Jérôme Soligny et Philippe Manœuvre chez Millepages

À l’occasion de la parution de La discothèque rock idéale 2, la librairie Millepages à Vincennes recevait Philippe Manœuvre et son compère Jérôme Soligny. Entre les deux potes, une guitare. Le hasard n’existant pas, le libraire doit au destin d’avoir ouvert le livre à la page exacte de David Bowie.

Assise au troisième rang, j’ai pris quelques notes à la volée. Ces deux-là, j’aurais pu les écouter toute la nuit !

Est-ce que le rock est un élixir de jouvence ?

PM – Si on est encore vivant, c’est parce qu’on est des imposteurs, qu’on n’est pas allé aussi loin que les autres. […] Le rock ne s’arrête pas. Le rock n’oublie pas. […] On a utilisé le rock pour servir de fioul à notre écriture.

JS – Un truc qu’on a tous en commun, on a une passion. […] On est toujours comme des gosses.

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Le rock rend éternel l’instant magique de la jeunesse ?

Quand il écrivait Je suis mort il y a vingt-cinq ans, Jérôme Soligny était animé par le désir de raconter l’histoire de son ami. C’est ensuite, à la relecture, qu’il a compris que le roman était « une façon de le rendre éternel ».

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Rock & Folk, c’est un sanctuaire ? Une esthétique ? Une manière d’envisager le monde ?

Pour Philippe Manœuvre, Rock & Folk puise sa force dans l’envie de faire découvrir et de faire connaître des nouveaux talents. Le magazine aime donner sa chance à de jeunes auteurs, à des plumes neuves et croit que le futur du rock existe bien. Rock is not dead ! Des groupes comme The Strokes, White Stripes ou The Libertines ont relevé le rock. En France, il y a les BB Brunes, un groupe de rock à l’ancienne avec basse, batterie et guitare.

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Est-il important de matérialiser la musique, sous forme de vinyle ou cd ?

PM – On n’est pas intégriste ! […] Mais c’est vrai que le vinyle était un objet parfait. Au sujet des maisons de disque en danger à cause du téléchargement : Les maisons de disque partent sous nos yeux. On dirait la lente descente du Titanic.

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Les grands noms ont fusé : Bowie, par-ci, Clapton par-là, et quelques mots sur Alice Cooper et Keith Richards ! Au passage un peu de Bukowski et d’Hunter S. Thompson. Et forcément les Beatles, les Doors, The Velvet Underground, Lou Reed ou Coldplay. Philippe Manœuvre ouvre la bouche et que le rock soit !

Philippe Manœuvre a de la verve et son exubérance enthousiaste est toujours contagieuse. À ses côtés, modeste, discret et toujours à propos, Jérôme Soligny connaît aussi son sujet. Quelques questions, quelques signatures et les voilà partis pour Bercy, où l’immense MacCartney joue ce soir. Je l’envie ce bonhomme : deux paires d’oreilles en or massif sont là pour lui ce soir !

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Un lointain pays

Roman de Daniel Mason.

Dans l’arrière-pays d’une contrée sans nom, les gens se battent contre la sécheresse qui craquèle la terre et tarit les espoirs. La pluie, espérée et maudite, se fait attendre : parfois elle ravage tout, parfois elle entend les prières. Les gens de cette terre n’ont d’autre choix que d’attendre. « Ils surveillaient le ciel et accrochaient leurs espoirs aux rubans de nuages effilochés qui traversaient l’azur d’un pas languide. » (p. 14) L’exode reste la solution extrême, l’aveu de la défaite de l’homme devant l’aridité du ciel. Ceux qui restent ne peuvent attendre que la faim et la maladie. La culture de la canne à sucre, ressource à double tranchant, fauche les ambitions et les forces des jeunes hommes.

Dans ce pays de poussière grandissent Isabel et son frère Isaias. Depuis toujours, Isabel est « ouverte », elle sent les esprits et voit l’invisible. Les yeux fermés, elle peut retrouver son frère dans les champs de canne à sucre. Quand Isaias part pour la ville, plein de rêves de musique et de succès, Isabel dépérit. Quand enfin elle rejoint à son tour la grande cité, elle ne trouve qu’une autre pauvreté et une nouvelle solitude. L’arrière-pays était aride, mais c’était une terre de cœur. La ville est un vulgaire miroir aux alouettes dans lequel Isabel ne se perd pas : ce lieu n’est que misère sans âme et elle le sait. Mais d’Isaias, elle ne trouve aucune trace, comme si elle avait perdu son don. Mais peut-être Isaias ne veut pas qu’on le retrouve. Peut-être sait-il ce que sa sœur mettra tant de temps à admettre : « Tu es la seule personne au monde qui me rend plus grand que je ne le suis aux yeux de tous les autres : tu m’as créé tel que je me voudrais, tu fais dans ton esprit la personne que j’aimerais être. » (p. 339)

Bel hommage au courage des hommes et à l’amour fraternel, ce roman souffre de longueurs certaines et d’un penchant trop prononcé pour le pathos. C’est dommage car les descriptions des terres assoiffées et des hommes secs sont superbes. Voilà un texte que je range parmi ceux qu’il est bon d’emmener à la plage : on se moque de laisser du sable entre les pages. Pour ma part, après ma lecture, j’ai abandonné ce roman sur un siège du train que j’empruntais. S’il peut faire le bonheur d’un autre lecteur ou aider à passer le temps, ce sera déjà très beau.

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Nord absolu

Roman de Fabrice Lardreau.

« Bienvenue à Medisën, ville archipel, cité lacustre » (p. 11) et siège du pouvoir d’un pays qui glisse lentement vers la dictature. Des lois nouvelles régissent la chasse, les tenues vestimentaires, l’immigration et la liberté de circuler. « Le nouveau régime a-t-il aussi l’ambition de remodeler la Terre ? Le centre de plusieurs villes du pays, dont l’architecture était jugée d’influence norda, a été totalement rasée et reconstruit selon les normes : la cité est notre reflet. » (p. 113) Le pouvoir fait la part belle à la nature, mais pourchasse sans répit les terroristes nordas issus d’une ancienne colonie.Avec des principes comme l’épuration, le contrôle de l’énergie et la propagande, le pays court après un idéal, celui de renouer avec l’Âge d’Or. « La guerre au métissage est la clé de voûte du système : c’est en se mélangeant que les êtres, les œuvres ou les sociétés déclinent. Ce qui vaut pour l’humain ou l’écosystème s’applique à la musique, à la peinture et à la littérature. Retrouver la pureté originelle, le monde d’avant, voici le problème et la solution, disent-ils. » (p. 62)

C’est à Medisën, dans cette capitale au-delà du cercle polaire, que vivent Paul Janüs et Philip Niels. Le premier est fasciné par un candidat aux présidentielles, l’outsider Stalitlën qui prône une tolérance zéro envers les terroristes et l’immigration norda. Le second part à la recherche de son voisin disparu et parcourt le pays sur les traces d’un éventuel complot national. Alors que Paul Janüs semble avoir toutes les raisons d’embrasser la dictature en marche, Philip Niels, pourtant « héros d’un jour, symbole de la Nation » (p. 23), se secoue de sa torpeur et prend conscience des abus que commet le pouvoir. « Les gouvernements qui s’en prennent aux immigrés et, peu à peu, dans l’hypocrisie la plus totale, sous prétexte de leur « couper l’herbe sous le pied » disent-ils, d’éviter l’avènement d’une dictature, imitent les extrémistes. »  (p. 38)

En marge du récit se dessine la culture et la rébellion norda. Le statut des Nordas est flou : « Notre pays a toujours hésité entre une politique d’assimilation et semi-autonomie à l’égard de la République du Nord. » (p. 69) Les Nordas se regroupent autour d’une religion et d’un traité intitulé Nord absolu. Et c’est leur évocation qui révèle un hiatus : dans les pages où le lecteur suit Paul, les Nordas sont encore intégrés dans la société, mais dans celles consacrées à Philip, ils sont stigmatisés et persécutés. C’est finalement quand Paul et Philip se rencontrent qu’éclate le sens complet du roman et que le temps se remet à courir.

Le nord absolu est en principe ce point physique que pointent toutes les boussoles et qu’elles ne peuvent indiquer si elles l’ont rejoint. Ici le nord absolu participe de la mise en scène des confins humains et politiques. Après ce point d’acmé n’est possible que le retour en arrière, la dégringolade. Fabrice Lardreau réfléchit sur ce qui pousse l’homme à adhérer à un régime dictatorial, à se fermer à l’autre dans un réflexe de méfiance exacerbée et à brandir sa lâcheté comme seule bouée de sauvetage.

Le récit balance entre Paul et Philip : alors que le second est le narrateur de son périple, le premier semble n’être qu’un pion que l’on promène dans tous les sens et même à rebours. Et il y a cette voix narrative anonyme jusqu’à la toute fin du roman, voix qui s’adresse au lecteur et qui semble toujours avoir un coup d’avance. Le lecteur est-il dupé ? Pas vraiment puisque l’auteur distille au fil des pages les clés du récit.

Riche en échos et références (Stalitlën/Staline ou Janüs/Janus antique), le roman de Fabrice Lardreau couronne un mouvement littéraire dystopique encore trop timide en France. Fable politique, écologique et sociale, Nord absolu fait froid dans le dos et interroge sur l’engagement humain, mais sans donner de solution. Dans La zone du dehors, Alain Damasio faisait dire à un de ses personnages « Pour moi, le peuple a le pouvoir qu’il mérite et n’a pas d’excuses. » (p. 280) Fabrice Lardreau propose un excellent récit aux accents similaires tout aussi inquiétants.

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Je, François Villon

Roman de Jean Teulé.

En 1431, alors que Paris est encore aux Anglais et que la pucelle de France a brûlé sur le bûcher ennemi, celui qui allait devenir un grand poète voit le jour. François dit Villon ne connaît pas longtemps sa mère qui est suppliciée pour vol. Confié à la douce garde du chanoine Guillaume de Villon, François grandit comme une herbe folle. Destiné à la tonsure et à l’étude juridique, le jeune homme ne veut pas être clerc. Turbulent, impertinent et élève médiocre, il boit trop d’hypocras avec de joyeux compagnons de folies et préfère la compagnie des coquins et des ribaudes à celle des maîtres de l’université. Très tôt s’éveille en lui la passion du verbe et de la composition : « Je songe à d’autres vers, je ressens des rimes inconnues qui frissonnent. » (p. 67) C’est dit, François Villon sera poète. Mais il ne ravira pas les cours des puissants avec son talent : ce qu’il veut, c’est chanter la liberté et les forfaits de ses compagnons, quoi qu’il lui en coûte : « Je veux cette vie-là jusqu’à la corde. Ah, je me plais dans cette ordure. Ah, nom de dieu ! » (p. 80)

Alors que son bon tuteur se désespère de le voir mal tourner, François n’aspire qu’à vivre mille expériences criminelles. « Nous avons perdu en François un honnête homme mais nous avons gagné à jamais un grand poète. » (p. 91) Entouré de canailles et de putains, il passe sa jeunesse entre farces d’écolier et affronts aux puissants et aux riches. Quand les blagues de potache le lassent, il rejoint la Compagnons de la Coquille, célèbres écorcheurs sans foi ni loi, sans pitié ni tabou. Il apprend leur langue argotique et devient leur poète attitré, celui qui rime les pires forfaits et chante les crimes les plus hideux. « Voilà, c’est fait. Je vais pouvoir apprendre puis écrire dans votre langue. J’ai réalisé un vol scandaleux aux yeux de tous et commis un crime écœurant devant témoins. » (p. 194) François n’en était pas à son premier crime, mais après ce baptême d’infamie, il consomme définitivement la forfaiture en s’accoquinant avec cette sinistre troupe. Pour eux, il sacrifie même sa belle et tendre Isabelle.

Tant de vilenies lui forgent une réputation qui dépasse Paris et le précède. « Vous êtes le mauvais garçon du siècle ! » (p. 276) s’exclame un noble. Personne n’en doute et les forces de l’ordre courent après lui tant qu’elles le peuvent. Mais Villon est un grand chanceux : souvent capturé et dûment torturé, sans cesse promis au gibet ou à toute autre mort violente, il doit son salut à de bienveillants ou improbables intercesseurs. Le temps passant, Villon se lasse de cette vie de fuite et d’horreur. Toute la fragilité de son existence lui saute aux yeux : « Mon destin – la désespérance d’un poète en haillons qui laissera à toutes les broussailles d’ici à Roussillon les lambeaux de son méchant vêtement. » (p. 325) De retour à Paris, il désespère de trouver la paix. Là encore, sa réputation l’a précédé et s’est fabuleusement développée, à tel point que le poète ne s’y reconnaît pas : « Je constate que je suis débordé par le personnage légendaire que je deviens pour la jeunesse à Paris. » (p. 407) Sa fin, quelle est-elle ? Banni de la capitale, il disparaît derrière les remparts et ainsi commence à tout jamais la légende du premier poète maudit.

Le texte s’ouvre sur la description d’un bûcher et d’un corps consumé. Détails à l’appui, le lecteur comprend immédiatement qu’il ne sera pas pris avec des pincettes dans ce roman ! Il est plongé dans la crotte, le vice, l’ordure et la débauche de la tête au bout des chausses. Jean Teulé s’y entend pour étaler des chairs plus ou moins roses et des corps suppliciés, toujours avec truculence et humour. La machine humaine n’est pas grand-chose face à la machine de la douleur. L’époque dont traite le texte était propice aux supplices et à la fameuse question capable de faire avouer un saint. Avec la menace permanente du gibet de la torture, la cruauté devient un spectacle dont se régalent les puissants et les gueux. Et avec quel panache les mauvais garçons rendent leur dernier souffle : les truands vont à la mort en fanfarons !

Alors que passent les grands l’époque, le roi Charles VII et son fils Louis ou l’évêque Thibaut d’Aussigny célèbre pour son manteau cousu de langues humaines, François Villon semble un parmi d’autres. Jean Teulé écrit ici un roman biographique, mais c’est le roman qui prend toute la place. La vie du poète est tellement extraordinaire et ponctuée d’évènements improbables que nous n’aurions nulle difficulté à croire que cette histoire est sortie tout droit de l’imagination de l’auteur.

Dès la construction du titre, Jean Teulé nous immerge dans la langue médiévale. Il utilise des termes désuets et déploie un lexique d’une grande richesse. Parler des choses de l’époque avec les mots de l’époque, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour apprécier toute la saveur d’un récit ! Et les illustrations et gravures renforcent encore l’impression que nous avons remonté le temps.

L’auteur a écrit des romans similaires sur Verlaine et Rimbaud, alors devinez donc qui il cite en exergue ! Sous ce haut patronage à rebours du temps, l’histoire et la poésie de François Villon peut s’écrire sans difficulté. Jean Teulé pousse l’audace jusqu’à trouver l’origine de la ballade des ‘Neiges d’antan’ et écrit un épisode d’enfance aussi touchant que probable sur la source d’inspiration du texte que Villon écrivit à 14 ans et qu’il clouât sur le gibet de Montfaucon. En reproduisant à l’identique les plus fameuses compositions du poète vagabond et en lui donnant la parole, Jean Teulé lui rend un hommage qui transcende les âges et qui fait rimer liberté avec majesté, même si elle ne règne que sur les bas-fonds.

Le premier tome de l’adaptation en bande dessinée par Luigi Critone, intitulé Mais où sont les neiges d’antan reprend à l’identique le texte de Jean Teulé et s’achève au moment de la rencontre entre Villon et Isabelle. Affaire à suivre donc et du succulent !

L’image est superbe et les couleurs ont cet aspect patiné et un peu poussiéreux qui convient aux vieille histoires. Mais le trait est vif et rien n’est immobile. Ce premier album est une belle entrée en matière et j’ai hâte de lire la suite !

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Thérèse Desqueyroux

Roman de François Mauriac.

Au sortir du procès pour tentative d’assassinat sur son époux, pour lequel elle a obtenu un non-lieu grâce au témoignage de la victime, Thérèse Desqueyroux rentre chez elle. « Le cauchemar dissipé, de quoi parleront-ils ce soir, Bernard et Thérèse ? » (p. 29) Dans le train qui la ramène chez elle, à Argelouse, elle se remémore les conditions et raisons de son geste, ses errances et ses dégoûts.  Ce voyage à rebours des souvenirs l’entraîne dans des passés plus ou moins proches et dans un présent imminent, aux allures de sentence, celle que la justice n’a pas rendue. Thérèse, désormais, ne connaîtra que sa chambre et les bois de pins. Le reste de la maison lui est interdit.

Si Bernard Desqueyroux n’a pas voulu accabler son épouse, c’est avant tout pour sauver les apparences et préserver leur enfant, Marie. Cette enfant, Thérèse n’en voulait pas. « Elle avait compté les mois jusqu’à cette naissance ; elle aurait voulu connaître un Dieu pour obtenir de lui que cette créature inconnue, toute mêlée encore à ses entrailles, ne se manifestât jamais. » (p. 70) Dure et froide, Thérèse peut sembler sans cœur, mais elle bout en fait de passion contenue, passion qui ne peut pas s’exprimer à Argelouse. « Argelouse est réellement une extrémité de la terre, un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d’avancer. » (p. 39)

Et puis il y a Anne, la petite-sœur de Bernard et l’amie d’enfance de Thérèse. La jeune fille se toque de Jean Azévédo, un homme dont les Desqueyroux ne veulent pas. De voir cette jeune femme, presqu’une enfant, connaître l’amour qu’elle n’a jamais approché, Thérèse mesure toute la vacuité de son mariage et tout l’ennui que lui cause son époux. Se débarrasser de lui semble si facile : « elle s’est engouffrée dans le crime béant ; elle a été aspirée par le crime. » (p. 99) La fin de l’histoire de Thérèse Desqueyroux n’en est pas vraiment une, c’est plutôt la banale continuité d’une existence morne.

François Mauriac s’est inspiré d’un fait divers pour créer le personnage de Thérèse. Cette femme à l’étroit dans un mariage sans saveur, plus passionnée pour la sœur de son époux que pour l’époux lui-même, est de la trempe des nouvelles héroïnes, celles qui puisent leur courage dans les bas-fonds. Contrairement à une Thérèse Raquin que sa victime venait hanter, Thérèse Desqueyroux n’a pas de remords. Elle trouve la justification de son geste dans le grand désarroi qu’est sa vie et dans le fossé où sont tombées ses aspirations.

Sous la plume de Mauriac, on croit lire un long article judiciaire. Dans un exposé tissé de souvenirs et de réflexions, il décortique le vrai crime de cette épouse provinciale. Elle n’est pas coupable d’avoir attenté à la vie de son mari, elle est coupable de ne pas s’accommoder d’une existence convoitée par beaucoup. Elle est coupable d’avoir osé ce que tant ne savent pas accomplir.

Si j’ai eu de la sympathie pour cette meurtrière inachevée ? Beaucoup ! Se débattre dans une vie étriquée comme elle l’ose, c’est méritant et courageux. Son geste, certes extrême, témoigne d’une passion dont manquent tant d’héroïnes modernes.

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La maladie et la foi au Moyen Âge

Essai historique de Lydia Bonnaventure.

À travers l’étude des Miracles de Nostre Dame du moine Gautier de Coinci (1178 – 1236), l’auteure dresse un panorama des liens entre maladie et foi à l’époque médiévale. « Parmi les miracles publiés en cette époque où sévissaient les épidémies, bon nombre mettent en scène la maladie. Elle est l’instrument de châtiment et de rédemption dont se sert Notre Dame afin de punir ou pardonner le pécheur. » (p. 12) L’ère médiévale a été ravagée par des épidémies telles que la lèpre, la peste ou encore le mal des ardents. Pour expliquer ces fléaux, le recours à la religion était aisé : la maladie était d’origine divine et représentait soit un châtiment pour les pécheurs, soit une épreuve de foi pour les croyants. « Devant les mortalités dont on ignorait les causes, les hommes du Moyen Age virent dans la maladie l’expression du courroux céleste. De simple phénomène naturel, elle devint le signe de la présence divine. » (p. 78) En ce sens, le miracle prend tout son sens : si Dieu envoie la maladie, Dieu seul peut l’ôter et il ne le fait qu’avec éclat au travers de miracles tel que rendre la vue à un vieil homme ou restaurer la beauté d’un visage dévoré par la lèpre.

Dans le culte marial auquel il se voue, Gautier de Coinci insiste sur l’utilité de la foi dans le combat contre la maladie. Son propos est une longue diatribe envers les impies et les hérétiques qui seront frappés à mort par la maladie. C’est aussi un hymne au croyant et à l’être pur qui sera toujours sauvée par la sainte mère du Christ qui intercède auprès de Dieu et de son fils pour obtenir la guérison et la rédemption des justes. Très didactique dans ses propos et maniant l’exemple au travers de descriptions très précises, Gautier de Coinci voulait marquer les esprits sans demi mesure. « La maladie et ses symptômes, certes exagérés, ne sont qu’une mise en œuvre de cette forme d’endoctrinement que Gautier poursuit à travers ses textes. » (p. 64)

« La maladie joue aussi un double rôle, mettant en relief le péché […] mais aussi la dévotion. » (p. 34) La maladie se présentait également comme la réparation de l’offense faite au Seigneur, à ses saints ou à Marie. Seule la contrition et la pénitence pouvaient alors conjurer la souffrance et la guérison représente la récompense ou le triomphe au terme du combat contre le Mal. « La prière est un des trois éléments fondamentaux de l’action thaumaturgique, les deux autres étant la confession et les pratiques pénitentielles. » (p. 31) Finalement, ce qu’il s’agit d’obtenir, outre la guérison du corps, c’est la guérison de l’âme et sa survie dans une éternité de grâce. « La maladie est le reflet du péché pour lequel il convient de se faire pardonner afin de guérir au plus vite. La pénitence devient la voie ouvrant à une vie spirituelle éternelle. » (p. 50)

L’essai de Lydia Bonnaventure est aussi intéressant qu’il est facile d’accès. La richesse des informations n’est jamais indigeste et la compréhension du sujet est encore facilitée par une mise en page claire et des notes explicatives fort à propos. L’ouvrage reproduit des citations du texte original en langue médiévale et met en regard la traduction en français moderne. Pour l’ancienne passionnée d’ancien français que je suis, ce fut un plaisir de naviguer entre les deux versions et de retrouver toute une grammaire un peu oubliée. Entre analyse littéraire et analyse historique, cet essai illustré de copies des manuscrits originaux est tout à fait passionnant. Et certains aspects du texte de Gautier de Coinci m’ont rappelé la folle passion de Sainte Lydwine de Schiedam, si fabuleusement écrite par Joris-Karl Huysmans.

Vous retrouverez l’auteure sur son site et sur son blog et prochainement dans une interview ici-même !

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Le confident

Roman d’Hélène Gremillon.

1975, Paris. À la mort de sa mère, Camille Werner reçoit une étrange lettre parmi les messages de condoléances. Louis, un homme qu’elle ne connaît pas, s’adresse à elle et lui raconte une histoire qui ressemble étrangement à la sienne. Il est question d’Annie, une jeune provinciale, et de ses troubles relations avec le couple M. Lettre ou roman, Camille ne sait que penser, mais toute cette histoire lui fait l’effet d’un aveu. « J’ai toujours pensé que les secrets doivent mourir avec ceux qui les ont portés. Vous vous dites sûrement que je trahis mes propres convictions puisque je vous en parle, mais à vous, je dois tout dire. » (p. 62) À lire les mots de Louis, Camille a la certitude dérangeante que cet aveu la concerne, qu’il s’agit de sa mère, de son enfance et d’une part de son histoire familiale qu’elle ne soupçonnait pas. Et pour cause, pouvait-elle soupçonner que la manipulation et la trahison étaient à l’origine de sa vie ? Mais elle doit se rendre à l’évidence : « L’impensable, ça existe. J’en suis la preuve. » (p. 44) Alors, pour ne plus douter de sa mère et ne plus être une coquille vide dépossédée de ses origines, Camille cherche à découvrir l’identité de Louis et le fin mot de cette troublante histoire.

Les lettres de Louis remontent le temps jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, puis jusqu’au conflit lui-même. Alors que l’humanité se déchire pour des raisons politiques, les affrontements privés ne sont pas moins cruels. Le récit de Louis montre une réalité sordide et des êtres aux âmes noires. Fou amoureux d’Annie, Louis raconte comment il l’a perdue à cause de Madame M., une femme désespérée. Les choses auraient pu s’arrêter là, sur le récit de Louis. Mais dans un souci de transparence, le vieil homme livre la confession d’Annie et celle de Madame M. Commence alors pour Camille un jeu de pistes brouillées où les indices les plus probants finissent en cul de sac et où toutes les certitudes s’effondrent. La confrontation de tous les récits comble les vides, renverse les situations et redistribue la culpabilité. Comme un tableau que seule achève la signature du peintre, la dernière phrase du roman ponctue et conclut une douloureuse quête familiale sur fond de conflit et de jalousie macabre.

Ce roman est un chant d’amour et de haine pour la maternité. Situation honnie ou désespérément attendue, elle cristallise les émotions et les passions. Le désir d’enfant prend le visage de la monstruosité, mais le monstre peut se cacher partout, même sous les airs les plus purs. N’est plus victime qui veut quand tombent les masques ! Hélène Grémillon interroge la maternité et ses origines. Une femme devient-elle mère parce qu’elle a porté un enfant ou parce qu’elle l’élève ? Parce qu’elle s’est battue pour l’avoir ou parce que la nature a fait son œuvre ? « Mais pour Camille, j’aurais tout fait. Combien de nuits je me suis réveillée, l’amour de cet enfant ancré dans la gorge, si vivant, si tenace, que je ne pouvais plus me rendormir ? » (p. 260) Ainsi s’exprime la mère de Camille. La mère de Camille ? Je vous laisse découvrir son identité…

L’alternance entre les pensées de Camille et les différents récits est marquée par un changement de police, mais surtout par une différence de style. Hélène Grémillon réussit le tour de force de doter chacun de ses personnages d’une plume/voix particulière. Et le récit se déroule à toute allure, ou plutôt sa lecture. Foi de passionnée, il est impossible de ne pas vouloir poursuivre la lecture de ce roman et quand, rattrapée par les contingences de ce monde, j’ai dû poser l’ouvrage pour vaquer à de viles besognes, je ne pensais qu’à lui. Le confident vous fera froid dans le dos, comme tout bon thriller ou roman psychologique. Plus jamais vous n’oserez faire de proposition à la légère, croyez-moi…

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Cycle d’Ernaut de Jérusalem – La nef des loups

Roman de Yann Kervran. Premier tome du Cycle d’Ernaut de Jérusalem.

Dans un monastère auvergnat, en 1223, un vieil homme entreprend de narrer les aventures d’Ernaut de Jérusalem. Le jeune Déodat, chargé de la transcription, découvre un récit palpitant.

Dans le port de Gênes, en 1156, c’est l’effervescence à bord du Falconus. La nef embarque pour Gibelet, avec à son bord nombre de pèlerins en route vers la Terre sainte et Jérusalem. Parmi eux se trouvent Ernaut et Lambert de Vézelay, deux fils de marchand, qui comptent s’établir comme colons après leur pèlerinage. Le jeune marchand génois Ansaldi Embriaco embarque avec son valet Ugolino et garde jalousement sa cabine. Messire Régnier d’Eaucourt, attaché à la cour du roi Baudoin de Jérusalem, prend place avec son serviteur Ganelon. Herbelot Gonteux, jeune clerc, nouvellement rattaché à la chancellerie de l’archevêque de Tyr, est soucieux de sa charge jusqu’à la morgue. Et lors d’une escale à Ostie, Maître Mauro Spinola, diplomate renommé, monte à bord. L’équipage est composé d’individus hauts en couleurs : le charpentier du bord Fulco est un homme vaillant, le matelot Octobono est porté sur la cruche de vin et l’arbalestrier Enrico Maza est prompt à la bagarre. Le Falconus, sous le commandement de Malfigliastro, fait escale à Naples, Messine, Otrante et Rhodes avant d’entamer une traversée de plusieurs semaines parfois périlleuse jusqu’à Gibelet.

À bord, si des négociations en tout genre – commerciales ou stratégiques – vont bon train, on parle aussi beaucoup des meurtres qui ont ensanglanté Gênes. De riches commerçants, connus pour leur implication dans la guerre d’Espagne, ont été poignardés. Il semble que l’assassin ait embarqué sur la nef quand, à Otrante, un marin est attaqué. Mais le doute n’est plus de mise quand Ansaldi Embriaco est retrouvé mort dans sa cabine. Ce meurtre est entouré de mystères : le cadavre a été trouvé dans une position étrange dans sa cabine verrouillée de l’intérieur et son coffre a été vidé. Le meurtrier est-il un simple voleur clandestin ? Est-ce le même homme qui a sévi à Gênes ? Et quels sont ses motifs ? Le souvenir de l’honnête et pieux se voilent et des rumeurs de contrebande et de culpabilité courent sur son compte. Quand le cadavre du charpentier du bord est jeté par-dessus bord, lardé de coups de poignard, l’énigme s’épaissit. Malfigliastro charge Régnier, Herbelot et Ernaut de mener l’enquête et de débusquer le coupable.

Ce huis-clos marin est très bien ficelé. « Meurtrir quelqu’un à bord d’un navire est fort risqué, car on est captif avec sa victime, les témoins et les poursuivants. » Dans cette souricière flottante, il n’est pas aisé de mener l’enquête. D’aucuns se dérobent, d’autres dissimulent des ambitions coupables. Le trio formé par le noble, le clerc et le jeune marchand fonctionne à merveille. La finesse de l’un est compensée par la sagesse de l’autre et par le bon sens du dernier.

L’auteur s’y entend pour décrire la vie à bord : l’ordinaire peu engageant, la monotonie des journées, la camaraderie entre membres de l’équipage, les risques des tempêtes et les recoins de la nef sont rendus avec précision et humour.

Ernaut est un personnage attachant : gigantesque masse humaine, sa maladresse et sa bêtise n’ont d’égales que son bon cœur et sa propension à rendre service. Il n’est pas taillé pour être colon. Sa vigueur et son tempérament le portent davantage aux métiers d’armes. Mais il semble que cet aspect de sa personnalité sera développé dans le second tome.

La langue de l’auteur est désuète à souhait et fait de chaque dialogue un morceau savoureux nourri d’expressions fleuries et de tournures chantantes. Les descriptions sont précises et menées dans un lexique maîtrisé et pertinent. Le récit se déploie dans des épisodes concis qui contribuent à forger le rythme palpitant de l’intrigue policière. Le pied à peine posé sur le pont du Falconus, on ne s’ennuie pas un instant. Et quelle tristesse de quitter le navire à la fin de ce premier tome ! On voudrait déjà repartir à l’aventure avec Ernaut, Herbelot et Régnier.

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Interview de Martine Pagès

Un moment que l’envie me trottait dans la tête : interviewer un auteur. Pour cette première, c’est Martine Pagès qui s’est prêtée au jeu des questions/réponses.

Cette photographie n'est pas libre de droit. Copyright © Bertrand Huynh Kim Long

Ton roman Céanothes et potentilles est paru en 2010 aux éditions Volpilière. Nombre de blogueurs en ont parlé. T’attendais-tu à un si joli succès sur la blogosphère et plus généralement sur Internet ? Quel accueil les médias dits classiques ont-ils fait à ton roman ?

Merci. Tu fais partie de ces blogueuses qui ont apprécié l’ouvrage ET en ont fait une présentation  remarquable. La maison Volpilière communique essentiellement par le biais des salons (dédicaces) et d’Internet. Les médias dits classiques n’ont donc pas eu vent de mon ouvrage (Volpilière faisant partie des petites sociétés éditrices, il n’y avait pas de budget consacré à la promotion). Néanmoins, j’ai tout de même obtenu une ITW sur le plateau de FILTV78, mais c’est resté très confidentiel… Les retours de lecture par le biais du Net ont vraiment été formidables, francs, remarquablement rédigés, et je n’y ai pas lu de démagogie. Je ne connaissais aucune des rédactrices (je t’ai découverte à cette occasion), il n’y avait donc aucune complicité et la sincérité était de mise. Deux ou trois fiches ont évoqué des points négatifs qui se résumaient au choix de la couverture et au volume du livre (moins de cent pages). Ce dernier point n’était pas de mon fait. Quant à l’image, j’ai donné mon aval un peu trop rapidement… La photo est belle et vendeuse mais on note très vite un décalage avec le texte…

Tu as aussi publié un Guide de la défume (Guy Tredaniel, 2010) : toujours clean ou tu as replongé ? Comment l’acte d’écrire t’a-t-il aidée à te débarrasser de la cigarette ?

Non, la nicotine et moi, c’est une histoire ancienne… Je fêterai le sept décembre prochain cinq ans de sevrage tabagique. Autant dire, une éternité. Mais, comme toute drogue dont on divorce, les premiers mois auront été les plus effroyables… Je pense sincèrement que le fait de cesser de fumer fait partie des décisions les plus adultes qu’on puisse se mettre au défi de vivre. Se mettre à l’épreuve dans un tel climat intérieur de violence, sans garde-fou, sans réelles compensations, c’est un duel avec soi-même et c’est assez perturbant de savoir qu’une partie de soi (mais laquelle ?) est susceptible de remporter la mise. Chaque jour, chaque heure sont autant de doutes sur la réussite et on n’a aucune idée du temps nécessaire pour récolter les fruits de tels efforts…. On n’est pas certain de soutenir le choc violent des envies impérieuses, on se plaint, on en veut à la terre entière. Ce qui est déroutant, c’est qu’on considère alors le tabac comme un ancien ami pour qui on éprouverait de la nostalgie. Il est le seul à nous comprendre et la seule « cure » pour soigner ce qu’on peut parfois apparenter à une dépression, parce qu’une seule bouffée inhalée et on aurait la sensation de reprendre vie… Paradoxe total : c’est contre lui qu’on lutte. Ne pas lui demander conseil, ne pas lui demander de soins ! L’ignorer consciencieusement… Cela dit, pas de panique, il y a des moments « vivables » et j’ai trouvé l’énergie pour un ton humoristique. Et puis chacun a sa façon de vivre son sevrage, j’envie ceux pour qui ça n’a pas été si éprouvant…

Un ami m’avait confié qu’il avait insulté ses clopes, durant son arrêt, par le biais de petites missives à leur attention. Il parlait de libération et de domination. J’étais ivre de l’entendre s’exprimer sur la façon dont il traitait si mal celles qu’il nommait « prostituées ».

J’ai suivi le mouvement, mais sous forme de journal. Il s’agissait de narrer les événements du matin au soir, pas seulement d’adresser des insultes à une menthol… Les émotions s’accumulaient, j’avais en tête une masse de sensations et une tonne de vocabulaire pour décrire à l’heure près ce que je vivais, ce qui me sortait la tête de l’eau puis me l’y noyait. Je passais de douche en douche, et les écossaises m’inspiraient. Je peux certifier que pendant l’écriture, les envies s’estompaient. Ah, l’écriture, éternelle et plurielle thérapie, mais c’est si vrai… À chaque chapitre rédigé, je levais mon poing droit comme dans un langage de combat, puis je le baissais, le rictus au coin des lèvres. Je gagnais…

Outre l’écriture, la photographie est une autre de tes passions. Comment se déclenche ton envie créatrice dans chacun de ces domaines ? Prends-tu plus facilement la plume ou la pellicule ?

Il est plus facile de s’armer d’un Reflex quand on a le bon sujet, la lumière idéale et l’espace qu’il faut pour choisir les bons angles. Il n’y a, pour le coup, aucun mérite dans ce travail, parce qu’il s’agit de se faire plaisir de suite, en anticipant sur ces minutes magiques : celles où l’on va vérifier le soir-même, les contrastes, la saturation, la température, la lumière, et quelques autres points de « traitement » sur l’ordinateur, qui n’ont rien à voir avec la retouche. Je ne la pratique pas et l’abhorre. J’estime que si un cliché a besoin d’être retouché, c’est qu’il était, au départ, à jeter. Je prends un grand plaisir à valider, ou non, mes clichés.

Alors oui, il m’est plus aisé de dégainer un appareil photo qu’un stylo parce que la technique est là, pour nous aider et nous épauler. Un stylo et une feuille blanche n’ont rien de très jouissif, en comparaison, d’autant qu’un format A4 imprimé en Arial black est assez mal placé pour remporter des concours de beauté. A ce stade, la pratique relève de l’ordre de l’ascétisme, en comparaison. MAIS. A se relire, à se corriger, à se relire encore, on est sur scène, dans des couleurs d’un autre monde et aucun appareil numérique suréquipé ne peut rivaliser avec les instants qu’on est seul à avoir vécus et qu’on rêve de partager. Mais il faut faire vite, très vite, parce que c’est gourmand, c’est magique, c’est tragique, et que nos mots nous semblent précieux… Quelle prétention… Rassurez-vous, elle retombe rapidement. Le quotidien s’en charge, tente de vous rabaisser d’une manière ou d’une autre. Les hérésies, les mensonges, les cruautés vous font réagir et, parfois, remiser un manuscrit de côté (j’ai cette malchance de ne pouvoir rédiger que dans les périodes de bonheur). Bonne nouvelle : vous  êtes le seul auteur du roman, prêt à modifier quelques lignes, voire des passages entiers et orienter l’histoire vers un sens inattendu. Reste à respecter un plan précis et s’en tenir à la construction. Au final, je vis ma vie d’écrivain comme celle de photographe : dans la précipitation.

Écriture et photographie, on te voit déjà bien occupée. Mais as-tu d’autres projets ou d’autres envies ?

J’ai certains soucis qui me prennent beaucoup de temps, celui que je devrais passer sur mes deux métiers. En amont, je réalise comme beaucoup d’artistes que mes revenus ne sont pas réguliers. Une stabilité financière m’est nécessaire (signé Madame de la Palisse ☺). D’ailleurs, j’ajoute que je travaille en extérieur, ce qui ralentit considérablement, voire stoppe, mon activité de photographe l’hiver. Je me suis donc offert une formation dans un secteur porteur : la prothésie ongulaire. Le travail des manucures est loin derrière ; j’ai choisi cette voie parce qu’elle me laisse conserver un pied dans l’art et que les outils principaux sont des pinceaux. J’ai mon auto-entreprise et conserve mon autonomie.

Dans un tout autre domaine, mon désir de voyages, sans cesse accentué au fil des vols, me pousse à faire dès à présent une demande de carte verte. Il ne s’agit pas de fuir mon pays mais d’avoir la latitude d’effectuer des allers et retours aux Etats-Unis. Je me suis découvert une passion singulière pour ce continent. J’avais visité le Middle West étant jeune (Missouri et Colorado) et avais totalement adopté le rythme, les coutumes de cet Etat. L’hiver dernier, grâce à l’énorme coup de pouce d’un très grand ami, j’ai fait escale en Floride. Miami est étonnante… Je ne sais pas si c’est la ville ou si c’est moi qui ai fait la démarche d’ « adoption » mais j’ai séjourné deux semaines avec d’étranges sensations, comme si la rencontre était fatale, normale, inévitable. Pour le coup, je n’ai eu aucun mal à panser quelques plaies dès le premier jour. Mieux encore, j’ai éprouvé une sérénité incroyable et l’impression sans aucun doute que j’étais bel et bien « chez moi ». Miami ne se résume pas à une plage démente et à des avenues luxueuses. Il y a de belles âmes, de belles personnes qui vous disent « God bless U » quand vous leur donnez l’heure. Certains quartiers dits défavorisés sont pittoresques, ne ressemblent à rien de ce que je connais. Je suis aussi attirée par le Maine et le Vermont, mais les valeurs saisonnières sont toutes autres.

Dieu merci, mes trois activités me permettent de me déplacer et d’exercer dans toutes les conditions. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour ne plus œuvrer pour le compte d’une société, pieds et poings liés.

Quel est le dernier livre que tu as lu ? Celui que tu lis en ce moment ? Celui que tu veux absolument faire découvrir ?

En fait, je dévore tant de livres que le choix est plus que difficile. Je serais bien en mal de conseiller un ouvrage. J’aurais tendance à citer les auteurs qui m’ont carrément renversée : Claire Castillon (Le grenier), Marie Billetdoux (Prends garde à la douceur des choses), Helena Noguerra (Et je me suis mise à table) et Max Monnehay (Corpus Christine). Ces quatre écrivains tiennent dans mon cœur les rennes du meilleur restaurant littéraire, celui qui nourrirait les plus passionnés, les plus réfractaires, et ceux qui ne savent pas encore qu’un livre peut bouleverser nos cinq sens…

Le dernier livre que je suis en train de lire est atypique. C’est un recueil de miscellanées : Les miscellanées de Monsieur Schott. Un ouvrage écoulé à hauteur de deux millions d’exemplaires dans le monde.

Enfin, la question que tout le monde attend (surtout moi) : À quand la sortie de ton prochain roman ? Un mot ou deux à son sujet ?

Je suis dans une période extrêmement névralgique et peste contre cet état. J’ai un thriller en cours (un genre nouveau pour moi) qui demande une implication sans nom, une concentration énorme. J’ai du ménage à faire dans ma vie, des équations à résoudre et les calculs ne sont pas mon fort… J’ai une pente à remonter qui me freine dans mes élans et me contraint de ne surtout rien rédiger dans cet état. Il est certain que dès que mon ciel affichera une autre couleur que ce gris détestable, mon premier réflexe sera celui de terminer ce roman. J’estime en avoir écrit la moitié. C’est à ce stade de « milieu » que je reprendrai la plume. Le plus frustrant est que le plan est bien sûr achevé, les idées consignées et que ce nouveau style d’écriture me plaît… Sans rien dévoiler, je peux déjà planter le décor : l’intrigue se passe dans un climat très froid et cette notion de température est primordiale du début à la fin. Au gré des pages, on comprend qu’elle est quasiment un personnage en soi.

J’espère beaucoup de ce nouveau tournant à négocier. Tout comme Mon guide de la défume empruntait un ton très différent de celui de Céanothes et Potentilles, j’éprouverai une grande joie dans l’attente de vos retours de lecture, comme on ne peut modifier littéralement sa griffe. La mienne est radicalement musicale ; j’espère que ces nouveaux accords plairont au plus grand nombre.

Je te remercie pour cet entretien que je traduis comme un clin d’œil du destin : mon nouvel ouvrage prend déjà vie, grâce à toi, ici…

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Un grand merci à Martine Pagès pour ses belles réponses et sa gentillesse. Vous pouvez la retrouver sur son site et sur Twitter.

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La vierge des tueurs

Roman de Fernando Vallejo.

À Medellin, en Colombie, « les sicaires sont des enfants ou de jeunes garçons de douze, quinze ou dix-sept ans, comme Alexis, mon amour. » (p. 11) De retour dans son pays pour y mourir, le narrateur est un grammairien qui s’éprend follement d’un superbe gamin, prostitué et assassin. Sept mois durant, le couple arpente la ville, court les églises et commence à tuer à l’envi. Alexis est aussi violent qu’innocent : « Il comprend seulement le langage universel des coups. Cela fait partie de sa pureté intouchée. » (p. 33) Dans l’âme du jeune homme se mêlent la candide spontanéité de l’enfant et le froid détachement du tueur à gages. Le grammairien et le beau sicaire forment un couple fatal qui s’exalte dans une hécatombe amoureuse. Revolver à la main et argot plein la bouche, Alexis défie la vie, défie toutes choses.

Entraîné dans un monde désenchanté de violence crue, le vieil homme découvre qu’« ici la vie d’un homme ne vaut rien » (p. 60). La mort est aussi fugace qu’omniprésente et le regard que chacun pose sur elle est désabusé. Qui tuent-ils, ces amants fous ? Des passants, des chauffeurs de taxi et autres. Sans besoin de motif, la mort déambule en reine et s’octroie les vies qui lui plaisent. Mais ce qu’oublie le couple funeste, c’est que la mort n’a pas de maître. Alexis mourra, c’est avéré dès le début du roman. Pour le vieil homme, il est « [exempté] de l’ignominie de vieillir par le scandale d’un poignard ou la miséricorde d’une balle. » (p. 14) Et puis, il y aura Wilmar, nouvel amour et nouvelle désillusion.

Fernando Vallejo présente un univers où la religion est dévoyée et le mysticisme halluciné. Les balles baptisées participent d’une religion de la mort et l’amant assassin est sacralisé : « Alexis était l’Ange Exterminateur qui était descendu sur Medellin pour en finir avec cette race perverse. » (p. 85) L’horreur devient un culte voué à Marie Auxiliatrice, vierge du village de Sabaneta, que les tueurs implorent pour obtenir le succès dans leurs entreprises mortifères. Medellin est devenue la cathédrale du Mal, une cité monstrueuse aux multiples noms où s’affrontent des bandes armées pour la possession de quelques rues ou le trafic de drogue.

Ce qui frappe encore, outre le reniement de la religion, c’est l’invective acharnée contre tout ce qui peut être sacré pour une société. Ce roman piétine la politique et les grands hommes, la famille, la morale et même le football ! Fernando Vallejo écrit la jubilation du Mal dans une catharsis débarrassée de tout complexe. Le grammairien est clairement un avatar de l’auteur et la profondeur autobiographique du texte fait froid dans le dos ! Les paragraphes ont une épaisseur qui illustre la touffeur mortelle de Medellin et l’horreur sans âme dans laquelle plonge le narrateur. Bien loin du réalisme magique qui a fait les belles heures de la littérature sud-américaine, le roman de Fernando Vallejo est une plongée dans la réalité nue, un rappel des contingences du monde.

Si j’ai aimé ce roman ? Peut-on aimer l’horreur ? Alors oui, je l’ai aimé. Mon conseil aux âmes sensibles, passez votre chemin.

C’est de ce roman dont s’est inspirée Juliette pour l’écriture du titre ‘Les garçons de mon quartier‘.

Le film éponyme de Barbet Schroeder, sorti en 2000, m’a semblé moins pesant que le livre. Première différence : le livre ne cite jamais le prénom du narrateur, alors que le film le nomme immédiatement Fernando. Aucun doute, il s’agit de l’auteur, son patronyme est lancé quelques minutes après le début du film. La représentation rend plus mordant le cynisme du « dernier grammairien de Colombie ». La religion est moins prégnante et les jeunes sicaires ont plus l’air d’être des petites frappes – ce qu’ils sont effectivement – la grâce mystique en moins. La fin du film extrapole un peu l’excipit du roman, mais sans dénaturer l’histoire. Enfin, la bande originale est tout simplement hallucinante : de Maria Calas aux derniers sons électroniques en passant par les mélodies colombiennes, la musique déploie une atmosphère unique pour illustrer un monde qui oscille entre beauté et laideur, entre tradition et modernité. Moins âpre que le roman, le film se regarde sans déplaisir, ne serait-ce que pour la beauté du couple Fernando/Alexis : entre l’homme mûr et l’éphèbe insolent, il y a une perfection époustouflante.

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Mamita

Roman de Michel Del Castillo.

Xavier est un très vieil homme. Au terme d’une longue existence, il revisite ses souvenirs et convoque les fantômes qui ont marqué son passé. Il y a Mamita, sa mère si belle et si mystérieuse, dont l’existence fut une longue suite de provocations, de perversités et de crimes. Il y a Marc, son compagnon que la maladie emportât dans une ultime ironie et qu’il ne cesse de pleurer. Souvent en proie à des crises d’angoisse paralysantes, Xavier se réfugie dans la musique pour apaiser ses tourments, alors qu’ils semblent naître de cette musique. « Peut-être est-ce sous le grand piano noir que les terreurs de l’homme avaient pris leurs racines. Parce qu’elle éclairait sans expliquer, la musique laissait dans l’ombre l’impénétrable épaisseur du monde. » (p. 20)

Pianiste émérite et adulé, Xavier décide d’enregistrer l’intégrale de l’œuvre de Chopin. Pour ce faire, il quitte sa maison de Montmartre pour s’installer à Redwoods, sa demeure dans le Vermont. Dans la majestueuse solitude du très bel état américain, il travaille avec concentration à l’étude de l’œuvre du célèbre compositeur. « Il sut qu’il allait désormais se consacrer à l’étude attentive de Chopin. Ce serait sa manière de rejoindre Marc et de répondre à Mamita qui n’avait jamais su résister aux effusions les plus suspectes. » (p. 41) Par la musique, il tente de combler les silences, les non-dits et les incertitudes qui rongent son existence. Alors qu’il pourrait jouir d’une vieillesse bénie par une sérénité bienfaisante, Xavier ne cesse de courir après ses doutes et ses douleurs.  « Depuis sa naissance, il était de nulle part, oublié, partie prenante au désordre de sa Mamita. » (p. 110) Ses nouveaux amis, la douce et fine Sarah et le jeune et beau Tim, désespèrent de le voir trouver la paix et fermer enfin la porte du passé.

La musique et le piano sont des composantes fondamentales de la vie de Xavier. « Il l’avait souvent dit d’un ton d’ironique provocation : il était né sous un piano. » (p. 17) Et le piano, c’est ce qui le relie et le ramène depuis toujours à Mamita et à son enfance malmenée des années 1930 à la fin de la seconde guerre mondiale. Xavier se débat dans l’incertitude de ses sentiments et de ses souvenirs. Son enfance espagnole a-t-elle été un traumatisme ? Les fuites éperdues de Marseille à Paris et le retour à Madrid n’ont-ils pas été les meilleurs instants de sa vie, auprès de sa chère Mamita ? Alors que tout le monde s’accorde à dire que cette femme était un monstre, Xavier lui reste indéfectiblement et nourrit toujours pour elle un amour exclusif et dérangeant. À mesure que progressent les réminiscences, le portrait de Mamita se dévoile par couches successives et révèle le visage d’un montre adoré et honni.

La première de couverture présente deux très belles mains blanches sur un piano noir et annonce une femme forcément superbe. La lecture nous fait découvrir une héroïne perverse et exaltée, en rupture avec la société et la morale. Opportuniste et calculatrice, Mamita ne laisse rien au hasard. « Rien, dans cette existence tumultueuse, ne pouvait être attribué à l’inconscience ou à la légèreté. Chaque forfait résultait d’un calcul. » (p. 291) Ses agissements pendant la révolution espagnole de 1936 ou au cours de la seconde guerre mondiale font d’elle une coupable sur tous les fronts. « Mamita était la fleur vénéneuse issue d’une époque corrompue. » (p. 146) Infidèle à ses propres et éphémères convictions, Mamita passe sans cesse d’un camp à l’autre dans le seul but d’assurer sa survie, négligeant l’enfant qu’elle trimballe comme un paquet trop encombrant, jusqu’au jour où elle prend la plus terrible des décisions.

Le roman de Michel Del Castillo est pour le moins dérangeant. L’histoire de cette femme est à la fois fascinant et écœurant. La construction du récit rend à merveille les errements intérieurs de Xavier : les souvenirs se mêlent aux réflexions et aux peurs et l’on est entraîné dans les méandres d’un esprit tourmenté. C’est à la fois bouleversant et terrifiant.

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Le fusil de chasse

Roman de Yasushi Inoue.

Le narrateur raconte comment, après avoir publié un poème intitulé ‘Le fusil de chasse’ qui fait le rapprochement « entre un fusil de chasse et l’isolement d’un être humain » (p. 8), il a reçu le curieux courrier d’un inconnu. L’homme, qui se fait appeler Josuke Misugi, ne doute pas que le poème raconte sa propre existence. Touché au cœur par ce texte, il envoie au narrateur trois lettres qu’il a reçues de trois femmes différentes. La première est signée par la fille de sa maîtresse, la seconde par son épouse et la dernière par sa maîtresse.

Dans sa lettre, Shoko raconte le suicide de sa mère et déclare qu’elle connaissait le secret qui la liait à Josuke Misugi. La jeune femme avoue toute sa haine pour l’épouse légitime et pour le mari volage. Sa lettre est un réquisitoire dont la sentence finale a des airs d’expiation. « Je veux me dégager des décombres du péché sous lesquels ma mère a été écrasée. » (p. 37)

Midori, l’épouse trompée, raconte comment elle a été une épouse infidèle et pourquoi elle veut quitter son époux. Elle a toujours su qu’il aimait sa cousine et qu’il partageait avec elle une relation adultérine. C’est avec soin et calcul qu’elle rédige le courrier de la rupture.  « J’écrirai donc une lettre franchement désagréable, et qui augmentera ta froideur à mon égard. » (p. 50)

La lettre de Saiko est posthume. C’est une voix passionnée qui résonne d’outre-tombe. « Quand tu liras ces mots, je ne serai plus. » (p. 65) Saiko, prête à prendre le poison fatal, prend la plume pour se révéler enfin à celui qui fut son amant pendant si longtemps. Aux portes de la mort, elle ne nie pas le péché et se présente nue et honnête. « Même si la vie enfermée dans cette lettre ne doit durer que quinze ou vingt minutes, oui, même si cette vie doit avoir cette brièveté, je veux te révéler mon « moi » véritable. » (p. 66)

Dans sa brillante préface, Linda Lê parle d’une « plainte à trois voix ». Les trois femmes écrivent des lettres nourries de ressentiment et de reproche. L’amour n’est pas beau et il est sans cesse questionné, mis en doute et examiné à la lueur du péché et de la morale. C’est l’amour au féminin qui a la part belle. On doute presque de la possibilité et de l’existence de l’amour au masculin. La grande affaire des femmes, c’est l’amour, mais quel amour ? « Même à seize ou dix-sept ans, alors que nous ne savons pas tout à fait en quoi consiste « aimer » ou « être aimée », nous autres femmes, nous semblons connaître déjà d’instinct le bonheur d’être aimées. » (p. 83)

Ce livre très court interroge avec habileté et puissance l’amour et ses conséquences. La notion de péché n’a ici rien de catholique, c’est plutôt la notion d’une transgression de la morale et de la bienséance. Josuke Misugi est condamné sans appel par les trois lettres qui usent chacune d’un ton différent. L’homme ne se défend pas et le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas, aucun argument ne pouvant balayer les déclarations des femmes qui le pointent du doigt. Ce court roman m’a vraiment secouée. Le message est clair : pas touche au cœur des femmes !

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Paris Utopie

Ouvrage d’Yvan Christ.

Cet ouvrage tombe à pic. Alors que je m’apprête à m’installer en région parisienne, je sais que j’ai tout à découvrir de notre si belle capitale. Même si cet album est trop volumineux pour jouer le rôle d’un Guide du Routard utopiste, il me donne des envies de découvertes, surtout sur la Rive gauche. Ne vous fiez pas à la couverture  rose fluo et argent miroir : cet écrin bling-bling cache un vrai trésor. Et, comme le dit l’auteur, « Quand l’âge d’or sera revenu, Paris aura le droit d’être moins modeste. » (p. 35)

Car il semble que Paris a vécu ses belles heures et que certains de ses plus beaux instants s’empoussièrent dans des cartons marqués d’un sceau de refus. Yvan Christ a rassemblé les projets parisiens d’urbanisation et d’architecture qui n’ont jamais vu le jour. Ils ont été refusés parce que trop chers, trop loufoques, trop grandioses, trop mégalomanes, trop fous, etc. Parfois émanation d’un puissant voulant marquer la capitale de son empreinte, parfois rêverie d’un artiste à l’imagination sans frontière, ces projets bâtissent en creux un Paris non-construit et s’inscrivent dans la veine de l’urbanisme-fiction.

Cette compilation fabuleuse présente des tableaux, des croquis, des vues parisiennes, des plans, des photos aériennes en couleur et N&B et bien des illustrations dont certains auteurs de science-fiction pourraient s’inspirer sans rougir pour créer leurs villes extraordinaires. Du XVI° à nos jours, il semble que Paris, ville de pierres et ville de lumières, reste à construire.

Tous les hauts lieux parisiens ont connu des projets d’aménagement ou de modernisation. En voici quelques-uns en vrac : le Pont-Neuf, Notre-Dame de Paris, l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet ou l’église Sainte-Geneviève, le Théâtre de l’Odéon, la Gare d’Orsay, le Palais-Bourbon, l’Hôtel-Dieu, le carrefour de la Défense, la Porte Maillot, la Place de la Concorde et de la Bastille, le Louvre, les Halles ou encore les boulevards de Montmartre, Strasbourg ou de Sébastopol. Et quid d’une autoroute sous la Seine ou d’un aéroport en plein Paris sur l’île aux Cygnes ? Ces deux derniers projets sont restés lettres mortes, mais qu’en pensez-vous ?

Avec des explications claires et courtes, Yvan Christ exhume ces projets refusés et tente de montrer tous les visages qu’aurait pu avoir Paris. La superposition donne le vertige et la capitale prend des airs de ville cubiste. Toutes ces utopies non concrétisées voulaient rendre Paris plus belle, plus fonctionnelle, plus moderne ou plus ouverte. « Les utopies des passéistes rejoignent naïvement celles des progressistes. Le Paris des utopies aurait pu être celui d’un conservatisme total. Il aurait pu être également celui d’un vandalisme implacable. La première fable n’a jamais été écrite parce qu’il est écrit qu’elle ne peut pas l’être. La seconde fable peut l’être encore parce qu’elle nous est toujours insidieusement chuchotée. J’oublierais que je suis Français, et qui plus est, Parisien, si je me laissais bercer par les illusions infécondes de la première et si je ne tenais pas compte de celles de la seconde dont la fécondité maligne est inépuisable. Face au Paris des réalités, je ne rêve plus, je dois finir mon rêve. » (p. 23)

Avons-nous échappé au pire ou au meilleur ? Nous pouvons nous interroger sur la légitimité du Paris d’aujourd’hui. Est-ce une légitimité acquise à la force des années ou une légitimité à consolider ? Certains projets non retenus n’étaient-ils pas plus parisiens que certains bâtiments et constructions qui s’élèvent aujourd’hui ? Pouvons-nous parler d’une architecture parisienne ? Autant de questions auxquelles l’ouvrage ne donne pas nécessairement de réponses, mais qui s’évanouissent devant la grandeur, la beauté et la folie de ces utopies architecturales.

Yvan Christ s’est fait chasseur de rêves pour mon plus grand plaisir et même, si je ne connais presqu’aucun des architectes ici mentionnés, j’ai déambulé avec plaisir entre les pages de ce très bel ouvrage et sur les traces d’un Paris en chantier. Il semble que les architectes, les artistes et les grands hommes ne se contenteront jamais de la ville telle qu’elle est. Revenons dans cent ans et parions que nous pourrons éditer un autre ouvrage sur les projets perdus d’un Paris sans cesse imaginé.

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Contes des Vikings

Recueil de contes illustrés par Jindrich Capek.

L’Islande, la Norvège et la Suède sont des contrées glacées qui regorgent de contes flamboyants. Dans ces histoires légendaires, on croise des ogres, des trolls ou des sorcières, mais aussi de belles jeunes filles, des hommes valeureux et des âmes nobles. Les morts s’adressent aux vivants et les enfants peuvent soulever des troncs de mélèze. Le malheur entre toujours dans l’histoire, en tapinois ou avec fracas. Mais le courage et la bonté triomphent éternellement.

Ces contes mettent à l’honneur la mer, ses profondeurs mystérieux et ses confins inatteignables. La barque du pauvre pêcheur ou le navire de guerre du roi ne peuvent rien contre la fureur des eaux et des créatures qui peuplent les flots. L’île d’Udröst recueille les marins perdus et la Reine des Mers est prête à tout pour trouver un époux.

Ce recueil de contes présentent des textes de factures très classique : une situation initiale, un rebondissement, une quête, un dénouement heureux. « Roald le pêcheur était pauvre comme une souris pelée, peut-être plus pauvre encore. Avec cela, il avait une cabane pleine d’enfants et une femme laborieuse et triste, mais qui ne se plaignait jamais de leur misère. » (p. 131) Certaines histoires rappellent des contes très connus des frères Grimm ou de Perrault, mais aussi des épisodes du cycle d’Arthur. On croise un avatar de Blanche-Neige et de la Reine des Glaces ou encore une île qui ressemble quelque peu à Avalon.

Les aquarelles sont très réussies et présentent les habits, bijoux et armes de peuples qui sont entrés dans la légende. Les dessins rendent parfaitement les atmosphères glacées et les nuits interminables de ces nordiques. Le folklore viking reste un grand sujet de représentations fantasmées et les casques à cornes sont légions dans ces pages.

Toutefois, ce n’est pas un livre de contes à mettre entre les mains de très jeunes enfants. Certaines morales m’ont paru très obscures et d’autres parfaitement bancales et abruptes. À lire avec attention et circonspection.

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Stupeur et tremblements

Roman d’Amélie Nothomb.

La narratrice, Amélie, est belge et nul ne saurait ignorer qu’elle est un avatar de l’auteure. Passé ce premier constat, voici l’histoire. En 1990, Amélie est embauchée dans l’entreprise japonaise Yumimoto, au 44° étage. Comme elle le dit elle-même, « après tout, ce que j’avais voulu, c’était travailler dans une entreprise japonaise. J’y étais. » (p. 14) Après tout ? Oui, parce que le beau rêve d’Amélie tourne vite au réveil doux-amer. L’entreprise Yumimoto est soumise à des codes abscons pour les Occidentaux et à une hiérarchie totalement verrouillée. Pour avoir osé défier, sans le vouloir ni le savoir, sa supérieure directe, la magnifique Fubuki Mori, Amélie va connaître tous les échelons de l’humiliation. « Le Japon est un pays qui sait ce que ‘craquer‘ veut dire. » (p. 60) Alors qu’elle briguait une place d’interprète, elle finit responsable des toilettes du 44° étage. Toutefois, dans un esprit tout japonais d’honneur, elle ne démissionne pas et se soumet. « J’avais à présent sous les yeux l’horreur méprisante d’un système qui niait ce que j’avais aimé et cependant je restais fidèle à ces valeurs auxquelles je ne croyais plus. » (p. 134)

Amélie apprend donc l’humiliation auprès de la belle et perverse Fubuki Mori. Seule femme cadre de l’entreprise et décidée à ne pas perdre son poste. Fubuki représente le mur sur lequel se brisent les espoirs et les ambitions d’Amélie qui rappelle que, « dans l’ancien protocole impérial nippon, il est stipulé que l’on s’adressera à l’Empereur avec ‘stupeur et tremblements‘. » (p. 172) Dans une comédie plus ou moins sincère, c’est ainsi qu’Amélie quitte l’entreprise et le Japon.

Ce roman n’est pas mal écrit, le style est enlevé et je lui reconnais une fluidité certaine. Mais – comme diraient certains critiques avisés – sans plus. J’ai tout de même apprécié les quelques pages où la narratrice décrit les conditions de vie des Japonaises : c’est toute une leçon de féminité, certes particulière pour des yeux étrangers, mais riche en enseignements. Le fantasme récurrent de la défenestration est assez original, de même que cette envie de se répandre sur la ville nippone et d’être enfin absorbée par ce grand-tout. Dommage que cela ne soit pas davantage mis en avant. Lirai-je encore un roman d’Amélie Nothomb ? Il s’agit là d’un deuxième essai et je pense que cela suffira.

Le film d’Alain, Corneau, avec Sylvie Testud dans le rôle principal, est assez intéressant. Il reprend au mot près les phrases du titre. L’échevelée Sylvie Testud s’oppose violemment à l’actrice qui incarne Fubuki, toujours impeccable et inaccessible. L’image met clairement en évidence que, dans la société nippone, la hiérarchie est source d’humiliation, mais également de souffrances. Bref, un moment plaisant, mais – encore une fois – sans plus.

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Le coupeur de roseaux

Roman de Junichiro Tanizaki.

Un homme se rend dans le sanctuaire de Minase, un ancien palais impérial. Obsédé par un très vieux poème adressé à l’empereur, il déambule dans les lieux avec admiration et émotion. « Sans doute l’aspect des montagnes au-dessus de la rivière et le cours de celle-ci avaient-ils dû subir quelques changements en l’espace de sept cent ans, mais le paysage qui se peignait dans mon âme, chaque fois que je récitais le poème de l’empereur retiré, ressemblait dans l’ensemble à la vue qui s’étendait sous mes yeux. » (p. 27) La découverte enchantée du sanctuaire exacerbe le lyrisme du narrateur qui, sous l’effet du vin, commence à écrire en admirant la lune pleine.

Sa retraite créatrice est interrompue par l’apparition d’un homme dans les roseaux qui se propose de lui narrer une histoire extraordinaire. Il l’invite d’abord à boire : « Acceptez cette coupe pour le prix de la piètre récitation que vous me ferez la grâce d’écouter. Tout l’effet en serait gâté si votre griserie se dissipait. » (p. 47) Une fois achevées ces libations poétiques, l’inconnu des roseaux raconte la curieuse relation qui unit son père à deux femmes, son épouse O-Shizu et sa belle-sœur O-Yû. Cette dernière était une femme éblouissante, d’un grand raffinement et habituée au luxe. Le père de l’inconnu était très épris d’elle, mais elle parvint à lui faire épouser sa sœur tout en gardant un contrôle certain sur le couple.

Le récit s’achève par la disparition de l’inconnu. Qu’est-il donc advenu au cours de cette soirée ? Sont-ce les effets du saké qui ont joué sur l’esprit du narrateur ? Difficile d’affirmer quoi que ce soit, si ce n’est que la longue rêverie du narrateur, soulé d’alcool et de lune, se dissipe dans un bruissement de roseaux, emportant ainsi le mystère de la troublante O-Yû qui hantera longtemps les esprits qui ont eu connaissance de son histoire.

J’ai particulièrement aimé la construction du récit. On passe d’un narrateur à la première personne à un autre, dans un système de récits enchâssés et de correspondances. Ce court roman est riche d’une antique intertextualité : haïkus, poèmes impérieux et créations artistiques s’égrènent dans la première partie. L’histoire d’O-Yû est une réécriture d’un vieux conte japonais. Junichiro Tanizaki connaît les œuvres classiques et les honorent, tout en proposant des variations très personnelles et modernes. Même si je n’ai probablement pas saisi toutes les nuances du récit, j’ai apprécié sa beauté et sa délicatesse.

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Les derniers Géants

Album jeunesse de François Place.

L’explorateur Archibald Leopold Ruthmore fait l’acquisition d’une dent de géant couverte d’inscriptions. Parmi elles, il distingue une carte qui mène au pays des Géants, quelque part au bout du Fleuve Noir. Il quitte l’Angleterre pour un périple de plusieurs mois à travers les jungles et les déserts. Quand il arrive enfin au pays des Géants, il découvre un cercle restreint de ces créatures légendaires. Les Géants parlent au ciel dans une langue étrange et leur peau se tatoue elle-même de toutes les expériences qu’ils rencontrent.

« Ils étaient neuf, cinq Géants et quatre Géantes. Enluminés de la tête aux pieds, y compris sur la langue et les dents, d’un embrouillamini délirant de tracés, de volutes, d’entrelacs, de spirales et de pointillés d’une extrême complexité. A la longue, on pouvait discerner, émergeant de ce labyrinthe fantasque, des images reconnaissables : arbres, plantes, animaux, fleurs, rivières, océans, un véritable chant de la terre dont la partition dessinée répondait à la musique de leurs nocturnes invocations célestes. » (p. 44)

Archibald Leopold Ruthmore, Anglais en haut-de-forme, ne peut pas vivre pour toujours auprès de ces placides et gigantesques créatures. Il rentre à Londres et publie un ouvrage sur sa fabuleuse rencontre. Mais il est des savoirs qu’il ne faut pas partager. « Neuf Géants rêveurs d’étoiles et un petit homme aveuglé par son désir de gloire, c’était toute notre histoire. » (p. 76)

Cet album illustré de très fines et délicates aquarelles a reçu de nombreux prix. Cette touchante histoire renvoie les hommes à leurs légendes et au danger qu’il y a à vouloir prouver l’existence des mystères. Les Géants n’ont plus leur place depuis des siècles dans ce monde, mais leur vie recluse et secrète ne gênaient personne. C’est encore la main criminelle de l’homme qui est la cause du drame. Voilà un très beau conte, à lire tant pour la sagesse de l’histoire que pour la beauté des illustrations.

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La route

Roman de Cormac McCarthy.

Dans un monde de cendres froides et de jour indistinct, après une apocalypse dont l’origine reste incertaine, un homme et son fils vont vers le sud, vers la mer, sur la route, « noir ruban du macadam menant de ténèbres en ténèbres. » (p. 230) Poussant un caddie chargé de maigres et éphémères ressources, ils vivent une odyssée noire et désertique. La peur au ventre, ils se cachent des voleurs et des hordes de cannibales qui sillonnent le territoire à la recherche de proies. Il est impossible de rien prévoir et la vie se déroule comme une bobine fatidique. « Aucune liste de choses à faire. Chaque jour en lui-même providentiel. Chaque heure. Il n’y a pas de plus tard. Plus tard, c’est maintenant. » (p. 54)

Dans ce quotidien d’incertitude, l’homme ne vit que pour son fils, pour qu’il survive. « Mon rôle c’est de prendre soin de toi. J’en ai été chargé par Dieu. Celui qui te touche, je le tue. » (p. 73) Mais la survie de l’enfant permet surtout la survie de l’adulte. « Il ne savait qu’une chose, que l’enfant était son garant. » (p. 10) L’homme se construit une mythologie intérieure pour lutter contre la folie et le désespoir : « Quand tu n’as rien d’autre construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle. » (p. 71) Le garçon est devenu la dernière incarnation possible d’un dieu. Pour l’homme en fuite, le petit porte le feu et tout ce qui reste d’humain dans le monde. Malheureusement, l’idée même de la divinité et d’un pouvoir suprême s’éteint à mesure que l’homme et l’enfant avancent sur une route qui ne mène à rien : « Il n’y a pas de dieu et nous sommes ses prophètes. » (p. 152) La bonté est devenue une option et la méfiance est la seule attitude raisonnable.

Entre l’adulte et l’enfant existe un pacte qui coûte un peu plus chaque jour à l’homme. Mais l’enfant se fait toujours la voix de la raison, la dernière voix de l’humanité. « Si tu manques aux petites promesses, tu manqueras aux grandes, c’est ce que tu as dit. » (p. 37) Hélas, garder l’envie de vivre demande une énergie qui manque un peu plus chaque jour. Des souvenirs brutaux, parce que trop doux, envahissent les rêves et les réveils sont une nouvelle apocalypse, une révélation triste sans cesse renouvelée. Le décompte des jours s’est perdu au fil de la route. Le temps est de toute façon une denrée aussi rare que la nourriture et il se fige dans l’éphémère : « Du temps en sursis et un monde en sursis et des yeux en sursis pour le pleurer. » (p. 119)

L’anonymat des personnages répond à l’anonymat d’un monde sans visage, défiguré par un mystérieux mais inéluctable Armageddon. Quand tout a brûlé, il est vain de nommer les êtres et les choses. Être vivant constitue une identité à part entière dans un monde où les hommes se font rares. Les paragraphes sont courts et il y a peu de ponctuation, très peu de virgules notamment. On ne reprend pas son souffle ici : la phrase butte sur un point et repart dans un sursaut. Les pauses sont dangereuses et toujours rares.

Prix Pulitzer en 2007, ce roman n’usurpe pas son excellente réputation. Il m’a été recommandé par ma cousine qui n’a pas encore su me proposer de livres sans intérêt. J’ai été incapable de lâcher le livre après son ouverture. Happée par cet univers gris et désespéré, j’ai marché aux côtés de l’homme et du petit, terrifiée par cette route qui est à la fois le chemin vers l’ailleurs et la voie ouverte aux dangers. Voilà une lecture pétrifiante et dont la chute, en précipité, marque pour longtemps.

L’adaptation cinématographique réalisée par John Hillcoat en 2009, avec Viggo Mortensen et Kodi Smit-McPhee dans les rôles principaux, rend puissamment l’atmosphère du roman. Les tons gris, brun et la crasse contrastent vivement avec les fleurs du passé, tout comme les souvenirs du livre sont des parenthèses enchantées trop vives à supporter et dont on détourne rapidement les yeux. Même si la fin du film est un brin extrapolée, l’œuvre de John Hillcoat fait honneur au roman de Cormac McCarthy et donne à l’amour paternel un visage bouleversant. Un roman et un film à ne pas manquer !

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Haute fidélité

Roman de Nick Hornby.

Rob a 35 ans, il est disquaire à Londres. Et Laura vient de le quitter.  Déboussolé, persuadé que son destin est de se faire plaquer, il passe en revue sa vie amoureuse et revient sur ses cinq relations sentimentales les plus marquantes. « Ce serait bien de penser qu’avec l’âge, les choses ont changé, que les relations sont devenues plus subtiles, les femmes moins cruelles, les carapaces plus épaisses, les réactions plus fines, l’instinct plus développé. » (p. 13) Sa conclusion est assez simple : en amour, il est resté un adolescent. « On dirait que toutes mes histoires d’amour sont une version bâclée de la première. » (p. 13) Avec désillusion et amertume, Ron échoue à comprendre les grands mystères amoureux. Il plie devant les joutes des « oui » et des « non ». À 35 ans, il est plus que temps pour lui d’arrêter de rêver au grand amour. Mais il ne cesse de s’interroger sur les raisons qui poussent les femmes à le quitter : est-ce le destin ? A-t-il une emprise sur sa vie amoureuse ? Sur sa vie en général ?

Rob aime la musique, plus exactement la pop music et si possible sous sa forme vinyle. Il baigne dedans et toute sa vie peut s’illustrer en mélodies pop. Loin d’être anodine, la pop semble être plus qu’une bande originale, elle sous-tend l’existence de Rob, en est la cause et les conséquences. « Personne ne s’inquiète d’entendre les gosses écouter des milliers – vraiment des milliers – de chansons qui parlent de cœurs brisés, de trahison, de douleur, de malheur et de perte. Les gens les plus malheureux que je connaisse, sentimentalement, sont ceux qui aiment la pop music par-dessus tout. Je ne sais pas si la pop musique est la cause de leur malheur, mais je sais qu’ils ont passé plus de temps à écouter des chansons tristes qu’à vivre une vie triste. À vous de conclure. » (p. 25) Les Beatles, Neil Young, Elvis Costello, Otis Redding, Bob Dylan et bien d’autres composent un orchestre aux sons doux-amers. D’une face A à une face B, Rob vit sa vie en musique, pop bien entendu.

Rob a du mal à se considérer adulte. Il compare sans cesse son existence à celle des autres et le constat est le même que précédemment, il est resté un adolescent. « Le sexe est à peu près le seul truc d’adulte que je sache faire ; bizarre, donc que ce soit aussi le seul truc qui me donne l’impression d’être un gosse de dix ans. » (p. 105) L’imminence de son anniversaire aggrave son humeur morose et ses doutes existentiels. Se dirige-t-il pour autant vers un rock and roll suicide ? Même pas, il se laisse porter et l’issue, bien qu’attendue, n’est pas vraiment de son fait.

L’humour est caustique et désabusé, mais également pétri de nostalgie. À presque 36 ans, Rob jette un regard attendri sur une jeunesse disparue bien silencieusement. « Moi je suis là, dans ce petit appartement minable, tout seul, et j’ai 35 ans, j’ai un commerce minuscule qui périclite, et mes amis ne semblent pas des amis du tout, seulement des gens dont je n’ai pas perdu le numéro de téléphone. » (p. 64) Le seul contrôle qu’il semble avoir sur la vie, ce sont les palmarès qu’il établit à propos de tout et n’importe quoi : dans une liste à cinq entrées, il pense pouvoir organiser sa vie avec plus de facilité. Mais finalement cinq entrées, c’est bien peu pour saisir toute l’ambiguïté et la fragilité d’une existence. Et personne ne peut vivre de listes.

Ce roman de Nick Hornby est très sympathique, même s’il tend parfois vers une guimauve de mauvais aloi. Encore un roman sur les trentenaires ? Oui, encore. Mais pour aimer celui-là, il faut aimer la pop music. Quelle chance, c’est bien mon cas ! Pour les autres, mieux vaut peut-être s’abstenir.

 Le film de Stephen Frears avec le talentueux John Cusack dans le rôle principal est fidèle au livre en dépit de quelques raccourcis et inventions. Le monologue de John Cusack rend à merveille les réflexions solitaires du héros. Et par-dessus tout, la bande originale est une réussite. Le livre listait des titres, le film leur donne la parole. Rien que pour cela, j’ai préféré le film. À vous de voir !

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Une gourmandise

Premier roman de Muriel Barbery.

Au seuil de la mort, un critique culinaire de renommée internationale cherche à mettre la langue sur une saveur perdue, douceur plus fine que tous les festins auxquels il s’est attablé. « Plus rien n’a d’importance à ce point. Sauf cette saveur que je poursuis dans les limbes de ma mémoire et qui, furieuse d’une trahison dont je n’ai même pas le souvenir, me résiste et se dérobe obstinément. » (p. 20) Sa quête est un chemin à rebours du temps. Il revient aux premières découvertes culinaires de son enfance, revit des souvenirs savoureux, regoûte des plats exquis. Tel un Orphée culinaire, il veut ramener au jour un délice perdu, mais ce délice lui échappe à chaque pas. Le mourant dresse alors un menu fabuleux dégusté entre des dizaines de tables. Du fond de son lit, il convoque en esprit des cuisiniers disparus, prestigieux ou anonymes, et leur commande une nouvelle fois leur meilleur plat. Ici, les madeleines de Proust ne se dégustent qu’après le souvenir.

Dans cette recherche du goût perdu se dessine le portrait d’un homme d’exception. « Je suis le plus grand critique gastronomique du monde. Avec moi, cet art mineur s’est haussé au rang des plus prestigieux. » (p. 12) Il n’a pas de nom mais il s’en fait un de la pointe de sa plume. « Pour l’éternité, j’ai épinglé sur mon tableau de chasse quelques-uns des plus prestigieux papillons de la toque. » (p. 12) Mais le gastronome glorieux n’est pas tout. L’homme est aussi un mari et un père absent et tyrannique. Au seuil de la mort du patriarche, tous souhaitent sa mort, tous encouragent d’une voix muette le vieil homme à passer l’arme à gauche. Tous sauf quelques fidèles inattendus. Ainsi, outre celle de l’agonisant, d’autres voix s’élèvent et soulèvent des pans de rideau sur une vie de jouissance et de suprématie. C’est par bouchées, douces ou amères, que l’on découvre un peu mieux l’existence de cet homme qui meurt.

« J’ai parcouru tout le spectre de l’art culinaire, en esthète encyclopédique toujours en avance d’un plat – mais toujours en retard d’un cœur. » (p. 18) D’extases gustatives en jouissances des papilles, je me suis attachée à cette figure attendrissante. Certes, c’est un homme odieux pour ses proches, mais sa quête au bord de la mort est sublime. Il ne court pas après un dernier reste de pouvoir ou de reconnaissance. Il veut un plaisir qu’il pressent simple, originel et pur. Mourir lui importe peu, il le dit dès les premières pages. Ce qu’il veut, c’est retrouver un plaisir qui se déguste loin des tables étoilées, confectionné par des chefs qui s’ignorent. Ce n’est pas pour rien que ce gastronome m’a rappelé Anton Ego, l’impitoyable critique culinaire du dessin animé Ratatouille.

L’écriture est savoureuse et dotée d’une puissance d’évocation à nulle autre pareille. J’ai mangé à chaque page et me suis composé des repas pour un moment. Muriel Barbery a le talent rare de faire atteindre la synesthésie par les mots : le livre en main, ce sont tous les sens qui se délectent des descriptions culinaires. Et la fin est tout simplement délicieuse. Je vous conseille ce roman : régalez-vous !

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Il était une fois un vieux couple heureux

Roman de Mohammed Khaïr-Eddine.

Au Maroc, dans l’arrière-pays montagneux, un Vieux et une vieille vivent heureux. Pieux et généreux, ce couple sans enfant vit sereinement le crépuscule de son existence. Les journées s’écoulent paisiblement, entre un passage au souk, un couscous aux navets et de longues discussions qui rendent grâce au Ciel. Le Vieux est heureux dans « un quotidien calme qu’il appréciait car il n’avait aucun souci à se faire, et sa seule obligation était de vivre et de prier. » (p. 15) Durablement uni, le couple ne souffre pas que sa lignée s’éteigne, c’est ainsi, c’est écrit. L’homme et la femme se suffisent l’un à l’autre et partagent un sentiment profond : « Moi, je suis fidèle et je n’aime que toi ma vieille. » (p. 37) dit le Vieux ; « Tu m’as rendue heureuse. Je suis vieille mais heureuse de vivre ces évènements en ta compagnie. J’ai toujours su que tu cachais une grande âme. C’est pourquoi je n’ai jamais souffert en ta compagnie. » (p. 126) répond la vieille.

Mais la douceur de cette époque bénie et de ce temps presque légendaire recule devant la marche inéluctable de la modernité. Les deux vieux se disent « les garants de la tradition » (p. 46) et assistent au pillage de patrimoine et à la décrépitude de la tradition. Le Vieux est « un fin lettré. Il possédait des vieux manuscrits relatifs à la région et bien d’autres grimoires inaccessibles à l’homme ordinaire.  (p. 8) Mais le temps est désormais à la vitesse, à la consommation de masse, à la richesse facile. La jeunesse quitte le pays, se déprave et se perd dans la ville ou en Europe. La décolonisation a entraîné dans son sillage une modernisation insidieuse qui pousse à la paresse et favorise les parvenus. L’univers entier semble s’accélérer et le Vieux assiste résigné à la nouvelle marche du monde. « Mais la modernité est contre moi. Je ne suis qu’un vieux croulant, un vieux chnoque qui écrit sur un saint aussi méconnu que lui. En marche vers une disparition complète, après quoi ne resteront que les choses solides, bien actuelles : le béton, l’argent, la télévision, la vidéo, les grosses voitures, etc. » (p. 85)

Le Vieux écrit de la poésie berbère et l’épopée d’un saint oublié. Sa plume est belle et l’imam du village l’encourage à se faire publier. Mais quand son œuvre est enregistrée sur cassette et diffusée à la radio, le Vieux pressent que même l’art devient objet de consommation courante. Jamais il ne s’énerve ni ne pleure sur le nouvel état des choses. Sa vie reste un hymne aux traditions même si d’inévitables concessions au progrès prennent place dans le quotidien.

La formule qui compose le titre annonce un conte. Mais tout de suite quelque chose dissone : les héros ne sont pas jeunes. La vieillesse s’annonce donc comme le plus bel âge de la vie. Ce court roman fait l’éloge de la simplicité et chante la beauté d’un passé sur lequel retombe la poussière. Dernier témoin d’un monde perdu et d’un temps révolu, le vieux couple ne change pas ses habitudes, ne se révolte pas. Il est heureux et c’est bien ainsi qu’il compte mourir. Ce sera une histoire qui finit bien.

Composé de chapitres très courts et rédigé dans une langue belle et nostalgique, ce texte très court se lit avec grand plaisir et donne envie d’entendre de la poésie berbère. On voudrait être chat et regarder l’homme écrire : « Mon chat, tu comprends la poésie. Chaque fois que la plume court sur le papier, tu te redresses comme pour applaudir. Tu saisis tout rien qu’à ce bruit insolite. » (p. 67) Il ne faut pas chercher à tout comprendre, juste se laisser porter par les mots et la nostalgique langueur des chaudes soirées d’antan.

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Inoubliables, portraits de femmes

Photos de Jean Lattes, rassemblées par Janine Lattès.

Jean Lattès a été photographe pour Elle, Nouveau Femina, Look et d’autres magazines de renom. C’est dire s’il en a vu des femmes ! Portraitiste de talent, il a immortalisé entre 1950 et 1975 des femmes sur qui le temps semble glisser. Au gré des femmes dont s’est saisi son objectif, Jean Lattès nous donne une leçon de féminité et d’élégance. Dans sa préface, Juliette Gréco remercie le photographe et donne une clé de son art : « Comme il nous a aimées ! Toutes. Avec une infinie délicatesse, un regard tendre, attentif, bienveillant, amusé parfois. Il était à la recherche de nos secrets, mais avec respect. » (p. 10)

Le lecteur chemine dans un panthéon érotico-amoureux et artistique où la beauté n’attend pas le nombre des années. Si les photos sont sensuelles, elles le sont sans agressivité. Au fil des pages se déploient un âge d’or et une mythologie de la femme, être superbe qui pourtant reste étonnamment moderne puisque la féminité ne se démode pas.

Jean Lattès offre des photos posées avec des regards rivés à l’objectif, des entre-deux saisis par miracle ou encore des portraits fondus et presque impalpables. Le noir et blanc, omniprésent, sublime la femme sans l’empoussiérer. Ici, les souvenirs sont vivants. Si les jeunes beautés sont légion, on trouve aussi des vieilles sublimes qui crèvent la page : loin d’être un cliché, l’âge rehausse l’éclat patiné des femmes.

Et qui sont-elles de femmes ? Des actrices, des chanteuses, des femmes de sciences, des photographes, des auteures, etc. Toutes des étoiles en somme. Leur nom sont magiques, évocateurs de cinéma, de musique, de papier et de tant d’autres choses : Édith Piaf, la belle Simone Signoret, Françoise Hardy, Lauren Bacall, Brigitte Bardot, Michèle Morgan, Françoise Sagan, Jane Fonda, Céleste Alberet (la dame de compagnie de Marcel Proust), Irène Papas, Marie Laforet, Danielle Darrieux, Annie Girardeau, Jeanne Moreau, Zizi Jeanmaire, la grande Marguerite Duras, etc. Vous en voulez encore ? Alors ouvrez l’ouvrage de Jean Lattès et redécouvrez ces femmes françaises et internationales, en tout cas universelles. Et si leur nom ne vous dit rien, courez en fin de livre et lisez les notices biographiques de chacune. De l’une à l’autre, faites des bonds dans le temps, offrez-vous une nouvelle séance… photos.

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Patrick Bruel

Album de photographies, par Pierre Terrasson.

Pierre Terrasson est de ces photographes qui ne cherchent pas le cliché extraordinaire, mais qui s’attachent à saisir le simple et l’immédiat. Ce n’était pas gagné avec Patrick Bruel, monstre sacré pour qui tant de fans (femmes ?) qui se sont cassés la voix. Des débuts du chanteur en 1987 en passant par la tournée des DOM-TOM en 1991 jusqu’aux Francopholies, Pierre Terrasson a humblement suivi Patrick Bruel, immortalisant l’homme au-delà du chanteur. Certes, Patrick est charmeur devant l’objectif, pas timide et il sait jouer les beaux gosses. Mais jamais l’image ne devient racoleuse. Le photographe se réjouit d’avoir saisi le chanteur « loin du parisianisme. » (p. 42) C’est vrai que cette étiquette lui colle à la peau. Mais de Paris, Patrick n’a ici que le regard gouailleur et pétillent d’un titi, la guitare en plus et toujours à portée de main.

L’album se compose de très beaux portraits, mais aucun qui célèbre le sex symbol. Si Patrick a fait hurler des milliers de femmes, ce n’est pas pour rien, mais ce n’est pas pour autant qu’il en fait son fond de commerce. L’homme est musicien, chanteur, compositeur, mais aussi réalisateur et acteur. Plusieurs cordes à ses guitares donc. Entre couleurs et N&B, de doubles pages en vignettes, Patrick crève la page et sort du moule dans lequel certains l’auraient bien (mal) encadré.

Je n’ai jamais été de celles qui déchiraient leurs chemises ou qui s’arrachaient la gorge et les yeux pour le beau ténébreux. Je suis plutôt David Bowie ou Jim Morrison. D’ailleurs, parlons-en de Jim. Pierre Terrasson nous dit que « Patrick est assez rock, quand il a envie. En tout cas, il aime bien Jim Morrison et U2. » (p. 112) À mon sens, il ne suffit pas d’écouter les Doors et de porter un perfecto pour être rock, mais passons. Donc je n’ai jamais sangloté au moindre passage de l’idole sur le petit écran, ni fait la queue pendant des heures pour m’offrir une place du dernier concert du bonhomme. À l’occasion j’ai fredonné une de ses mélodies. Mais l’album photo de Pierre Terrasson rend justice à un chanteur qui n’a pas qu’une plastique et une belle gueule. Laissons de côté les considérations musicales – nous ne nous entendrons pas – et savourons seulement le plaisir de feuilleter un ouvrage plein de sensibilité et de retenue. Ce que j’ai préféré dans ce livre ? Les polaroïds sur les dernières pages : Bruel n’y est pas seul et il a su s’entourer, que ce soit de musiciens ou de chanteurs, de réalisateurs ou d’acteurs. Ce que Pierre Terrasson nous donne à voir, c’est l’ami Bruel et ça valait bien tout un album.

Aux mêmes éditions, vous trouverez de superbes ouvrages sur Jim Morrison (encore lui !) et les Doors et sur Bob Dylan.

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Isidore Tiperanole et les trois lapins de Montceau-les-Mines

Conte de Pierre Thiry. Illustrations de Myriam Saci.

La ville de Montceau-les-Mines, bien avant l’existence des hommes, abritaient des hermines et des lapins. Parmi eux, Arthur, Théobald et Justin Lapaimbot, trois frères lapins, sont amoureux de la princesse Ermelinde, une très belle hermine. « Célibataire, elle était en quête du lapin charmant qui pourrait la rassasier. » (p. 22) Les frères Lapaimbot sont bien décidés à conquérir le cœur de la princesse et ils se lancent à l’assaut de son château. Mais les lieux sont gardés par Isidore Tipéranole, un inquiétant concierge qui veut tuer le temps : « Isidore Tipéranole avait une tête de crocodile sur un corps de gorille. » (p. 34) Les trois frères s’engagent dans une aventure fabuleuse et dangereuse. « On n’épouse pas une hermine en se jetant sans précaution dans la gueule d’un concierge. Sachez que pour séduire une princesse, rien ne sert de courir. Il faut juste prendre le temps de rythmer le vers et trouver la rime. » (p. 63)

Pierre Thiry propose une plaisante variation sur le thème des trois frères. Ses personnages sont complexes et l’histoire est drôle. Les enfants prendront plaisir à lire, chanter et répéter les poèmes de Justin. Mais je suis extrêmement déçue par les illustrations. Il s’agit certes d’un conte pour enfants, mais qui a dit que les illustrations des ouvrages de littérature jeunesse devaient ressembler à des dessins d’élèves du primaire ? À mon sens, et c’est vraiment dommage, le conte de Pierre Thiry s’en trouve ravalé au rang de texte amateur dans le pire sens du terme, à tel point que j’ai refermé le livre avec une pointe d’agacement non dissimulé.

J’adresse toutefois un grand merci à Pierre Thiry qui m’a envoyé son second roman. J’avais beaucoup aimé son premier roman Ramsès au pays des points-virgules.

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La belle amour humaine

Roman de Lyonel Trouillot.

Dans un taxi qui la conduit de l’aéroport à un village de la côte haïtienne, Anaïse se laisse guider par Thomas, son chauffeur. La jeune femme est pleine d’une absence de mémoire, pleine d’incompréhensions. Elle part sur les terres de son grand-père, Robert Montès, un puissant homme d’affaires, et de son acolyte, le colonel Pierre André Pierre. Il y a déjà bien longtemps, les deux hommes ont disparu la même nuit dans l’incendie de leurs maisons, les Belles Jumelles. Anaïse veut aussi comprendre ce qui a poussé son père, mort depuis des années, à quitter ce village de pêcheurs. Elle espère que le vieux peintre Frantz Jacob pourra lui donner des réponses. Mais Thomas la met en garde : « Ce n’est pas sûr qu’il puisse te faire écouter la voix qui manque à ton enfance. » (p. 31)

Thomas est plus qu’un simple chauffeur de taxi, plus qu’un simple guide. Dans un long monologue, il ouvre le chemin vers la réalité simple d’Anse-à-Fôleur : là-bas, les gens donneront plus qu’ils n’ont, mais ils ne remuent pas le passé. Sur un trajet qui semble ne jamais finir, Thomas fait les questions et les réponses, il encourage et il imagine. Il attend d’Anaïse qu’elle se confie, mais il lui laisse le loisir de s’ouvrir à son heure. Thomas donne les réponses qu’Anaïse attendait du village, simplement parce que ces réponses n’ont pas d’importance, ce ne sont pas elles qui combleront le vide qu’Anaïse porte en elle. Le mystère de son grand-père est rapidement résolu : il lui suffit de savoir que l’homme d’affaires et son ami colonel étaient des hommes mauvais, « rien, mis à part la cruauté, ne pouvait justifier l’amitié qui lia jusque dans la mort le colonel Pierre André Pierre et l’homme d’affaires Robert Montès. » (p. 86) Ce qu’Anaïse trouve à Anse-à-Fôleur, c’est davantage qu’un roman familial, c’est un vadémécum, presqu’une panacée.

Dans le village d’Anse-à-Fôleur, les gens vivent de bonheur et de simplicité, selon la loi de Justin, un législateur bénévole qui n’impose pas ses règles. « Là-bas, à vivre de mer et d’arc-en-ciel, les couleurs souvent leur suffisent. » (p. 16) Les habitants s’appliquent à être heureux là où ils sont et avec ce qu’ils ont. « Le bonheur n’est-il pas le seul mérite naturel auquel tout humain a le droit d’aspirer ? » (p. 147) Et surtout, ils s’appliquent à mener une vie juste et utile. À la question « Ai-je fait un bel usage de ma présence au monde ? » (p. 24), les habitants d’Anse-à-Fôleur sont fiers de répondre par l’affirmative. Cet usage n’est pas celui du pouvoir ou de la richesse, ni celui de l’orgueil ou des gloires. Le bon usage d’une présence au monde permet de se présenter devant la mort sans regret ni culpabilité. La mort-même n’est pas à craindre : « la mort ne nous appartient pas, puisqu’elle nous précède. Mais la vie… » (p. 24) Le bon usage d’une présence au monde, selon l’oncle de Thomas, c’est enfin « la belle amour humaine » : « Mon oncle a une thèse. […] Il l’appelle : la belle amour humaine. Selon lui, chacun y tient sa place. Et il ne faut pas demander à quelqu’un d’y occuper la place d’un autre. » (p. 42)

D’ordinaire réservé au pluriel du mot « amour », l’usage du féminin dans le titre du roman a quelque chose de barbare pour tout inconditionnel de la grammaire. Mais ce féminin, en dehors de toute considération de genre, introduit une dissonance sublimement poétique. Comment ne pas comprendre que l’amour ne peut être qu’humaine, qu’il ne peut pas être humain ? Cela ne s’explique pas et c’est tout le talent de Lyonel Trouillot d’en faire une évidence. L’exotique Haïti se profile sans s’imposer, elle est le cadre d’une prise de conscience, d’une connaissance de soi. Si voyage initiatique il y a, il est modeste : Anaïse ne se révolutionne pas, elle s’équilibre. Tout le roman, au fil du monologue de Thomas et de la brève réponse d’Anaïse, déploie une langue riche et chantante et se fait porteur d’une voix caribéenne légendaire et mystique.

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La fille sauvage

Roman de Jim Fergus.

1999, Ned Giles, vieux photographe, revient sur l’année 1932. Il était alors un toute jeune homme d’à peine 17 ans. Tenté par l’aventure, il s’engage dans une expédition mexico-américaine qui part à la recherche d’un petit garçon enlevé trois ans plus tôt par les Apaches.  Armé de son appareil photo, il veut saisir toute la grandeur de cette expédition. Dans des carnets, il note au fil des jours ses expériences et ses réflexions. C’est alors que son chemin croise celui d’une jeune Bronco Apache, la nina bronca, capturée par un chasseur de fauves : « cette enfant indomptée, différente, était issue d’une race d’hommes beaucoup plus ancienne, comme un vestige de temps immémoriaux. » (p. 33) Tout à l’exaltation de sa découverte de la photographie et plein de la fougue de la jeunesse, il ne pense d’abord qu’à prendre la vérité entre ses plaques et il fait de la nina bronca un portrait dont la réalité brutale fait sensation : « la nina bronca, pauvre petite créature affamée, lovée en position fœtale sur les dalles en pierre d’une cellule mexicaine, son corps nu traversé par l’ombre des barreaux qui dessine sur elle l’uniforme d’un forçat. » (p. 177)

L’expédition prend alors un autre visage : échanger la jeune Apache contre le fils Huerta enlevé par la tribu de la jeune sauvage. Ned Giles, accompagné d’une jeune anthropologue, de deux éclaireurs apaches, d’un fils de bonne famille et d’un majordome, entre en territoire indien, dans la Sierra Madre, pour ce qu’il pense être une aventure plaisante et humaniste. Mais pour les Apaches, la violence est une pratique quotidienne. Devant le recul de leurs terres et face à la politique anti-indien du gouvernement américain, ils mènent une vie de paria dans une rancheria isolée dans un défilé perdu. Le Peuple se meurt, le Pouvoir disparait et la culture ne peut survivre qu’en se mêlant. La loi des Apaches est simple : tuer pour vivre ou mourir. Une fois en territoire indien, les Blancs et les Mexicains ont peu de chance. « Tu ne comprends donc pas que, lorsqu’on arrive ici, il n’y a plus de retour possible ? » (p. 270) Pour Ned Giles et ses amis, il s’agit donc de survivre.

Les Bronco Apaches sont déjà une légende en 1932. On les dit magiciens, démons et sans pitié. Ils ne font pas tout à fait partie du monde des hommes et la nina bronca en est l’exemple parfait : « Elle planait, flottait comme un oiseau. Plus qu’une d’une autre race, elle était issue d’un ordre différent. » (p. 361) Le savoir des Apaches est pétri de nature et de connaissances millénaires. Avec un rare talent de conteur, Jim Fergus nous entraîne sur les pas des derniers vrais sauvages du Nouveau-Monde, là où le Far West porte bien son nom. Ce roman présente une expérience humaine hors du commun qui s’inscrit dans la lignée des mythes. La légende des Apaches commence à disparaître, comme celle des derniers hommes de valeur : Jim Fergus les saisit au vol et les préserve pour longtemps.

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Le livre de ma mère

Biographie d’Albert Cohen.

Albert Cohen écrit sur sa mère, à sa mère. Elle est morte. Le fils la pleure toujours. « Oui, les mots, ma patrie, les mots, ça console et ça venge. Mais ils ne rendront pas ma mère. » (p. 10) Impuissant et esseulé, l’écrivain fait un constat liminaire triste et fataliste. Dès les premières pages, on ressent toute l’incomplétude d’un homme hanté par un « maternel fantôme » (p. 11) et coupable du péché de vivre.

Cette femme, cette mère juive, l’auteur en fait une icône, une mater dolorosa. Victime heureuse de l’égoïsme de son fils et de son époux, elle ne voulait pas dévouer sa vie à d’autres êtres qu’eux deux. « Ma vieillissante mère attendait ses deux buts de vie, son fils et son mari. » (p. 16) Cette femme n’attendait même pas d’être reconnue par son fils, mais ce dernier lui offre une reconnaissance post-mortem inscrite dans l’encre et le papier, de celle qui ne s’efface pas facilement. Le chant d’amour d’Albert Cohen à cette femme, c’est un Cantique des Cantiques maternel. Cette femme incarne-t-elle le cliché de la mère juive ? Oui, et alors ? C’est une mère avant tout Ici, la mère est reine, déesse, immortelle aux yeux de son fils. « Soudain, elle m’apparaît comme la preuve de Dieu. » (p. 167)

D’images fugaces en souvenirs bouleversants, l’auteur ouvre un album photo mental, un livre d’images éternel. Comme un enfant relit sans cesse les mêmes livres, Albert Cohen revient sur ses souvenirs et son enfance, tâchant maladroitement et bien vainement de la retenir encore un peu. « Pleurer sa mère, c’est pleurer son enfance. L’homme veut son enfance, veut la ravoir et s’il aime davantage sa mère à mesure qu’il avance en âge, c’est parce que sa mère, c’est son enfance. J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas. » (p. 33) Ce portrait de la mère est un portrait en creux de d’une enfance et d’un homme en devenir, celui qui désormais écrit cette biographie.

La mère de l’auteur n’est jamais nommée. Sans prénom, elle est la Mère et c’est davantage qu’une identité. C’est un sacerdoce, une destinée. Le texte d’Albert Cohen est puissamment élogieux et c’est pour mieux magnifier la simplicité et les maladresses de sa mère. Cette femme simple, aux idées courtes et aux désirs endormis, méritait un hommage à sa hauteur. « Je ne sais pas pourquoi je raconte la triste de ma mère. C’est peut-être pour la venger. » (p. 59) Cette femme qui n’était pas faite pour le monde dans lequel son fils s’est illustré méritait le respect des plus grands. Le livre de ma mère rachète tous les manques.

« Amour de ma mère, à nul autre pareil. Elle perdait tout jugement quand il s’agissait de son fils. Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l’être aimé, le pauvre aimé si peu divin. » (p. 90) Tous les souvenirs décrits sont un prétexte à l’hymne et à la déploration. Le souvenir du bonheur passé nourrit la nostalgie du bonheur perdu. L’auteur fait également amende honorable, avec des années de retard. Avec humilité, il présente ses fautes et les égoïsmes qui ont blessé sa mère. Jeune homme demandé, il faisait cher payer le temps qu’il offrait à sa mère. Orphelin, il déploie toute la panoplie des sentiments pour célébrer l’unique personne qui n’attendait rien de lui. « Chérie, ce livre, c’est ma dernière lettre. » (p. 76) Cette lettre, c’est celle qui rattrape celles qu’il aurait dû écrire plus souvent, les messages que sa mère a attendus vainement, rongée d’angoisse et de silence.

Le livre de ma mère, au-delà de la simple biographie, est une mise en garde adressée aux hommes qui resteront le fils d’une femme. « Ces paroles que je vous adresse, fils des mères encore vivantes, sont les seules condoléances qu’à moi-même je puisse m’offrir. » (p. 169) La conclusion de son récit, ce long éloge funèbre et ce cri d’amour lancé outre-tombe, est une parole sage. « Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis. »(p. 170)

J’ai vraiment aimé ce récit qui est de loin la plus belle déclaration d’amour que j’ai lue. Je ne dis pas que l’amour maternel est insurpassable, mais Albert Cohen lui donne des lettres de noblesse qui dépasse la simple tendresse et explose le monde niais dans lequel certains voudraient le cantonner. J’avais tout simplement adoré Belle du Seigneur, et pas seulement pour l’histoire d’amour comme le croient certains. Dans Le livre de ma mère, Albert Cohen déploie une écriture aussi majestueuse qu’émouvante. Une nouvelle fois séduite, je vous encourage à lire ce texte et à l’offrir à vos mamans.

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Un linceul n’a pas de poches

Roman D’Horace McCoy.

Mike Dolan est journaliste à Colton, petite ville des États-Unis. Révolté par les crimes et malversations qui se multiplient, il veut faire justice de sa plume même si la tâche est énorme. « Ce qui se passe à Colton a cours également dans toutes les villes des États-Unis. Corruption, bigoterie, faux patriotisme – tout ça se retrouve partout. Colton peut être pris comme exemple-type, comme symbole de tout ce gâchis. »(p. 220) Lassé de travailler dans un journal frileux qui refuse tous ses papiers, Dolan fonde Le Cosmopolite, revue qui traque et affiche la vérité. Après avoir écrit sur une affaire de triche sportive et d’avortements illégaux, il s’attaque à une entité fasciste, rémanence du Ku Klux Klan.

Mais, bien qu’avide de justice et de vérité, Dolan cherche à se faire accepter dans la société huppée de la ville. Bête noire de tous les pères ayant des jeunes filles à marier, il est pire que le loup blanc. « Vous êtes à la fois célèbre et très mal côté. Vous êtes l’enfant terrible. Vous avez la manie de vous mettre dans de sales draps. Vous êtes perpétuellement en état de rébellion, et cela parce que vous êtes ambitieux, parce que vous essayez toujours de sortir de votre milieu. » (p. 28) Dévoré par le besoin de reconnaissance et de faire la nique à un passé sordide, Mike Dolan est l’incarnation du type qui veut arriver et se faire accepter par les plus grands : « Ils représentent pour moi quelque chose que je n’ai jamais eu et que j’ai très envie d’avoir. » (p. 80)

Et il y a Myra et « ses lèvres rouges, si rouges », qui sont entrées sans ambages dans sa vie. Entre cynisme et goujaterie, l’attachement de Dolan pour cette beauté fatale est fait de heurts et d’incompréhensions. Mike Dolan ne peut être l’homme que d’une femme et il a choisi l’aveugle justice. Noble comme pouvaient l’être les chevaliers et enragé comme seuls le sont les désespérés, il rejette toute complaisance et toute demi mesure. Peu importe les pots cassés et les bombes qu’il fait exploser, Mike Dolan ouvre et trace la voie de la vérité à coup de bulldozer. « Je m’en fous, je ne regrette rien, je ne veux pas être hypocrite. C’était mon ennemi de toujours, je le vomissais et il me le rendait bien. En plus, c’était un danger public. La ville va pouvoir respirer un peu mieux. D’ailleurs, tout ça ce n’est pas mes affaires, je me demande seulement quelles répercussions ça va avoir sur Le Cosmopolite. » (p. 201)

La corruption, le racisme et l’hypocrisie composent le tableau dans lequel Dolan refuse d’être figurant. Alors que les États-Unis font leurs premiers cauchemars sur la terreur rouge, le journaliste s’emploie à rédiger une critique de la société qui n’épargne personne. Don Quichotte moderne, il rêve de « nettoyer le monde en une nuit. » (p. 219) Aussi désenchanté que le légendaire sire à la triste figure, Dolan pose sur le monde un regard acerbe et désabusé. « Qu’est-ce qui ce pays a de valable à offrir à n’importe quel enfant d’homme ? Une place dans une file de chômeurs et un éclat d’obus dans le ventre ? » (p. 208)

Un linceul n’a pas de poches est paru dans la collection Folio Policier. Étrange quand on voit que les victimes, les coupables et les mobiles sont connus dès le début. Évident quand on comprend que Mike Dolan est de la race des enquêteurs et des justiciers légendaires. Finalement, il est la victime de son engagement. On sait dès le début que tout finira mal pour lui. À fouiller la boue et les ordures, il ne peut pas en tirer autre chose. Si Un linceul n’a pas de poches, c’est parce que rien ne s’emporte outre-tombe, ni l’argent, ni la santé, ni la renommée, ni le pouvoir. Un cadavre n’emporte rien de plus que sa carcasse et parfois un peu moins. J’avais beaucoup aimé On achève bien les chevaux du même auteur, roman sur une Amérique désespérée. Un linceul n’a pas de poche est un roman très noir, violent et percutant. Ici, l’Amérique est désespérée mais elle se débat encore dans ses propres filets, ignorante du fait qu’elle signe son propre arrêt de mort. Si Horace McCoy est un auteur tourmenté ? Sans aucun doute ! Mais aussi bougrement talentueux. Je vous le recommande !

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Héliogabale ou l’anarchiste couronné

Texte d’Antonin Artaud.

La légende dit qu’Héliogabale est né dans « un berceau de sperme. » C’était en 204 après J.C. à Antioche, en Syrie. Et toute son existence sera un long sacrifice de sexe et de sang. Héliogabale était un roi fou et excessif, baignant dans le stupre, la débauche et la démesure. Il a conquis Rome avec violence et est monté sur un trône de sang. Anarchiste couronné selon Artaud, le tyran, empereur de Rome, n’a de cesse de tendre vers l’unité, à sa façon. « Et Héliogabale, en tant que roi, se trouve à la meilleure place possible pour réduire la multiplicité humaine, et la ramener par le sang, la cruauté, la guerre, jusqu’au sentiment de l’unité. » (p. 45) Que voulait-il réunir ? Tous les contraires, tout simplement. L’unité à laquelle il tente de parvenir passe par la réunion du principe féminin et du principe masculin. Il se veut représentant des deux. « Héliogabale, le roi pédéraste et qui se veut femme, est un prêtre du masculin. Il réalise en lui l’identité des contraires, mais il ne la réalise pas sans mal, et sa pédérastie religieuse n’a pas d’autre origine qu’une lutte obstinée et abstraite entre le Masculin et le Féminin. » (p. 67)

Dans un monde où la cruauté est ritualisée, institutionnalisée et légitime, Héliogabale se veut en rupture. Il est « un anarchiste-né, et qui supporte mal la couronne, et tous ses actes de roi sont des actes d’anarchiste-né, ennemi public de l’ordre, qui est un ennemi de l’ordre public. » (p. 96) Mais encore une fois, cette rébellion est organisée. Le tyran tend toujours à l’unité du monde et c’est en le retournant qu’il compte l’organiser. De l’anarchie naît une nouvelle unité, conforme aux goûts de l’empereur. « Rien de gratuit dans la magnificence d’Héliogabale, ni dans cette merveilleuse ardeur au désordre qui n’est que l’application d’une idée métaphysique et supérieure de l’ordre, c’est-à-dire de l’unité. » (p. 108) Ce que propose Héliogabale, ce n’est rien d’autre qu’une cosmogonie à son image : violente et unie dans la violence.

Héliogabale est l’empereur qui incarne le plus profondément la décadence de Rome. « Il poursuit systématiquement, […], la perversion et la destruction de toute valeur et de tout ordre. » (p. 121) Héliogabale va dans le sens de la décadence, il accompagne, accentue et précède ce mouvement descendant, cette chute de la société. Brutale fut sa vie, brutale fut sa mort, dans une continuité, une unité de cruauté. Il est mort comme il a vécu, incarnant sa propre vision du monde. « Ainsi finit Héliogabale, sans inscription et sans tombeau mais avec d’atroces funérailles. Il est mort avec lâcheté, mais en état de rébellion ouverte, et une telle vie, qu’une pareille mort couronne, se passe, il me semble, de conclusion. » (p. 127)

Héliogabale ou El Gabal, « Celui de la Montagne », porte un nom composite et trompeur pour les lecteurs d’aujourd’hui. « Héliogabale rassemble en lui-même la puissance de tous ces noms, où l’on peut voir qu’une seule chose, celle qui nous vient d’abord à l’esprit, le soleil, n’intervient pas. » (p. 89) Sa religion était celle de l’astre solaire, mais jamais Héliogabale ne s’est nommé d’après le soleil. Ce sont les Grecs qui, transcriptions après traductions de sa légende, ont modifié le nom du tyran. Une autre preuve, s’il en fallait, que l’histoire d’Héliogabale échappe aux historiens.

L’histoire d’Héliogabale est le prétexte à une certaine histoire de Rome, celle d’un empire sur la voie de la décadence, loin des empereurs fabuleux des temps classiques. Cette partielle histoire antique est aussi le prétexte à une réflexion théologique et métaphysique. Antonin Artaud oppose la religion d’Héliogabale, pourtant monothéiste, au christianisme. Celle qu’il appelle la religion d’Ichtus est mauvaise : elle sépare l’homme du mythe, du magique, du religieux et du sacré. Les religions qui ont précédé le christianisme offraient davantage à leurs adeptes. « Les religions antiques ont voulu jeter dès l’origine un regard sur le Grand Tout. Elles n’ont pas séparé le ciel de l’homme, l’homme de la création entière, depuis la genèse des éléments. » (p. 55) Artaud est formel : les humains ont besoin de savoir. En creux de l’histoire d’Héliogabale, il faut lire une critique du christianisme et de l’obscurantisme dans lequel il a plongé ses fidèles.

Éblouissante et torturée, la vie d’Héliogabale était de celles qui méritent un hommage. C’est avec un talent éblouissant qu’Artaud s’est prêté à l’exercice. Ce n’est pas un texte facile. Les propos philosophiques et métaphysiques sont complexes. Mais ils répondent sans cesse à la vie du tyran qui a son tour se fait source de réflexions. Une lecture étourdissante.

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En flagrant délire

Textes illustrés de John Lennon.

Quatrième de couverture – Son talent pour les mots a toujours contribué au charme des Beatles. Et il ne s’est pas manifesté uniquement en chansons, car John Lennon a publié deux livres, dont le premier, En flagrant délire, est paru en 1964. Depuis son enfance, à Liverpool, Lennon a toujours eu la manie de griffonner – des poèmes, des saynètes, des parodies. Quand en pleine beatlemania, un éditeur lui propose de réunir ses écrits en un volume, il se met à rédiger et à dessiner comme il ne l’avait pas fait depuis l’Art College pour proposer au total trente et un textes illustrés. Pastiches d’auteurs célèbres (de Stevenson à Enid Blyton), fantaisies pleines de nonsense, jeux de mots et autres explorations linguistiques inspirées des pratiques surréalistes… Le résultat est un exemple très personnel de virtuosité littéraire dans lequel s’incarne l’humour de Lennon, parfois noir et grinçant, parfois léger, toujours décalé. À sa parution, le livre remporte un triomphe critique et public, asseyant définitivement le jeune auteur dans sa position de Beatle intellectuel. Tom Wolfe, notamment, n’hésitera pas à le qualifier de « génie sauvage. » Il est rare qu’une quatrième de couverture me satisfasse suffisamment. Celle-ci est remarquable : elle présente l’ouvrage sans déflorer le sujet, elle donne des indications mais ne mange pas le morceau.

Cet ouvrage d’un des garçons de Liverpool est vraiment drôle, mais également épineux. J’ai lu la version française et la page de garde promet une découverte qui se mérite : « tentative désespérée de traduction par Christiane Rochefort et Rachel Mizrahi. » C’est en effet un défi colossal qu’ont relevé les traductrices. À lire la version française, à rire chaque bon mot et à réfléchir devant chaque ingéniosité littéraire, on se doute que la version originale doit être autant, sinon plus, savoureuse et que le travail de traduction a été titanesque. Pour que l’humour passe d’une langue à l’autre, il a fallu que les traductrices se fassent auteures et qu’elles délaissent la traduction au profit de l’imagination.

Les illustrations de John Lennon ne demandaient aucune traduction. On est ici dans l’immédiateté de l’art visuel. Vu de loin, ces dessins passeraient pour des gribouillis d’enfant désœuvré, mais la mine grêle qui est à l’œuvre a tracé des petits bijoux d’humour et de finesse. Quelques coups de crayon accompagnent les contes et saynètes.

L’humour est omniprésent, comme le mentionne la quatrième de couverture. On ne s’esclaffe pas. On rit un peu jaune, comme un certain sous-marin. C’est un plaisir de découvrir un John Lennon sans son costume de Beatles. Ici, on rencontre un artiste, tout simplement. Et il n’en finit pas de nous charmer.

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