Vous rencontrez Stephen King dans un bar, et ?

Pendant l’été, j’ai participé à un challenge d’écriture dont le thème était Vous rencontrez Stephen King dans un bar, et ?

Vous imaginez bien que ma passion et mon admiration pour le bonhomme m’ont empêchée de passer à côté de ce sujet très tentant. Voici ma modeste contribution, sous forme de pastiche.


Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Je croyais qu’il était abstinent depuis des années. Sevré brutalement après l’accident de bagnole où il a failli crever, un soir de brume. Rencontrer Stephen King dans ce bar miteux, pour sûr que c’est une surprise ! Je pourrais lui demander un autographe, mais j’enfreindrais le règlement tacite des poivrots : tu peux causer avec un type, mais tu ne le connais pas, surtout s’il est célèbre. Derrière son verre, n’importe quel alcoolo est seulement un pauvre mec. L’identité, mon pote, tu la laisses à l’entrée, avec ta dignité, tes scrupules, tes insomnies et ta rage. Si tu entres dans un bar, si tu t’assois, si tu commandes un verre, t’es juste un gars qui fait un brin de causette avec la Fée éthanol. T’es personne. Juste un morceau de la grande désolation.

N’empêche que c’est une foutue surprise de le croiser ici. J’ai lu tous ses livres. Je les aime parce que le héros est toujours un mec qui aurait bien aimé continuer sa petite vie peinarde, mais qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, ou qui rencontre le mauvais gars. Et ça après ça dégénère sérieux ! Je suis pas peureux, mais y a 2 ou 3 de ses bouquins qui m’ont fait mouiller mes culottes, comme disait ma mère. Décidément, je m’en remets pas. Stephen King, ici, dans mon bar. À tel point que je ne peux plus bouger. Tétanisé par le bonhomme. Et par autre chose ? Il se passe un truc pas net ici. Depuis que je suis entré, c’est bizarre, c’est comme si je ne reconnaissais rien. C’est toujours mon bar, mais en différent. Dans les bouteilles, le whisky n’a pas cette couleur chaude et dorée comme le baiser d’une femme. Il est jaune, presque vert, comme du pus. Ah, putain, ça coupe la soif de voir ça ! Et on dirait que le barman a pris 20 ans dans la tronche. Déjà qu’on ne sait pas son âge, vu qu’il a toujours été là… Mais là, son œil gauche, c’est comme s’il coulait sur sa joue, pour faire un tour du côté du menton, si jamais il y avait un meilleur angle de vue. Et sa barbe grise, on dirait qu’elle vibre de milliers de petits fils de fer agités par la tempête du siècle.

Les mecs assis au bar ou aux tables ne bougent pas, sauf pour avaler leur verre. Ils ont des gestes flippants : des putains d’automates déglingués, des sacs d’os. Leur sourire sont figés : on dirait des foutues poupées de porcelaine, mais avec des nez cirrhosés et des yeux vides. Un petit coup de remontoir et je suis sûr qu’ils se jetteraient les uns sur les autres pour se défoncer la gueule, dans une sale danse macabre. Bizarre, d’habitude, on ne s’entend pas penser ici. Ils racontent tous leur histoire, en boucle, sans s’écouter. Toujours à remâcher leur malheur et à justifier leur abandon face à l’alcool. Je suis comme eux. Mais ce soir, pas un mot. On n’entend que le vieux juke-box qui ne sait jouer que 3 chansons. Je voudrais aller l’éteindre : je n’en supporte plus le son ébréché comme une sonnerie de cellulaire. Mais mes foutues jambes ne répondent pas. Je suis un putain de bloc de béton posé devant la porte. Sauf que non, je ne suis pas en béton. J’ai soudainement douloureusement conscience que mon corps est mou. N’importe quoi pourrait me blesser. Marche ou crève, mon pote. Je vais crever !

OK, il se passe un truc louche ce soir. Je sens une peur bleue dévaler de mon gosier à mon estomac, avec des longs relents acides. Oh, merde, King se tourne vers moi. Il a dû se rendre compte qu’un truc ne tourne pas rond. Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ici ? Le King est pourri ! Littéralement pourri ! Comme dans les films de Romero, il a la peau grise par endroits, avec des lambeaux de chair qui se détachent dans un petit bruit écœurant. Dans sa bouche, ça grouille. Oh putain putain putain, il a des cafards plein le gosier ! Il tend ses mains vers moi, il veut m’attraper. Mes pieds sont vissés au sol. Je vois ses ongles cassés, sales, qui se rapprochent de ma gorge. Une araignée énorme, aux yeux vert métallique, lui descend le long du bras. Sur ses crochets, il y a un liquide visqueux, brillant. Oh non, pas ça, elle va me mordre. J’ai toujours eu peur des araignées. Et je suis toujours figé !

Étrangement, j’éprouve un bref soulagement. Je me suis pissé dessus ! C’est quoi la réplique du film, déjà ? « Ceux qui font dans leur froc n’ont pas chaud très longtemps. » C’est ça, c’est carrément ça ! J’ai des frissons terribles. Mes dents claquent si fort qu’elles vont se briser les unes sur les autres. Et je sens ma queue qui se recroqueville comme un escargot malade. Je vais claquer là, debout comme un con, dans un bar dégueulasse, un samedi soir, bouffé par Stephen King. Fin de ronde pour le poivrot ! Je cligne des yeux comme un fou. Cette vision d’horreur va disparaître. Je vais me réveiller dans mon vieux canapé ou dans ma caisse. Je ne peux pas crever comme ça ! Est-ce qu’il est trop tard pour une promesse d’ivrogne, juste avant le crépuscule ? Sainte Charlie, Sainte Christine, Sainte Misery, Sainte Jessie et Sainte Dolores, si je m’en sors, je jure que je ne toucherai plus jamais à un verre d’alcool !

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