En naissant, Ismaëlle a tué sa mère. À 16 ans, elle perd son père, noyé dans le lac Léman. « Je n’avais plus de parents. Pas d’attaches. Une amarre, seulement. Un anneau au port. Un bateau, une barque, un banc de nage. » (p. 38). Émancipée, il ne lui reste que l’embarcation de son père pour vivre. Et voilà que le lac empêche toute pêche en recrachant des dizaines, des centaines de corps, pendant des jours, des mois. Il faut désormais moissonner les eaux de leurs épis macabres. Sur les hauteurs du plan d’eau, Ezéchiel, le fils de l’Ogre noir, de tous les tyrans d’Afrique, aiguise ses pieux et attend que vienne l’heure de pourfendre Mammon, la Bête immonde qui nage au fond du lac. « Je ne suis pas le héros nègre. Je venge les morts, simplement, et je tue les bourreaux. Je crève les animaux qui se nourrissent de nous. » (p. 161)
La rencontre d’Ismaëlle et d’Ezéchiel est presque une éclipse, chacun rêvant et craignant de disparaître derrière l’autre. « L’aimais-je ? C’est quoi, l’amour ? Se fier ? Se vouer ? Se perdre ? S’être promise, déjà abandonnée, perdue, oubliée – laissée loin derrière soi ? » (p. 129) Hélas, ces deux gamins sont trop jeunes pour l’amour et pour la mort. Embarqués sur un esquif dérisoire, Pequod ridicule, ils poursuivent Mammon en ne doutant pas de leur succès au terme de la bataille. Mais comme dans le récit sublime de la chasse à la baleine blanche, l’humain doit revoir sa place dans l’ordre du monde. « Sommes-nous tous ainsi, habités par des monstres ? Sommes-nous encore des hommes et des femmes ? Sommes-nous pires que cela ou simplement cela ? » (p. 229) Que la bête vive ou que la bête meure, tout sera à recommencer. Et peut-être l’espoir sera-t-il porté par l’enfant niché dans le sein d’Ismaëlle…
Dans un style affolant où l’absurde de Beckett côtoie l’épique de Melville, où la poésie bouscule la prose qui lui rend coup pour coup, Vincent Villeminot offre un récit fantasmagorique à deux voix qui dit tout de l’enfance et du sérieux, de la solitude et de la peur, du désir et du plaisir, de la vie et de la mort. « On riait d’insouciance, et de peur qu’on la perde. » (p. 161) Au croisement de Moby Dick et des récits fondateurs, le roman est une nouvelle genèse et une inconsciente odyssée où les sirènes sont silencieuses pour mieux que la vase avale leurs proies. À sa façon de décrire si finement et si épidermiquement l’orgasme féminin, Vincent Villeminot témoigne d’une sensibilité qui touche à l’universel : s’il a compris ce mystère intime, il a très certainement compris beaucoup du reste du monde.
Un immense merci à #Rakuten qui m’a permis de découvrir ce roman dans le cadre des Matchs de la rentrée littéraires (#MRL18). Fais de moi la colère est le texte le plus intense que j’ai lu depuis des mois.