Marthe, ouvrière dans un atelier de fausses perles a « des ardeurs étranges, un dégoût de métier, une haine de misère, une aspiration maladive d’inconnu, une désespérance non résignée. » (p. 22) Lascive et paresseuse, elle cherche la vie facile. « Un beau soir, la faim la roula dans la boue des priapées ; elle s’y étendit de tout son long et ne se releva point. […] L’apprentissage de ce nouveau métier était fait ; elle était passée vassale du premier venu, ouvrière en passions. » (p. 37) Après un passage dans une maison close qui lui meurtrit l’âme et imprime en elle la haine de la condition de fille, elle monte sur les planches du théâtre de Bobino. Belle et légère, elle sait que « tous les yeux étaient braqués sur elle, tous flamboyaient en honneur de sa gorge. » (p. 17) Un soir, elle se laisse prendre aux doux mots de Léo, journaliste et écrivain sans talent. « Léo vivait de sa plume, autrement dit, il vivait de faim. » (p. 41) Mais le concubinage entre l’écrivaillon et la putain chanteuse n’est pas aussi magique que promis. Léo en souffre le premier et se dégoûte de sa belle, « ce suicide d’intelligence que l’on nomme « un collage » commençait à lui peser. » (p. 53) Revoilà le ruisseau pour Marthe, ruisseau qui charrie ses regrets, ses remords et ses pudeurs vaines et tardives.
Remarquable esthète décadent avant d’être écrivain religieux, Huysmans a d’abord baigné dans le naturalisme. Ce court récit en est un concentré minutieux et foisonnant : la langue épaisse et grasse épouse son sujet et se déploie lourdement, comme un rideau de velours poussiéreux dont on pourrait compter chaque fil. Huysmans ne s’épargne aucune peine et fouille les dessous honteux de la belle Marthe, il retourne la crasse des bouges et scrute le fonds des chopes, à l’affût de l’infime détail qui signera superbement la scène qu’il dépeint. Comme l’a fait Zola dans son cycle gigantesque, Huysmans se pique de théories sociales : « Une fille est perdue dès qu’elle voit d’autres filles. […] L’atelier, c’est la pierre de touche des vertus, l’or y est rare, le cuivre abondant. » (p. 22) Huysmans esquisse ici une classification : sous sa plume, la fille prend place au pied de l’échelle du monde, elle ne peut en gravir les échelons que pour mieux les redescendre. L’amnestie n’est pas permise pour elle. Marthe est une autre Nana, mais moins audacieuse et moins lumineuse. Si Nana fait aimer la vie canaille et débraillée, Marthe en dégoûte. « Les filles comme elles ont cela de bon qu’elles font aimer celles qui ne leur ressemblent pas, elles servent de repoussoir à l’honnêteté. » (p. 109) On le sait, les filles de joie remplissent une mission d’utilité publique, mais il n’est pas certain qu’elles en cernent tous les détails.
Depuis Là-bas, j’ai décidé de lire Huysmans jusqu’à la dernière ligne. La collection Il était une fois la femme, des éditions Galaade, propose de courts récits que l’on trouve d’ordinaire dans des recueils. Les livres sont petits, faciles à manipuler et bénéficient d’une mise en page simple mais très esthétique. Entre noir et rouge se déploient le texte et quelques photos d’auteurs et gravures. En ouvrant le livre, on sait qu’on plonge dans un univers où la femme est reine, qu’elle trône sur un siège d’immondices ou qu’elle chevauche la vertu à la recherche de la connaissance.