidien : le professeur Potasse, l’oncle d’Isabelle a mis au point une fusée qui déchaîne les convoitises. Fantômette parvient à surprendre Kafar et Bébert, deux voleurs qui se sont introduits dans le laboratoire, mais rien ne dit que sa ruse suffira à calmer l’ambition des méchants. « C’est elle qui a récupéré les plans ? Mais alors, elle s’occupe de nous, elle court après tes voleurs. » (p. 98)

Cette aventure de Fantômette préserve encore une part de mystère sur l’identité de la jeune justicière masquée. Mais tous les indices sont là pour mettre le jeune lecteur sur la voie : « Je trouve assez amusant d’imaginer que Françoise Dupont pourrait être une bonne petite écolière le jour, et que la nuit elle pourchasserait de dangereux bandits. » (p. 189) Étant jeune, j’ai lu beaucoup des aventures de Fantômette. Aujourd’hui, il est évident que je suis trop âgée pour suivre avec patience les déboires d’écolières de Ficelle et Boulotte qui m’agacent prodigieusement. Même Françoise, avec ses airs si sages, me tape sur les nerfs. Mais ces petites aventures sont une parfaite initiation à la littérature policière pour les jeunes lecteurs : comment ne pas rire devant les drôles d’inventions du professeur Potasse, comme l’extincteur à trompette ? En outre, l’écriture est très datée et certains jeunes lecteurs pourront se demander ce que sont les pleins et les déliés. C’est donc un roman à lire avec ses yeux d’enfants… ou avec ses enfants.

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Parfums

Texte de Philippe Claudel, de l’Académie Goncourt.

Philippe Claudel nous propose une infinité de voyages qui commencent au seuil des narines et qui remontent le temps et les souvenirs. Son abécédaire olfactif se compose de madeleines de Proust délicates, robustes, répugnantes ou éthérées. Qu’il parle d’ail, d’ombellifère ou de gymnase, ses descriptions sensitives sont des hommages au passé. S’il a classé les parfums de son laboratoire personnel par ordre alphabétique, l’auteur ne suit par d’ordre chronologique. On saute de ses questionnements d’adolescents à ses chagrins et ses bonheurs d’enfants pour mieux revenir aux évidences de son présent ou de son passé immédiat.

Sous la plume de l’auteur, les odeurs vêtent leurs plus beaux atours. Les nuages qui frôlent le sol se parent d’impressionnisme : « Extracteur à froid de parfums suspendus et potentiels, le brouillard sabote le paysage quotidien pour le donner à voir et à sentir autrement. » (p. 36) Pendant ce temps, l’essence de la mort est plus métaphysique que jamais : « Depuis cet instant, je sais que la mort a un parfum d’éther. Et je ne cesse de m’entraîner en vue d’une apnée infinie. » (p. 98) Et comment ne pas balbutier d’émotion devant l’intense lyrisme qui entoure les odeurs du réveil ? Le Cantique des cantiques est transfiguré dans cet entre-deux qui sépare le sommeil de la veille : « Avant que mon aimée n’ouvre les yeux, avant même qu’elle ne me voie, qu’elle ne me sourie, ce que je veux étreindre en respirant sa peau et sa chevelure, c’est notre présence commune qui fait de ce réveil le recommencement de notre amour, l’aube ressuscitée d’une durable harmonie. » (p. 172 & 173)

Comme un alchimiste, Philippe Claudel manipule les essences : il mélange fragrances et puanteurs dans un alambic superbe qui exhale des souvenirs puissants. Il est un chimiste audacieux qui convoque un fromage agressif à côté d’un suave acacia. Parfois épicurien mélancolique, voire nostalgique, il devient jouisseur gourmand et curieux et plonge à plein nez dans les odeurs qui ont marqué sa vie. Dans cet inventaire à la Claudel, nul doute que vous trouverez aussi des parfums familiers.

Faut-il que je vous redise à quel point je suis sensible à la plume de Philippe Claudel ? À mon sens, il est un des plus grands auteurs du 21e siècle, celui que je convoque dès que je doute du futur de la littérature. Pour comprendre et déguster Parfums¸ replongez dans Le rapport de Brodeck où les odeurs de la terre sont plus pures que les émanations des hommes ou visitez Meuse l’oubli pour comprendre le parfum de victoire de l’amour face à la mort. Parfums n’est pas un roman : c’est un subtil recueil d’évanescence, une palette d’impalpable.

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Billevesée du dimanche #45

Les personnes dont le caractère est qualifié de « soupe au lait » sont de celles qui s’emportent vite et se calment tout aussi rapidement, tout comme le lait (ou la soupe au lait) qui, laissée sur le feu trop longtemps, déborde rapidement, mais redescend immédiatement dès qu’on retire la casserole de la source de chaleur.

Si vous avez des personnes soupes au lait parmi vos proches, parlez-leur de casserole. On ne sait jamais, ça peut les calmer.

Alors, billevesée ?

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Barbe Bleue

Roman d’Amélie Nothomb.

Saturnine n’en revient pas : c’est elle que Don Elemirio a choisi pour être sa colocataire, dans son luxueux immeuble particulier parisien. La jeune Belge apprend que 8 femmes l’ont précédée et ont disparu. Apparemment, elles ont ouvert la chambre noire interdite. Saturnine ne connaissait pas la réputation de son illustre colocataire qui se prétend l’homme le plus noble du monde. Elle découvre sa misanthropie et son étrange façon d’assouvir ses besoins charnels. « Les colocatrices n’espèrent pas qu’on les épouse. Elles habitent déjà avec vous. » (p. 28)

D’abord cynique, Don Elemirio tombe fou amoureux de Saturnine. Fasciné par l’or, il le voit s’incarner dans la jeune femme. Mais Saturnine se méfie : son hôte a-t-il tué ses 8 colocataires ? Que cache la chambre noire ? « Ce type se nourrit de l’angoisse des autres, et des femmes en particuliers. Je veux lui montrer qu’il ne m’impressionne pas. » (p. 61) Saturnine saura-t-elle résister au charme trouble de Don Elemirio ? Saura-t-elle le battre à son jeu désabusé ?

Pas vraiment emballée par Stupeur et tremblements, j’ai apprécié cette fable chromatique qui revisite le célèbre mythe littéraire. En partant du présupposé que la colocation est l’accomplissement idéal de l’amour, Amélie Nothomb pose un regard cynique sur les relations amoureuses et humaines en général. Bon, ce n’est pas le livre de l’année, mais il est plaisant, parfois très drôle et la fin est surprenante.

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Nous autres

Roman d’Eugène Zamiatine.

Au sein de l’État Unique, la soumission arithmétique apporte le bonheur et le Bienfaiteur sait comment garder son peuple dans « l’obéissance absolue et extatique, dans le manque idéal de liberté. » (p. 18) Au-delà du Mur Vert, tout n’est que confusion et il fait bon vivre dans « la vie mathématiquement parfaite de l’État Unique. » (p. 16) D-503 est le constructeur de l’Intégral, un vaisseau qui apportera la connaissance aux peuples. Chaque soir, il rédige ses notes personnelles et les compile sous le titre de Nous autres, en opposition aux peuples libres, mais malheureux. Dans les premières pages, sa confiance et sa foi dans le système sont inébranlables. Il est parfaitement heureux de son existence et de son organisation.

Et son regard croise celui de I-330. « Cette femme agissait sur moi aussi désagréablement qu’une quantité irrationnelle et irréductible dans une équation. » (p. 22) Quelque chose de fissure chez D-503. Il confie ses premiers questionnements à ses notes. « Que mon journal, tel un sismographe sensible, donne la courbe de mes hésitations cérébrales les plus insignifiantes. Il arrive que ce soit justement ces oscillations qui servent de signes précurseurs. » (p. 34) Inexorablement, I-330 le pousse à la différence et à la remise en question. Il lui vient une âme : est-ce un bienfait ? Est-ce une maladie ?

D-330 voudrait résister, se soumettre à nouveau à la bienveillante contrainte du système.  Mais il ne peut se passer de I-330 : « Elle est plus forte que moi, beaucoup plus forte et je ferai comme elle le désire. » (p. 110) Et que désire-t-elle ? Quels sont ses plans ? L’État Unique doit-il trembler devant cet esprit libre ? Ou n’y a-t-il que l’équilibre de D-503 qui soit en péril ? « Qui suis-je moi-même : « eux » ou « nous » ? » (p. 142)

Quel roman terrifiant ! Ce système qui promeut le bonheur sous la contrainte est parfaitement rationnel, voire acceptable. Et c’est bien ça le pire ! Les Tables régissent tout, même l’art et la musique. L’Indicateur des chemins de fer est considéré comme la littérature la plus aboutie. La morale est arithmétique et tout est soumis à la rationalisation et au calcul. Moi qui suis fâchée avec les nombres, je m’étonne d’avoir été séduite par cet état mathématique, au point de maudire les acteurs de la rébellion.

Eugène Zamiatine offre un roman d’une densité incroyable : chaque fois que je l’ouvrais, j’étais happée et fascinée, complètement bouleversée. L’intrigue qui date de 1920 est résolument moderne et bien inquiétante. Je connaissais le chef-d’œuvre de George Orwell et celui d’Aldous Huxley. Je les ai aimés. Mais Nous autres surpasse tout : il place l’humain au cœur d’une machine terrifiante, déshumanisée, sans espoir de salut.

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