Roman de Nina Bouraoui. Lu dans le cadre du Prix Océans.
Nous sommes en 1979 à Alger. Alya a 14 ans et, comme tous ses proches, elle redoute l’arrivée de 1980, année chargée de menaces et de mauvais présages. Alya souffre également de la disparition de Sami, son premier amour. Je me dis que Sami a été aspiré ; qu’il est passé de l’autre côté. » (p. 75) L’autre côté, c’est l’âge adulte. Alya, l’adolescente, a des restes d’enfance et des terreurs qui la coupent de cet âge à la fois inquiétant et séduisant. « Je n’ai pas peur la nuit avant de m’endormir, je n’ai pas peur des esprits, j’ai peur de ce qui existe. Je crois que j’ai peur de la vie, comme on me l’a donnée, proposée. Parce j’ai toujours l’impression de ne pas avoir le choix. D’être obligée de suivre les autres, le monde. » (p. 33)
Pour se défaire de ses peurs et de la terrible douleur de ne plus voir Sami, Alya écrit dans des carnets. Sa poésie est angoissée, torturée : elle convoque l’absent et rend le vide plus palpable. « Je vois Sami partout dans mes mots et […] je sens que je peux pleurer ce soir, parce qu’une année vient de passer et qu’il n’est pas revenu. Et qu’il ne reviendra peut-être plus. » (p. 133) Le roman de Nina Bouraoui est un récit du passage entre un présent inquiet et un futur d’espérance. La narratrice comprend progressivement que la peur de l’avenir, voire de l’inconnu, est vaine.
Le rythme est très fragmenté, les phrases sont courtes, parfois interrompues pour mieux reprendre après le point. La narratrice parle comme on émettrait une incantation pour appeler la vérité, pour lever le voile qui dissimule les choses. Son souffle est court et la lecture s’adapte à cette ponctuation forcée, mais parfois au détriment du sens. Les phrases sont hachées, déchiquetées et le propos s’étiole. En dépit de la beauté et de la gravité du sujet, j’ai trouvé ce texte long et confus. Je me suis même perdue dans la lente métaphysique amoureuse et sensuelle de la narratrice.
Roman de Khadi Hane. Lu dans le cadre du Prix Océans.
Khadîdja Cissé est malienne. Elle a cinq enfants, pas de mari, pas d’argent. Elle vit dans un misérable appartement du quartier de Château-Rouge dans le 18° arrondissement de Paris. Sa liaison avec Jacques Lenoir, un blanc, lui attire l’opprobre de la communauté africaine parisienne, mais aussi de celle qui est restée au pays. « Pour avoir couché avec lui, je méritais la pendaison. Parce que aussi j’avais décidé que le chemin ratissé par les ancêtres ne collait pas à ma soif de vivre, je m’étais affranchie des fables, j’avais choisi de sortir du ghetto, appris à lire et à écrire. » (p. 42 & 43) Jugée par les autres femmes, par sa famille, par ses enfants, par les anciens, Khadîdja est aussi soumise au jugement administratif assené par l’assistance sociale.
Khadîdja est pauvre, mais elle vit en France. Cette position l’oblige à survenir aux besoins de la famille restée au pays. Alors elle envoie en Afrique l’argent qu’elle n’a pas, l’argent dont elle a désespérément besoin pour nourrir ses enfants. « La culpabilité d’être pauvre en France me bouffait le moral, le physique et le mental, elle me rendait la vie plus dure encore. En Europe, la fortune est censée être à portée de main, c’est du moins ce que l’on croit là-bas. » (p. 73) Mais puisque les prières sans cesse répétées à un Dieu trop occupé restent sans effet, que reste-t-il, si ce n’est le quotidien sans espoir ? Khadîdja n’est pas loin de se sentir punie, voire maudite. Et le ventre toujours plus vide que la veille, elle se souvient des raisons qui l’ont poussée à fuir le Mali et de celles qui pourraient l’y faire revenir. « Depuis hier, mes enfants et moi n’avons rien avalé. Nous avons des fourmis plein la bouche. » (p. 135)
Il y a beaucoup d’amertume dans le récit de cette Malienne dont la double culture est à la fois une chance et un fardeau. En porte à faux entre France et Afrique, ni coupée de là-bas, ni intégrée ici, Khadîdja finit par être de nulle part. Le titre pose une sensation désagréable sur la langue et le roman tout entier fouaille l’estomac. L’auteure nous montre une France misérable composée d’immigrés qui ont emmené leurs traditions dans leurs maigres bagages. Khadi Hane déploie une plume sans pathos, parfois drôle parce que résonnant de l’humour des désespérés, souvent juste parce que sans concession, ni enjolivements. À lire avec humilité et tolérance.
Roman de Nabile Farès. Lu dans le cadre du Prix Océans.
L’enlèvement de Selma, jeune Algérienne, est un fait divers très connu au pays. Ils sont plusieurs à relater cette histoire tout en la rattachant à des évènements plus larges : les accords d’Evian, le séisme de Boumerdès, la répression d’octobre 1988, etc. Les narrateurs sont Tania, fille de la disparue, Slimane Driif, journaliste exalté, Linda, peintre exilée ou encore le ministre de la Santé. « Ce peuple d’Algérie serait devenu le figurant-témoin d’une histoire qui ne serait plus la sienne. Il vivrait une déformation. » (p. 51) C’est comme si Selma disparaissait à chaque bouleversement du pays, comme si chaque drame de l’Algérie contemporaine s’incarnait dans une jeune femme éternellement sacrifiée.
L’Algérie est dessinée sous les traits d’une terre de malheurs et le narrateur ne peut s’empêcher de souffrir des crimes qui martyrisent sa terre. « J’aime ce pays mais je n’aime pas ces histoires de morts et d’incendies ; celle que me racontent Tania, Slimane, d’autres ; je ne les aime pas. » (p. 32) Le roman – ou le conte – est une longue élégie désespérée faite au pays blessé. Mais rapidement, la plainte devient une accusation : les malheurs de l’Algérie et les souffrances de ses habitants sont le fait des Algériens eux-mêmes. « Mais, ne le sais-tu pas ? L’homme est devenu un Ogre pour les siens ! » (p. 79) D’aucuns disaient que l’homme est un loup pour l’homme. L’ogre est plus menaçant, dévorant sa proche chair et sa propre histoire.
Le fantastique affleure sans cesse dans ce conte. Slimane partage un long dialogue avec un spectre dont l’ombre plane sur tout le texte. On voudrait presque croire que les tragédies de l’Algérie ne sont qu’une mauvaise fiction, mais trop de choses ancrent le récit dans le réel. La ponctuation est volontiers hasardeuse, comme une respiration syncopée ou un souffle coupé devant les drames. Et c’est là qu’émerge la poésie, subtile et violente, jamais idyllique.
Je n’ai qu’un seul reproche à émettre contre ce roman et il est de taille. Je ne sais pas si ce problème ne vaut que pour mon exemplaire, mais l’assemblage du livre est de très mauvaise qualité. Les pages ne sont pas dans l’ordre et j’ai cherché mon chemin dans ce labyrinthe un peu fou : 33, 38, 39, 36, 37, 34, 35, 40. Et sur certaines pages, le texte penche à droite. Dommage que la mise en page desserve ce conte moderne des 1001 nuits.
Faut-il vraiment redire l’histoire tragique de Marguerite Gautier, fameuse demi-mondaine, amoureuse sublime et courtisane au noble cœur ? Dès le début, on sait qu’elle est morte jeune et belle. Elle doit son surnom fleuri aux bouquets de camélias qu’elle ne manquait jamais d’arborer lors de ses sorties au théâtre. Mais c’est en recueillant le long récit, la presque confession, du jeune Armand Duval que le narrateur retrace la vie et les souffrances de la belle Marguerite Gautier. Il découvre les amants richissimes de la courtisane, les amitiés intéressées qu’elle traîne dans son sillage et la maladie de poitrine qui la ronge et la terrasse, comme l’incarnation physique de sa souillure morale.
La situation de Marguerite est délicate. En tant que femme entretenue, elle ne peut compter sur les largesses de ses amants pour payer ses folies et solder ses dettes. « Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres, mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour-propre, les dernières dans leur largesse. » (p. 178) Et Marguerite se veut indépendante. Tout le roman peut se lire comme un premier traité du féminisme dont George Sand, proche de l’auteur, n’aurait pas eu à rougir. C’est l’amour payé de retour pour le jeune Duval qui causera la perte de la dame aux camélias. « Quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, qui semble d’abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. » (p. 139) Finalement, le grain de sable qui enraye la machine, c’est la fierté d’Armand. Le jeune amoureux voudrait guérir sa belle de sa vie de débauche. Pour cela, il est prêt à payer pour toutes ses folies, devenant ainsi un homme comme ceux que Marguerite aimerait fuir. Mais Armand est trop fier pour profiter des générosités d’un autre. Même si sa condition sociale est supérieure à celle de Marguerite, il est insuffisamment fortuné pour l’entretenir complètement. Et c’est pour le sauver de la banqueroute et du déshonneur que Marguerite part dans les bras d’un riche amant.
Le récit du narrateur s’ouvre sur la vente des biens de la courtisane, vente qui doit régler les dettes qu’une vie de faste et de dépenses n’a cessé d’accumuler. Cette vente publique, aux yeux du sensible narrateur, c’est une curée qui dépouille pour toujours la belle de ses précieux atours, mais qui ne saurait flétrir sa grâce. Cela fut déjà dit et ce n’est presque un secret pour personne : le narrateur est une figure de l’auteur lui-même et celui-ci s’est inspiré de sa liaison avec la belle Marie Duplessis pour écrire son chef-d’œuvre. Le narrateur révèle une empathie peu commune pour la dame aux camélias et ses consœurs. « J’ai une indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne même pas la peine de discuter cette indulgence. » (p. 21) Mais il tente de dissimuler cette sensibilité derrière des arguments spécieux où seule la beauté compte. « Je regrettais la mort de cette fille comme on regrette la destruction totale d’une belle œuvre. » (p. 25) Je ne suis pas loin de penser qu’en écrivant cette œuvre, outre ses prétentions littéraires, l’auteur a tenté de faire quelque peu amende honorable pour l’issue tragique de sa liaison avec Marie Duplessis. Dans son roman, la belle Marguerite est dotée de qualités d’âme dont ses congénères ne disposent pas. Même si le fantôme de Manon Lescaut et son lot d’intertextualité plane sur le texte, Dumas fils a fait le portrait d’une courtisane qui, même si elle a toujours voulu être libre, est une femme qui se serait repentie par amour, mais qui se perd pour l’honneur.
Alexandre Dumas fils dresse un portrait au vitriol d’une société bourgeoise très sûre de ses avantages et de sa position, et bien prompte à stigmatiser les marginaux. Le style de Dumas fils n’est pas celui de Dumas père. Il est moins ample, mais pas moins romanesque. Paradoxalement, il est également très théâtral et ce n’est pas pour rien que le roman a été adapté si rapidement et si souvent sur scène et au cinéma.
Parlons maintenant du téléfilm de Desmond Davis, étrangement intitulé Camille dans le générique liminaire. Je n’ai pas été convaincue par cette adaptation. Le film s’ouvre sur le journal final de Marguerite Gautier, ce qui prive l’intrigue du ressort dramatique que constitue le secret entourant la fuite de la belle. Contrairement au roman, il n’y a pas de narrateur qui aide Armand dans ses démarches et l’accompagne dans ses souvenirs. Le réalisateur a choisi de présenter le passé de Marguerite avant son arrivée à Paris. Là où Dumas fils ne faisait qu’évoquer un passé de pauvre provinciale, le téléfilm montre une jeune Marguerite dans une ferme crasseuse, puis battant le pavé parisien jusqu’à trouver son premier protecteur. C’est ainsi que le duc, si discret dans le roman, devient une sorte de Pygmalion dans cette adaptation, ce qui est erroné puisque lors de leur rencontre, la jeune femme est déjà une demi-mondaine accomplie.
Pour ce qui est de l’interprétation, j’ai trouvé Greta Scacchi très mauvaise dans le rôle de la courtisane. Elle est blonde, ce qui est bien loin de la beauté brune que Dumas décrit tout au long de son roman. J’ai trouvé son jeu maladroit, voire grossier. Ben Kingsley incarne Duval père et sa prestation ne vaut même pas un commentaire. Quant à Colin Firth, quelle déception. Colin, mon chou, je t’ai trouvé bien falot dans toute cette histoire. Tu n’incarnes pas vraiment le héros follement romantique de Dumas fils. Pour cette fois, désolée de te le dire, mais tu es trop british pour le rôle. Note bien que j’adore ta distinction d’outre-Manche, mais cette fois, ça n’a pas pris. Toutefois, te voir torse nu est toujours aussi agréable, alors mettons que ce n’est rien et oublions ce rôle sans épaisseur.
Sans hésiter, lisez l’excellent roman d’Alexandre Dumas fils et cherchez une meilleure adaptation si vous ne pouvez vous passer d’écran.
La rentrée des classes a eu lieu cette semaine. L’occasion pour tous les élèves de reprendre le chemin de l’école, leur cartable sur le dos, à la main ou sur l’épaule.
Étymologiquement, « cartable » est issu du mot latin « charta » qui signifie « carte ». Le cartable était donc un grand portefeuille dans lequel on rangeait des feuilles. Aujourd’hui, c’est le fourre-tout préféré des gamins. Sauf le mien qui était rangé comme une maison témoin, mais c’est une autre histoire !
Professeur en minéralogie, Otto Lidenbrock est un « terrible original » (p. 3). Quand il trouve un manuscrit de l’explorateur islandais Arne Saknusemm, il décide de suivre ses indications pour se rendre au centre de la Terre. Il entraîne avec lui son neveu Axel, que ce voyage inquiète au plus haut point, et un guide islandais, Hans, qui se révèle plein de ressources et de courage. Le périple commence par une descente dans le cratère du volcan Sneffel, porte ouverte sur le centre de la Terre. Pendant plusieurs semaines, les trois hommes s’enfoncent dans les profondeurs du volcan et de l’écorce terrestre. De découvertes en surprises, leur périple est aussi passionnant qu’il est dangereux.
Le professeur Lidenbrock est le type même du savant extravagant, enragé de découverte et convaincu de la suprématie de la science. Il ne s’arrête pas aux principes et ne croit qu’à l’expérimentation. « Les faits, suivant leur habitude, viennent démentir les théories. » (p. 203) Ce qui motive ce périple incroyable, c’est l’occasion de perfectionner une science et de développer un savoir. « Ni toi ni personne ne sait d’une façon certaine ce qui se passe à l’intérieur du globe, attendu qu’on connaît à peine la douze-millième partie de son rayon. » (p. 48) Avoir la primauté de la découverte est une obsession au 19° siècle, époque fabuleuse pour l’avancée des sciences et des connaissances.
Axel endosse le rôle du sceptique, voire de l’inquiet. « Descendre dans un tromblon, […], quand il est chargé et qu’il peut partir au moindre choc, c’est œuvre de fou. » (p. 139) A contrario, le professeur Lidenbrock est un savant dont la science est la seule foi. Il ne doute jamais et si tout l’émerveille, c’est parce que rien ne l’étonne puisque tout est possible. Devant la fascinante architecture souterraine et l’étonnante géographie intérieure du globe, Axel s’exclame toujours alors que le professeur Lidenbrock se réjouit devant ce qui est.
Très à la mode au 19° siècle, le cabinet de curiosités est un sujet que Jules Verne exploite souvent dans ses romans. Dans Voyage au centre de la Terre, ce cabinet prend des proportions gigantesques. L’objet d’étude n’est plus confiné dans la chambre ou le laboratoire, mais observé in vivo. « Jamais minéralogistes ne s’étaient rencontrés dans des circonstances aussi merveilleuses pour étudier la nature sur place. Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale, ne pouvait rapporter à la surface du globe de sa texture interne, nous allions l’étudier de nos yeux et le toucher de nos mains. » (p. 183 & 184) Ce qui passionne et motive le professeur, c’est l’invention au sens premier du terme, à savoir la révélation de ce qui existe, la découverte de ce qui était caché, même si tout cela ne quittera jamais les profondeurs de la terre.
Ce roman est un des voyages extraordinaires imaginés par le prolifique auteur. Pour Jules Verne, tous les domaines et toutes les sciences pouvaient être objets de littérature, qu’il s’agisse de profondeurs marines dans Vingt-mille lieues sous les mers, de l’espace dans De la terre à la lune ou des airs dans Cinq semaines en ballon. Toutefois, il ne s’agit jamais d’étaler un savoir, mais bien de le partager et de l’associer avec une réflexion plus large. Ici, Jules Verne propose une cosmogonie inversée : en descendant vers le centre du globe, ses personnages remontent aux origines de la vie, vers les âges primitifs du monde.
Ce voyage extraordinaire est l’un de mes favoris, car c’est celui qui s’ancre le plus dans l’improbable, l’incroyable et le fantastique. Et pourtant, à grand renfort d’arguments scientifiques, Jules Verne parvient à rendre ce voyage crédible. Ça se lit sans compter les pages. Arrivée au terme du roman, j’en redemande ! Voici une lecture que je conseille sans aucun doute aux jeunes lecteurs avides d’aventure.
Alors que l’âge le rattrape, Joe Allston retrouve trois vieux carnets où il avait tenu le journal de son voyage au Danemark, vingt ans plus tôt, en 1954. En les lisant à sa femme Ruth, il redécouvre un pan de son passé qu’il avait totalement effacé. Entre les lignes, il recroise la comtesse Astrid Wredel-Krarup et l’auteure Karen Blixen. Il exhume aussi de terribles secrets. Au cours de la lecture qu’il fait à Ruth, Joe omet certains passages et médite en silence, revenant sur ses doutes et ses erreurs. « C’est tout le charme du journal intime. On y touche le seul public vraiment compatissant » (p. 59) La lecture fait surgir des non-dits, mais ni Joe, ni Ruth ne sont dupes devant tous ces secrets éventés, mais tus.
J’ai eu quelques difficultés à entrer dans cette lecture. Mais finalement, je m’y suis laissé prendre et j’ai été très émue par la relation qui unit les époux Allston. Ruth est partisane de l’honnêteté au sein du couple, mais Joe a bien des difficultés à se livrer. Ruth est sans cesse inquiète pour la santé de son mari qui ne se prive pas de bougonner et de décrier son quotidien. « Je tourne vraiment au vieux birbe ratiocineur. »(p. 19) Néanmoins, ils sont tous deux unis par un tendre et solide amour qui a résisté aux drames, ainsi qu’en témoigne la lecture du journal.
Le plus intéressant dans ce texte, c’est la longue réflexion de Joe sur la vieillesse, ses méfaits et le temps qui passe. « Ce que je mesurais en lisant ce journal, […], c’est la somme de tout ce qui s’est perdu, la somme de toute ce qui a changé depuis cette année de 1954. Je suis en train de vieillir. Je m’aperçois avec effroi que je me borde à tuer le temps en attendant que le temps finisse par me tuer. » (p. 124) Joe mesure à quel point la société contemporaine est loin des valeurs qu’il défend, mais il sait également ne rien pouvoir faire pour retrouver un âge d’or qui n’existe probablement que dans son imagination : « Comment vivre et vieillir harmonieusement au sein d’une culture qu’on méprise, quand, de surcroît, on n’a pas une bien haute idée de soi-même. » (p. 154) Mais à mesure que Joe remonte dans son passé, les amères désillusions aboutissent finalement à une plénitude plus ou moins sereine.
Si ce n’est les mots danois non traduits qui émaillent le texte, ce roman est très plaisant. Je me suis longuement interrogée sur son titre. Selon Wikipedia, « la perspective cavalière est une manière de représenter en deux dimensions des objets en volume. Cette représentation ne présente pas de point de fuite. » Cette définition ne m’a pas vraiment convaincue. En regardant du côté du titre original, j’ai trouvé plus de sens avec The Spectator Bird. L’idée d’un oiseau survolant une scène qui se déroule sans lui représente assez bien la situation de Joe Allston qui prend conscience être passé, dans une certaine mesure, à côté de sa vie.
Jim a acheté une cabane sur Sukkwan Island, une île isolée du sud de l’Alaska. Il a décidé d’y passer un an avec Roy, son fils de 13 ans. Avant tout, il s’agit pour lui de changer de vie, de laisser le passé derrière lui et de renouer avec son fils. « Quelque part, il y a eu un mélange de culpabilité, de divorce, d’argent, d’impôts, et tout est parti en vrille. » (p. 12) Jim bouillonne de projets le jour, mais il se laisse aller au désespoir toutes les nuits et s’épanche auprès de son fils. Pour Roy, cette isolation est une folie. « Cela semblait impossible. Tout semblait impossible aux yeux de Roy, ils étaient terriblement mal préparés. » (p. 20) Mais le garçon ne veut pas laisser son père, même si sa présence lui pèse. Il pressent qu’un drame va se nouer sur cette île perdue. « Il avait l’impression qu’il était seulement en train d’essayer de survivre au rêve de son père. » (p. 99) Et quand la tragédie survient, l’étouffante Iliade familiale devient une Odyssée funeste et solitaire.
J’ai frémi à la lecture de ce huis-clos sauvage, de cette captivité en plein air. Ce tragique retour à la nature ne s’accommode pas des besoins inassouvis de Jim, ni de ses angoisses. Le plus effrayant, c’est que ces deux naufragés volontaires ne domptent pas l’hostilité de la nature. En fait, ils se révèlent être l’hostilité même. Ils incarnent un danger qu’ils ne peuvent combattre. Étrangement, cette violence m’a fait du bien et j’ai lu le premier roman de David Vann en quelques heures, fascinée par les puissances troubles qui agitent les personnages. Le père et le fils ne font que se manquer et les retrouvailles tant espérées surviennent trop tard. Pour cet auteur, la famille est une entité malmenée, une structure sans avenir, une source de chagrin.
Pour une fois, je suis ravie de ne pas avoir lu avec les romans d’un auteur dans l’ordre. Jim et Rhoda sont des personnages de Désolations, le deuxième texte de David Vann, mais l’intrigue se situe en amont de Sukkwan Island. Au moins, les références étaient claires et les fils de l’histoire se nouent sans frustration. Dans Désolations, j’avais été subjuguée par la description de la nature. J’ai compris avec Sukkwan Island que David Vann déploie ce talent dans tous ses écrits. La nature, bien que froide et sauvage, n’est jamais l’élément le plus hostile des romans de l’auteur : ce sont les hommes qui portent et déchaînent le chaos. J’ai aimé ce roman pour sa peinture sans concession des tourments de l’homme. David Vann ne se nourrit pas d’illusions et ses textes ont la puissance des meilleurs romans noirs américains.
Il y a quelques mois, ma première billevesée du dimanche était dédiée au chanteur David Bowie et je vous annonçais que je comptais consacrer l’année 2012 à ce sublime artiste. C’est chose faite d’un point de vue musical : il m’arrive de l’écouter en boucle pendant des heures jours.
C’est également chose faite d’un point de vue animal ! Je vous présente Bowie, un chaton que j’ai recueilli en début de semaine. Aux dires du vétérinaire, Bowie serait une femelle, mais je ne vais pas m’embarrasser d’un tel détail ! Voilà la merveille, en photo !
Nicky Fleming, diplomate anglais à Bonn, a été retrouvé mort. Tout laisse supposer un suicide, mais il y a des inconnues dans la disparition de cet agent. Était-il un espion passé à l’Est ? A-t-il trahi son pays en pleine Guerre froide ? « Il existait une faille dans le procès maison de Nicky Fleming. Qu’il soit coupable était accepté comme un fait avéré. Mais de quoi, personne n’en savait rien. » (p. 131) Pour surmonter la perte de Nicky, son épouse Letty décide de s’installer sur une île isolée des Hébrides-extérieures. « Par le passé, cette île désolée des Hébrides avait été le refuge de toutes sortes d’âmes perdues. » (p. 33)
À leur arrivée, toute l’île se passionne pour un ours de foire qui s’est échappé et qui rôde dans les environs. Personne n’a vu le plantigrade, mais Jamie s’est mis en tête de le trouver, comme une ultime promesse qui le lie à son père. Cet ours n’a plus rien du fauve : capable de réflexion et d’émotion, il se laisse mourir de faim dans une grotte plutôt que de manger des charognes. Et il ne peut s’empêcher d’observer le petit garçon qui le cherche sur la falaise.
Avec ses trois enfants, Georgie, Alba et Jamie, Letty tente de faire front, mais se laisse submerger par le chagrin et l’incompréhension. « Ils ne semblaient plus former une famille. Plutôt un ramassis d’âmes endommagées liées les uns aux autres par une série de rites et de rythmes qu’ils contrôlaient mal. Mais peut-être était-ce la définition d’une famille. » (p. 24) Georgie, douce jeune fille, ne rêve que de changer de vie et se laisse aller à ses premiers émois amoureux. Alba est une adolescente féroce qui nourrit une haine tenace du monde et des gens, prenant son petit frère pour cible principale. Quant à Jamie, il vit dans un monde imaginaire et attend patiemment le retour de son père. « Car si Alba pouvait l’aimer, l’impossible devenait possible. On retrouverait l’ours. Son père disparu rentrerait à la maison, et son trou au cœur se réparerait. » (p. 249)
L’intrigue de ce roman est intéressante, mais la narration chaotique en rend la lecture pénible. On oscille sans cesse entre passé et présent et les évènements qui précédent la mort de Nicky se mêlent à la nouvelle vie de la famille Fleming. À force de me perdre dans le temps, j’ai fini par m’ennuyer et c’est sans grand intérêt que j’ai suivi la résolution du mystère politico-diplomatique qui entoure le suicide de Nicky. J’aurais aimé que les chapitres consacrés à l’ours soient plus longs, plus fouillés. Aussi touchante que soit l’histoire de cette famille endeuillée qui doit réapprendre à vivre et à faire confiance, elle n’a pas su m’émouvoir. Dommage, car cette histoire avait bien des choses pour me plaire. Mais la panne de lecture est toujours là. Rien ne me plaît vraiment et je compare tout au grand Zola, ce qui est une barre trop haute pour beaucoup de livres.
Roman de Marie-Aude Murail. Illustrations de Philippe Dumas.
Miss Charity Tiddler est une petite fille solitaire. Ses sœurs sont mortes en bas âge et elle n’a pour seule compagnie que sa bonne Tabitha et des petits animaux qu’elle recueille et sauve de la mort, quand elle le peut. « Peter révéla tout de suite sa nature confiante et malicieuse. Il adorait enfouir sa tête sous mon aisselle en rabattant les oreilles et passer de petits coups de langue sur mes joues. » (p. 75) Dans la nursery du troisième étage de la riche maison de ses parents, Charity se constitue une ménagerie d’animaux blessés ou destinés à la casserole. Ainsi défilent Madame Petitpas, Mme Tutu, Master Peter, Julius le rat, Darling le crapaud, Jack le hérisson, Cook le canard, Petrucio le corbeau. Charity est désespérément solitaire, incapable de se lier avec les enfants de son âge et rarement bienvenue dans les réunions d’adultes. En public, elle trompe son ennui en se récitant les pièces de Shakespeare qu’elle apprend pour son plus grand plaisir. Ce qui ne fait pas l’unanimité. « Elle récite du Shakespeare au milieu de tout un ramassis de bestioles. » (p. 93)
Pour Mrs Tiddler, il n’est plus possible de laisser l’enfant sans gouvernante. Arrive alors Mademoiselle Blanche Legros qui lui offrira le plus beau des cadeaux, celui de lui apprendre l’aquarelle. Dès lors, Charity ne cesse de croquer la nature dans les environs de la demeure de Dingley Bell et de dresser le portrait de ses petits amis à plumes et à poils. L’enfant se passionne pour l’étude des animaux, des champignons et de la nature. « À partir de ma huitième année, mon amour des animaux se doubla d’un véritable intérêt scientifique. » (p. 31) Même accompagnée d’une gouvernante, cette singulière enfant est une piètre pianiste et une médiocre danseuse. Elle est loin d’être une compagne à la hauteur de ses cousins Philip, Lydia et Ann. Et elle éprouve une singulière attraction pour le jeune Kenneth Ashley. « Ce garçon, qui se donnait des allures de dandy, devenait de plus en plus insupportable en vieillissant. » (p. 109)
De chapitre en chapitre, Charity grandit. La voilà adulte et toujours aussi solitaire, un peu perdue, uniquement passionnée par les animaux, la peinture et ses carnets d’étude. « Je crois que j’avais une terrible envie d’écrire quelque chose, mais je ne voyais absolument pas quoi. » (p. 201) Qu’à cela ne tienne, son amour pour les petits animaux sera sa source d’inspiration. Elle écrit les aventures de Master Peter, de Désirée la souris ou de Madame Tutu. Ses petits livres font fureur auprès des enfants et son avenir financier est assuré, au grand dam de sa mère qui désespère de la voir travailler et rester célibataire. Les années passant, Charity souffre de sa solitude, mais refuse de renoncer à son indépendance. Qu’il s’agisse du beau Kenneth Ashley ou d’un autre homme, Charity n’est pas de celles qui se laissent enfermer.
Miss Charity était une petite personne trop grave pour son âge et elle est devenue une jeune fille, puis une jeune femme parfaitement consciente de ses défauts, de son caractère de cochon et de sa volonté de vivre à sa guise, même si, certains jours, sa neurasthénie prend le dessus. « Je suis dans ma vingt-troisième année. Mais je me sens plus âgée. Et pourtant, je n’ai presque rien vécu. Les années immobiles comptent peut-être doubles. » (p. 425) Née et élevée dans une bourgeoisie oisive, l’enfant va à l’encontre des projets de sa mère, mais elle incarne une nouvelle génération de femmes. Elle fait de sa tendance à la folie et de son originalité sa force et c’est cela qui fait d’elle un personnage si attachant et si aimable.
Les dialogues sont de forme théâtrale, mais la narration est celle du roman. C’est tout l’esprit de cette petite fille qui met en scène ce qui lui tombe sous la main, mais qui pose aussi un regard grave et réfléchi sur sa vie et son entourage. En introduction, Marie-Aude Murail remercie le lapin de Beatrix Potter. Et tout son texte est un hommage à l’auteure des aventures de Peter Rabbit, mais aussi aux textes de Frances Burnett et de Kenneth Grahame où l’enfance et les animaux sont des sujets à la fois tendres et profonds. Les illustrations de Philippe Dumas sont douces et pointues, comme celles de Quentin Blake, célèbre illustrateur des romans de Roald Dahl. Elles parsèment le texte et lui confèrent une extraordinaire capacité d’émerveillement. Chaque page devient l’occasion d’une aquarelle, à la fois drôle et pétillante. Le texte distille un humour très anglais et pince-sans-rire, mais également un humour enfantin à la fois innocent et cruel. Ce roman de plus de 500 pages est un petit bijou de littérature jeunesse qui ravira également les parents. Il est à mettre entre les mains des jeunes lecteurs qui plongeront sans difficulté dans l’histoire de cette enfant fantasque, soupe au lait et adorable.
On nous le rabâche à longueur de journaux : c’est la crise ! Alors, tout le monde reste à l’affût des petits prix et des bonnes affaires.
Mais attention à ne pas vous faire avoir en achetant quelque chose qui ne vaut pas un pet de lapin ! Un pet de lapin, tout le monde le sait, ça n’a aucune valeur !
Alors, billevesée ?
Vous ne pensiez pas que j’allais sérieusement illustrer ça ?!
La cloche de la femme de chambre – Miss Hartley devient la femme de chambre de Mrs Brympton, une jeune femme à la santé fragile, dans une lugubre demeure de l’Hudson. Mais ses attributions sont bien floues. « Voilà qui était bien étrange : une femme de chambre que la bonne devait aller chercher chaque fois que sa maîtresse avait besoin d’elle ! » (p. 22) En effet, la cloche de Miss Hartley ne sonne jamais et il plane sur la maison le spectre de l’ancienne femme de chambre.
Les yeux – Voir mon billet sur la nouvelle Les yeux.
Plus tard – Le couple Boyde veut acquérir une maison en Angleterre. Venus d’Amérique, les époux sont à la recherche d’un certain pittoresque dans la vieille Europe. « Je n’arriverai jamais à croire que je vis dans une vieille maison si je ne manque pas totalement de confort. » (p. 78) Plus que tout, ils veulent leur fantôme. Mais à Lyng, la maison qu’ils ont achetée, le spectre est imperceptible. « Lorsqu’on voit le fantôme de Lyng, on ne s’en aperçoit pas. » (p. 87) Quand Mr Boyde disparaît après avoir suivi un inconnu, Mrs Boyde s’inquiète. Ce n’est que plus tard qu’elle comprendra ce qui s’est passé.
Kerfol – Le narrateur visite la demeure de Kerfol en vue de l’acheter. La maison est fermée et le visiteur est accueilli par de nombreux chiens muets. Les lieux dégagent une atmosphère sombre et renferment une histoire terrifiante. « Aucune maison n’avait assurément rompu de manière aussi complète et définitive avec le présent. Ainsi campée, avec ses toits fiers et ses pignons dressés vers le ciel, elle aurait pu être son propre monument funéraire. » (p. 121) Qui sont ces chiens et quelle est l’histoire des anciens propriétaires des lieux ?
Le triomphe de la nuit – Mr Faxon est le nouveau secrétaire de Mrs Culme. Il arrive à Northridge par une froide nuit d’hiver et personne n’est là pour l’accueillir. Il accepte l’hospitalité de Mr Lavington et passe la soirée avec des notables de la région et avec Rainer, le neveu souffrant de son hôte. Mr Faxon aperçoit une silhouette menaçante au cours de la soirée. « Tandis que le visage de Rainer s’éclairait, celui du personnage placé derrière la chaise de son oncle paraissait concentrer dans son regard toute la lassitude féroce de haines insatisfaites. » (p. 170) Mais à qui s’adresse cette menace ? À Mr Lavington, à son neveu ou à son hôte ? La réponse viendra au plus fort de la nuit.
Dans ce recueil de nouvelles fantastiques, les fantômes sont les habitants légitimes des vieilles maisons. Ce systématisme rend la terreur commune, l’angoisse acceptable. Les bâtisses sont plus qu’hantées, elles sont habites et possédées. D’une façon assez subtile, elles ne sont plus aux mains des humains, mais aux mains de créatures intangibles. Et c’est là que réside le triomphe de la nuit, quand le territoire des hommes recule.
Je préfère Edith Wharton dans ses romans bourgeois où elle critique la société américaine. Mais elle signe ici des nouvelles glaçantes et un rien complexe. En effet, si j’ai vraiment apprécié la première nouvelle, je n’ai pas compris sa chute, même après plusieurs lectures. Mais que cela ne vous arrête pas : les amateurs de demeures sifflantes et de mornes spectres trouveront leur bonheur dans ce recueil !
Libre et légère – La jeune et très jolie Georgie est une demoiselle capricieuse parfaitement au fait de ses défauts. « Moi, Georgie Rivers, une petite pauvresse et dépravée… une coquette lascive et paresseuse. » (p. 29) Amoureuse de Guy Hastings, son cousin, elle rompt pourtant leurs fiançailles et accorde sa main au vieux et riche Lord Benton. La raison financière l’emporte sur celle du cœur et Georgie sait imposer ses désirs. « J’ai tellement l’habitude d’agir à ma guise qu’il serait périlleux de vouloir m’en empêcher. » (p. 38) Rapidement, Lady Benton devient la coqueluche de Londres : jeune, jolie, riche, impertinente, elle impose partout son caractère frivole. « Georgie possédait à la perfection le don d’être « légère ». Elle n’était jamais brutale, jamais bruyante, jamais désagréablement masculine ; mais elle avait une sorte d’impertinence irrésistible qui débordait les limites admises pour le comportement d’une Lady. » (p. 57) On aurait pu croire qu’elle serait heureuse, mais le calcul financier se révèle moins lucratif que prévu et la lassitude et le remords l’emportent sur le devoir conjugal.
L’amant évincé fuit Londres sur les conseils d’un ami et se réfugie en Italie où il s’adonne à la peinture, l’autre passion de son existence. « À quoi vivre, sinon pour l’art ! » (p. 53) Il y rencontre les Graham dont la fille, Madeline, apaise la douleur de son cœur brisé. Un décès et une maladie le rapproche in extremis de Georgie. Mais les retrouvailles ne sont que celles de deux cœurs brisés qui ont laissé passer le bonheur.
Edith Wharton m’avait enchantée avec Chez les heureux du monde. Même effet avec ce très court roman, dont le sous-titre indique qu’il s’agit d’un « conte moral », qui traite de « l’autorité des maris et la soumission des épouses » (p. 59) dans l’aristocratie londonienne du début du XX° siècle. Les relations homme/femme ne sont pas le principal ressort de ce texte : on assiste aussi au combat d’une âme qui s’est perdue en faisant taire son cœur. Georgie, bien qu’enchanteresse et ensorcelante, est profondément agaçante. Sa frivolité et la légèreté avec laquelle elle traite les choses du cœur sont directement opposables à la fraîcheur candide et pure de la jeune Madeline Graham, amoureuse des fleurs. Mais Georgie gagne en humanité à mesure que l’écorce de futilité dont elle avait entouré ses actes se craquèle. L’on découvre alors une jeune femme plus sensible que libre et plus grave que légère.
Le texte a des airs de pièce de théâtre, c’est un drama-in-progress pourrait-on dire à l’anglaise. Les effets d’annonce, les entrées et les sorties et certaines descriptions aux allures de didascalies font du roman une belle matière à représentation. C’est toute la petite scène de l’aristocratie londonienne qui s’agite et, finalement, ce roman est une autre fable du monde. Les passions y sont violentes mais bien éphémères. Qu’une femme soit libre et légère, n’est-ce pas ce qui peut lui arriver de mieux, à condition que le bon compagnon suive ses pas ?
Expiation – Mrs Fetherel a publié son premier roman. Le titre, Libre et légère, fait jaser. Mais aux dires des critiques, le contenu est loin d’être sulfureux. Pourtant son auteur se targue d’avoir fait un portrait au vitriol d’une certaine tranche de la société. « Je n’ai pas pris de gants pour traiter le sujet. J’ai appelé un chat un chat. » (p. 158) Mrs Fetherel se flatte même d’être « un auteur qui a eu l’audace de dénoncer le vide des conventions sociales. » (p. 159) Qu’est-ce donc qui passe pour une bluette dans ce roman qui se voulait si féroce ? L’oncle de Mrs Fetherel, l’évêque d’Ossining, a également des ambitions littéraires et il estime que le scandale lui apportera la reconnaissance : « ma meilleure chance pour un succès populaire serait que mon livre soit attaqué par la presse. » (p. 164) Et cet oncle bienveillant a d’autres tours dans sa manche pour aider son propre livre, quitte à nuire à celui de sa nièce.
Mais Mrs Fetherel ne cherchait pas tant le succès populaire qu’une réaction de son époux, béat d’admiration devant tous ses talents. Lassée d’être le centre de toutes les meilleures attentions de son mari, elle cherchait dans l’acte d’écriture un moyen de scandaliser son époux et de faire amende honorable. « Elle éprouvait un certain plaisir à la perspective d’une situation qui justifierait la plus sévère des expiations. » (p. 170) Même ce plaisir lui est refusé et l’auteure qui se voulait sulfureuse n’est en fait qu’une femme abonnée aux bonnes œuvres.
J’apprécie déjà sans réserve Edith Wharton, mais quand elle cite Huysmans, elle ne peut que gagner les plus hautes places de l’estime que je porte aux meilleurs auteurs ! Pour parler spécifiquement de ce second texte, pas de doute, l’auteure s’y connaît pour manier le cynisme. C’est ici la petite bourgeoisie new-yorkaise qui est tournée en ridicule. Et plus précisément, Edith Wharton s’en prend à ceux que le désir d’écrire chatouille à un tel point qu’ils sont prêts à tout pour s’imposer au détriment des autres aspirants écrivains.
Que le titre du roman publié par Mrs Fetherel soit exactement celui du texte qui précède n’a rien d’un hasard. Edith Wharton règle ses comptes avec les critiques et consorts. Mais elle dresse également un portrait assez misérable des écrivains débutants, en particulier des femmes qui prennent la plume. La postérité et les années l’ont suffisamment prouvé : Edith Wharton avait du talent. Dommage que ses contemporains n’en aient pas tous été convaincus.
Dans une demeure sur le bord de mer, un vieil homme et sa nièce doivent subir l’occupation allemande en la présence de Werner von Ebrennac. « Cela était naturellement nécessaire. J’eusse évité si cela était possible. Je pense que mon ordonnance fera tout pour votre tranquillité. » (p. 22) Devant l’intrus, l’homme et la jeune fille observent un silence farouche. Mais l’Allemand est un être poli, cultivé, amoureux de la France. Il comprend que ses hôtes ne peuvent résister à l’invasion qu’en se taisant. « Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît. » (p. 32) Alors, l’officier parle chaque soir et déclare son amour pour le pays occupé, sans s’offusquer du silence qui pèse chaque jour un peu plus.
De son côté, le vieil homme ne veut pas offenser l’officier allemand, mais lui et sa nièce se doivent de rester fidèles à un idéal de liberté face à celui qui incarne l’ennemi. Et c’est d’autant plus difficile de poursuivre ce silence quand l’ennemi se révèle humain, humaniste et généreux. Finalement, les seuls mots qui seront prononcés seront dits trop tard pour tous.
Superbe récit sur l’amitié entre les peuples, au-delà des guerres et des idéologies délétères. Je me rappelle avoir vu un téléfilm adapté de cette histoire. Impossible de me souvenir des acteurs, mais j’avais aimé ce récit et je m’étais promis de le lire. C’est chose faite et c’est un plaisir infini. De cet auteur, je vous conseille aussi Les animaux dénaturés, ou comment le chainon manquant entre l’homme et le singe peut poser de grands problèmes.
Dans la citadelle des dragons, en Zamonie occidentale, Hildegunst Taillemythes est un jeune dragon qui se pique d’écriture dans un monde où les livres sont omniprésents. « Je parle d’un pays où la lecture peut rendre fou. Où les livres risquent de blesser, d’empoisonner, et même de tuer. » (p. 9) Quand Dancelot, son parrain d’écriture, est sur le point d’expirer, il lui lègue un manuscrit anonyme. Le texte est si réussi qu’il pourrait ôter toute volonté d’écrire. Hildegunst part alors pour Bouquinbourg à la recherche du mystérieux auteur.
Bouquinbourg est aussi appelé la Cité des livres qui rêvent. Les livres qui rêvent, ce sont les livres d’occasion qui attendent chez les bouquinistes de vivre une nouvelle vie avec un nouveau lecteur. Bouquinbourg compte un nombre étonnant de bouquinistes et de boutiques dédiées aux livres. Mais le plus surprenant dans cette ville, ce sont ses souterrains labyrinthiques. Et Hildegunst en fait brutalement l’expérience quand il se retrouve piégé dans les catacombes, traqué par les chasseurs de livres et par le Roi des Ombres.
Impossible d’en dire plus sans dévoiler des éléments essentiels de ce roman complètement déjanté. Dans l’univers de Walter Moers, les livres ont des pouvoirs immenses. Certains sont positifs : « Les réponses à presque toutes les questions d’aujourd’hui figurent dans les vieux livres. » (p. 146) Mais il faut se méfier du papier et des mots. « Vous faites partie de ces rêveurs qui croient que toutes les réponses figurent dans les livres, n’est-ce pas ? Mais les livres ne sont ni bons ni utiles. Ils peuvent être extraordinaires malfaisants. Avez-vous jamais entendu parler des livres dangereux ? Certains d’entre eux vous tuent dès que vous les touchez. » (p. 150) Croyez-moi, vous ne verrez plus jamais une coupure de papier du même œil…
Walter Moers invente des auteurs, des livres et des textes dont il égrène des extraits dans son propre roman. Mais il se présente en fait comme un traducteur de l’œuvre d’Hildegunst Taillemythes. Son texte est un fol éloge des livres et du pouvoir de la lecture. « De simples signes sur du papier m’apportaient une pure extase. » (p. 25) Pour tout lecteur un peu insatiable, Bouquinbourg pourrait être la capitale des plaisirs, voire du vice. Et il y a toujours des êtres vils pour tirer profit des pratiques les plus nobles. « Le problème, c’est que pour gagner beaucoup d’argent, nous n’avons pas besoin d’une littérature parfaite et grandiose. Ce qu’il nous faut, c’est une production moyenne, de la camelote, de la pacotille, des produits de masse. Toujours davantage. Des livres de plus en plus gros et de plus en plus creux. Ce qui compte, c’est le papier vendu. Pas les mots qui sont écrits dessus. » (p. 352) Voilà un débat qui fait les belles heures de la critique littéraire !
Se fondant sur un univers complet et original, Walter Moers offre un roman très sympathique et qui se lit avec plaisir. J’ai parfois été un peu saturée par le fantastique qui émane du texte, mais j’ai poursuivi ma lecture sans heurt, en appréciant les nombreuses illustrations aux faux airs de gravure qui parsèment le roman. En conclusion, je ne peux que vous encourager à acheter des livres d’occasion. Ces livres qui rêvent n’attendent que vous !
Anne, la narratrice visite des maisons comme d’autres fuient. Elle ne veut pas les acheter, mais seulement passer un moment dans chacune d’elles. « Les endroits où je ne faisais que passer me procuraient une paix incomparable qu’aucun espace de mon propre univers ne m’avait jamais apportée. Le statut de nomade que j’étais en train d’acquérir depuis quelque temps devait s’expliquer ainsi. » (p. 23) Dans ces endroits anonymes, elle est en quête d’une chose dont elle n’a pas vraiment conscience. « Je montais dans les trains et sillonnais les campagnes, à la recherche d’un endroit où je trouverais enfin ce que je cherchais et que je ne savais nommer. » (p. 24) Près de Nantes, elle prévoit de visiter une maison cachée dans une pinède. Dans l’auberge où elle est descendue, elle rencontre Alex qui mène un projet de théâtre éphémère. Sa chambre est toujours ouverte, comme une invitation à fureter et à investir une autre vie. Pour Alex, rien n’est plus précieux que l’éphémère et Anne souscrit rapidement à cette idée. « Maintenant je ne crois qu’en ce qui est provisoire. La vie me semble plus précieuse ainsi. » (p. 81)
Qu’il s’agisse du chat de l’auberge ou de la maison qu’elle visite, tout ramène Anne vers ses douleurs d’enfance. Elle garde dans sa poche la montre arrêtée de son père, celle qui a ouvert la porte du passé. Comme la trotteuse de la vieille montre, le temps semble suspendu et ses frontières, devenues perméables, s’abolissent : le passé empiète sur le présent et le futur s’inscrit dans l’immédiat. « Le passé, même lointain, est toujours tapi quelque part, prêt à bondir. » (p. 99) Pour la narratrice, le passé s’incarne dans le souvenir de son père, un homme longtemps malade et trop tôt disparu. S’opposait à lui la mère, une femme dure et frivole. En marchant sur les traces des années passées, Anne veut raviver l’image perdue de son père. L’apaisement final est comme une horloge dont le balancier reprend sa course, la fin d’une parenthèse immobile.
Ce court roman de Michèle Lesbre est très troublant, voire déroutant. La plume est toujours belle, lente et mélancolique. Mais je me suis un peu perdue dans les errances de la narratrice. Le puzzle est long à se mettre en place. Il faut peut-être lire ce texte en une fois pour ne pas perdre le souffle de l’histoire.
La guerre de 1914 a éclaté. Un jeune prodige inscrit au lycée Henri-IV déserte sa classe après avoir rencontré la jeune Marthe, mariée à Jacques, un soldat parti au front. Le garçon a à peine 16 ans, Marthe à peine 19 ans. Les deux enfants s’aiment follement. Marthe surtout est amoureuse et sincère. Pour le jeune narrateur, les choses sont différentes. « Manquer la classe voulait dire, selon moi, que j’étais amoureux de Marthe. Je me trompais. Marthe ne m’était que le prétexte de cette école buissonnière. » (p. 45) Le narrateur est avide de liberté. Il piaffe d’être un homme et s’engage à corps perdu dans cette relation adultérine.
Face au mari de Marthe, le garçon éprouve des sentiments ambivalents, entre haine et remords. La liaison entre lui et Marthe est bénie par la guerre, mais les deux amants savent que la paix détruira leur bonheur coupable. « L’amour, qui est l’égoïsme à deux, sacrifie tout à soi, et vit de mensonges. » (p. 69) Marthe est prête à tout sacrifier pour son jeune amour, mais le garçon est moins engagé qu’elle tout en exigeant les plus grandes preuves de la fidélité de sa maîtresse. Dans cette âpre éducation sentimentale, l’adolescent fait ses premières armes d’adulte. « Décidément, j’avais encore fort à faire pour devenir un homme. » (p. 79)
Ce récit est ouvertement autobiographique. Je l’avais lu quand j’étais adolescente et je l’avais trouvé exaltant. Cette fois, je me suis ennuyée et j’ai éprouvé un agacement sans fin pour le narrateur/auteur. Ce blanc-bec se moque de tout, qu’il s’agisse de l’honneur de sa maîtresse ou de l’avis de ses aînés. Être précoce, pourquoi pas, mais ça n’empêche pas d’être poli, non mais !
Le roman de Radiguet m’a rappelé les classiques du genre, tel que Le lys de la vallée de Balzac, Le rouge et le noir de Stendhal, L’éducation sentimentale de Flaubert ou encore Adolphe de Benjamin Constant. Décidément, je ne suis pas très sensible aux errements amoureux des godelureaux en mal d’amour.
Vous aussi, vous avez chaud ce matin ? Normal, nous subissons un épisode de canicule. Mais savez-vous d’où vient ce mot ?
En latin, canicula signifie la petite chienne. C’est l’autre nom de l’étoile Sirius qui se lève et se couche en même temps que le soleil entre le 24 juillet et le 24 août. Dans l’Antiquité, certains pensaient que l’apparition de cette étoile était en lien avec l’apparition des grandes chaleurs.
Quoi qu’il en soit, étoile ou pas, restez au frais !
Dans un village de Chine, une femme est heureuse. Elle est mère de deux enfants, son mari est beau et la vie, bien que rude, lui offre un grand contentement. Les grossesses ajoutent un surcroît de peine aux journées de travail. « Cependant elle était heureuse, plus heureuse que jamais, lorsqu’elle se trouvait enceinte et débordante de vie. » (p. 20) La mère est efficace, vaillante, vigoureuse, tendre avec sa belle-mère, affectueuse avec ses enfants et son époux. Elle incarne l’alma mater épanouie et radieuse. Dans une existence immuable, la mère vit un labeur heureux.
Mais la douce sérénité et l’apaisante continuité des jours ne suffisent pas à contenter l’époux qui quitte la maison pour ne plus y revenir, abandonnant enfants et femme. « Elle restait là avec les trois enfants et la vieille femme et lui était parti ! » (p. 64) L’espoir du retour de l’époux diminue chaque jour, mais la mère maintient les apparences tant qu’elle le peut. « Je suis une pauvre femme bien malheureuse, car je n’ai, en fait d’homme, que celui que je me forge avec des mots et des tromperies. » (p. 102) Désormais seule pour assumer la charge de la famille, elle endure sans se plaindre un labeur bien plus grand. Mais cette femme faite pour être mère souffre de la solitude et de ne plus pouvoir concevoir. À mesure que les années passent, la mère reporte sur ses enfants toute l’attention dont elle dispose, elle sacrifie sa propre vie pour expier. Derrière cette mère de douleur se cache une faute qu’elle mettra toute une vie à effacer.
J’ai aimé ce roman sans prénom où chacun n’est représenté que par sa place dans la famille. Pearl Buck sublime la femme : elle peut être beaucoup de choses, mais elle n’est accomplie que si elle est mère. C’est un discours très dépassé pour aujourd’hui, mais qui porte une certaine part de vérité immuable. Face à son homme ou à la richesse, la mère fait toujours passer ses enfants. Plus qu’un sacrifice, c’est un choix serein qui comprend sa part de peine.
Ce récit très lent et mélancolique est le premier texte de Pearl Buck que je découvre. Ce ne sera certainement pas le dernier. La plume de cette auteure est belle, très tendre pour une Chine qu’elle aime en dépit de ses défauts.
« Minette n’a pas eu une mort naturelle, et elle n’a pas eu une mort facile. » (p. 9) Ainsi s’ouvre le récit de Genna Meade qui raconte sa relation avec Minette Swift, sa camarade de chambre en 1974 au Schuyler College. Tout opposait les deux jeunes filles. Genna est blanche, Minette est noire. Genna est riche, Minette est boursière. Genna est timide et effacée, Minette est déterminée et vigoureuse : « Si des branches tombées lui barraient le passage, elle les écartait d’un coup de pied. » (p. 72) Très vite, Genna est fascinée par sa camarade et fait tout pour lui plaire, ne se décourageant jamais devant les rebuffades de Minette. Mais lentement, une amitié délicate et fragile se noue entre les deux jeunes filles et Genna prend le parti de Minette face à toutes les autres étudiantes. « J’étais sa seule alliée à Haven Hall. » (p. 157)
Minette s’attire rapidement l’inimitié de nombreuses pensionnaires de l’établissement, jusqu’au jour où elle retrouve un de ses livres vandalisés. « Une odeur d’air subtilement pollué se mit à flotter dans Haven Hall : suspicion. » (p. 96) Même si la jeune fille est odieuse pour beaucoup, il semble inconcevable que des résidentes de l’université la plus tolérante et la plus cosmopolite d’Amérique puissent faire preuve de racisme, de ségrégation et de violence. « Pour une université très libérale de femmes émancipées, Schuyler était un nid de traditions. » (p. 149) Minette endure les brimades, les moqueries et les insultes. Élevée dans une foi chrétienne très puissante, elle a le sentiment de devoir souffrir pour mériter sa place auprès du Seigneur. En connaissant la première phrase du texte, on sait que tout cela finira mal, mais il nous reste encore à comprendre la véritable histoire de la mort de Minette et à affronter une horreur plus grande que le simple harcèlement racial. « L’obscène : ce que, à l’instant où vous voyez, vous ne pouvez plus pas ne pas avoir vu. Et ce que vous continuerez à voir. Même si l’on vous arrache les yeux. » (p. 167)
Genna, la narratrice, écrit ce texte pour faire justice à Minette, mais également à elle-même et au passé. Pour elle, il est temps de raconter cette histoire sans le voile de la pudeur ou de la peur. Il est étonnant d’entendre Genna parler d’elle à la troisième personne : c’est toujours pour énoncer des faits sans ressenti, mais cela créé une distorsion dans le récit, comme si Genna (Generva de son vrai prénom) oubliait qu’elle était partie prenante de cette histoire. « Ma camarade était vierge, j’en étais sûre. En ce qui concernait Generva, j’en étais moins sûre. » (p. 135)
L’amitié entre Genna la blanche et Minette la noire est à la fois rebelle et désespérée. Genna se dévoue totalement à sa camarade qui se moque bien de cette affection. « Une fille noire qui se fichait à peu près d’être noire, et totalement de l’intérêt que vous lui portiez. » (p. 129) Mais pour Genna, cette amitié est précieuse parce qu’elle lui offre la possibilité de nouer un lien avec une personne extérieure à sa famille. La famille Meade est en crise depuis des années et Genna oscille entre une mère dépressive et un père absent. La jeune fille évolue dans un monde où les relations entre humains avortent ou pourrissent.
J’ai été très touchée par le personnage de Minette : sous ses airs de colosse, elle se débat dans la plus grande solitude. Elle ne refuse pas l’amitié de Genna par pure affectation et elle souffre d’une grande solitude dans ses tourments. Quant à Genna, si j’ai apprécié sa confession honnête, j’ai détesté sa couardise et ses trahisons. Après Délicieuses pourritures où elle peignait déjà le monde universitaire avec des couleurs sombres et perverses, Joyce Carol Oates offre un nouveau tableau très sombre du monde étudiant. Finalement, la couleur de peau de Minette est un prétexte : que la jeune fille soit noire importe peu, ce qui compte, c’est que son caractère est incompatible avec le reste du monde. Dans ce roman, la violence est moins fulgurante que dans les textes très courts de l’auteure, mais elle sinue entre les pages. Tous les évènements sont des coups de griffe et des douleurs sourdes qui s’ajoutent. Joyce Carol Oates s’y entend pour écrire des romans noirs et brutaux. Et c’est toujours un plaisir trouble que d’apprécier ces pages sordides.
Dona St. Columb s’est réfugiée dans son manoir sur les bords de la Manche pour fuir la futilité et l’effervescence de Londres au sein de laquelle elle n’est qu’une marionnette frivole et superficielle. Loin de son époux, le trop placide Harry, et de l’odieux Rockingham, un flirt sans intérêt, Dona goûte la joie d’être libérée des regards londoniens et du scandale de son ancienne conduite. Alors que rien ne semble pouvoir troubler sa retraite, elle apprend qu’un pirate français pille les demeures de la côte anglaise. Cette menace, loin de l’effrayer comme ses compatriotes, la ravit et lui ouvre les portes d’un monde d’aventures et de frissons.
Sous le regard bienveillant d’un domestique complice, Dona et le Français vivent de belles heures, dans « la délicieuse folie de cette lointaine mi-été qui, pour la première fois, fit de la crique un refuge et un symbole d’évasion. » (p. 13) Le pirate est un homme libre, un aventurier qui incarne tout ce que les Anglais ne seront jamais. Arpentant les terres et les mers sans perruque, il séduit Dona avec ses airs de Robin des bois et cette atmosphère sulfureuse qui l’entoure. Entre eux, le ton est badin et nourrit une séduction sans cesse renouvelée. Mais les amants ne s’illusionnent pas : la parenthèse offerte par cette romance échevelée sera aussi puissante qu’elle sera brève. « Mais ne suis-je pas châtelaine du lieu, mariée, respectable, mère de famille ? Tandis que votre maître est un Français sans aveu, un pirate ? » (p. 70)
Ici s’oppose l’aristocratie anglaise engoncée dans ses traditions à l’aristocratie telle qu’elle s’incarne étymologiquement : le pirate est un aristocrate au sens premier puisqu’il fait partie des meilleurs par sa valeur propre, et non au nom d’un héritage. Au-delà de cette opposition, le roman présente la rivalité quasi millénaire entre Anglais et Français : les premiers se prétendent raffinés et taxent les seconds de tous les défauts possibles. Mais le récit se charge de rendre à chacun ses mérites et ses torts.
Londres, ville malodorante et viciée, ne peut soutenir la comparaison avec la côte anglaise battue par les vagues. La nature y est simple et purificatrice et elle rend Dona à elle-même, loin du faste et des frivolités mesquines. La jeune femme ne se doit plus qu’à elle-même, à son plaisir et à sa folle passion pour le Français.
Ce roman est un petit plaisir d’été fort apprécié. Tout est mené tambour battant, la romance triomphe, les amants sont beaux et l’aventure est dépaysante à souhait !
Bande dessinée de Manu Larcenet (dessins) et Jean-Yves Ferri (scénario). Ce volume intégral rassemble les albums La vraie vie, Les projets et Le vaste monde.
« Un jour, Mariette et moi on en a eu marre de la ville. Alors on a loué un camion pour mettre nos cartons et on est partis vivre aux Ravenelles… Les Ravenelles, c’est chouette, c’est la campagne et il y a des arbres, des fleurs, et des oiseaux… À l’arrivée, nous attendait Monsieur Henri. Il nous a gentiment tendu les clés… » Changer d’air et d’horizon, c’est une bonne idée. Mais la transition est parfois douloureuse pour un jeune scénariste de bande dessinée drogué à l’urbanisation. « Pourtant, en quittant Juvisy, j’étais sûr de moi. Pour cette vie à la campagne, j’avais tout prévu. Sauf la panne de barrette mémoire Sushiba® référence DDR-333. » (p. 169)
La vie à la campagne, en pleine nature, devient une découverte et un émerveillement de chaque instant, avec cependant quelques ratés à l’allumage. « Je vois un Virgin Megastore® là-bas !!! / Ah non… ici on appelle ça un silo à grains. » (p. 55) Pourtant, qu’on les regarde de Juvisy ou des Ravenelles, certaines choses ne changent pas. Mariette veut un bébé, Manu veut un potager. Et Manu trouve la boulangère jolie. Manu a le blues à la fin d’un projet. Manu a trouvé un nouveau psy. Et Mariette veut un bébé. Mais Manu a un nouveau projet de bande dessinée : dessiner son arrivée aux Ravenelles et sa nouvelle vie à la campagne. Cela s’appellera le retour à la terre. Il montrera les cartons qui traînent depuis l’emménagement, Madame Mortemont et sa bêche, le maire et son affiche pour la foire aux cochons, l’ermite dans son arbre, etc.
Dans le format du comic-strip américain, Manu Larcenet dessine la vie rurale de Manu Larssinet. Autobiographie non dissimulée et assumée, le retour à la terre est bourré d’humour, de bons mots et de situations cocasses et désopilantes. C’est aussi un hommage à la nature, mais sans lyrisme : Juvisy manque parfois au coeur du nouveau campagnard, mais celui-ci n’avouera jamais ouvertement qu’il aime les sous-bois, l’herbe trop haute et l’air pur. Cette bande dessinée offre un excellent divertissement tout en abordant quelques thèmes majeurs de l’âge adulte : le rapport aux parents, le projet de bébé, le retour aux sources, etc. À lire, ne serait-ce que pour en rire.
Hazel et Fiver sont deux frères lapins dont la seule préoccupation est de chercher à manger en compagnie de leurs amis. Leur vie aurait pu se poursuivre sur ce mode idyllique, mais Fiver est doté d’un don de prémonition : « If I start feeling there’s anything dangerous, I’ll tell you. » (p. 18) Le jeune lapin est en quelque sorte les yeux et les oreilles de la garenne, et son frère Hazel a toute confiance en ses capacités. « He can often tell when there’s anything bad about, and I’ve found him right again and again. » (p. 23) Et voilà qu’un projet immobilier est prévu sur la garenne. Chief Rabbit, grand maître de la communauté des lapins, ne prête pas foi aux avertissements de Fiver et refuse de quitter la garenne. Mais Hazel et Fiver ne comptent pas attendre l’arrivée du danger et décident de trouver un nouveau lieu où s’installer. Ils sont suivis de nombreux lapins pour qui ce voyage sera la plus extraordinaire des aventures.
Ce fut un vrai plaisir de suivre les péripéties de ces adorables petits mammifères dont les prénoms originaux résonnent très joliment sur la garenne : Hazel, Fiver, Dandelion, Bigwig, Hawkbit, Silver, Buckthorn, Toadflax, Cowslip, etc. Cette longue odyssée pour atteindre les garennes de Watership Down est pleine de dangers et de difficultés. Pour ces petits mammifères, traverser une route ou franchir une rivière sont de grandes épreuves. « To rabbits, everything unknown is dangerous. The first reaction is to startle, the second to bolt. » (p. 34) Oui, les lapins sont peureux. Non, ils ne sont pas des héros sans peur et sans reproche. Mais, peu à peu, ils vont surmonter leurs terreurs, éprouver leur courage et oser l’incroyable.
Ce roman n’est pas simplement un texte de littérature jeunesse. Richard Adams développe un univers riche et complet dans lequel les lapins ont un langage propre avec des idiomes originaux. Les lapins ont également une religion particulière et une mythologie riche de légendes dont le lapin El-Ahrairah est le fabuleux héros. Entre roman d’aventures et conte philosophique, Watership Down est un texte frais, pétillant, drôle et émouvant. Les jeunes lecteurs ne bouderont pas leur plaisir, mais les adultes y trouveront aussi de quoi se régaler.
Cette lecture m’a rappelé un dessin animé que j’ai regardé des dizaines de fois avec mon frère et mes sœurs. Si vous ne connaissez pas Les animaux du bois de Quatre-Sous, je vous le conseille ! Et je savais que j’avais déjà entendu parler du roman de Richard Adams. Grâce à Internet, bingo ! Le livre est cité dans le film Donnie Darko où un grand lapin maléfique fait des siennes auprès d’un adolescent. Encore un chef-d’œuvre que je vous conseille !
Voici un billet avec peu de citations, mais j’ai été bien prise par la lecture et par mon dictionnaire franco-anglais. Et puis on me reproche de donner des citations non traduites, alors je m’abstiens ! J’ai vu que le roman a été adapté plusieurs fois, mais je n’arrive pas à mettre la souris sur une version sous-titrée ou traduite. Alors, appel aux bonnes âmes : je ne suis jamais rassasiée de lapins, en tout bien, tout honneur !
Tout commence avec Silvère, un jeune homme épris de liberté, de république et de la jolie Miette. « Ce devait être une nature intelligente noyée au fond de la pesanteur de sa race et de sa classe, un de ces esprits tendres et exquis logés en pleine chair, et qui souffrent de ne pouvoir sortir rayonnants de leur épaisse enveloppe. » (p. 43) Silvère a décidé de quitter Plassans pour Paris, pour défendre la seconde République qui tremble sous les coups de boutoir du coup d’État qui assoira Second Empire.
Mais il faut tout d’abord revenir plusieurs décennies plus tôt quand Adélaïde Fouque épousa Pierre Rougon de qui elle eut un fils, Pierre. À la mort de son époux, elle s’afficha avec le contrebandier Macquart dont elle eut Antoine et Ursule. Ainsi naquit la famille Rougon-Macquart. Pierre Rougon fils est plein d’une ambition avide : il épouse Félicité Puech avec qui il échafaude toute sa vie des projets d’enrichissement. « Le jeune ménage se mit bravement à la conquête de la fortune. » (p. 104) Mais le couple échoue sans cesse et accuse ses enfants, Eugène, Aristide, Pascal, Marthe et Sidonie. La chance sourit enfin à cette famille de loups quand s’annonce la fin de la seconde république. « La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur le qui-vive exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violer la fortune, s’ils la rencontraient jamais au détour d’un sentier. C’était une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser les évènements. » (p. 125)
De son côté, Antoine Macquart épouse Fine. Le fils du contrebandier est un ivrogne paresseux qui vit aux crochets de sa femme et de ses enfants, Lisa, Gervaise et Jean. Quant à Sylvère, il est le fils d’Ursule, décédée rapidement.
Émile Zola trace à grands traits la généalogie monstrueuse sur laquelle il fondera son étude. « Selon l’opinion commune, les Rougon-Macquart chassaient de race en se dévorant entre eux. » (p. 184) Cette famille tentaculaire se ramifie à vive allure, mais les parents veulent garder la mainmise sur les enfants alors que les rejetons n’attendent que de passer sur leurs parents pour s’emparer d’un héritage maigre. C’est donc un plaisir mêlé de curiosité que de lire ce premier volume, d’autant plus que je connais certains tomes de cette saga et que j’ai hâte de découvrir certains personnages à peine esquissés.
Roman de Carlo Collodi. Illustrations de Carlo Chiostri.
D’une bûche qui parle, Geppetto fait un pantin plutôt qu’un pied de table. Si la bûche était facétieuse, le pantin est un polisson désobéissant, menteur et têtu. Il ne veut que s’amuser et craint toujours de travailler et de se fatiguer. Dès qu’il le peut, il s’échappe et suit la route de brigands qui ont vite fait de le berner, de le dépouiller et de lui attirer les pires ennuis. « Malheur à ces enfants qui se rebellent contre leurs parents et qui, par caprice, abandonnent la maison paternelle. Ils n’auront jamais de bonheur en ce monde et, tôt ou tard, ils se repentiront amèrement d’avoir agi comme ils l’ont fait. » (p. 25)
De péripétie en péripétie, Pinocchio vit bien des aventures et subit bien des malheurs. Son nez s’allonge dès qu’il dit des mensonges et c’est vraiment fréquent. La fée bleue lui offre souvent son aide et lui promet de faire de lui un vrai petit garçon, mais le petit pantin se laisse sans cesse entraîner dans des affaires louches. « Malheureusement, dans la vie des pantins, il y a toujours un mais qui gâche tout. » (p. 167)
Le texte de Carlo Collodi n’a pas l’esprit bon enfant du dessin animé de Walt Disney : Pinocchio y est présenté comme de la graine de voyou et n’a rien du charmant pantin du dessin animé. Pas de conscience qui le suit à la trace : le Grillon Parlant n’est qu’une des nombreuses victimes de la méchanceté du pantin, avant qu’il s’amende. Ce conte absurde où le merveilleux se mêle au grotesque est une mise en garde pour les enfants : on apprend de ses douleurs et elles sont nombreuses pour Pinocchio. Le petit pantin rassemble presque tous les péchés capitaux – paresse, gourmandise, orgueil, colère – et il semble que rien ne le fera jamais s’amender. La morale est distillée tout au long du texte, à chaque malheur et bêtise du pantin. Si la leçon n’est jamais apprise par le héros, il faut espérer que les jeunes lecteurs l’ont bien comprise. Ce type de littérature pour la jeunesse participe d’une certaine idée de l’éducation qui veut que l’apprentissage passe par la peine et la punition. L’épanouissement personnel n’est permis que s’il répond aux règles de la vertu.
C’est toujours intéressant, voire essentiel, de revenir aux textes sources qui ont offert à Walt Disney ses plus grands chefs-d’œuvre. Mais à choisir, je préfère le dessin animé : on n’y croule pas sous les péripéties et les personnages, Geppetto et Pinocchio, y sont plus sympathiques. Et je garde un souvenir attendri de Figaro, le petit chat du menuisier, qui est absent du livre.
Bande dessinée de Patrick Prugne (dessins) et Tiburge Ogier (scénario)
Première partie : La fille sur la falaise
L’écrivain Edgar Saint-Preux cherche un lieu calme pour retrouver l’inspiration. L’auberge du bout du monde lui semble parfaitement propice à la reprise de ses travaux d’écriture. « N’est-ce pas un lieu à faire froid dans le dos, une véritable source d’inspiration ? » (p. 10) Et l’aubergiste lui offre le récit d’une vieille histoire de la région. Soixante ans plus tôt, en 1822, la femme de l’ancien aubergiste a été assassinée et leur fille Iréna a disparu. Mais l’affaire est rapidement close et le village de Trébernec reprend le cours de son existence. Les habitants traversent les années sans souci. « Nous avions la conserverie qui faisait travailler tout le canton et nous préservait de la misère. » (p. 27) Mais l’aubergiste Gaënec n’a jamais perdu espoir de revoir sa petite fille. Onze ans après la disparition de l’enfant, une jeune femme muette frappe à sa porte et l’aubergiste reconnaît Iréna. Elle fait montre d’un étonnant talent de guérisseuse, mais certains villageois voient en elle une incarnation du diable, d’autant plus que de curieux petits animaux la protègent.
Deuxième partie : Des pas sur le sable
Iréna et Yann se sont retrouvés, mais la jeune femme ne parle toujours pas. Pendant ce temps-là, les disparitions de villageois se multiplient et ceux qui reviennent sont profondément différents. D’un simple geste, Iréna les ramène à eux-mêmes. Et elle dit ses premiers mots pour raconter ce qui lui est arrivé quand elle était enfant, sur l’île aux esprits. « Le malheur n’est pas là-bas, mais ici, dans ce village. Je ne sais pas si le mal qui ronge le pays sera vaincu, mais la vieille sorcière m’a donné la force de le combattre. » (p. 93) Irena est donc revenue au village pour le protéger et venger sa mère, mais de qui ? Alors que la conserverie fonctionne de plus belle, les disparitions continuent et le village vit dans la peur.
Troisième partie : Les remords de l’aube
Monsieur de Baronie est toujours à la tête de la conserverie et il emploie des bagnards accusés d’être des révolutionnaires. Et la mystérieuse épidémie ne cesse de se répandre. « Bien des choses liaient cette sordide usine à l’étrange maladie ! J’ai noté que selon vos dires, seuls les ouvriers de la conserverie, ainsi que les pêcheurs qu’elle sous-traitait, souffraient tôt ou tard de ces maux. » (p. 103) Nul ne sait d’où vient la maladie. Mais Iréna dissimule toujours des secrets et refuse de parler des monstres qui ont attaqué ses amis sur la plage. C’est l’usine qui déchaîne la colère des créatures de la mer : en vidant les eaux de tous les poissons et en exploitant les hommes, la conserverie est devenue un monstre dirigé par une autre créature infernale. Iréna et Yann se dresseront contre cette folie, mais il est des horreurs qui marquent durablement un pays.
Cette bande dessinée allie des légendes bretonnes et des récits exotiques avec une réussite certaine. Comme souvent, le principe du narrateur qui livre son secret à un inconnu dissimule une entourloupe qu’il est toujours plaisant de déceler. Patrick Prugne dessine la Bretagne avec des aquarelles et des marines qui ne déplairaient pas aux maîtres du genre. Cet ouvrage est à la fois beau et bien construit : un vrai plaisir de lecture !
Pour ce qui est de l’histoire, je vous renvoie à mon billet sur The Tale of Peter Rabbit, une lecture récente très plaisante ! En voici une partie :
Flopsy, Mopsy, Cottontail et Peter sont quatre petits lapins. Un matin que leur maman part au marché, ils ont le droit de se promener dans la forêt, mais ils doivent respecter une consigne : « Don’t go into Mr. McGregor’s garden ; your father had a acccident there ; he was put in a pie by Mrs McGregor. » Contrairement à ses sœurs, Peter fait la sourde oreille (qu’il a longue) et se faufile sous la barrière. Quel festin il fait dans le potager de Mr. MacGregor ! Le voilà repu et même un peu malade, il est temps de rentrer. Mais voilà que Mr. McGregor l’aperçoit entre deux rangs de laitues : le bonhomme est furieux et court après le désobéissant Peter. Le lapin, éperdu, perd ses souliers et sa belle veste. « It was a blue jacket with a brass button, quite new. » Peter se moque bien de sa veste : il veut quitter le jardin de Mr. McGregor, mais il ne retrouve pas la sortie. L’appétissant potager perd rapidement ses attraits et devient un lieu bien dangereux. Voilà enfin le trou sous la barrière : Peter retrouve la forêt avec délice. Mais sa punition n’est pas finie : pour avoir été si glouton, le voilà vraiment malade et ses sœurs se régalent sans lui des baies qu’elles ont cueillies dans les buissons.
Le gros plus dans ce livre animé, c’est le plaisir de tirer sur des languettes et de voir Pierre Lapin se faufiler sous une barrière, échapper aux mains avides de Mr. McGregor ou se cacher dans un pot de fleurs. Le grand plaisir, c’est de déployer des doubles pages et de voir le coquin glouton se régaler du potager sous les yeux amusés des oiseaux.
C’est un très bel album, mais à mettre entre des mains délicates !
Dans une cave, quarante femmes sont emprisonnées et leur quotidien est rythmé par le passage des gardes et par les repas. « Nous étions toutes mêmement enfermées sans savoir pourquoi, gardées par des geôliers qui, soit par mépris, soit par ordre, n’adressaient la parole à aucune d’entre nous. » (p. 21) Parmi ces femmes, la plus jeune se rebelle. « Ma mémoire commence avec ma colère. » (p. 12) Elle n’a pas connu le monde d’avant et elle écoute les récits des autres femmes avec curiosité et étonnement. Elle refuse d’attendre sans rien faire, contrairement aux autres femmes qui sont plus résignées. « Les révoltes sont inutiles. Il faut attendre de mourir. » (p. 35) La première des rébellions de la petite, c’est de compter le temps : elle dénombre les heures à l’aide des battements de son cœur, devenant une horloge vivante.
Un jour, une sirène se déclenche et les gardes disparaissent en laissant la clé sur la serrure. Livrées à elles-mêmes, les femmes quittent la cave, sortent à la surface et découvrent une immense plaine qui s’étend à perte de vue. Le paysage ne ressemble pas à la Terre, ni à aucun pays des prisonnières. À l’air libre, les quarante femmes s’organisent et décident d’explorer ce territoire inconnu. Parmi elles, la petite est avide de savoir, de découvrir et d’apprendre, même si ses compagnes n’en voient pas l’intérêt. « Comme si elle n’arrivait pas à se rendre compte que pour moi, rien n’était banal, puisque rien ne m’était arrivé. » (p. 119)
Cette dystopie est particulièrement angoissante. Le monde ne ressemble à rien de connu, ce n’est qu’une plaine sans fin et tous les lieux se ressemblent. Les femmes qui se souviennent de la vie d’avant ne peuvent parler que d’insensé. Ce monde n’est pas le leur, mais l’espoir du retour est vain. Et les questions ne cessent de s’accumuler : où sont-elles ? Pourquoi sont-elles là ? « À quoi servions-nous, ici ? » (p. 31) À mesure des années, la petite comprend qu’elle ne saura jamais. Elle fait siens l’incertitude et l’improbable. « Voilà encore une question qui restera sans réponse : il me semble que je ne suis que de cela. » (p. 122) La petite devient peu à peu la seule dépositaire d’un univers où l’humain a disparu, où la vie même se résume à des caves où la lumière ne s’éteint jamais. Mais la petite, devenue adulte, ne regrette pas le monde d’avant. « Je n’ai pas connu ce que vous regrettez tant. » (p. 130) Pour elle, cette plaine immuable est un monde suffisant, le seul qu’elle habitera jamais.
Chez la petite, la volonté farouche d’imaginer et de connaître m’a vraiment rappelé le mythe de la caverne selon Platon. Elle ne dispose que des récits de ses compagnes pour tenter de concevoir ce qu’elle n’expérimentera jamais. Ce qu’elle projette sur le pauvre monde qu’elle parcourt n’est que l’ombre d’une civilisation qu’elle n’a jamais habitée, ce ne sont que les pensées reliques d’autres personnes qui n’ont pas su se couler dans un nouvel univers. Les questions se bousculent à l’issue de la lecture, mais il ne faut pas chercher à les résoudre. Jacqueline Harpman offre un monde clos sur lui-même, sans équivalent et sans comparaison. Il est vain d’y projeter un sens venu d’un autre monde. Le lecteur, comme les personnages, ne peut que se cogner aux parois d’un univers inepte.