Vivre ou survivre – Travail et pauvreté aux 19e et 20e siècle

Catalogue de l’exposition organisée par les Archives nationales du monde du travail.

« Posséder un emploi permet-il de vivre ou simplement de survivre ? Quelles solutions sont apportées ou recherchées pour agir contre la pauvreté et ses conséquences ? » (p. 3) En croisant des archives picturales, écrites et sonores, l’exposition explore deux siècles de misère et de progrès sociaux. De l’Assistance publique à la Sécurité sociale, du chômage aux caisses de grève, de la charité privée à l’État-providence, le soutien aux plus démunis est indissociable de la Révolution industrielle. En vidant les campagnes, en créant de gigantesques usines et en cherchant sans cesse à rationaliser le temps et la production, celle-ci a transformé la façon de travailler et les conditions de vie des travailleur·euses. Très vite, il est devenu évident que, pour être performant·es, les ouvrier·es devaient bénéficier de logements décents, d’une alimentation suffisante et de qualité, d’un salaire juste, mais aussi de loisirs et de vacances. Et pourtant, encore aujourd’hui, exercer un emploi ne suffit pas toujours pour bien vivre. « De la soupe populaire peinte par Norbert Gœuneutte en 1880 aux Restos du Cœur créés par Coluche en 1985, de nombreuses mesures économiques et sociales ont été mises en place pour lutter contre la pauvreté. Comment expliquer qu’elle perdure ? […] Et si travailler ne suffit pas toujours pour sortir de la pauvreté, quelles solutions est-il possible d’inventer collectivement pour assurer des conditions de vie dignes pour tous ? » (p. 66)

J’ai pris grand plaisir à visiter cette exposition (dont j’ai relu et corrigé les textes), guidée par une des responsables de sa création. Le propos est fort et le constat final est glaçant : les efforts doivent se poursuivre. Personnellement, j’ai quelques idées assez radicales pour mieux redistribuer la richesse, mais on va encore dire que j’exagère…

L’exposition est visible dans le grand hall du rez-de-chaussée des ANMT jusqu’au 31 mai 2026.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

La légende de Magistrale – Tome 1 : Les Désobéissants

Roman de Nathalie Dargent et Colonel Moutarde. À paraître le 1er octobre.

La récolte familiale de melons a été ravagée par des nobles capricieux et leur mère est injustement emprisonnée : Charlie et Robin Pissenlit rejoignent la Désobéissance et cherche le seigneur Carnage, seul prisonnier à s’être jamais échappé de L’Enclave-aux-Guêpes. Dans le sillage des jumeaux, ce sont les pouilleux qui, une nouvelle fois, appellent à plus de justice. Le royaume de Vulpina souffre sous la férule de la reine Guinevère Ire, prompte à infliger la punition de la Tranche. En dépit du discours officiel qu’elle tente d’imposer, les Fratasies racontent les exploits des courageux et entretiennent l’espoir. L’esprit généreux de Rufus Guilhon d’Aze, noble lièvre qui a partagé ses terres avec les pouilleux, subsiste et la société très cloisonnée de Vulpina se fissure. « On nous prend pour des Désobéissants ? Parfait ! On va rejoindre les rebelles, faire évader maman, et botter le cul des menteurs. » (p. 94) Le courage des enfants s’oppose aux vilenies des adultes, et le cœur juste de la nouvelle génération fait battre la révolte.

C’est avec un immense enthousiasme que j’ai suivi les aventures des enfants Pissenlit. « Sa sœur et lui, c’est pareil. Et c’est pour la vie. » (p. 25) Des lapins, jumeaux de surcroît : je ne peux pas résister. Le roman présente une galerie de personnages, chacun caractérisé avec finesse. J’ai apprécié les personnalités opposées des jumeaux, mais leur amour réciproque inébranlable. L’objet-livre est une réussite, déjà par ses illustrations mêlant esthétique médiévale et folklore japonais : le jaspage est une merveille ! Il y a le caractère protéiforme du livre. Le roman laisse place à des pages de bande dessinée, un plateau de jeu, des planches de personnages comme dans un jeu de rôle, les règles d’un sport collectif ou encore des recettes (que je ne tenterai pas de reproduire…). Ce format multiple est éminemment ludique et stimulant : un·e jeune lecteur·ice qui peinerait à se concentrer longtemps sur la narration peut rester attentif grâce à la diversité des supports qui racontent l’histoire. Enfin, l’humour fait mouche et contrebalance les passages plus durs. J’aime que le langage ne soit pas artificiellement policé : quand les jumeaux parlent, j’entends bien des enfants. Et s’il y a bien une chose qui, après les lapins, me fait toujours sourire, ce sont les flatulences, alors une combinaison des deux… « Deux misérables gamins sentant le melon et le prout de lapin. » (p. 212) Hâte de découvrir la suite de ce roman d’aventures et de suivre la famille Pissenlit dans sa quête de justice !

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | 2 commentaires

Blackwater

Roman en six tomes de Michael McDowell.

Je résume l’intégralité de l’histoire : si vous craignez les dévoilements, passez votre chemin !

1 – La crue

Pâques 1919, la petite ville de Perdido, en Alabama, est ravagée par la montée des eaux des rivières Blackwater et Perdido. Pour Mary-Love, matriarche du clan Caskey, ce n’est pas la pire des catastrophes. Surgie de cette crue ravageuse, Elinor Dammert est aussi rousse qu’elle est étrangère. Et voilà qu’elle s’intéresse à Oscar, héritier des Caskey. Mary-Love ne laisse rien passer à cette inconnue : pour accepter que son fils quitte la maison, elle demande un sacrifice considérable.

Le premier tome de la saga pose le cadre haletant d’une histoire qui enchaîne les rebondissements. Le feuilleton ne fait que commencer et une chose est certaine, ce sont les femmes qui mènent le jeu ! « Les femmes découvrent les choses en premier, puis elles en parlent aux hommes – autrement, les hommes ne découvriraient jamais rien. » (p. 132) J’ai immédiatement été conquise par les éléments fantastiques du récit et le pouvoir des eaux troubles à la confluence des deux rivières.

2 – La digue

Bien qu’Elinor Caskey assure que Perdido n’a plus à craindre les flots tumultueux des rivières qui l’entourent, la ville engage des travaux colossaux pour se protéger. « Cette digue – si jamais un jour elle est construite – n’apportera rien de bon à la ville. […] Moi vivante, et tant que j’habiterai dans cette maison, il n’y aura pas de crue à Perdido, avec ou sans digue. Par contre, quand je serai morte, […] avec ou sans digue, cette ville et tous ses habitants disparaîtront de la surface de la terre. » (p. 26) Voilà qui sonne comme une sombre prophétie, mais personne n’en tient compte. Mary-Love reste une matriarche tyrannique : si son fils a échappé à son emprise, il lui reste Sister et Miriam, sa fille et sa petite-fille.

L’auteur maîtrise le rythme de son histoire et ménage le suspense avec des prétéritions habiles. J’ai dévoré le deuxième tome en quelques heures et immédiatement commencé le suivant. Le format feuilleton, ça marche toujours magnifiquement sur moi !

3 – La maison

Le temps passe et voilà déjà 1928. Elinor et Oscar vivent heureux avec Frances, leur deuxième fille, dans la grande maison offerte par Mary-Love. Cette demeure est sans conteste la plus belle de Perdido, mais les choses précieuses ont toujours un prix. La penderie de la chambre d’amis terrifie Frances, enfant maladive et tendre qui est très différente de Miriam, son aînée. « La rivalité entre les deux sœurs était représentative de l’incroyable animosité que nourrissaient l’une envers l’autre Elinor et Mary-Love. » (p. 18) Ailleurs en ville, Queenie, membre éloigné de la famille, souffre des violences de son époux, mais elle peut compter sur le soutien des Caskey. « En dépit des animosités individuelles, les Caskey formaient désormais un clan plus jeune, plus robuste et plus heureux que jamais. » (p. 38)

L’arbre généalogique et la carte de Perdido, insérés en début de tome, évoluent avec le récit : le premier s’étoffe, la deuxième se transforme. Dans cette famille, les rancœurs sont longues et amères, mais c’est avec un front uni que les membres progressent dans le monde. Quant à ma lecture, elle progresse à toute allure !

4 – La guerre

Après les mornes années qui ont suivi la crise de 1929, les affaires du clan Caskey tournent à plein régime : les scieries embauchent sans cesse, la propriété ne cesse de s’étendre et la guerre emplit encore les caisses grâce aux commandes passées par l’armée. La nouvelle génération de Caskey entre dans l’entreprise familiale et gagne en autonomie. « C’est le problème de cette famille… On ne peut jamais être sûr que les choses restent longtemps ce qu’elles sont. » (p. 41) Les jeunes – et les moins jeunes – se marient et ont des enfants, et des membres qui semblaient éternels disparaissent.

Quand la mort frappe chez les Caskey, elle n’est jamais douce. Qu’elle soit donnée ou subie, elle est toujours entourée d’un certain mystère : rien n’est jamais ce qu’il semble être dans cette famille puissante, et le plus sûr est sans aucun doute de garder le secret.

5 – La fortune

Tout le monde le sait à Perdido, la famille Caskey est richissime. « Le problème, […], c’est que vous ignorez combien d’argent vous avez. » (p. 15) Miriam a pris en main la scierie et, avec l’aide de Billy, le mari de Frances, elle n’aime rien tant qu’accroître la richesse de chacun membre de la famille. Désormais, c’est le pétrole qui est la source d’abondance. En retrait des affaires, mais toujours prompte à conseiller son époux ou ses proches, Elinor supervise en silence la réussite familiale. La nouvelle matriarche s’assure que chacun·e reçoit ce qui est juste. « Dans la famille Caskey, toute interrogation était toujours tuée dans l’œuf à la seule mention d’Elinor. » (p. 63)

J’ai particulièrement aimé ce tome où Frances découvre à quel point elle ressemble à sa mère et combien est lourd son mystère. Le fantastique est omniprésent dans le roman, porté par deux personnages et soutenu par de nombreuses manifestations inquiétantes. Je me régale comme avec un Stephen King, dont Michael McDowell a scénarisé plusieurs romans.

6 – Pluie

Les années 1960 approchent : l’âge rattrape certains personnages et l’on se demande ce qu’il va advenir des Caskey. « Cette famille n’a pas besoin d’intrus. » (p. 34) Et en effet, les époux ou épouses sont des proches ou des personnes prêtes à devenir des Caskey. Les domestiques, même, sont de la famille, tant ils accompagnent les Caskey depuis plusieurs générations et connaissent, parfois sans le savoir, les terribles secrets de cette tribu.

Élément terrible de cette saga, c’est la façon dont les petits sont une monnaie d’échange. « Les enfants Caskey, une fois cédés, n’étaient jamais rendus. » (p. 70) Certes, ils restent dans la famille, mais les généalogies sont un peu brisées, comme les liens. Maternité et paternité ont peu de sens quand c’est le clan qui élève les jeunes générations. La fin de cette série littéraire ne m’a pas déçue : j’aime qu’une prophétie se réalise et que les promesses, même noires, soient tenues.

*****

Michael McDowell revendiquait le fait d’être un auteur commercial et d’offrir à son lectorat des textes faciles à parcourir, riches d’aventures et de rebondissements. Il aurait fait un parfait feuilletoniste au 19e siècle. Je me suis régalée avec cette histoire qui m’a rappelé la vouivre et Mélusine. Les spectres ne sont jamais loin et prenez garde aux créatures qui nagent dans les eaux troubles.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Glaise

Roman de Franck Bouysse.

Été 1914, les hommes sont partis au combat. Restent les femmes, les vieillards, les infirmes et les enfants. Dans le Cantal, à Chantegril, le jeune Victor fait son possible dans les champs, avec l’aide de sa mère et du vieux voisin Léonard. « Il prenait conscience qu’il allait devoir apprivoiser différemment l’univers amputé de la part tendre de l’enfance. Devenir un homme avant l’âge d’homme. » (p. 31) Dans la ferme des Grands-Bois, l’acariâtre Valette voir arriver sa belle-sœur et sa nièce, deux femmes ayant fui la ville pour trouver refuge loin des combats. Au fil des saisons, les rancœurs s’aiguisent entre les propriétés voisines et l’innocence joyeuse d’un premier amour se fracasse contre des pulsions malsaines. Même en retrait de la ligne de front, la guerre fait des ravages et un drame poisseux se noue inexorablement.

Après Buveurs de vent, Franck Bouysse m’a une nouvelle fois convaincue avec un texte très fort. L’auteur ne craint pas de dépeindre des personnages mauvais, sclérosés autour de leur vilaine nature. Avec une délicatesse infinie, il parle des sentiments qui ne se disent pas, mais qui éclatent malgré tout sans possibilité de les retenir. « Je crois qu’un homme est pas vraiment un homme tant qu’il n’a pas creusé de tombe. » (p. 158) Je redonnerai sans doute une chance à Plateau que j’ai peut-être lu dans un mauvais moment. Et je vais continuer ma découverte de l’œuvre de Franck Bouysse.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Le secret de Thyrcée

Roman d’Aline Desarzens.

Paola Tezzi termine sa thèse sur la poésie grecque archaïque. Très éprouvée par le récent décès de sa grand-mère, elle espère obtenir un poste de professeur et une reconnaissance longtemps espérée. « Ne laisse personne te faire croire que tu ne peux pas réaliser de grandes choses. Surtout pas un homme. Les hommes, il faut les embrasser, pas les écouter ! » (p. 54) La découverte d’un nouveau texte de Thyrcée, amante de la célèbre Sappho, pourrait donner un élan inattendu à la carrière de la jeune femme. De Montréal à la Suisse, Paola tente d’acquérir le précieux parchemin qui a déjà bouleversé la vie d’un moine copiste au 14e siècle et celle d’un jeune homme en 1781.

Le roman se compose autour de quatre lignes temporelles : celle de Paola, de nos jours, croise celles de Thyrcée en Grèce, du frère Thomas et du jeune Théodore. Cette construction fait progresser l’intrigue en ménageant un suspens certain. « Cette aventure prenait les traits d’une renaissance à la vie, d’une quête de sens qui dépassait le simple intérêt scientifique. » (p. 123) On est impatient de connaître le destin de la jeune Thyrcée, promise à un mariage qu’elle refuse. On veut comprendre comment le texte de cette poétesse grecque s’est retrouvé dans une abbaye suisse. Les quatre récits parlent d’amours interdites et d’amours trahies, de confiance impossible et de deuil. La conclusion du roman est finalement assez décevante. Après des chapitres à prôner la liberté des femmes, leur émancipation et leur indépendance vis-à-vis de leur compagnon, le récit opère une rétrogradation vraiment gênante d’un des personnages principaux. « Ce sont les étoiles qui brillent trop fort que l’on essaie d’éteindre. » (p. 50) De plus, le texte semble sans cesse chercher son genre, entre comédie romantique un peu niaise, palimpseste, roman historique et enquête. Le résultat est assez décevant à mon goût. Je n’ai pas passé un mauvais moment de lecture, mais je doute de garder un souvenir profond de ce texte.

Publié dans Ma Réserve | 2 commentaires

Vivement leurs 25 ans !

Ouvrage de Sophie Heymans.

L’autrice a collecté des mots d’enfants et des réponses/injonctions parentales. Se fondant sur ce matériau lourd de sens et parfois propice à des blocages, elle propose un manuel d’éducation à l’usage des petits et des grands, car les parents ont autant à apprendre que les enfants. L’objectif est simple : savoir mieux communiquer et exprimer ses besoins/attentes/problèmes. Cela suppose d’écouter la parole de l’autre et de suivre le bon exemple que l’on professe. Il ne s’agit pas d’être parfait·e, mais de faire de son mieux et de reconnaître quand on se trompe. Avec des conseils simples et de bons sens, Sophie Heymans donne des pistes pour résoudre les conflits et surmonter les difficultés, développer la confiance de l’enfant en lui et les autres. Souligner les qualités et ne pas diaboliser les défauts, c’est la meilleure voie pour faire grandir des petit·es humain·es !

Je termine avec deux extraits que je trouve très justes.

« Pourquoi mes parents me disent que je suis insolent alors que je ne dis que ce qui est vrai ? » (p. 6)

« Parfois, les parents font vraiment n’importe quoi ! / Le plus dur dans le fait d’avoir des enfants est de les voir attraper nos défauts… » (p. 64)

De l’autrice, que j’ai la chance de côtoyer dans mon groupe de lecture lillois, j’ai aussi lu Loup Elie, qui es-tu ?

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Autoportrait au radiateur

Texte de Christian Bobin.

Du 6 avril 1996 au 21 mars 1997, pendant presque une année, l’auteur écrit chaque jour une réflexion ou une anecdote. Dans son éphéméride de pensées, il parle des fleurs dans un vase, de la lumière d’un matin tranquille, d’une femme attirante croisée au marché ou encore de ses lectures. Ce poète-enfant ne se cache pas d’être amoureux des saintes, lui qui écrit comme on prie. « Quand je serai grand, je me marierai avec sainte Thérèse d’Avila. Ou avec sainte Thérèse de Lisieux. J’hésite. » (p. 12) Ses mots quotidiens sont aussi sa façon de poursuivre le dialogue avec sa chère disparue, déjà honorée dans La plus que vive, parce que certains deuils se vivent dans la conversation ininterrompue avec celleux qui ont quitté cette terre.

Sans cesse en quête de la beauté la plus pure, souvent la plus simple, l’auteur est aussi un solitaire lucide. « Je ne sais pas si j’aimerais vivre avec quelqu’un comme moi. Je crois que non. Dieu merci, je ne vis pas avec moi. » (p. 52) Sa vie ne s’accorde pas avec le quotidien, même si elle est faite de routines salvatrices. Christian Bobin ne vit pour que les mots, humbles et délicats comme les prières qu’il sème comme des graines d’espérance. « Ma façon de rejoindre le monde, c’est de m’en séparer pour lui écrire. » (p. 21)

On pourrait penser que cette œuvre est un roman, mais l’auteur s’en défend. Il fait de la littérature avec le routinier, le commun, le minuscule et l’invisible. Et c’est éminemment sublime. « Je n’écris pas un journal, mais un roman. Les personnages principaux en sont la lumière, la douleur, un brin d’herbe, l’extase et quelques paquets de cigarettes brunes. » (p. 24) Doucement, je poursuis la découverte de l’œuvre de Christian Bobin et je m’émerveille de ses mots.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Le livre de Kells

Roman de Sorj Chalandon.

À 18 ans à peine, Kells quitte l’appartement familial. L’urgence pour lui, c’est de partir loin des poings du père et loin de Lyon, peut-être à Ibiza ou à Katmandou. « Je voulais que tout de moi s’évapore. Que mon souvenir déserte ma chambre d’enfant. Ne rien laisser, ni souffle ni trace. » (p. 8) Hélas, les rêves ne nourrissent pas et ne rendent pas riche. Le seul horizon de Kells, en ce printemps 1970, ce sont les rues de Paris, ses squats et ses combines pour ne pas mourir de faim. « La rue ne m’a pas bouffé tout de suite. Elle a d’abord joué avec moi. » (p. 32) Réduit à la mendicité et aux boulots précaires, raidi de crasse et de colère, le jeune homme se laisse glisser dans l’anonymat de la misère. « Mes pieds étaient brûlés. Ma peau lacérée. Mon ventre, dévoré par le mépris de moi-même. Je n’étais plus un homme, j’étais une défaite. Jamais je n’aurais imaginé que je serais aussi seul au monde. » (p. 93) Mais un jour, des mains se tendent, celles de Daniel, Marc, Yves, Denis et de toute une bande. Ces militants sont étudiants ou ouvriers et ils défendent férocement La cause du peuple, journal aux idées progressistes et révolutionnaires. « Sans mot, sans serment, sans sermon non plus, un ballet de jeunes militants gauchistes m’avaient doucement entraîné de l’isolement à la fraternité. » (p. 121) Au milieu de cette légion d’enragés, Kells reprend pied et entrevoit la possibilité d’un avenir.

Dans ce roman, Sorj Chalandon parle de ses propres années de misère, celles qui ont précédé l’entrée à Libération. Il décrit avec précision, mais sans pathos, la façon dont la rue grignote la dignité, les oppositions avec les forces de l’ordre, la rage militante, mais aussi l’amitié, la solidarité et la renaissance de l’espoir. Une allusion au petit Bonzi par-ci, moult références à l’Irlande par-là : c’est certain, Le livre de Kells a sa place pleine et entière dans l’œuvre de Sorj Chalandon.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Loup Elie, qui es-tu ?

Album jeunesse de Sophie Heymans. Illustrations de Marc Héroux et Annie Monpays.

Pendant un an, au gré des quatre saisons, le/la lecteur·ice suit Elie, jeune loup peureux que ses craintes rendent grincheux et agressif. Pour gagner en courage et en confiance, l’animal quitte sa forêt et se rapproche du monde. Ce n’est qu’en socialisant qu’il apprendra à être aimable et le vivre-ensemble et qu’il dépassera ses peurs. « Pas facile de changer son image de loup-loup et de loup-barre ! Je les avais bien eus, ils pouvaient faire fi du fi-loup » (p. 32)

L’autrice multiplie les jeux de mots, d’abord autour du mot « loup », puis à peu près sur tous les sujets qui se présentent au cours de l’histoire. Ce court ouvrage se lit très vite et avec plaisir. J’ai eu un immense éclat de rire devant une réécriture très prosaïque d’un célèbre conte de fées. « Mais que vous avez […] de grandes dents ! / Mais vous allez me laissez faire caca tranquille, oui ! » (p. 12) Le dernier – et non négligeable – petit plus de cet ouvrage, c’est la présence d’un pompon de lapin ! Vous savez que je n’y résiste jamais…

Publié dans Mon Alexandrie | Un commentaire

Wanted

Roman de Philippe Claudel.

Énième conférence-spectacle dans le Bureau ovale. Trump est avachi dans son fauteuil massif et Musk fait une annonce délirante : il offre un milliard – UN MILLIARD – de dollars à qui tuera Poutine. « Je suis riche. Très riche. Alors autant que mon argent serve à quelque chose. Et moi ce que je veux, ce que je veux le plus viscéralement, c’est que mon argent serve à changer le monde ! ET IL LE CHANGERA, JE VOUS LE PROMETS ! MOI ET MON ARGENT, NOUS CHANGERONS LE MONDE ! » Voilà qui a de quoi tendre les relations internationales, voire relancer une guerre plus brûlante que froide. Les têtes nucléaires sont presque de sortie, mais la bataille se joue aussi et surtout dans les médias : c’est à qui fera les déclarations les plus marquantes et s’emparera le mieux de la vérité-fiction. La mort du dictateur russe, ça entraînerait de nombreux changements : sans doute la fin de la guerre en Ukraine, la réouverture de la Russie à l’Occident, l’apaisement de tensions mondiales. Mais est-il moral d’acheter la paix dans le monde si c’est au prix d’un meurtre ? Dans un monde où les égos sont délirants et surdimensionnés, où la suprématie financière balaie l’éthique d’un coup de pied au cul, c’est celui qui parle en dernier qui a raison. « Désormais, toutes les déclarations de Trump étaient prises au sérieux, même les plus démentes, car on savait que l’homme ne se contentait pas de dire des choses : la plupart du temps, il les faisait aussi, à l’inverse de bien de ses homologues. » Le monde assiste à la victoire de l’idiotie et de l’opinion sur l’intelligence et la raison, et c’est le premier pas vers la fin certaine de l’humanité.

Dans cette uchronie férocement drôle et mordante, Philippe Claudel grossit à peine le trait : les trois protagonistes sont plus que crédibles dans leurs divagations télévisées et dans leurs projets farfelus. Trump est un feignant mégalomane qui ne sait que jouer au golf, Poutine est un va-t’en-guerre forcené et Musk est un milliardaire convaincu de son prétendu génie et obsédé par la reproduction de son patrimoine génétique. Sérieusement, enfermez ces trois bouffons dans une pièce et [complétez à votre guise] ! Wanted n’est pas le meilleur texte de Philippe Claudel, mais il se lit avec plaisir : rire face à l’épouvantable, c’est déjà résister un peu.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

L’homme qui lisait des livres

Roman de Rachid Benzine.

Julien capture les images de Gaza. « Journée ordinaire. Hier, deux frappes ont tué quatre gamins dont le seul crime avait été de jouer au foot sur la plage. » (p. 7) Face à une horreur presque banalisée, le photographe français cherche des traces de beauté et de vie dans la ville qui est suppliciée comme un corps lacéré. Le voilà face une bouquinerie tenue par un vieillard paisible et prompt à raconter son histoire, aussi tragique que celle de son pays. Nabil est né en 1948 : ses premiers souvenirs sont ceux du camp de réfugiés. Il n’a pas connu le déracinement de ses parents, dépossédés de leurs terres et de leurs biens, jetés sur les routes en un nouvel exode. « Au fil du temps, le statut de ‘réfugiés’ a forgé notre identité. » (p. 26) L’enfance dans les camps, puis sous les assauts des chars à Gaza et la peur permanente des bombardements ont ancré en Nabil le goût des livres. Lire, c’est s’évader, c’est résister, c’est apprendre pour mieux comprendre et c’est refuser la fatalité. « Le lecteur est un prisonnier consentant, attaché à l’illusion que chaque page tournée le délivrera. » (p. 15) De la guerre des Six Jours à Septembre Noir, de l’OLP au Hamas et aux Intifadas, le vieil homme déroule auprès de Julien le fil de son existence, de ses pertes et de ses joies fragiles.

Comment ne pas être émue au cœur par ce livre ? L’intrigue parle d’un pays avant octobre 2023, déjà largement meurtri, mais encore debout et habité par l’espoir. L’auteur dénonce clairement les agissements criminels du gouvernement israélien. « Les frappes chirurgicales relèvent souvent de l’erreur médicale. » (p. 7) La boutique de Nabil est une bulle de calme, suspendue dans le temps et l’espace, un lieu presque impossible. « Tout tient en équilibre. Un miracle. Un désordre qui aurait du sens. Chaque livre semble avoir sa place au sein d’une logique qui t’échappe encore. Comme si un fil invisible les reliait entre eux. » (p. 13) En amassant les livres et en les donnant pour rien aux personnes qui passent le seuil de son échoppe, le vieil homme répare la trame déchirée d’une humanité universelle. « Dans sa librairie, la poésie côtoie le théâtre, Racine, Homère et Kadaré sont frères, en dépit des classements, des ordres alphabétiques, ou des genres. » (p. 32) J’ai retrouvé dans ce beau roman la solennité pleine d’espoir du Quatrième mur, et comme avec le roman de Sorj Chalandon, j’ai vécu la conclusion comme un drame intime.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

L’été où tout a fondu

Roman de Tiffany McDaniel.

Pour éprouver sa foi, un procureur passe une petite annonce et invite le diable à venir à sa rencontre. Celui qui se présente à Breathed, Ohio, pendant l’été 1984, c’est Sal, gamin noir aux yeux verts. Accueilli par le magistrat comme un membre de la famille, ce garçon en salopette crasseuse ne cesse d’étonner par sa grande sagesse et sa gentillesse. « Si tu continues à dire que tu es le diable, un de ces jours, quelqu’un va finir par te croire. Et qu’est-ce que tu feras à ce moment-là ? Ou bien tu seras le maître de sa croyance, ou bien tu en seras la victime. Dans un cas comme dans l’autre, c’est dangereux. » (p. 31) Peut-il vraiment être le diable, ce môme meurtri assoiffé d’amour ? Comment penser le contraire alors que des drames se produisent en ville et que la chaleur n’en finit pas d’exploser les thermomètres ? La canicule exacerbe les mauvais penchants et fait dérailler les esprits, et alors tout fond : la crème glacée, la peau, les principes moraux. « N’est-ce pas cela, le péché ? Un peu de vie trop près de la flamme ? Le diable est à la mèche, et la cire coule en fondant. » (p. 53)

Fielding avait 13 ans durant ce terrible été. Des décennies plus tard, alors qu’il est un vieil homme solitaire, il raconte les événements de cette saison maudite et il ressasse ses souvenirs qui lui sont autant des péchés que des démons. « Je suis devenu le fils de cet été-là. Cet été-là est mon père. C’est ma mère. C’est lui le responsable de ma violence. » (p. 191) Le terrible enchaînement des faits dévoile une mécanique abominable : en quelques semaines, une ville perd la tête et une famille se délite. Le gamin d’alors se sent éternellement coupable des conséquences sinistres de ses actes : si ces derniers n’étaient pas innocents, ils étaient toutefois involontaires ou pétris de bonnes intentions. Le poids des remords est l’enfer sur terre d’un homme dont l’enfance a éclaté sous trop de chagrins et de violence.

Un roman qui cite, même d’un mot, un roman de Stephen King, a forcément toute mon attention. Mais Tiffany McDaniel m’avait déjà convaincue avec ses autres romans, Betty (paru en France avant celui-ci, mais écrit après) et Du côté sauvage. Dans L’été où tout a fondu, l’autrice mêle poésie et horreur : une femme terrifiée par la pluie, un grand frère trop parfait pour ce monde, sept millions de marches et de mains tendues, des enfants disparus, une colombe foudroyée, le racisme mal dissimulé d’une Amérique qui n’en finit pas de remâcher la honte de la ségrégation, etc. Ce roman a tout d’une tragédie antique : l’implacable engrenage du destin, l’impuissance des humains face au mal, l’irrémédiable souffrance causée par la mémoire. Il est brillant, mais brutal : vous voilà prévenu·es…

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Roman de Ronce et d’Épine

Roman de Lucie Baratte.

Dans un château oublié, entouré d’une forêt forteresse, les jumelles Ronce et Épine voient passer les saisons. La première est blonde et toute à ses broderies, la seconde est brune et ne vit que pour la chasse. Entre une mère diaphane épuisée par les grossesses et les deuils et un père inconséquent et oublieux de ses responsabilités, les sœurs se partagent le dedans et le dehors d’une existence double, médaille unique aux revers irréconciliables. Des premiers printemps aux pires hivers, Ronce et Épine sont prisonnières d’un royaume sinistre que rien ni personne ne semble pouvoir abolir.

La narration se déroule comme une tapisserie, richement ornée et lourde de scènes nombreuses, éclatantes de détails tantôt délicats, tantôt cruels. « Il y a dans les fils, elle en est convaincue, une puissance qui protège du malheur. »  (p. 60) Le roman de Lucie Baratte est un conte triste qui peint les différents portraits de la féminité : aucun ne s’oppose à un autre, mais ici les femmes sont les éternelles victimes d’un monde qui leur laisse peu de place. Cette fable sinistre est nourrie de réalisme magique : il y a des broderies aux pouvoirs de sort, un buisson piquant qui s’étend et darde ses pointes vers les innocents, des êtres difformes dans les bois, une maladie verte et des saisons mauvaises qui semblent ne jamais finir. « L’automne s’avance sur la pointe des pieds, tel un rongeur apeuré. Affamé, les griffes tremblantes, l’estomac serré, il se jette sur les dernières miettes de soleil, il grignote jusqu’au dernier grain de chaleur. »  (p. 113) J’ai lu ce roman d’une traite, emportée par la terrible destinée des jumelles, espérant un dénouement heureux. Parfois, pour vivre heureux·ses, il ne faut pas vivre caché·e…

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

L’inoubliable sauvetage dans la prairie

Roman d’Elaine Dimopoulos. Illustrations de Doug Salati.

Dans la prairie des Asclépiades, Butternut grandit avec ses sœurs et ses frères dans le terrier familial. Sous la surveillance de leur mère et de leur grand-mère, les petits lapins apprennent la prudence dans une nature pleine de dangers. D’autres leçons occupent les journées : les lapereaux s’exercent à inventer et raconter des histoires. « Tu t’assois dans une salle de classe pour suivre des cours, non ? Ce serait donc si étrange que les lapins fassent pareil ? » (p. 19) Une des règles de cet exercice est que ces inventions doivent toujours parler de la vérité. « Quand on raconte une histoire, on partage une idée qui nous paraît bonne, et on invite d’autres lapins à y réfléchir. Les récits nous divertissent, mais ils créent aussi un lien fort entre nous. » (p. 25) Le quotidien de Butternut est soudain dérangé par une énième malice d’Azur, le geai qui tyrannise la prairie. Mais aidée par un jeune rouge-gorge, la lapine ose s’aventurer plus loin que le terrier et étendre ses connaissances. « Sache que les personnages sont comme les bananes : quand ils sont bons, on n’en a jamais trop. » (p. 74) L’amitié nourrit son audace et lui fait surmonter les ronces de la peur qui enserrent son esprit : la solidarité entre animaux fera plus de bien que de mal, n’en déplaise à la mère lapine ! Quant au fameux sauvetage annoncé dans le titre, prenez patience, vous le découvrirez bien assez vite et je vous parie une corbeille de carottes qu’il vous surprendra !

Impossible de ne pas penser à Watership Down en parcourant cette lecture ! La bravoure des petits lapins, l’aventure et les péripéties y renvoient implacablement. D’autres références littéraires sont essaimées dans le récit de la jeune lapine : on croise un célèbre personnage de Beatrix Potter, la tendre histoire d’un lapin en peluche ou encore l’histoire d’une petite fille en pays d’Oz. Le récit de Butternut est une adresse à une deuxième personne du singulier, dont l’identité est révélée en toute fin de livre, mais le/la jeune (ou moins jeune) lecteur·ice peut tout à fait considérer que c’est à lui/elle que cette histoire est racontée. Le roman est d’autant plus riche qu’il propose des histoires dans l’histoire : chaque conte inventé par Butternut et ses proches délivre une leçon précise. Cette volonté de partager le savoir s’oppose aux silences de la mère des lapins qui dissimulent des horreurs indicibles. Les secrets ne protègent pas : face à un danger tabou, il est impossible de se préparer et de se défendre, alors gare à la surabondance de précaution !

J’ai dévoré ce roman jeunesse, évidemment attirée par les lapins. Voilà un joli conte animalier qui mérite d’être largement lu et connu. L’humour léger est très bien maîtrisé et je me suis un peu (beaucoup) reconnue dans la gourmande lapine qu’est Butternut : comme elle, quand j’ai osé surmonter mes peurs, je me suis entourée d’ami·es désormais indispensables.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

La peau de l’ours

Roman de Joy Sorman.

Né du viol d’une vierge par un ours, le narrateur déroule le récit de sa triste existence. Orphelin, l’enfant-ours est confié aux soins d’un montreur de fauves et découvre la cruauté banale subie par les bêtes asservies. « L’ours fut l’ami et le confident des puissants. Destitué, il vécut en bonne intelligence avec les hommes. Et aujourd’hui je suis le réprouvé. » (p. 33) Arraché à ses forêts et ses montagnes, l’homme-ours traverse d’abord un océan, puis un continent sauvage. Acheté par un cirque itinérant, il donne chaque soir son numéro de bête domptée, indifférent à ce qui n’est pas son repos, lui qui vit en retrait des humains et n’est pas tout à fait un animal. La solitude est son lot et il souffre surtout de ne pouvoir vivre l’amour charnel avec les femmes. La sensibilité de l’homme-ours et son pouvoir de raisonnement restent cachés, mais rien ne peut masquer au lectorat la profonde humanité de cet être hybride. « Au cirque, ce sont les bêtes bien plus que les hommes que l’on vient contempler. À moins que les hommes ne soient des bêtes. » (p. 106)

Ce conte animalier m’a profondément émue. Le métissage n’est pas monstrueux : c’est l’ignorance qui le rend ainsi. Le narrateur se conforme à une vie de bête, car il sait que personne ne comprendrait sa complexité. De miracle, il devient phénomène, et puisqu’il est plus simple de catégoriser sans tenir compte des détails, le voilà seulement ours, dépossédé de ce qui le différencie et le rapproche des humains. De son mieux, il embrasse son animalité, seule latitude qui lui reste pour exister dans un monde trop étroit pour sa singularité. « Je découvre ce pouvoir des bêtes sur les esprits humains […], le pouvoir de ranimer la démence, de provoquer la transe, une dévotion absolue, un amour affamé et un espoir insensé – qu’attendent-ils de nous ? Nous prennent-ils pour leurs sauveurs ? Je croyais être un roi déchu, je suis peut-être un dieu, tombé, soumis, domestiqué, mais un dieu. » (p. 75) Ce roman m’a évidemment rappelé le si génial essai de Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu que j’ai soudain furieusement envie de relire !

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Les grands vivants

Récit de Claudius Pan.

Le narrateur-auteur est un très jeune homme quand il quitte la France pour rejoindre une communauté de marginaux dans les bois des États-Unis. Là-bas, il y a des Grands Vivants, des Fées, des Pirates. Il y a Allan, Jacob, le Fou et beaucoup d’autres, autant de rencontres fondatrices et émancipatrices grâce auxquelles le garçon devient Claudius Pan. « La poésie grignote le réel. » (p. 34) Dans le Royaume, monde d’artistes, de personnalités hautement spirituelles et de queers libres et libérés, Claudius entame sa quête d’identité, rompt avec le commun, passe de l’autre côté du banal et achève sa transformation. « Je m’en vais retrouver la magie la plus ancienne, l’essence de la vie. C’est cette force qui ravivera ma flamme. » (p. 18) Inexorablement, le jeune homme se déleste de son enfance dure et triste, de ses deuils et amours mortes et il rebâtit la cathédrale intérieure qui est autant sa prison que son refuge. De transes en rêves profonds, Claudius Pan s’attache à apporter de la beauté dans le monde et à soigner celleux qui ont besoin de chaleur.« L’humanité retombe toujours dans ses ténèbres, il lui faut des éclaireurs. » (p. 116) Hélas, là-bas comme partout, aucun royaume n’est éternellement protégé : celui des Grands Vivants est menacé par la haine qui naît de l’incompréhension, par l’homophobie, par le VIH.

En convoquant David Bowie à la deuxième phrase de son texte, l’auteur m’a attrapée et ne m’a pas lâchée, et ce alors que certaines pages débordent d’une violence à peine tolérable. Oui, je supporte celle que montre Stephen King parce que je peux prendre de la distance avec les monstres : la violence du réel m’est bien plus abominable. Mais Claudius Pan ne raconte pas le sordide par seul désir macabre : montrer le laid, c’est souligner le beau, le sublimer et prouver combien il est nécessaire de le répandre. Le style est fort, percutant et audacieux : voilà un auteur à suivre !

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | 3 commentaires

Le grand horizon

Roman de Lola Nicolle.

Vincent se lance dans la Transcontinentale Race 2019. Devant lui, des milliers de kilomètres à vélo pour rejoindre Brest. Seul sur la route, avec un bagage réduit au minimum et pour seule obligation de passer aux check-points, il avance depuis la Bulgarie, dormant peu et mangeant en pédalant. Chaque kilomètre gagné est un exploit et le suivant est déjà un nouvel objectif, le corps tendu vers l’avant, toutes les douleurs fondues en une, étourdissante et obsédante. « L’ennemi principal reste soi-même. La résistance face à la souffrance. Vincent tente de ne plus réfléchir, il laisse son esprit flotter, les jambes engourdies, mais persistantes ; il ne veut pas briser son élan. S’il arrête, il ne sait pas s’il pourra repartir. »  (p. 64) Depuis la France, iels sont plusieurs à suivre l’exploit du cycliste, sur l’application de la compétition. L’épouse, évidemment, mais aussi Marc, l’ami des balades du dimanche qui n’a pas osé se lancer. Et surtout Pauline, l’amie perdue de vue : en regardant l’avancée sur la carte du point qui représente Vincent, elle se rappelle l’enfance, l’éloignement, les chagrins et les regrets.

« Voyagez à vélo, et d’un coup, la Terre regagne les dimensions que le progrès a effacées. » (p. 150) Sur son deux-roues autopropulsé, Vincent se lance dans un Far West de bitume et de rustine. Au bout, il y a la mer, sa famille, le quotidien routinier. Pour s’en être éloigné, il s’impose de les rejoindre dans un élan de souffrance. Autant libre qu’aliéné par la course, l’homme pèse sur les pédales avec acharnement, attendant une épiphanie. Celle-ci arrivera plus tôt qu’il ne le pense. Lola Nicolle sait parfaitement nous faire sentir les douleurs de son personnage, physiques et intimes. Jambes lourdes, fessiers meurtris, âme en errance, tout cela transperce la page et résonne dans les mots. L’essentiel n’est pas la destination, mais le trajet : une fois encore, cet adage se révèle étonnamment juste. De l’autrice, j’avais lu Après la fête, dont je garde un joli souvenir.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Reflet d’une disparition

Roman de Juliette Friol.

L’ambiance à la maison est de plus en plus pesante, entre sa mère et son beau-père, mais Lexie ne s’attendait pas à être envoyée en pension dans un établissement pour jeunes perturbé·es. Elle arrive à l’Académie Northwern, une chambre s’étant par chance récemment libérée. Chance ? Qu’est-il arrivé à Anaïs, l’ancienne pensionnaire ? Officiellement, elle a précipitamment quitté l’école pour rejoindre ses parents, mais dans les couloirs, il se chuchote qu’elle a disparu. Lexie découvre en outre qu’elle ressemble étonnamment à la jeune fille.« Anaïs et moi, on est relié par quelque chose et j’ai l’impression qu’elle a besoin d’aide. » (p. 34) Lexie décide de mener l’enquête. Entre Jade, sa colocataire, Victor, le petit copain d’Anaïs, les autres pensionnaires et le corps professoral, elle doit rester prudente : tout le monde semble avoir quelque chose à cacher.

Vais-je être parfaitement objective en parlant de ce premier roman ? Certainement pas, l’autrice étant ma filleule : elle a produit ce roman comme projet de fin d’études. Avec une finesse remarquable, elle parle de familles dysfonctionnelles, de harcèlement scolaire et de secrets délétères. J’ai évidemment relevé des erreurs de ponctuation et grammaire et des maladresses dans les formulations (c’est mon métier, on ne se refait pas…), mais elles restent assez marginales pour un texte de 190 pages écrit par une jeune fille. En outre, il y a de très bonnes trouvailles, des détails concrets qui ancrent l’histoire dans le réel et qui nourrissent l’intrigue. Ce premier texte est loin d’être naïf : il est bien construit pour qui aime les enquêtes et il démontre le talent prometteur d’une jeune plume québécoise. Parfaitement objective, j’avais prévenu…

Publié dans Mon Alexandrie | 3 commentaires

La petite communiste qui ne souriait jamais

Texte de Lola Lafon.

Elle a quatorze ans quand elle fait dysfonctionner les ordinateurs des Jeux olympiques de Montréal avec sa note parfaite de 10/10. Elle, c’est Nadia Comaneci, petite fée roumaine qui s’envole à la poutre et semble à peine fouler le tapis. « Elle jette la pesanteur par-dessus son épaule. » (p. 9) Cette performance, elle la doit certes à son talent, mais aussi à l’entraînement drastique de Béla Karoly, dans l’école financée par le régime roumain pour produire des championnes de gymnastique. L’adolescente est connue du monde entier, instrumentalisée par le gouvernement roumain, scrutée par les équipes concurrentes, admirée par les petites filles qui voudraient s’élancer comme elle sur les barres asymétriques. Mais derrière les figures parfaites, il y a les douleurs, la surveillance, les blessures et la faim : Nadia ne peut rester éternellement la petite, la voilà adolescente, encombrée de courbes qui l’alourdissent et obsédée par la volonté de rester la meilleure. Les années passent et le poids du régime se fait insupportable : il faudra donc fuir aux États-Unis et se libérer du contrôle qui emprisonne le corps des femmes, qu’elles soient championnes olympiques ou ventres pour peupler la nation. « On peut… être prisonnière en étant apparemment libre. » (p. 19)

Je ne comprends pas la démarche de l’autrice avec ce texte. Elle ne fait pas œuvre biographique puisqu’elle reconnaît qu’elle comble certains blancs, mais pourtant, elle a échangé avec l’ancienne athlète et lui a fait relire ses chapitres à mesure de l’écriture, acceptant ses remarques et ses demandes de modifications. « Elle tient ma main qui écrit son histoire, m’encourageant à croire et écrire ce qui est parfois inexact, elle le sait sûrement. »  (p. 213) Ce n’est donc pas un entretien : je ne sais pas ce que j’ai lu, ni fiction, ni documentaire, ni échange. Je peux comprendre l’obstination de Nadia Comaneci à ne pas reconnaître les mauvais traitements subis, afin de se réapproprier son destin et en rester seule maîtresse. « Il n’a pas pu me briser parce qu’il n’a jamais su où étaient mes vraies limites, je ne les ai jamais dévoilées. » (p. 166) Mais je ne comprends pas le rôle de Lola Lafon dans tout cela : s’il s’agissait de donner la parole à la gymnaste, il aurait fallu s’effacer. Et surtout, les auteur·ices qui documentent leur processus d’écriture dans le texte en question, cela m’ennuie toujours profondément.

De Lola Lafon, j’avais été éblouie par Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce.

Publié dans Ma Réserve | 2 commentaires

Son odeur après la pluie (récit et BD)

Récit de Cédric Sapin-Defour.

Une petite annonce, un regard et c’est l’évidence : ce chiot sera son compagnon de vie. Du premier jour aux ultimes instants partagés, l’auteur raconte sa relation avec Ubac, superbe bouvier bernois. Il écrit cette « audace d’aimer », car s’attacher à un animal, c’est savoir que les statistiques sont contre vous : à moins de choisir une tortue géante ou un perroquet, votre chien, votre chat ou encore votre lapin partira avant vous, laissant un manque que rien ne comble, tant l’empreinte laissée est unique. « Son absence escorte chacun de mes jours et je ne trouve pas tout à fait normal que la vie continue. » (p. 21) Avec son chien, Cédric Sapin-Defour marche, explore, discute et apprend à voir et ressentir le monde avec une intensité nouvelle, dans une immédiateté apaisée et une sérénité joyeuse qui laisse toute sa place à la spontanéité. « J’ignore pourquoi nous nous évertuons à parler aux chiens. Sans doute chacun rêve-t-il en secret d’être le premier homme sur terre à qui le sien répondra. » (p. 62)

Cette certitude face à l’animal, je l’ai ressentie quand j’ai vu la photo de Bowie sur Twitter : cette petite chose efflanquée couverte de vermines serait la précieuse compagne de mes jours. Treize ans déjà et pas un jour ne sera de trop. De l’irrésistible joliesse pataude des petits à la beauté calme et élégante des adultes, comment se lasser d’admirer nos animaux de compagnie ? « Toute notre vie, il sera le plus photogénique et ne me laissera que les honneurs du second plan. » (p. 40 & 41) Le terme est d’ailleurs si mal choisi : l’animal n’est pas que de compagnie, il est de joie, d’amour, de quotidien, de chagrin également. Il est de maintenant et pour toujours. « La seule scission du temps dont j’étais déjà conscient est qu’il y avait eu avant Ubac et désormais Ubac ; l’amour, ça coupe la vie en deux. » (p. 226)

J’ai pleuré quelques seaux face aux chapitres terribles de la maladie, des derniers jours et de l’absence. Pour avoir déjà perdu des bêtes si chères à mon cœur, je connais la peine dont parle l’auteur. Les mots sont justes et la prose est riche, comme l’est l’odeur complexe des forêts montagneuses qui sont bien décrites au fil des pages. Avec son récit, Cédric Sapin-Defour parle de l’humanité dans ce qu’elle a de meilleure, à savoir son rapport à l’altérité.

Bande dessinée de José Luis Munuera, adaptée du récit de Cédric Sapin-Defour.

Le bédéiste reprend le texte, en retranche certains épisodes, en extrapole d’autres et compose une œuvre délicate qui rend superbement honneur aux mots. Si la chronologie du livre n’est pas respectée, l’essentiel est là, capturé et rendu dans des couleurs douces et profondes. La nature se taille la part du lion : sommets, forêts, panoramas, tout cela se déploie sous nos yeux enchantés. Ubac crève la page, chien magnifique aux muscles dynamiques et à la personnalité si heureuse. « Ce chien me réapprend à lire le vivant qui nous entoure. À écouter la musique de la nature, ses amplitudes, ses respirations, ses mystères, moi qui ne vois que le visible. «  (p. 93) Voilà une vérité à faire connaître : l’amour décille et fait voir au-delà de soi et des apparences.

Après le texte, la BD aussi m’a émue aux larmes. « L’odeur, c’est le lieu intime fermé aux autres. Je voudrais que ton odeur m’envahisse pour toujours. » (p. 118) Comme je chéris cette phrase ! J’enfouis souvent mon nez dans le poil des flancs de ma petite chatte (quand elle me laisse faire sans sortir les griffes…) et je me soule de son odeur unique. Je me la représente d’une couleur chaude, comme un caramel capiteux et enveloppant : elle rebooste mes batteries émotionnelles et elle m’emplit d’un souffle hautement précieux parce qu’habité d’une part de ce petit être que j’aime.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

La maison biscornue

Roman de Gwen Guilyn.

« Elles ne donnent plus que vers le dedans, les fenêtres. » (p. 9 & 10) Voilà qui est déjà inquiétant, mais en plus la porte a disparu ! Le Pahr, la Marhgrand, l’Ongre et les Filles ne peuvent plus quitter la maison, non pas qu’iels le pourraient s’iels le voulaient, mais là, l’isolement semble définitif. Comment fera le Fils pour revenir ? Par où entrera la femme qui doit devenir la Mahr ? Dans une temporalité floue qui pourrait être une journée, une semaine ou une éternité, la famille piégée ne sait comment apaiser la maison ogresse et agressive. Le Pahr sait qu’il n’est pas à la hauteur de sa fonction, la Mahrgrand s’agace que personne ne tienne son rôle, l’Ongre connaît sans les dire les secrets de la maison et les Filles savent que l’une d’elles est de trop, car il ne peut y avoir qu’un représentant de chaque membre de la famille. Les générations se suivent et s’écrasent, reproduites à l’identique : l’enfant remplace le parent qui remplace les aïeux, et ces derniers sont avalés par la maison.

La langue abâtardie par l’isolement s’est en fait purifiée et raffinée jusqu’à l’essentiel. Les sentiments deviennent des verbes, les sensations sont palpables et tout concourt à dire la vérité brute de la demeure. Ce huis clos gothique joue avec les mots pour mieux révéler les évidences et les horreurs. Dans cette maison qui se réarrange à sa guise, au gré des départs et des arrivées, ou par simple caprice pour punir ou malmener ses habitant·es, rien n’est jamais ce qu’il semble être. La seule chose à faire, c’est d’écouter les voix. « La maison a ses raisons […]. Rien de bon vient de questionner. » (p. 90) Personnage à part entière, entité suprême aux desseins impénétrables, la maison transforme les êtres pour les plier à sa volonté. Et personne n’échappe à son destin.

Ce roman tout à fait génial publié par les éditions du Panseur m’a rappelé Le Panseur de mots, autre publication de cette maison (biscornue ?) : là, c’était les mots qui se tordaient à des volontés supérieures. La métamorphose et la polymorphie sont des thèmes très puissants qui m’intriguent toujours. Le roman de Gwen Guilyn m’a évidemment rappelé La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, à croire que le Home Sweet Home n’existe pas…

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Chez les heureux du monde

Roman d’Edith Wharton.

Je ne vais pas résumer une nouvelle fois ce roman que j’ai lu en 2010. J’en avais gardé le souvenir d’un monde étourdissant où tout va trop vite pour la malheureuse protagoniste. « Ses ambitions avaient décru peu à peu dans la desséchante atmosphère de l’insuccès… Mais pourquoi l’insuccès ? Devait-elle s’en accuser elle-même, ou la fatalité ? » (p. 31) À tort, j’avais aussi en tête que tout finissait bien pour la délicate et ravissante Lily Bart. En termes de genre littéraire, Edith Wharton penche plutôt vers le cynisme dur d’Henry James que vers l’ironie légère de Jane Austen. « Quand une jeune fille est aussi jolie que cela, il vaut mieux qu’elle se marie : alors on ne pose plus de questions. » (p. 162)

J’ai donc redécouvert l’histoire avec des yeux plus mûrs et si je dois revoir un jugement, ce n’est pas celui que je porte sur Lily Bart, mais sur Lawrence Selden. La lâcheté de cet homme est sans fond : alors qu’il aurait les moyens de sauver l’objet de son affection, il se contente d’observer ses déboires, d’abord avec bonhommie, puis avec distance, prêtant foi à des rumeurs odieuses. Ce personnage est le plus grand coupable du roman et son orgueil est bien plus grand que celui de Lily.

Bref, relire, encore relire, toujours relire, et avec quel bonheur quand les textes sont impérissables !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

On dira que c’était un accident

Roman de Véronique Presle.

Un chat endormi dans le tambour de la machine à laver, ça ne peut que mal finir. Alors, un petit shot de vodka pour se remettre, Freddie l’a bien mérité. Et elle peut bien en prendre un deuxième, avec tous les soucis que lui causent son fils Lior et la fin de ses droits au chômage. Il y a aussi ces voisins pénibles qui ne supportent pas le moindre bruit et ses anciens amis qui l’ont accusée du pire pour lui faire retirer son garçon. Allez, encore un shot pour se détendre parce que Mimi, la chienne, est malade et parce que la psy du CMP est une emmerdeuse qui veut s’immiscer dans sa relation avec Lior. « Ils se sont tous passé le mot pour la contrarier, c’est pas possible ! Elle veut bien garder son calme, mais faut pas qu’on la chercher. » (p. 92) Freddie va leur montrer qu’elle est une bonne mère, qu’elle est pleine de ressources, qu’elle peut séduire n’importe quel homme et qu’elle l’aura, son grand appartement à Paris, loin du parking du Leclerc de cette banlieue sinistre.

Véronique Presle construit lentement un personnage que l’on croit d’abord fantasque, un peu indélicate et sûre de son bon droit. Peu à peu, Freddie se révèle obsessionnelle, en perte de contrôle et indéniablement dangereuse, notamment pour son fils. Mais pour qu’une histoire soit complète, il faut tous les points de vue : alors à mi-chemin du récit, c’est Lior qui devient le protagoniste et fait découvrir l’enfer dans lequel il vit depuis des années. Il a enfin 18 ans et toute une vie à construire, mais il lui faut larguer la terrible amarre qu’est sa relation avec une mère toxique et alcoolique.

Âmes sensibles, s’abstenir ! Je ne sais pourquoi, la quatrième de couverture m’avait laissée espérer un roman cocasse et, si ce n’est drôle, au moins absurdement comique. Absurde, il l’est, tant l’enchaînement des événements est hors de contrôle. L’écriture de Véronique Presle claque comme des gifles ou des verres qui s’éclatent au sol. C’est viscéral, terrifiant et implacable. Voilà encore un excellent roman publié par les éditions du Panseur !

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Joue-la comme Godard

Texte de Laurent Sagalovitsch.

« Jean-Luc Godard avait souhaité tourner un film sur Roland-Garros. Une lubie qui aurait consisté à prendre un joueur au hasard et à le suivre dès les qualifications. En cas de défaite, il se serait intéressé à son vainqueur et ainsi de suite jusqu’à la finale. L’éditeur voulait que je fasse pareil mais, n’étant pas cinéaste, à la place d’une caméra, j’userais de ma plume. » (p. 12) Pendant trois semaines, en juin 2024, l’auteur est passé d’un court à l’autre, de la salle de presse au restaurant du stade, d’un match en plein soleil à une partie sous la pluie ou à un échange nocturne. Il place tous ses espoirs sur le joueur serbe, Hamad Medjedović, mais au gré des défaites et victoires, le voilà contraint de suivre l’Allemand Alexander Zverev, jusqu’à la finale, gagnée par Carlos Alcaraz.

L’auteur-narrateur est un peu poseur, un rien vantard, mais férocement drolatique quand il expose sa médiocrité personnelle et sa peur maladive des hauteurs. Il est aussi touchant quand il parle de ses premières heures sur le quick, adolescent aux ambitions extravagantes. Laurent Sagalovitsch ne se compare pas à Godard, pas plus qu’il n’essaie vraiment de marcher dans ses pas, mais il trace les parallèles entre cinéma et écriture, compétitions et péripéties. « J’ignorais ce que Godard aurait filmé exactement, comment il s’y serait pris, mais probablement, serait-il parvenu à capter ce qui d’ordinaire nous échappe, le joueur dans toute sa singularité existentielle. » (p. 17) Au hasard d’un match, l’auteur parle philosophie, histoire, conflit israélo-palestinien. Le tout est un peu fouillis, façon stream of consciousness sur terre battue, une balle en entraînant une autre, déroulant un fil bigarré de réflexions vagabondes.

Je retiens une très belle phrase qui illustre à merveille le tennis. « Le tennis de haut niveau n’est rien d’autre qu’un apprentissage de l’échec. En cela, il demande des dispositions mentales hors du commun. La victoire est un bref intermède entre deux défaites. C’est ainsi que se construit la carrière d’un joueur de tennis professionnel : entre une euphorie passagère et les infinis et amers étranglements des désillusions. » (p. 55)

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

La complainte du paresseux

Roman de Sam Savage.

Sous-titre : Histoire principalement tragique d’Andrew Whittaker, réunissant l’ensemble irrémédiablement définitif de ses œuvres complètes.

Andrew Whittaker écrit, beaucoup et à beaucoup de personnes. Il publie des petites annonces, il réprimande ses locataires en retard de loyer, il demande des délais de paiement à ses créanciers, il se plaint auprès de son ex-femme du montant de la pension alimentaire, il maltraite les auteur·ices qui lui proposent des textes à publier dans sa revue littéraire, il rédige des listes pour lui-même et les autres, il prend sa propre défense sous des pseudonymes anagrammés, il taquine la muse avec une tentative de roman, bref il écrit sans cesse. « J’écris une lettre, à chaque phrase je rougis jusqu’aux oreilles, je l’envoie et, en rentrant de la poste, je me dis tout bas : ‘Ça leur apprendra’. » (p. 50) Andrew Whittaker est un homme de mots, c’est évident. Il est surtout un épistolier obsessionnel qui déverse ses torrents d’aigreur dans chaque missive. « J’écris à des gens que je connais à peine et mes lettres sont tout bonnement étincelantes, surtout quand elles me donnent l’opportunité d’être odieux et mesquin envers des personnes qui ne peuvent rien y faire. » (p. 76) Condescendant, de mauvaise foi et prompt à s’arranger avec la vérité, Andrew Whittaker est aussi un homme lubrique, harceleur et pervers.

Suivre les écrits odieux de ce personnage, pendant quatre chapitres qui sont autant de mois, c’est une expérience aussi hilarante qu’exaspérante. Whittaker est un connard insupportable, mais il a pour lui de savoir manier les mots (Voilà qui me rappelle mon ex.). Ce qui est cependant tout à fait réjouissant est d’assister à la lente déchéance de ce protagoniste infâme, entre les murs d’une maison qui s’effondre. Plus Whittaker est acerbe dans ses lettres, plus le karma le rattrape et lui fait payer une dette colossale. De Sam Savage, j’avais férocement aimé Firmin, autobiographie d’un grignoteur de livres, histoire d’un rat misanthrope. L’auteur sait décidément y faire avec les caractères antipathiques !

Publié dans Mon Alexandrie | 5 commentaires

She – Elle qui doit être obéie

Roman d’Henry Rider Haggard, illustré par Séverine Pineaux.

Sur la foi d’un tesson de poterie, d’un scarabée en céramique et de quelques parchemins, Ludwig Horace Holly et Leo Vincey, accompagnés de Job, dévoué domestique, s’embarquent pour l’Afrique à la recherche d’Ayesha, femme qui pourrait avoir connu l’ancêtre de Leo, des millénaires auparavant. Oui, il est question d’une créature qui défierait le temps, entre sorcière terrifiante et magicienne infiniment séduisante, et qui attend le retour de son amant perdu. « La mort n’existe pas, il n’y a qu’une transformation et, comme vous l’apprendrez peut-être plus tard, je crois que même là, cette transformation peut, dans certaines circonstances, être indéfiniment différée. » (p. 31) Il est aussi question d’une vengeance différée depuis des dizaines de générations et des ravages causés par un amour non réciproque.

Inutile de résumer l’enchaînement incessant de péripéties : naufrage, cannibalisme, safari cruel, combat et long voyage donnent lieu à d’heureuses coïncidences et d’habiles prétéritions pour tenir le lectorat en haleine. Comme le dit le sous-titre original, A History of Adventure, les personnages vivent un périple hors du commun, raconté par un narrateur qui en a eu connaissance. Le témoignage rapporté est un artifice littéraire qui permet toutes les excentricités et les récits les plus extraordinaires. J’ai un faible particulier pour cette forme narrative que je trouve immédiatement dépaysante et propice aux mœurs et aux mystères les plus extravagants. « Dans ce pays, les femmes font ce qui leur plaît. Nous les vénérons et cédons à leur désir car sans elles, le monde ne pourrait durer ; elles sont la source de la vie. » (p. 151) Ici, l’auteur s’en donne à cœur joie avec le courant orientaliste, faisant une peinture débridée et foisonnante d’un continent qui fascine depuis l’Europe sage et policée. Évidemment, ce roman écrit en 1887 est pétri de racisme bon teint, de paternalisme misogyne et d’une vision colonialiste qui fait désormais – à juste titre – grincer des dents.

Et si, n’en doutez pas, vous connaissez Henry Rider Haggard : il est l’auteur des célèbres Mines du roi Salomon et le créateur d’Allan Quatermain. Ayesha est d’ailleurs apparue dans d’autres romans de l’auteur. J’ai bien envie de suivre les aventures de cette héroïne ambigüe, aussi tourmentée que cruelle, belle sans le vouloir, mais habile à jouer de ses charmes. « Un baiser ne laisse pas de traces, sinon dans le cœur. Mais si tu poses tes lèvres sur les miennes, en vérité, je te le dis, ton amour pour moi te dévorera le cœur, et tu en mourras ! » (p. 247) J’ai découvert ce roman grâce à la réédition des éditions Tibert dont j’ai déjà tant apprécié les reprises illustrées de Jane Eyre, Les Hauts des Hurlevent, Les quatre filles du Docteur March et Alice au pays des merveilles. L’objet est de collection, c’est certain ! Et si je ne craque pas à chaque parution, je garde un œil sur les prochains titres à paraître !

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Anima

Roman de Wajdi Mouawad.

Wahhch Debch veut voir le visage de l’homme qui a assassiné et violé son épouse. Il ne cherche pas la vengeance, seulement la preuve que ce n’est pas lui qui a tué Léonie. Il traverse le Canada et une partie des États-Unis pour retrouver Welson Wolf Rooney, et peu importe les risques qu’il court à poursuivre ce tueur sans pitié. « Tu vis avec l’idée que si tu pouvais voir le visage de celui qui a tué ta femme, tu pourrais te libérer de la culpabilité de ne pas avoir réussi à la sauver. » (p. 186) Au gré des chapitres, les narrateurs changent, mais conservent un point commun peu banal : ils sont des animaux. Chacun à leur hauteur, ils suivent des yeux Wahhch et son errance, ils voient toutes les couleurs de son chagrin et de sa colère. Ils sont des compagnons domestiques ou de ferme, des bêtes sauvages, des insectes, des vermines et des prédateurs, des oiseaux ou encore des reptiles. C’est tout le règne animal qui prend la parole pour raconter un récit où l’humanité fait faillite. Certains narrateurs prennent la parole plusieurs fois ; tous composent un chœur empathique, une âme multiple qui compatit aux souffrances du veuf. « J’ai su alors que cet homme avait lié il y a longtemps, et d’une manière par lui seul connue, son destin à celui des bêtes. » (p. 53) Les animaux se font les témoins de la violence qui n’en finit pas. Ils sont les totems de la quête de sens de Wahhch, pour accepter le présent et comprendre le passé.

Ce roman brasse des sujets forts, mais je ne suis pas convaincue par le tissage qui les relie. Il y a la question indienne en Amérique du Nord, les conflits armés au Proche Orient, les secrets familiaux délétères et les colonialismes de toute sorte. Tout cela est intense et aurait mérité des textes séparés. Trop de drames pèsent sur le personnage de Wahhch : veuf d’une femme massacrée, enfant déraciné, enterré vivant… Tout cela compose une fresque macabre improbable, sauf à dire que la violence est omniprésente, inévitable et qu’elle ne relâche jamais ses proies. Je retiens cependant de ce roman une langue lyrique et envoûtante. « Perdu éperdu dans l’instant de ses pas, dans le claquement des talons contre la surface gelée de la route, il était dans son manteau comme, dans le ciel, serait le drapeau de la profonde nuit. Au milieu des maisons, il allait dans sa nuit et sa nuit allait dans la nuit. » (p. 65)

Publié dans Ma Réserve | 5 commentaires

La couleur du lait

Roman de Nell Leyshon.

Mary a 15 ans. Dans une chambre, en 1831, elle écrit son histoire : les grands événements de sa jeune existence et qui ont précipité sa situation actuelle se concentrent en une seule année, celle qui vient de s’écouler. Comme ses trois sœurs, Mary est sans cesse occupée dans la ferme de son père, un homme cruel et amer de ne pas avoir de fils. Voilà que le révérend Graham cherche une aide pour assister son épouse, femme à la santé fragile. Dans la grande maison, Mary découvre une autre forme de violence, plus insidieuse et policée, mais pas moins traumatisante. « les gens ne voient pas le mal quand il est trop près d’eux. comme la truie dans sa fange. » (p. 54) À choisir entre deux maisons dysfonctionnelles, elle préfère celle où sa place est clairement définie. Avec pour seules forces son franc-parler et son honnêteté brute, Mary tente d’échapper au drame qui se noue au fil de quatre saisons. « ma voix, elle cache rien madame. au moins on sait à quoi s’en tenir avec moi. je crois que je serais incapable de mentir même si on me l’ordonnait. c’est une qualité. » (p. 38)

Dans son récit-confession, Mary promet toute la vérité et des explications. La jeune femme fait montre d’une sensibilité exacerbée et d’une intelligence rare, mais souvent naïve pour raconter l’enchaînement des événements. Son texte est dépourvu de majuscules et ses propos sont simples et fautifs, mais résolument clairs. Il faut attendre pour comprendre et identifier toutes les victimes collatérales des désirs viciés des hommes, mais tout s’éclaire peu à peu. Dans son innocence blessée et rebelle Mary m’a rappelée Captive de Margaret Atwood, et avec sa gouaille pleine de bon sens, elle m’a évoquée Dolores Claiborne de Stephen King. Ces personnages féminins se rencontrent autour d’une même douleur : celle d’être une femme qui fait ce qu’elle peut pour survivre.

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires

Notre-Dame

Recueil de textes écrits par Joris-Karl Huysmans ou qui le citent.

Huysmans et les cathédrales, c’est une belle et riche histoire. Chartres, Amiens, Reims, Paris et tant d’autres, l’auteur connaît ses géantes de pierre : il ne cache pas ses préférences et Notre-Dame de Paris n’est pas en tête de son classement. « Cette cathédrale n’a plus d’âme ; elle est un cadavre inerte de pierre ; essayez d’y entendre une messe, et vous sentirez une chape de plomb tomber sur vous. » (p. 10) L’auteur et critique d’art s’affole de l’arrivée de l’électricité entre les murs consacrés et soigne ses éloges des merveilles architecturales, picturales et musicales qui sont regroupées dans les cathédrales.

Dans les textes écrits par d’autres auteurs, on voit que les opinions très tranchées de Huysmans sont loin de faire l’unanimité. Ce petit opuscule m’a surtout donné envie de relire Là-bas, ce roman sataniste si éblouissant ! « Plus que ses congénères, Notre-Dame de Paris est mystérieuse. Plus experte peut-être, mais moins pure, car elle est à la fois catholique et occulte, et elle greffe sur la symbolique chrétienne les secrets de la Kabbale. » (p. 56 & 57)

Publié dans Mon Alexandrie | 5 commentaires

Le château de mes sœurs – Des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines

Essai de Blanche Leridon.

« Si le mot manque, il est relativement aisé d’en déterminer les causes. Une fratrie uniquement féminine a longtemps été considérée comme une forme d’échec, une anomalie de la nature. Dans des sociétés largement patrilinéaires, la descendance passe d’abord par le fils. » (p. 10) Se fondant sur l’absence du mot qui désigne les groupes de sœurs au sein des familles, l’autrice explore un impensé, une gêne, presque un tabou. Une mère-épouse incapable de donner un fils à son époux est défaillante, inutile, presque coupable, quel que soit le nombre de filles qu’elle peut porter. Descendance encombrante, parfois onéreuse, les filles/sœurs sont un poids, presque une malédiction dont il convient de se débarrasser, et dans le meilleur des cas (vraiment ?) en les mariant. L’héritage paternel n’est pas pensé pour elles et la société scrute avec angoisse leur surnombre : certains pays et époques ont pratiqué ou pratiquent encore l’avortement sélectif, voire des infanticides : il faut faire de la place au fils. Les fratries masculines peuvent être nombreuses : c’est une gloire pour le patriarche. Les fratries féminines, au contraire, sont une honte, une source de moqueries. « À quoi bon nommer l’indésirable ? Et si donner un nom, c’était conférer un pouvoir performatif à la réalité redoutée qu’il décrit ? » (p. 30)

Blanche Leridon fonde son argumentaire sur des romans, des films, des séries, des exemples très concrets et modernes, des mythes et une large iconographie. La figure de la sœur fascine autant qu’elle désarçonne et elle nourrit des clichés tenaces : les sœurs sont forcément rivales – pour l’amour de leurs parents ou d’un même homme –, ou bien encore en compétition dans leurs domaines d’expertise. « Nier la rivalité entre sœurs est donc bien une bêtise ; la réparer puis la dépasser devient, dès lors qu’on l’accepte, une revigorante étape. » (p. 134) L’autrice valorise les exemples d’entraide, loin d’être rares ou anecdotiques, qu’ils soient fictifs ou réels. Avoir des sœurs, c’est être entourée de soutiens, être entraînée par des mains bienveillantes à devenir la meilleure version de soi-même. Se pose une question forte : combien reste-t-on ou redevient-on sœurs à l’âge adulte, quand ce ne sont plus jeux qui nous rassemblent ? « Ni fille, ni épouse, ni mère, mais sœur ! En raffermissant cette place, qui pourra bien sûr s’émanciper très vite du seul cadre familial, on introduit cette horizontalité libératrice, infiniment plus égalitaire. […] Réhabiliter cet état de sœur, c’est aussi, d’une certaine manière, relativiser la toute-puissance de la maternité, la remettre à sa juste place, et proposer des modèles alternatifs d’accomplissement du féminin. » (p. 25)

Je ne peux que vous recommander cette démonstration limpide et revigorante, et je vous laisse avec quelques extraits. Évidemment, ce texte prend place sur mon étagère de lectures féministes.

« Être sœur vous façonne, vous stimule et vous prépare – premier rapport à l’altérité là où beaucoup ne voudraient voir que du même. » (p. 10)

« Tous les milieux concourent à enfermer nos sœurs dans des logiques de jalousie et de compétition. » (p. 101)

« Dans le château de mes sœurs, on ne cède ni aux binarités faciles ni aux raccourcis misogynes, et c’est à ces conditions-là qu’émergent de belles et stimulantes histoires. » (p. 112)

Publié dans Mon Alexandrie | 2 commentaires