Jonathan Strange & Mr Norrell

Roman de Susanna Clarke.

« La magie anglaise a été façonnée par l’Angleterre, tout comme l’Angleterre a été façonnée par la magie. » (p. 892) Et pourtant, en 1807, la magie a disparu du pays depuis quatre siècles. Les magiciens sont en fait des historiens de la magie et ils ne pensent certainement pas à pratiquer cet art. Rien ni personne ne semble pouvoir réveiller et exercer ce savoir millénaire. Pourtant une prophétie se fait entendre : il est dit que deux magiciens restaureront la magie en Angleterre.

Un homme se présente. Il s’appelle Mr Norrell. Depuis des années, il rachète tous les livres sur la magie. Sa bibliothèque est considérable. Mr Norrell est certain de pouvoir trouver l’explication de la disparition de la magie. Il est également certain que la magie peut aider son pays : « Je suis venu ici afin de me rendre utile. […] J’avais espérer jouer déjà un rôle éminent dans la lutte contre les Français. » (p. 98 & 99) En effet, Bonaparte et ses armées n’ont qu’à bien se tenir : à coup de sortilèges, Mr Norrell établit un surprenant blocus maritime. Mais les pouvoirs du magicien ne s’arrêtent pas là : avec l’aide d’un garçon-fée, il ramène à la vie une jeune et belle trépassée, Lady Pole.

Ailleurs en Angleterre vit le jeune Jonathan Strange. C’est par hasard qu’il s’adonne à la magie. Ses premiers pas dans la discipline sont vagues : il lui est impossible de trouver un bon livre pour s’exercer. Partout, Mr Norrell est passé avant lui. « Je n’ai jamais vu cet homme de ma vie. En revanche, il me barre le chemin à tout instant. » (p. 327) Devant les qualités évidentes du jeune homme, Mr Norrell s’incline et accepte d’en faire un disciple. « Mr Norrell, qui avait vécu toute sa vie dans la crainte de se découvrir un rival, avait fini par voir la magie d’un autre, et loin d’être accablé par ce spectacle, s’en trouvait exalté. » (p. 343)

Mr Norrell et Jonathan Strange gagnent rapidement en popularité. Le Tout-Londres se les arrachent et la magie est la nouvelle tocade de tout un chacun. « Désormais, il y avait donc à Londres deux magiciens à admirer et à encenser. Je doute que ce soit une grande surprise pour quiconque d’apprendre que, des deux, Londres préférait Mr Strange. En effet, Strange correspondait à l’idée que chacun se faisait d’un magicien. Il était grand, il était charmant, il avait un sourire des plus ironiques et, à la différence de Mr Norrell, il parlait beaucoup de magie et ne voyait pas d’objection à répondre aux questions du public sur le sujet. » (p. 381)

Mais l’entente entre les deux magiciens ne peut durer. Chacun développe sa propre conception de la magie et chacun définit les usages qu’on peut en faire. Alors que Mr Norrell veut garder sous contrôle le bénéfice de la magie, Strange souhaite faire des coups d’éclats. C’est au Portugal, dans la guerre contre les Français, qu’il s’illustre : meilleur soutien du duc de Wellington, Strange applique une magie originale et pleine de panache. Entre Norrell et Strange, la rupture est consommée. Désormais, c’est à qui fera assaut d’une magie plus remarquable. Mais l’Angleterre en danger les contraint de s’unir pour lutter contre une puissance malfaisante.  Un certain gentleman avec des cheveux comme du duvet de chardon s’attache des vies humaines et les garde en un lieu nommé Illusions-Perdues. Pour lutter contre cet ennemi féérique, Mr Norrell fait appel aux savoirs contenus dans les livres et Jonathan Strange fait siens les pouvoirs de la nature.

Susanna Clarke offre un roman très riche et habilement construit. Elle invente un paratexte sérieux et nourri autour des personnages : elle leur trouve des biographes et elle fait surgir de nulle part une foisonnante histoire de la magie anglaise. Il est facile de sauter à pieds joints et les yeux fermés dans cet univers. L’auteure mêle à son roman des bribes d’Histoire, sous la forme de personnages réels et de références militaires. Et elle ouvre tous les champs du possible en montant de toutes pièces un univers magique complet et convaincant. On trouve un Roi Corbeau, des fées, des sortilèges oubliés, des miroirs magiques et bien d’autres choses encore.

L’auteure inscrit avec habileté son roman dans une parenté littéraire qui rend hommage à de grandes plumes. Jane Austen et Ann Radcliffe apparaissent au détour d’une page et donnent toute légitimité au texte d’être à la fois un roman de mœurs et un roman noir. Jonathan Strange et Mr Norrell est également un roman d’aventure et un conte philosophique où les hommes font preuve d’hybris. Dans une galerie de personnages secondaires qui n’en finit pas d’accueillir de nouveaux arrivants, le lecteur pourrait se perdre. Pourtant, un je-ne-sais-quoi rend chaque personnage unique, que ce soit Vinculus et son mystérieux livre, Childermass et son étrange allégeance à Mr Norrell ou le destin fabuleux de Stephen Black. Vous voulez en savoir plus ? Ouvrez le livre de Susanna Clarke !

Néanmoins, j’ai été déçue par la fin du roman. Après des centaines de pages de tension et de mystères, les révélations et les dénouements sont un peu plats, voire bâclés. Le texte de Susanna Clarke s’inscrit dans la veine des grands romans d’Heroic Fantasy. Un journaliste a comparé son œuvre à celle de Tolkien. Je ne prétends pas la même chose, mais il est indéniable qu’elle a su créer un livre-univers. Toutefois, à la différence de la saga de Tolkien ou des aventures du jeune Harry Potter, cet univers est clos sur lui-même. On n’imagine pas une suite ou des textes parallèles : Susanna Clarke a ressuscité la magie le temps d’un livre, et le temps d’un livre on y a cru. Et c’est déjà beaucoup.

Quatrième participation au Défi des 1000 de Daniel Fattore, avec 1144 pages !

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Espèces d’espaces

Texte de George Perec.

« L’espace de notre vie n’est ni construit, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne. » (Extrait du feuillet mobile intitulé « Prière d’insérer »)

Georges Perec se lance dans une réflexion sur l’espace, sur sa nature et sur son sens. Qu’est-ce que l’espace par rapport à soi, par rapport aux autres et par rapport au monde ? « L’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu’il y a autour, ou dedans. Mais enfin, au départ, il n’y a pas grand-chose : du rien, de l’impalpable, du pratiquement immatériel : de l’étendue, de l’extérieur, ce qui est à l’extérieur de nous, ce au milieu de quoi nous nous déplaçons, le milieu ambiant, l’espace alentour. » (p. 13)

Partant des principes qu’« il y a plein de petits bouts d’espace » (p. 14) et que « vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » (p. 16), l’auteur passe en revue tous les lieux qu’il connaît, du plus intime au plus impersonnel. Son inventaire topologique commence par le lit et se finit par l’espace, tout en parcourant la chambre, en traversant l’appartement, en célébrant la ville et arpentant le pays.

Il fait de l’écriture un jalon dans l’espace de la page : « J’écris : j’habite ma feuille de papier, je l’investis, je la parcours. Je suscite des blancs, des espaces (sauts dans le sens : discontinuités, passages, transitions). » (p. 23) L’écriture est action et actrice : elle prend la forme de sauts de ligne, de marges griffonnées, de notes de bas de page désopilantes, d’alinéas étudiés, etc. George Perec applique à l’extrême son étude de l’espace. Il aurait été vain de prétendre parler d’espace sans aborder celui qu’il connaît le mieux.

George Perec s’impose des travaux pratiques et se livre à des exercices d’écriture que le lecteur peut reprendre. Écrire l’espace sur l’espace de la page, c’est une mise en abime sublime et infinie. Les descriptions auxquelles Perec se livre sont systématiques et peuvent sembler artificielles, mais elles découlent du besoin de fixer l’espace, de le délimiter. L’auteur est obsédé par la surface et la frontière. Où commence tel espace ? Pourquoi telle mesure plutôt que telle autre ?

Suivre Perec dans sa quête d’espace m’a tout d’abord semblé facile et très plaisant, comme une promenade en compagnie d’un doux dingue qui connaît une ville ou un quartier comme sa poche. Mais à mesure que les pages se tournaient, le malaise empirait : l’inventaire de Perec n’est pas anodin, ce n’est pas un guide de voyage. J’y vois une carte affolée, un besoin de poser des repères pour repousser l’indéfini. Si l’auteur utilise un langage factuel et un peu mécanique, la poésie et la peur sourdent des pages et se mêlent en fin de ligne.

Les Espèces d’espaces de George Perec sont un peu les nôtres, mais les avait-on déjà regardés comme l’auteur les a vus ? Ouvrez le texte de Perec et redécouvrez le monde quotidien, c’est à prendre le vertige !

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Le liseur

Roman de Bernhard Schlink.

À quinze ans, Michaël rencontre Hanna Schmitz qui en a trente-cinq. Il devient son amant, son « Garçon ». Entre eux s’instaure rapidement un rituel amoureux très précis : « Lecture, douche, faire l’amour et rester encore un moment étendus ensemble, tel était le rituel de nos rendez-vous. C’était une auditrice attentive. » (p. 54) Hanna aime qu’on lui fasse la lecture. Ce qui semble un simple agrément dissimule en réalité un secret. Hanna disparaît un jour, sans prévenir. Pour le jeune homme, le choc est terrible. « Je m’étais certes détourné du souvenir d’Hanna, mais sans le surmonter. » (p. 100) Des années plus tard, Michaël, étudiant en droit, la retrouve. « J’ai revu Hanna en cours d’assises. » (p. 102) Hanna est accusée avec quatre autres femmes de la mort de prisonnières pendant la seconde guerre mondiale. Au cours du procès, Hanna reconnaît les faits, mais se défend maladroitement. Elle demande la justice et la justesse, mais son attitude et ses propos jouent sans cesse en sa défaveur. Michaël perce alors le secret d’Hanna à jour. Alors que la révélation pourrait aider l’accusée, Michaël choisit de se taire pour préserver l’orgueil blessé d’une femme déterminée et courageuse.

Le procès de ces cinq surveillantes de camp est le procès d’une génération qui n’a pas empêché les crimes. Hanna pose sincèrement au juge la question de la responsabilité, mais la réponse de celui-ci est sans valeur pour Hanna. « Elle aurait voulu savoir ce que, dans sa situation, elle aurait dû faire, et non s’entendre dire qu’il y a des choses qu’on ne fait pas. » (p. 128)

La lecture orale, dont on entend beaucoup parler, ne se fait jamais entendre dans le roman. L’oralité, la formulation et l’écoute sont des sujets centraux, mais aucun texte ne se fait jamais entendre pour lui-même au cours du récit. Cette absence fait écho au secret d’Hanna : on est toujours face à des textes empêchés, à des lectures entravées.

Le personnage d’Hanna est remarquablement écrit : cette femme est difficile à saisir jusqu’à la révélation de son secret. Tout s’éclaire ensuite et les contours se précisent. Le narrateur s’adresse à nous, son récit est une barrière contre l’oubli, mais aussi le portrait d’un jeune Allemand dans un pays qui ne cesse d’interroger son passé et de compter ses coupables et ses victimes.

Je m’attendais à un texte plus dense voire plus étouffant, mais Bernhard Schlink est étonnant de subtilité et de délicatesse. Les ressorts dramatiques sont présents, mais ils ne grincent pas. L’émotion se dégage sans nuire à la réflexion qui, elle-même, n’est pas pesante ni vaine. L’auteur ne prétend pas réécrire l’Histoire, ni absoudre certains crimes ou coupables : il met un visage sur une barbarie très humaine.

Le film de Stephen Daldry avec Kate Winslet et Ralph Fiennes m’avait beaucoup touchée. J’avais particulièrement aimé les scènes où le jeune Michaël fait la lecture à Hanna. Kate Winslet est étonnante de justesse dans ce rôle. Quant à Ralph Fiennes… encore un coup de maître pour le bel acteur, tout en retenue et en puissance contenue.

Les couleurs de ce film m’avaient particulièrement bouleversées, entre sépia, gris et brun. Très peu de couleurs vives et donc une atmosphère légèrement brumeuse. La représentation des camps est pudique et sans pathos. Le film est très fidèle au livre. Un coup double réussi !

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Un dimanche à la façon mahoraise

Je ne vais pas vous parler de livres. Vous l’aurez compris, je n’ai pas vraiment le temps d’en ouvrir un…

Ce matin, première baignade dans l’Océan Indien. Si je vous dis que c’était bien, vous me croyez ?

Retour à la maison et une belle surprise : le propriétaire avait préparé un repas gargantuesque ! Brochettes de poissons, fruits à pain bouillis et grillés, bananes vertes bouillies, bananes et mandarines fraîches, noix de coco à boire et à manger. Oui oui, on se tape la cloche !

Quatre heures de boulot cet après-midi, tranquillement et au frais sur la terrasse.

Et enfin, l’expérience tant attendue : j’ai nourri des lémuriens ! Kiki et ses copains sont venus manger des bananes dans ma main. Et moi de gazouiller devant leur petite bouille et en les voyant se lécher les doigts !

Un dimanche à la mahoraise, nonchalant et souriant !

Les photos ne sont pas libres de droit.

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Bloguer depuis Mayotte

Ceux qui ont suivi savent que je suis à Mayotte depuis le 29 juin. Internet n’a été installé qu’aujourd’hui là où je loge. Heureuse de retrouver mes mails, mon blog, mon Babelio (oui, c’est mon Babelio et c’est comme ça !), j’avais oublié mon Google Reader. Pleine de bonne volonté, j’étais prête à tout lire. Mais 247 messages, ça ne va pas être possible… J’ai jeté un œil par-ci, par-là, et j’ai fini par vider ma liste, honteuse mais vaguement soulagée…

Un grand merci à ceux qui ont laissé quelques commentaires pendant mon grand silence ! Je pense bien à vous et vous souhaite un été bloguesque et littéraire sous le plus beau soleil !

Rapidement, et sans vouloir faire mon Calimero, Mayotte a beau être une belle île, elle est… hum… un poil hostile. D’abord les bêbêtes : elles sont plus vilaines que dangereuses, mais elles font peur. Ensuite, la chaleur… Juillet est le mois le plus frais de l’année : pas hâte d’être en novembre avec le début des pluies ! Enfin, la vie en général : pour faire court, on vit ici à l’africaine. La départementalisation a eu lieu sur le papier, mais dans les faits, on en est loin.

Mais je me suis fait un nouvel ami. Appelons-le Kiki ! Il vit dans le cocotier qui jouxte la terrasse de la maison. Il mangera dans ma main avant la fin du mois, c’est promis !

(La photo n’est pas libre de droit.)

Bref, j’ai de quoi faire à Mayotte, surtout bosser. Je n’ai pas ouvert un livre depuis le 28 juin… La crise de manque pointe le bout de son nez… À très bientôt et merci à tous pour vos messages.

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Jim Morrison & The Doors

Album de photographies par Henry Diltz.

Jim Morrison, ce n’est pas que ce portrait si troublant…

En 1969, Henry Diltz a réalisé la pochette de l’album Morrison Hotel. Pour ce faire, il a suivi les Doors à Los Angeles, puis à Venice Beach. Dans cet album photo, seuls quelques clichés montrent le groupe sur scène. Le reste, ce sont des photos en cascade pour la pochette de l’album et des prises de vue dues au hasard et aux rencontres. En noir et blanc ou en couleur, j’ai découvert un groupe et, surtout, un homme fragile et humain.

La beauté animale de Jim Morrison tend à s’effacer. Le jeune premier fait place à l’homme mur, plus tourmenté que jamais, mais serein. On est loin des excitations et des prestations orgiaques qui lui ont valu des démêlés avec la justice. « Jim était un homme beaucoup plus calme que la plupart des gens pouvait le penser. C’était un rêveur et un poète. Il observait et écoutait. Il y avait beaucoup de choses derrière ses yeux clos. » (p. 82)

Les photos et les sublimes portraits d’Henry Diltz montrent Jim Morrison comme faisant partie d’un groupe. Ray Manzarek, Joe Densmore et Robby Krieger partagent l’image avec lui, sans rivalité ni préséance. L’icône rock et sensuelle s’efface. On a l’impression d’assister à la virée d’une bande de potes. Même si les photos sont posées, voire mises en scène, elles n’ont rien d’artificiel.

À la mesure de l’économie des textes et des commentaires d’Henry Diltz, certaines photos sont presque impalpables, irréelles, inexistantes… Juste un reflet, un profil qui s’estompe, qui se refuse. Et c’est là que l’on rencontre vraiment Jim Morrison, loin des scènes et des folies. « Jim était vraiment un poète. Il ne parlait pas beaucoup. Il était tranquille. C’était un contemplatif et un rêveur. Lorsque je le photographiais, il parlait rarement. Parfois, il ne me remarquait pas, et parfois il me regardait de telle façon qu’il m’était impossible de deviner à quoi il pensait. Comment aurait-on pu savoir ? » (p. 112)

Est-il vraiment besoin de dire combien cet album de photographies m’a émue ? Jim Morrison est plus beau que jamais, plus vrai aussi. Ni encensé, ni mythifié, il est simplement le chanteur des Doors, un groupe que l’on découvre réellement uni et dont les membres sont complices. Henry Diltz, dans des photos anodines, sans prétention mais d’une puissance éblouissante, a saisi une vérité touchante et immortelle.

À la suite de mon billet sur Bob Dylan, Real Moments de Barry Feinstein, le directeur des éditions Premium m’a proposé de recevoir cet ouvrage sur Jim Morrison et les Doors. Un but : me faire changer d’avis sur le rapport de Jim à l’objectif. Pari réussi !

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Je pars à l’entracte

Lettre de Nicolas d’Estienne d’Orves.

Nicolas d’Estienne d’Orves a répondu à la demande des Éditions NiL, pour la collection Les Affranchis : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite. » L’auteur a choisi d’écrire à Nicolas, mort en 2007. La lettre est un portrait du disparu, une main tendue vers l’outre-tombe et une ode aux amitiés baroques. Vous ne trouverez pas ici un deuil romancé ou une complainte. Nicolas d’Estienne d’Orves écrit à un mort, mais il célèbre la vie.

« Pendant trente ans tu fus mon ami, mon semblable, l’autre moi-même. Puis tu es parti, envolé vers d’autres mondes, emportant avec toi les pièces d’un puzzle que jamais je n’eus le temps – ni le courage, ni l’envie, ni les couilles – de compléter. Maintenant, il est trop tard. C’est pourquoi vient le temps des mots. » (p. 12)

Nicolas d’Estienne d’Orves écrit une amitié exceptionnelle : « Il n’y avait nulle place pour autre que toi mon ami » (p. 17) L’exigence intellectuelle de Nicolas le poussait sans cesse vers le meilleur, vers le sublime. Nicolas avait « le besoin d’être pionnier. Cette obsession de ne rien faire comme tout le monde, quitte à [se] mettre au ban des choses. » (p. 25) Si Nicolas goûtait les sommets intellectuels auxquels le conduisaient certains efforts, il honnissait le travail. « Tu prenais la vie comme une épreuve, comme une journée constamment prométhéenne. » (p. 29) Pour lui, la vie était souffrance, mais le labeur était un avilissement, une perversion de l’humain.

La dernière fois que Nicolas a vu Nicolas, le futur suicidé revenait d’un voyage bouleversant en Amérique du Sud. Une nouvelle fois, il était allé se frotter à la misère. Pas pour la soulager, mais pour la goûter et mieux la jalouser. « Tu en crevais de ne pas crever. Tu te labourais les entrailles de ne pas mourir dans la misère, d’être un provincial nourri au lait frais, de ne pas être à la hauteur de ton malheur intime. » (p. 41) Nicolas était tourmenté. Dire par quoi n’a pas de sens. Il était tourmenté, voilà tout.

Nicolas avait commencé à se retrancher de la vie bien avant son suicide, l’ami qui écrit le comprend parfaitement. En se débarrassant de son humour, il se faisait moins humain et plus inaccessible. « Tu n’assumais plus ton côté clownesque, cet extravagant talent comique, antithéâtral et d’une absolue vérité. » (p. 48) Nicolas aurait pourtant été un clown blanc parfait. Il a choisi de se mettre en retrait, comme dans la quatrième de couverture qui montre un portrait qui s’estompe, qui disparaît dans l’innocent reflet d’une vitre. « À la fin, tu étais toujours en noir, portant par avance ton propre deuil. » (p. 51) Nicolas, en avance sur sa mort ? Très certainement, et même impatient de l’atteindre.

Nicolas d’Estienne d’Orves écrit comme on s’interroge, comme on gueule dans le vide pour entendre l’écho qui, s’il n’est pas une réponse, est au moins un retour. Briser le silence est tout ce qui compte. Mais l’auteur de la lettre n’est ni en colère, ni triste. La mort de Nicolas est une bénédiction, un grand poids qui s’envole des épaules d’un ami à bout de ressources. « Tu es mort depuis deux ans, et depuis deux ans je respire mieux. Je respire mieux car tu ne respires plus. Je respire mieux car je ne te sens plus t’étouffer à chaque pas, te confire dans tes humiliations, suffoquer de rage, de dépit, d’aigreur et de frustration. » (p. 66) En mourant, Nicolas a lâché du lest pour deux et l’autre Nicolas a pu décoller, enfin.

Nicolas et Nicolas, deux amis liés dès l’enfance, soudés dans une hideuse adolescence, confondus dans l’âge d’homme. Entre deux coups de gueule et quelques emportements, c’est avec une terrible pudeur que Nicolas d’Estienne d’Orves adresse sa lettre à l’autre Nicolas, son presque-frère, son double, son autre lui-même. Pas de pathos, pas de mièvrerie, l’auteur a continué sa vie, plus fort de ce lien que la mort n’a pas brisé. « Voilà pourquoi ton absence ne me pèse pas. Tu es en moi, partout, tout le temps, même la nuit. Ton existence s’est intégrée à mon jugement. » (p. 71)

Je pars à l’entracte nous dit le titre. Qui part ? Est-ce Nicolas d’Estienne d’Orves qui laisse son ami entendre seul les dernières mesures d’un opéra inachevé ? Est-ce la seule phrase de Nicolas, sa dernière phrase ? Est-ce ce que le lecteur doit faire, se retirer sur la pointe des pieds et fermer la porte d’une histoire enfin écrite et dont la suite se passe de mots ? À de vous de voir, à vous de choisir, à vous de lire.

Moi, je ne pars qu’à Mayotte et je reviendrai, mais si certains veulent m’écrire des lettres aussi parfaitement émouvantes et furieusement sublimes, qu’ils n’hésitent pas.

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Le vieil homme et la mer

Roman d’Ernest Hemingway.

« Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau qui pêchait au milieu du Gulf Stream. En quatre-vingt-quatre jours, il n’avait pas pris un poisson. » (p. 9) Ainsi s’ouvre un conte dont on ne soupçonne pas la violence latente. Comme un grain venu de l’océan, l’histoire restera traitreusement à l’étale jusqu’à l’heure de déchaîner ses furies. Le vieux Santiago, le vieux tout simplement, rêve de pêcher un grand poisson, comme il l’a déjà fait une fois. Il part un matin, très tôt et va plus loin que son bateau ne l’a jamais emmené. Après une matinée d’attente, un espadon attrape la ligne. Mais le grand poisson n’est pas décidé à se laisser prendre. Sur des kilomètres, pendant des heures, pendant des jours, il remorque la barque, enragé de se dégager. Dans l’esquif, le vieux pêcheur se cabre, s’assure et ne lâche pas la ligne qui file sous l’eau. Le duel dure trois jours. À la fin, la victoire ne sera qu’amère.

Le vieux n’a pas d’âge. « Tout en lui était vieux, sauf son regard, qui était gai et brave, et qui avait la couleur de la mer. » (p. 10) Ou plutôt, il a l’âge de la mer que lui a donné, celui qu’il a acquis en restant dans sa barque, patient, à attendre la prise. Jamais d’emportement face à l’immensité d’eau, mais une juste et sincère reconnaissance de ses bienfaits et de ses travers. « Il appelait l’océan la mar, qui est le nom que les gens lui donnent en espagnol quand ils l’aiment. On le couvre aussi d’injures parfois, mais cela est toujours mis au féminin, comme s’il s’agissait d’une femme. » (p. 29) L’homme face à la mer ne peut rien, sauf la comprendre et accepter ses états d’âme. « Si la mar se conduit comme une folle, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement : la lune la tourneboule comme une femme. » (p. 31) L’océan n’est pas un décor du roman, mais ce n’est pas non plus un personnage. C’est davantage une présence omnipotente, une entité hiératique qui s’incarne dans le grand poisson.

Entre l’homme et l’espadon, le duel s’engage comme dans une arène romaine. Des deux combattants de la mer, il ne peut en rester qu’un. « Poisson, je resterai avec toi jusqu’à ce que je sois mort. » (p. 53) Le vieux est prêt à mourir pour tuer le poisson. La pitié n’est pas de mise puisque le respect préside cette danse macabre. « Poisson […] je t’aime bien. Et je te respecte. Je te respecte beaucoup. Mais j’aurai ta peau avant la fin de la journée. » (p. 55) Laisser partir le poisson après l’avoir ferré et blessé, ce serait cruel et irrespectueux. Il ne s’agit pas de prouver la supériorité de l’homme sur l’animal, mais que chaque combattant témoigne de son courage et de sa valeur. L’issue du duel n’est pas certaine, à aucun moment. Et le vaincu est noble jusque dans la défaite.

Le vieil homme est enfermé dans cette pêche mortelle et pris dans une solitude étourdissante. Parler à voix haute, se répéter les mêmes phrases, s’admonester face à la douleur et à la fatigue, ce n’est pas tout à fait suffisant. Le vieux sent qu’il engage un combat fabuleux : il sait qu’il aurait eu besoin d’aide, mais aussi d’un témoin. La carcasse qu’il ramène à terre n’est qu’un piètre trophée. La gloire est restée en mer, l’humilité est tout ce qui reste à l’homme sur le sable. Le combat de titans qui a eu lieu au large est devenu un secret des flots.

À l’opposé de la fatigue et de la vieillesse, il y a l’enfant. Ce gamin a appris à pêcher avec le vieux, mais depuis que ce dernier ne ramène plus rien, les parents du gosse l’ont envoyé sur un bateau qui a de la veine. Pourtant, le gamin reste loyal au vieux. Il l’entoure de soins bourrus où percent une tendresse et un respect immenses. Le vieux est la mémoire de la mer et le petit est avide d’apprendre. Mais certains savoirs ne se transmettent pas, ils s’éprouvent.

J’ai lu ce texte pour la première fois à 8 ans. J’en avais gardé le souvenir d’un texte long et inquiétant. L’espadon m’avait terrifiée au-delà de toute mesure. Aujourd’hui, je redécouvre ce texte avec plaisir. L’espadon n’est plus si effrayant et j’ai découvert la majesté de l’histoire. Ce conte maritime emporte loin, sur le chemin où les hommes font les rencontres qui forgent une existence.

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Départ à Mayotte

Oui, je vais être mahoraise pendant quelques mois. Mais d’abord, posons le décor !

Mon idéal climatique, c’est plutôt ça, avec bottines, gants bien chauds et nez tout rouge

que ça ! La peste soit des moustiques et des coups de soleil !

Mais j’ai envie de me former la jeunesse. Quand des clients m’ont proposé une mission de trois mois à Mayotte, j’étais d’abord sceptique, et après tout pourquoi pas ! Voilà donc le programme de mon été :

  • Départ pour Mayotte le mercredi 29 juin
  • Retour en France le 2 août (le client ferme en août)
  • Séjour au Québec du 15 au 21 août
  • Départ pour Mayotte aux alentours du 30 août
  • Retour définitif en France vers fin octobre/début novembre

Si vous avez bien suivi et si vous voulez me voir cet été, va falloir jongler pendant le mois d’août ! Je vais en bouffer des kilomètres et du décalage horaire !

Mayotte

Mon enthousiasme joue aux montagnes russes : pour le moment, pas de logement en vue et l’arrivée est prévue jeudi. Je ne suis pas hyper douillette, mais j’aime bien savoir où je pose mes valises ! Autre bémol, je suis incapable de prédire la qualité de la connexion Internet. Vous commencez à sentir le bât qui blesse ? Trois mois sans bloguer ? Ma réaction tient en un mot : ARGHHHHH !

Ne paniquons pas ! Depuis le début de l’année, Mayotte est devenu département français, ce n’est pas le fin fond de la jungle ni la face cachée de la Lune. Mais je préfère prévenir : je serai probablement et singulièrement moins présente sur mon blog, sur vos blogs, sur Babelio et son forum (et je défaille rien que d’y penser !), sur Facebook, sur Twitter et partout où j’ai l’habitude de traîner entre deux bouquins. J’essaierai de rester disponible par mail autant que possible. Et j’ai programmé quelques billets pour éviter l’impression de blog-fantôme…

Autre bémol : je pars en avion, of course, et le poids des bagages est limité, donc ma main ne devra pas être trop lourde quand il s’agira d’ajouter des livres dans ma valise. J’en ai déjà six en vue et j’espère que ça passera. Mais 6 livres, même pour le premier mois, c’est une goutte d’eau dans la mer ! Vais-je trouver à me ravitailler décemment et abondamment sur place ?

Elles sont belles mes préoccupations !! M’en fous de choper la typhoïde ou d’arriver en période de mousson ! Je veux lire et bloguer ! Bon, il paraît que Mayotte est le coin des amateurs de plongée… Je n’écarte pas l’option…

I’M GONNA MISS YOU FOLKS !

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Jim Morrison ailleurs

Bande dessinée de Sam Bernett (scénario) et Jean-Marie Gessat (dessins). Adaptation de la biographie de Jim Morrison par Sam Bernett.

Quatrième de couverture par Sam Bernett : « Jim Morrison a passé les trois derniers mois de sa vie à Paris. Il est mort d’un arrêt cardiaque, foudroyant, provoqué par l’inhalation d’une dose massive de drogue dans la nuit du 2 au 3 juillet 1971, au Rock’n Roll Circus. Son entourage a préféré le « faire mourir » chez lui, dans sa baignoire, dont acte… J’ai eu la chance de rencontrer régulièrement Jim Morrison au Rock’n Roll Cicus, une discothèque de Saint-Germain-des-Prés que j’avais créée et que j’animais. Jim appréciait particulièrement cet endroit où toute la faune musicienne internationale de l’époque aimait à se retrouver. Nous bavardions souvent ensemble au cours de ces soirées lorsque son état le permettait. Jim buvait énormément et se défonçait sans limite, de sorte que certaines conversations pouvaient surréalistes comme d’autres étaient tout simplement sublimes. Je vous propose donc, en lisant Jim Morrison, ailleurs, de retrouver le florilège incomplet de nos conversations. Un fragment de l’histoire véritable de la vie de Jim Morrison et donc par conséquent une histoire pleine de mystère et de poésie. À une époque qui ne préfigurait en rien encore l’immortalité du chanteur et celle du poète. »

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Le Jim Morrison que l’on croise dans ces pages est perdu, débauché, ivre, drogué et poursuivi par la justice. Le poète est sacrément maudit, mais il porte l’anathème avec panache. Grandeur et décadence. Grandeur dans la décadence. Aussi misérable soit-il, Jim Morrison est toujours nimbé d’une aura diabolique et superbe. Il se moque un peu de la justice et il brandit sa vie de débauche comme une catharsis : « Mes procès sont aussi la façon qu’à la société d’assimiler l’horreur. »  (p. 19)

Sam Bernett propose sa version de la mort de Jim Morrison. Faut-il y prêter foi ? La réfuter ? Ce n’est pas le plus important. Ce qu’il convient de regarder, c’est la trajectoire d’une destinée qui a pris pied dans le spectacle de la mort, dès l’enfance. « Dans la vie, j’ai eu le choix entre l’amour, la drogue et la mort ! J’ai choisi les deux premières et c’est la mort qui m’a choisi ! » (p. 48)

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Entre Paméla et Patricia, Jim Morrison est un bateau ivre. Avide de poésie encore plus que d’alcool, il escalade sans répit et sans raison les marches qui le conduisent vers l’art et l’expression de ce qu’il porte en lui. « Un homme en quête du paradis perdu peut paraître idiot à ceux qui n’ont jamais cherché le monde ailleurs. » (p. 33) Il ne cherche pas le sens, il est en quête de vie et d’expériences : « Ma poésie ne veut rien dire, elle ne fait que révéler des possibles ! » (p. 19) Voilà, ne cherchons pas d’explication, mais ouvrons toutes les portes. Allons ailleurs.

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Le dessin est crayonné et la trace de la mine graphite se prête au récit : l’image est floue, hésitante. On croit saisir le visage de Morrison et déjà on le perd. L’image n’est pas vraiment en noir et blanc, la couleur disparaît dans des dégradés de gris et d’ombre, comme autant de volutes de fumée.

Je n’ai qu’un seul reproche à adresser à cette magnifique bande dessinée, c’est la traduction des chansons des Doors. On gagne en compréhension immédiate, mais les textes originaux ont une signification intrinsèque qui se perd si on traduit les paroles.

Si vous aimez les Doors et le sublime Jim Morrison, cette bande dessinée devrait vous régaler. Jim Morrison en BD, ce n’est pas nouveau ici. Rappelez-vous Jim Morrison, poète du chaos, l’excellent roman graphique de Frédéric Bertocchini. Et régalez-vous avec la bande annonce de l’ouvrage de Sam Bernett.

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Histoires extraordinaires

Recueil de nouvelles d’Edgar Allan Poe.

Double assassinat dans la rue Morgue – Un double meurtre a été commis dans une maison fermée. Tout indique que le criminel n’a pas pu sortir de la demeure en passant par la porte ou les fenêtres. Et pourtant, il a disparu. Qui a donc tué Madame et Mademoiselle de L’Espanaye ?

La lettre volée – Une lettre de la plus haute importance a disparu. La police use de ses meilleures méthodes pour la retrouver. Mais la science est bien inutile face à un esprit supérieur. Pour comprendre, il faut penser comme le coupable.

 Le scarabée d’or – Un étrange scarabée semble être la clé qui ouvre la carte qui mène à un fabuleux trésor. Mais l’insolite insecte alimente les craintes et les superstitions.

Le canard au ballon – Où il est question d’un voyage aérien.

Aventure sans pareil d’un certain Hans Pfaal – Cette nouvelle m’a ennuyée, je l’ai abandonnée après quelques pages…

Manuscrit trouvé dans une bouteille – On découvre la terrible histoire d’un homme désabusé qui s’est embarqué sur un navire bientôt soumis à de terribles avanies.

Une descente dans le Maelstrom – Il existe en Norvège un lieu où deux courants se rencontrent. À une certaine heure de la journée, les eaux entrent en furie. Malheur au frêle esquif qui se laissera prendre dans ses terrifiants remous !

La vérité sur le cas de M. Valdemar – M. Valdemar souffre d’un mal étrange. Son somnambulisme s’apparente tout autant au sommeil qu’à la mort. Faut-il le réveiller ? Peut-on le réveiller ?

Révélation magnétique – Deux hommes entament une discussion métaphysique des plus intéressantes. Mais l’un des interlocuteurs est plongé dans un profond sommeil magnétique. Un tel état pour une telle discussion n’est-il pas dangereux ?

Les souvenirs de M. Auguste Bedloe – Auguste Bedloe raconte une singulière vision qui le hante. Mais cette vision est le souvenir d’un autre homme. Se dessine alors une ressemblance d’outre-tombe.

Morella – Le narrateur de cette histoire est veuf d’une femme énigmatique. Leur enfant, une charmante fillette, n’est pas moins singulière. Entre morts et vivants, l’homme vit en étrange compagnie.

Ligeia –  Le narrateur est veuf deux fois ? Ou presque…

Metzengerstein – Un jeune baron récemment orphelin nourrit une étrange relation avec un cheval. Qui, de l’homme ou de l’animal, maîtrise l’autre ?

Toutes les nouvelles sont des défis lancés à l’esprit, qu’il s’agisse de jeu de logique, d’examen de conscience ou de confrontation avec la mort. Chaque nouvelle est tenue par un narrateur qui s’exprime à la première personne : on assiste alors à son cheminement intellectuel et spirituel. Mais tout cela est très artificiel puisque, au terme de chaque histoire, c’est le lecteur qui est dupé.

On frôle le fantastique, on ose y avancer un pied, mais très vite on recule. Ces histoires sont extraordinaires parce qu’elles défient l’ordre naturel et normal des choses. Mais l’auteur/narrateur les présente en toute bonne foi selon un discours qui peut se résumer, pour chaque texte, en cette phrase : « Voyez à quoi j’ai assisté et osez ne pas y croire ! »

Depuis le temps que j’entendais du bien de ces nouvelles, je m’attendais à une explosion de plaisir. Mais je suis magistralement ennuyée ! L’introduction de la première nouvelle m’a immédiatement rendue dubitative. La lenteur et la fausse complexité des intrigues m’ont ensuite profondément agacée. Je me suis forcée à finir ce recueil qui figure parmi les grands classiques de la langue anglaise, mais quelle purge !

J’ai lu les textes de Poe dans la traduction de Baudelaire, si souvent décriée. Ne connaissant pas d’autre traduction, je m’abstiens de toute comparaison. Mais Baudelaire ou pas, Poe ou pas, ce livre n’a pas retenu mon attention et je pense que je vais rapidement l’oublier.

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Monsieur et Madame

Albums de Roger Hargreaves.

Vous reprendrez bien un Monsieur ou une Madame ?

M. Étourdi – Que Monsieur Étourdi soit chez lui ou en ville, il oublie absolument tout ! Mais qu’est-il venu faire à la Poste ? Et quel est le message qu’il doit remettre au fermier ? A-t-il fermé sa porte à clé ? Où est sa salle de bain ? Qu’a-t-il fait de sa journée ? Cher Monsieur Étourdi, « vous n’avez pas plus de cervelle qu’un moineau. »

De facture très classique, cet album est simple et drôle. Il exploite à fond l’étude d’un caractère. Même si la caricature semble extrême, l’humour est très présent et agit comme une catharsis. Parce que nous sommes tous un peu étourdis de temps en temps et que ce n’est pas la fin du monde !

M. MaladroitMonsieur Maladroit est le roi des catastrophes. Dès qu’il se lève, patatra, ouhlala, attention les dégâts ! Il casse tout, trébuche sans cesse et a le chic pour se mettre dans des situations impossibles. Non, vraiment, « rien ne résiste à Monsieur Maladroit. » Et pourtant, il ne le fait pas exprès, mais c’est comme ça, avec lui, rien ne reste longtemps debout ou… droit !

Le dessin caractéristique de Roger Hargreaves illustre parfaitement les tristes aventures de ce petit personnage ébouriffé et aux lacets défaits. On a bien envie de réconforter ce petit bonhomme, mais finalement on préfère ne pas trop s’en approcher. On ne sait pas ce qui pourrait nous tomber sur le nez !

M. RigoloNez rouge, chaussure de clown et fleur de chapeau, Monsieur Original est un farfelu, un doux dingue ! Il vit dans une maison théière et roule dans une voiture chaussure. Le jour où il va au zoo, il apprend que tous les animaux sont tristes. Qu’à cela ne tienne ! « Monsieur Rigolo, comme tu l’imagines, s’y connaissait en grimaces rigolotes. » Ni une, ni deux, il rend le sourire aux animaux !

Ce bonhomme est très sympathique. Si Saint François d’Assise prêchait aux oiseaux, Monsieur Rigolo fait marrer le zoo ! Les deux sacerdoces sont louables, mais ce n’est pas tous les jours qu’on voit se bidonner un ours ou se poiler une girafe ! Monsieur Rigolo est un personnage moins caricatural que certains autres de Roger Hargreaves. Son caractère sert à autre chose qu’à lui-même et alimente une histoire où d’autres personnages ont une vraie place.

Mme Bonheur et la sorcièreLes amis de Madame Bonheur sont changés en animaux en un éclair. Mais qui ricane comme ça ? « Une sorcière maléfique, à cheval sur un balai magique ! Une horrible sorcière poilue, au nez crochu, couvertes de verrues. » Madame Bonheur va demander de l’aide à Madame Magie. Et les deux amies sont se débarrasser de la vilaine sorcière.

Voilà un album tout à fait original. Il ne s’agit pas ici d’illustrer un caractère en la personne d’un Monsieur ou d’une Madame. Madame Bonheur a d’ailleurs eu son exemplaire. L’adorable Little Miss Sunshine des anglophones a ici maille à partir avec un vilain personnage, ce qui est rare chez Hargreaves. Les caractères négatifs (M. Non, M. Malpoli, Mme Autoritaire) sont d’ordinaire traités de façon à devenir positifs. Dans cet album, la sorcière est une sale mégère et elle obtient son compte en fin d’ouvrage. Et pas de doute, nous sommes bien contents !

*****

Ces tous petits albums richement illustrés sont toujours un régal ! Je me rappelle combien je les aimés étant môme ! Quelques lignes en page de gauche et une belle image en page de droite. Et une image comme les enfants les aiment : rondes, très colorées, comme si un gros feutre avait eu permission de passer par là. Un vrai bonheur pour les yeux ! Les histoires sont simples : ce sont des lectures pour les tout-petits. Mais elles n’en finissent d’enchanter la petite-grande que je suis !

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La fille qui voulait être Jane Austen

Roman de Polly Shulman.

Dans un blurb en quatrième de couverture, Stephenie Meyer (auteure de la saga de Bella, nénette un peu cruche qui ne sait pas choisir entre un vampire blafard et un loup-garou bodybuildé) nous prouve qu’elle lit/a lu autre chose que de la bit-lit : « Quand on me demande un conseil de lecture, le premier roman qui me vient en tête est La fille qui voulait être Jane Austen. »  OK, Miss Meyer, on prend note. Question bonus : pourquoi ne pas lire et conseiller plutôt les livres de Jane Austen ?

Bon, je suis mauvaise langue… Les romans pour adolescents ne sont pas et n’ont jamais été ma tasse de thé. Détaillons un peu la forme de celui-ci. La première de couverture est flashy (Si, rose et mauve, c’est flashy !) et plutôt drôle : une silhouette de femme en robe empire et Converses, Ipod vissé aux oreilles et gobelet façon Starbuck à la main, c’est aguicheur et ça dépoussière les classiques. Nouvelle question bonus : Jane Austen a-t-elle vraiment besoin d’être dépoussiérée ? Vous me répondrez que Miss Coppola a fait de même avec Marie-Antoinette, mais ne mélangeons pas les mouchoirs de papa et les carrés Hermès !

J’en viens au texte. Qu’avons-nous là ? La narratrice, Julie/Julia, raconte les déboires et autres humiliations vécus auprès et à cause de sa meilleure amie, Ashleigh, une Enthousiaste qui se passionne pour un nouveau sujet tous les deux mois. La dernière tocade de la remuante Ashleigh, c’est Jane Austen et son roman Orgueil et Préjugés. Dès lors, l’adolescente n’a qu’une idée : dégoter les petits amis parfaits, dignes de Mr Darcy et Mr Bingley (Hum, chacun ses goûts…). Pour ce faire, elle entraîne son acolyte et cobaye au bal de Forefield, lycée privé pour garçons. Sur place, miracle, les deux ados rencontrent Parr et Ned, deux potes charmants, attachants et, ce qui ne gâche rien, bien faits de leur personne. Pour Julie/Julia, le choix est fait, mais c’est compter sans les sentiments de son amie. De jalousie en déconvenues, de malentendus en répétitions de théâtre, la jeune fille se consume d’amour pour son Prince tout en repoussant les avances de plusieurs déplaisants personnages. Mais comme tout est bien qui finit bien au pays de Jane Austen, chacune trouvera son chacun, ce qui tend à prouver que Cendrillon et son chausson de vair ne sont carrément pas has been.

Si ce roman donne envie aux jeunes lectrices de découvrir l’œuvre de Jane Austen, je dis bravo. Mais le roman de Polly Shulman n’évoque qu’Orgueil et préjugés et son flamboyant Mr Darcy. Et encore, la passion d’Ashleigh pour la dame de lettres britannique ne nourrit que les premiers chapitres : la suite du roman n’est plus qu’une histoire d’adolescents qui s’envoient des mails et pensent (un peu) à l’université. Jane Austen est donc rapidement remisée, on croise brièvement Shakespeare et on lit quelques sonnets et acrostiches bien tournés. Le reste, c’est de la bluette adolescente. Mais je dis ça parce que je suis une vieille peau, hein ? Ma petite flamme romantique a quand même vibré quand le beau gosse élu du cœur de Julie/Julia/Juliette monte dans sa chambre en pleine nuit et sous la neige, en grimpant à un arbre. (Avis à la populace : j’ai tout ça chez moi et il neige assez souvent entre décembre et mars !)

Loin d’être un livre déplaisant ou honteux, sa lecture est à réserver aux toutes jeunes filles qui sauront s’émouvoir des atermoiements amoureux d’une bande de lycéens et qui ne tiqueront pas devant l’abus de majuscules et de !!!! . Conclusion à envoyer par mail à l’auteure : pas facile d’être Jane Austen. Alors, plutôt qu’essayer de la copier, mieux vaut la prendre comme elle est et lire ses œuvres. Il y a largement de quoi s’émouvoir, rire et réfléchir dans ses textes ! Pour ma part, je retourne dans le monde des vieux avec des bouquins lourds et poussiéreux.

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Des lettres et des peintres – Manet, Gauguin, Matisse… Confidences de quarante artistes

Ouvrage collectif édité par le Musée des Lettres et Manuscrits. Livre reçu en prix pour ma lettre à l’écrivain.

Cet ouvrage est édité par le Musée des Lettres et Manuscrits à l’occasion de l’exposition éponyme qui s’y tient du 29 avril au 28 août. Ces lettres ont été écrites entre 1800 et 1950 par une quarantaine de peintres dont voici la liste : Jean Auguste Dominique Ingres, Théodore Géricault, Eugène Delacroix, Gustave Courbet, Eugène Boudin, Camille Pissaro, Édouard Manet, Edgar Degas, Alfred Sisley, Paul Cézanne, Berthe Morizot, Claude Monet, Auguste Renoir, Gustave Caillebotte, Paul Gauguin, Vincent Van Gogh, Georges Seurat, Henri de Toulouse-Lautrec, Paul Signac, Pierre Bonard, André Derain, Vassily Kandinsky, Raoul Dufy, Francis Picabia, Fernand Léger, Georges Braque, Juan Gris, Henri Matisse, Robert Delauney, Marc Chagall, Marcel Duchamp, Max Ernst, René Magritte, Salvador Dali, Joan Miro, Gaston Chaissac. J’en ai découvert une bonne dizaine dont je ne connaissais même pas le nom ! Impressionnistes, cubistes, pointillistes, affichistes et consorts se révèlent pour notre plus grand plaisir !

Dans ces lettres, les peintres se dévoilent autrement que par le pinceau : ils prennent la plume. Estelle Gaudry, commissaire de l’exposition met en avant le geste qui sert à tracer, qu’il s’agisse d’une ligne ou d’une lettre. « Les toiles se composent de plusieurs couches de pigments, de craquelures, de vernis, tout comme les lettres, lesquelles se superposent avec parfois des ratures : enthousiasme, sensibilité, inquiétude, colère, incertitude… »

Outre les lettres intimes et amoureuses ou les lettres aux journalistes ou professionnels de la peinture (galeriste, fournisseur, etc.), ces correspondances s’adressent à d’autres peintres (Pissaro écrit à Gauguin et Manet, Manet écrit à Monet, etc.), mais aussi à des écrivains (Delacroix écrit à Baudelaire, Courbet écrit à Hugo, Miro écrit à Queneau, etc.) Ces lettres composent un grand portrait de famille et explicitent les relations des peintres avec le reste du monde.

Que contiennent-elles ces lettres ? On y trouve des considérations sur l’art, des défenses véhémentes, des allusions à des toiles en devenir agrémentées de croquis et de premières esquisses. On lit également des anecdotes personnelles, des récits de voyage et des messages d’amitié ou d’amour. Ce qui m’a le plus intéressée, ce sont les lettres-chroniques qui livrent des témoignages historiques sur Paris assiégée ou sur d’autres évènements  marquants.

J’ai beaucoup ri en lisant la lettre de Mme Ingres à un journaliste : « Depuis longtemps je désire rectifier une assertion qui se propage dans les journaux et dans les mémoires artistiques, à propos de prétentions que M. Ingres montrait pour son violon beaucoup plus, dit-on, que pour son pinceau. » Ah, si elle savait ce qu’on en dit encore aujourd’hui ! Et la lettre de Monet, qui lance une souscription auprès de ses amis peintres et amateurs d’art pour acheter l’Olympia de Manet afin de l’offrir au Louvre, est vraiment émouvante bien que très factuelle : en face de chaque nom s’affiche la somme versée. Les défenseurs de l’art ne connaissent pas le repos !

La présentation des lettres est intelligente et élégante : en page gauche se trouve le texte transcrit et agrémenté de notes biographiques et historiques ; en page droite s’étale le fac-similé de la lettre manuscrite. On trouve aussi des reproductions des tableaux des peintres cités, en vignette ou double page. Et c’est toujours un plaisir de croiser l’Olympia de Manet !

Certaines écritures sont absolument illisibles et la transcription est la bienvenue. D’autres graphies sont plus ou moins brouillonnes, élégantes ou soignées. C’est alors un plaisir de lire la lettre originale, même si déchiffrer les pattes de mouches et les gribouillis reste un agréable défi. On sait que des peintres comme Gauguin étaient de vrais épistoliers et des correspondants attentifs et réguliers. Mais des peintres comme Manet étaient plus secrets et moins prolixes, ce qui rend les lettres présentées réellement précieuses.

S’il y a une part de voyeurisme dans cet ouvrage et dans l’exposition qui les présente ? Peut-être un peu… Nous sommes déjà avides des toiles de ces grands maîtres, voilà que l’on veut tout savoir de leur vie épistolaire ! Toutes les lettres ne brillent pas leur talent littéraire et c’est presque dommage de rencontrer l’homme derrière le génie, celui qui rature et qui fait des fautes. Toutes les correspondances ne sont pas bonnes à lire…

Ce beau-livre se lit par touches, avec le même regard que celui que l’on a dans une exposition. Il faut se laisser entraîner par une image plutôt que suivre un cheminement tout tracé. Revenir en arrière, faire un saut de géant, passer en coup de vent, tout ça est permis. Massif et pesant, l’ouvrage se manipule avec précaution et gourmandise, mais gare à l’indigestion !

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Collioure, la mémoire et la mer

Texte de Brice Torrecillas. À paraître le 24 juin.

Au hasard de ses souvenirs et de ses promenades dans la ville, Brice Torricellas, Toulousain, parle de Collioure. Tout commence avec une visite au cimetière : il se recueille sur la tombe d’Antonio Machado, poète espagnol venu mourir dans la citadelle. La sépulture est couronnée d’une boîte aux lettres qui ne désemplit pas. « Une boîte aux lettres sur une tombe. La preuve est faite que les poètes ne meurent jamais. »

Mais celui à qui Brice Torricellas vient vraiment rendre hommage, c’est à son ami René Francès, Colliourenc jusqu’au bout des ongles. « Je voudrais qu’on n’oublie pas René. C’est lui qui m’a livré l’âme de Collioure. Il aimait son village au point que j’ai du mal à les distinguer l’un de l’autre. Je voudrais parler de René. Je voudrais parler de Collioure. » Pour toujours lié à la ville, René était une figure locale, amateur de peinture et de tauromachie, bon vivant et plus généreux que Saint Martin. C’était aussi un caractère. « Sale caillou, le René. À manier comme le camion du Salaire de la peur. Le genre de type capable d’exploser en public mais également de battre froid durant des mois voire des années le pauvre bougre qui avait osé lui déplaire une seconde. » À la façon d’Aragon, Brice Torricellas pourrait dire « Il ne m’est Collioure que de René » tant l’homme est indissociable de la ville.

L’auteur ne cherche pas à expliquer pourquoi il aime la cité. « Je ne pourrais pas dire que j’ai appris à aimer Collioure puisqu’elle m’avait conquis sur-le-champ (elle : le féminin m’est venu tout naturellement. Chaque ville a un sexe et je sais que Collioure est une femme. Sa tenue de combat n’y change rien ; Collioure est une Jeanne Hachette, une Jeanne d’Arc…). » Avec humilité, il reconnaît qu’il ne sera jamais Colliourenc, mais il ne peut se défendre d’un sentiment profond pour cette ville fière qui ne se donne pas au premier venu.

Généreuse et accueillante avec les artistes (Braque, Ernst, Matisse, Dali et tant d’autres), Collioure est une ville de couleur et elle sait ce qu’elle doit aux peintres, notamment aux fauvistes. « Les Colliourencs ne sont pas stupides, ils ont fini par comprendre que ces curieux bonshommes pouvaient les aider à aimer encore plus leur village, à le regarder différemment. À présent ils savent qu’une plage peut être rouge, un ciel vert et violet, qu’ils ne vivent pas dans un décor de carte postale mais bel et bien dans un tableau de maître. » Collioure n’est pas faite pour les touristes avides de plage et de plaisirs faciles. Collioure a l’élégance des villes qui ont traversé les âges et qui portent haut leurs rides, comme autant de nouveaux atours.

À l’issue de cette lecture, j’ai bien envie, comme l’auteur, de m’essayer à quelques hasardeux ricochets avec les galets de la plage ou de m’asseoir à une table du restaurant Les Templiers et de m’y soûler les yeux de toutes les toiles qui couvrent ses murs. J’aimerais, le 31 décembre, fêter le 16 août une nouvelle fois. Puisqu’on naît Colliourenc et qu’on ne le devient pas, j’aimerais juste goûter quelques anchois de là-bas et lever mon verre (de Banyuls) à la cité.

De la même collection, j’avais également apprécié Oradour-sur-Glane aux larmes de pierre. Ces petits carnets de voyage rendent de beaux hommages à des villes chargées d’histoire et de mémoire, où les habitants ont le sentiment d’être nés quelque part. 

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Lou – Le déménagement

Album de Nathalie Nath. Illustré par Monique Félix.

Les parents de Lou déménagent ! « Sa maman lui expliqua qu’elle avait trouvé une nouvelle maison plus grande, plus jolie, et qu’au printemps ils déménageraient. » Pendant que les adultes préparent l’évènement, Lou joue avec son ours en peluche, Teddy. Teddy est le plus vieil ami de Lou, il est sale, il est râpé, mais Lou l’aime plus que tout. « Il lui manquait une oreille et il était pelé par endroit, mais ses yeux étaient si doux et il sentait si bon… »

Puis le printemps arrive, le déménagement approche. Les parents de Lou emballent toutes les affaires dans des caisses. Et ils jettent tout ce qui est vieux et abîmé. Lou a peur : et si on lui enlevait son Teddy ? Il le cache un peu partout, comme il peut. Mais arrivé dans la nouvelle maison, plus de Teddy ! « Tu es grand maintenant. Tu n’as plus besoin d’un ours en peluche. Nous l’avons jeté, il était vraiment dégoûtant. » lui disent ses parents. Lou est un grand garçon, mais il est se sent trop seul sans son Teddy. « Les parents de Lou comprirent qu’ils avaient fait une grosse bêtise. » Vite vite, la maman de Lou ouvre la grosse poubelle et retrouve Teddy. Le vieil ourson si précieux va aussi vivre dans la nouvelle maison.

J’ai lu et relu cet album très souvent quand j’étais môme. Avec un papa militaire sans cesse muté à travers la France, j’en ai vécu des déménagements ! Et j’avais toujours peur de voir disparaître mes précieuses petites affaires, notamment mon lapin en peluche. Comment douter que l’histoire de Lou est la mienne ?

Cet album très touchant aborde un grand sujet de l’enfance, à savoir le doudou. Comment et quand un enfant doit-il se séparer de son jouet placebo ? Les parents doivent-ils décider pour lui ? Faut-il forcer un enfant ? Nathalie Nath apporte son point de vue et je le partage pleinement. Et, attention, révélation : mon lapin en peluche est toujours sur mon oreiller ! M’en fous si ça vous fait rire, na !

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Dans la brume électrique

Roman de James Lee Burke.

À New Iberia, en Louisiane, les corps de jeunes femmes sont retrouvés atrocement mutilés. Dave Robicheaux, inspecteur du shérif, est en charge de l’enquête. Ancien alcoolique, homme d’honneur, il est tenaillé par des souvenirs vieux de 35 ans : en 1957, peu de temps après le grand ouragan, il a assisté dans les marais à l’assassinat d’un Noir qui ne fut jamais résolu et dont personne ne veut se charger des décennies plus tard. « À l’âge de dix-neuf ans, je ne voulais pas accepter l’éventualité que le meurtre d’un homme pût être traité, dans la société qui était la mienne, avec la même indifférence qu’un ongle cassé. » (p. 21) Instinctivement, Dave sent que ce crime raciste et les meurtres des jeunes filles sont liés.

À cela s’ajoute le tournage d’un film dans la région : le metteur en scène est très proche de Julie Balbonie, figure de la pègre locale. Et l’acteur principal du film, Elrod Sykes, est un alcoolique qui voit surgir des morts confédérés de la brume des marais. « La brume était aussi rose et épaisse qu’une barbe à papa et donnait l’impression de claquer de décharges électriques, pareille à un kaléidoscope de langues de serpents en train de s’agiter. » (p. 223) Mais voilà, Sykes n’est peut-être pas si fou puisque Dave Robicheaux lui-même converse de plus en plus souvent avec un Général de l’armée sudiste. Cela dit, il lui est bien difficile de faire admettre la véracité de ses visions. « Quel degré de raison était en droit d’attendre de la plupart des gens un homme qui s’en va déterrer des objets datant de la guerre de Sécession dans un marécage au milieu de la nuit, afin de prouver justement qu’il est sain d’esprit ? » (p. 241) La seule et unique preuve est tellement improbable que, finalement, le regard glisse dessus sans y attarder.

Les méthodes de Robicheaux sont parfois douteuses. Assisté de l’agent Rosie Gomez du FBI, il met les pieds dans une sombre histoire de prostitution, de règlements de compte entre Blancs et Noirs, de drogue, de mafia et de corruption. Le shérif ne le soutient pas. Dave le sait, il dérange un peu partout où il fourre son nez. Mais à mesure que l’affaire devient plus personnelle, elle devient plus sombre et Dave Robicheaux n’est pas homme à laisser les ténèbres s’installer. « Étions-nous à la recherche d’un tueur en série qui avait opéré sur tout le territoire de l’État, d’un psychopathe du cru, d’un maquereau ou peut-être même d’un torpédo de la pègre ? Des flics se trouvaient-ils impliqués ? » (p. 358) Les suspects sont nombreux, les fils de l’intrigue se multiplient et les affaires du passé peuvent expliquer les crimes du présent.

Dave Robicheaux est le narrateur et c’est sa voix qui déroule l’intrigue. Homme au passé houleux, il s’est racheté une conduite et incarne le parfait gentleman du Sud. Tatillon avec le langage de ses interlocuteurs, il goûte mal les grossièretés et les blagues de mauvais goût. Pour autant, il n’a pas la langue dans sa poche et sa répartie fait mouche, tout en restant d’une politesse exquise. Il manie également le patois créole avec habileté et sait se faire écouter des petites gens, particulièrement des Noirs qui se sentent moins que jamais intégrés dans la population du Sud.

Les relations entre Blancs et Noirs sont toujours entachées d’un passé indélébile. La guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage n’ont pas réglé tous les conflits. Si les Noirs se sentent exclus, les Blancs ne sont pas non plus totalement à l’aise : « les peurs raciales, et très certainement la culpabilité des Blancs à l’égard des injustices raciales, ont du bien du mal à mourir. » (p. 215)

J’ai commencé cette lecture par temps d’orage et de pluie – ce temps qui me convient tellement – et je suis entrée de plain pied dans l’atmosphère lourde et humide des marais de Louisiane. Un bref passage par la Nouvelle-Orléans m’a plus que jamais donné envie de découvrir cette ville : «  Sans son atmosphère de païenne et décadente, ses spectacles de strip, ses racoleuses, ses bonimenteurs de music-hall, ses macs-taxis, et ses camés à la cervelle atteinte, la ville serait aussi attrayante aux yeux de la plupart de ses touristes qu’un parc d’attraction à thème agraire dans l’ouest du Nebraska. » (p. 143) La majorité de l’intrigue se déroule cependant loin de la grande ville, dans un coin perdu de l’État de Louisiane, là où l’on sent vibrer toute l’Histoire, de la Guerre de Sécession aux exactions du Ku Klux Klan, en passant par quelque sombre cérémonie vaudou.

James Lee Burke signe un polar haletant savamment teinté de surnaturel. Les discussions de Robicheaux avec le fantôme du général confédéré ne sont pas des éléments incongrus. Elles sont parfaitement sens dans la résolution de l’enquête et renvoie sans cesse l’homme à sa propre existence. Le temps s’abolit lors de ces étranges rencontres et certaines ruptures sont réconciliées. Je n’ose en dire plus de crainte de déflorer le roman. Les raisons de le lire ne manquent pas. Les amateurs de polars seront largement servis avec ce personnage de flic rugueux et sensible et cette intrigue très bien ficelée. Ceux qui aiment les ambiances ambiguës pourront également goûter la puissance de ce roman dont la quatrième de couverture dit qu’il a des accents faulknériens, ce dont je ne doute pas, même si je m’interroge sur la nature de tels accents…

Revoir le film de Bertrand Tavernier, Tommy Lee Jones dans le rôle de Dave Robicheaux, est un vrai plaisir après avoir découvert le texte original. Tavernier a fait le choix de transposer l’action après l’ouragan Katrina, soit une bonne dizaine d’années plus tard que l’intrigue originale. Mais il le fait avec intelligence et cohérence. L’interprétation est magistrale et la bande originale rend parfaitement hommage au texte de James Lee Burke. Le tout reste très fidèle au roman et prend une dimension dramatique supplémentaire. Bref, un moment cinéma particulièrement réussi qui fait suite à un très bon roman.

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La Horde du Contrevent

Roman d’Alain Damasio.

Ils sont 23 à remonter contre le vent. Destinés depuis l’enfance à suivre la trace pour remonter aux origines du vent en Extrême-Amont, ils ont quitté l’Extrême-Aval pour une quête fabuleuse. « Nous sommes partis d’Aberlaas, Extrême-Aval, il y a vingt-sept ans maintenant. Nous avions onze ans. Et nous ne nous sommes jamais retournés. » (p. 678) À la seule force de leurs jambes et de leurs corps, ils contrent les neuf formes du vent, des plus physiques au plus métaphysiques. « Le socle collectif opérait : la rafale nous passait dessus sans trouver fente par où nous dissocier ; on faisait bloc. On était bloc. Inexpugnable. Indélogé. » (p. 683) Le vent est hostile dans leur monde, maître et présidant toute vie. La plupart des vivants se terrent dans des abris et tentent d’échapper à la puissance folle qui racle un monde de sable, de pierre, de glace et de neige. Mais la 34° Horde ne redoute pas le vent et s’élance sans cesse contre lui, vers lui. « Quitte à mourir le ventre troué par un morceau de bois, ils préféreront toujours que ce soit en plein vent dans la plaine, qu’ici-bas ensevelis dans un puits, les vertèbres rompues sous le poids d’une poutre. » (p. 698)

Qui sont-ils, ces 23 braves ? Il y a Golgoth  le traceur, Pietro le prince, Sov le scribe, Caracole le troubadour, Erg le combattant-protecteur, Talweg le géomètre, Firost le pilier, l’autoursier et le fauconnier sont les oiseliers-chasseurs, Steppe le fleuron, Arval l’éclaireur, le fauconnier, Horst et Karst les ailiers, Oroshi l’aéromaître, Alme la soigneuse, Aoi la sourcière, Larco le braconnier, Léarch le forgeron, Callirhoé la feuleuse, les crocs Coriolis, Sveziest et Barbak. Chacun est identifié par un signe propre (]], <>, )-, (.), >, etc.) et chacun a une fonction précise, indispensable à l’équilibre du groupe. Allumer un feu, rédiger le carnet de contre ou faire la trace sont des charges qui se transmettent de génération en génération. La plupart des membres de la 34° Horde sont les fils et filles de Hordiers dont la Contre est déjà inscrite dans la légende. Mais Golgoth veut que sa Horde soit la dernière et la plus illustre, celle qui plantera son drapeau en Extrême-Amont, la première à rejoindre les confins du monde. « Dans l’esprit si singulier du Goth, vouloir un enfant trahissait un manque de confiance dans sa horde. Ne pouvaient en désirer que celles qui n’avaient plus foi dans notre capacité à être la première Horde qui atteindrait l’Extrême-Amont. L’enfant, il ne pouvait le concevoir que d’une seule façon : comme une délégation d’espoir, en quelque sorte, vers la Horde suivante. » (p. 216 & 215) L’ambition revancharde de Golgoth est dangereuse et la Horde en paiera le prix.

Si la Horde ne cesse jamais d’avancer, si elle doit rester unie pour contrer le vent, les relations humaines y sont pareilles qu’ailleurs. Entre affinités et tensions, chacun apprend à vivre avec les autres. Les nouveaux venus s’intègrent comme ils peuvent dans la Horde que Golgoth dirige d’une main de fer. La mort fauche parfois cruellement les rangs. C’est alors qu’on découvre les vifs. Ce sont plus que des âmes. Mais pour comprendre, il faut le lire. Et finalement, à l’étonnement général, ce n’est pas le plus fort qui vaincra, mais là encore, il faut lire pour comprendre.

Le doute s’installe parfois. Ce voyage d’une vie, cette lente et pugnace avancée contre le vent ont-ils un sens ? Sur son chemin, la Horde croisent certains qui disent que « il n’y a pas d’Extrême-Amont. Il n’y a pas d’origine du vent. La terre ne finit pas ; le vent n’a jamais commencé. Tout s’écoule, tout continue. » (p. 623) Alors faut-il continuer ? Qu’y a-t-il plus loin ? Que vont rencontrer les membres de la Horde ? Le récit fait parfois des bonds surprenants. On quitte la Horde dans une situation périlleuse en fin de chapitre et on la retrouve quelques mois voire quelques années plus loin.

Le vent est un personnage de ce roman. « Avant le vent, rien n’existait qu’une pâte boueuse, une lave informe à assécher, à pétrir et à lisser. » (p. 234) Le roman n’est pas un précis d’éologie. Il serait plutôt, en arrière-plan du roman, un traité métaphysique sur le mouvement, la force, la matière et la création. Alain Damasio crée de toutes pièces univers complet. Son roman est une cosmogonie du vent, mais aussi un conte philosophique aux accents amers. Alain Damasio  invente un nouvel alphabet, un alphabet humain qui joue sur toutes les combinaisons possibles. Il crée aussi un langage étrange et non traduit, un dialecte rauque pour s’adresser au vent, pour hurler des ordres, pour se faire entendre dans la contre. De fait, l’auteur joue sur le langage à tous les niveaux. L’inventivité dont il fait preuve est spectaculaire : on assiste pendant plus d’une trentaine de pages à des joutes verbales étourdissantes où le mot se fait trait mortel et balle sifflante. Dans l’univers de Damasio, on trouve aussi des animaux syntaxiques.

Le roman se découpe en grands chapitres, eux-mêmes divisés en chapitres dont chacun est pris en charge par un narrateur différent. On identifie le narrateur à la lettre ou au signe qui le définit. L’alternance des points de vue aurait pu rendre le récit peu intelligible et décousu. Mais le texte est dense et structuré. Les voix ne s’envolent pas au vent : elles racontent l’histoire d’un groupe devenu organisme polymorphe, structure pluri-humaine. La numérotation des pages est décroissante. La lecture commence page 600 : tout nous pousse à remonter à la source que la conclusion de l’histoire rend à la fois miraculeuse et odieuse.

J’ai plongé toute entière dans ce roman. Je ne suis d’ordinaire pas friande de SF. Mais comme avec son autre roman, La zone du dehors, Alain Damasio sait perturber mes repères avec mes talents. C’est un plaisir de s’abandonner à la plume de cet auteur et de le laisser réinventer le monde avec un langage nouveau. Voilà une expérience de lecture hors du commun, bouleversante au sens premier du terme. On en ressort ébouriffé et ce n’est pas peu dire.

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Ouest

Roman de François Vallejo.

Une photo de famille et une photo dans un journal. Tout cela remonte à des années. Sur la première photo, il y a Lambert, le garde-chasse du baron l’Aubépine. Ce noble, farouche royaliste, éloigne de lui son fils, un drôle de coco aux idées révolutionnaires. À la mort du patriarche, le fils revient sur les terres familiales, dans l’Ouest de la France. « Les terres de l’Ouest, il ne fallait pas trop leur demander, même soixante ans après la Révolution, elles auraient préféré que les jeunes maîtres soient la réplique des anciens. » (p. 16) Dans les environs, tout le monde s’étonne du comportement du jeune l’Aubépine. Qui sont ces femmes qui se succèdent au château et qui repartent terrorisées ? Qu’arrive-t-il à la jeune et jolie Berthe François ? Enragé de révolution et dégoûté de Louis-Napoléon, le baron s’absente longtemps de ses terres pour de mystérieux séjours à Paris. On le suppose activiste et comploteur. « L’Empire français pèse sur lui comme un malheur personnel. » (p. 91) Pour l’Aubépine, la victoire serait de rencontrer Victor Hugo en exil.

Sur le domaine, gardien hiératique, Lambert est fier à en pavoiser de sa meute de chiens. À la tête de celle-ci, Rajah, superbe bête, colosse animal, à la fois danger et défense. Lambert est à l’image de ses chiens : « Il y a de la chiennerie en vous, brute, et ça ne me déplaît pas. » (p. 22) Mais le garde-chasse ne sait que faire des amabilités du maître, ne sait comment s’accommoder de cette attitude prolétaire chez le noble. Entre eux s’installe une complicité malsaine, macabre et coupable. Mais au fil du texte, le rapport de force s’inverse et le plus fort passe sous la coupe du plus faible. Eugénie, la femme de Lambert, et leur fille Magdeleine sont de piètres garde-fous dans la danse étrange que mènent le serviteur et le maître.

Étrange lecture. Le ton, la langue, la narration, tout entraîne le lecteur hors des sentiers battus. Le dialogue n’est jamais vraiment un échange et le récit est toujours soumis au doute. Je ne saurais dire si j’ai aimé ce livre. Le fait est que je l’ai lu sans tenter de le comprendre, sans vouloir percer son mystère. Il ne m’en restera probablement que peu de souvenirs et une grande frustration, comme si je restais sur le seuil d’un grand texte. Mais, étrangement, je me suis refusée à fournir l’effort nécessaire pour embrasser ce roman. Voilà finalement une expérience de lecture peu commune, gênante, où la culpabilité et le soulagement se mêlent dans une image plutôt terne. 

Du même auteur, j’avais passionnément aimé Les sœurs Brelan.

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Un amour de Marmelade

Roman graphique d’Olivier Supiot.

« Lutétia… Cette ville est un monstre… Elle nous absorbe sournoisement… dans sa chair de béton, de verre et d’acier. Perdus dans cet enchevêtrement improbable… comme des étoiles mourantes dans un ciel de plomb… Cette ville est une dévoreuse d’âmes. » (p. 7) Dans un futur sombre, La Guerre des Trois Couleurs a ravagé la belle capitale française qui est devenue dangereuse. Deux visages s’affrontent : l’ancienne Paris, historique et ravagée, et la nouvelle Paris, industrielle et mécanisée. Un nouvel ordre s’est installé, fondé sur la violence et la peur. « Même les cris les plus désespérés sont masqués par le brouhaha de la ville… Lutétia les crache comme autant de poussières. Ils nous survolent, mais nous ne les entendons plus. Ils s’évanouissent. » (p. 75)

Dans les égouts de la ville, le Professeur Louys Cazaviel vit reclus. Sa belle gabardine noire dissimule un corps vert, très souple et résistant, fait d’une matière inconnue. Le Professeur Cazaviel est devenu cette étrange créature après des recherches en biologie physique qui ont mal tourné. Depuis des années, il est à la recherche de sa chère épouse Mathilde, enlevée sous ses yeux. Ironie du sort, il est accusé de cet enlèvement et de l’assassinat du Professeur Cazaviel, c’est-à-dire lui-même ! Et, régulièrement, des crimes odieux perpétrés dans Lutétia lui sont attribués. Le préfet de police Marcel Point est bien décidé à lui mettre la main dessus, lui que tout le monde surnomme Marmelade.

Mais Cazaviel est innocent. Aidé par son ami Apollon et par l’étrange Blanche Noyant, il tente de rétablir la vérité et de confondre le véritable coupable, une créature qui se dissimule sous le nom de La Cagoule. Les desseins du criminel sont effrayants et visent à rien moins qu’à prendre le contrôle sur la ville. Le retournement final, bien qu’assez classique dans l’univers des savants fous, est des plus surprenants puisqu’il est introduit avec une maestria haletante. N’est-ce pas qu’il est vilain ce grand méchant ?

Hormis la dernière planche qui conclut assez banalement l’histoire, ce roman graphique steampunk est une réussite. Qu’est-ce que le steampunk me direz-vous ? Grosso modo, c’est un univers de science-fiction uchronique installé, non pas dans le futur, mais dans le passé, à l’époque de la révolution industrielle (Steam pour la vapeur produite des machines de cette glorieuse époque). Lutétia, nouvelle représentation de Paris, prend place dans la France du XIX° siècle. Tout y est : les costumes des messieurs, les robes des dames, les journalistes et les policiers à l’ancienne. Même la première de couverture a des airs d’enseigne métropolitaine. Sur quatre planches, l’auteur nous offre aussi le luxe d’une balade hors les murs et où nous emmène-t-il ? Dans les tableaux de Monet et Manet, rien de moins ! Envie de nymphéas, de coquelicots, d’impressions au soleil couchant ou d’un déjeuner sur l’herbe ? À votre service ! Mais partout ailleurs, ce ne sont que dirigeables, hauts fourneaux, structures métalliques menaçantes, grondantes machines à tuyaux et soufflets, inventeurs géniaux et laboratoires encombrés. Steampunk jusqu’au bout des phylactères, ce roman graphique nous entraîne dans une Histoire pas tout à fait réelle et parfaitement inquiétante.

L’intrigue se découpe en quelques chapitres dont les pages de garde sont des bijoux d’illustration. On a l’impression de lire un roman feuilleton, livré à la semaine et compilé en fin de publication. Entre flashbacks et échappées picturales, l’intrigue s’agrémente des notes des carnets de recherche du scientifique et d’articles du Lutétien en pleine page, réclames en sus ! Ce roman graphique déjoue les codes de la narration classique. Comme dans les meilleurs romans policiers, celui qui parle, bien que convaincu de son identité, est le premier à se faire berner. La narration est donc faussée dès le départ et c’est en deuxième lecture qu’apparaît toute l’ironie et tout le sens caché du texte. Le Professeur Cazaviel est doublement victime et d’autant plus attachant. Sa quête prend un autre visage à la fin du récit et on rêverait bien d’une suite à ses aventures parisiennes…

Me voilà très enthousiaste à l’issue de cette découverte ! Pour avoir un peu visité Paris le week-end dernier, je suis très curieuse de découvrir des œuvres qui situent leur intrigue dans la capitale. Je ne connaissais pas l’auteur, mais cette œuvre est suffisamment alléchante pour que je commette rapidement une grave descente à la librairie BD d’à côté !

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Mon ami l’écureuil

Roman de Maurice Genevoix. Illustrations de Michel Charrier.

« Avant tout, je tiens à le dire : cette histoire est une histoire vraie. »

Ainsi s’ouvre le récit d’une extraordinaire et bouleversante rencontre. L’auteur se promenait en forêt avec sa plus jeune fille, Sylvie. Au détour d’un chemin, ils aperçoivent un écureuil, éclair feu et fauve. Et l’inattendu se produit. Le petit animal ne fuit pas. Curieux, confiant, il s’approche à toucher l’humain. « Tranquillement, aimablement, il fit vers moi deux sauts légers. Quand il touche presque mes souliers, il se replante sur son séant, relève son petit nez rond et recommence à me dévisager. » (p. 13)

L’homme, l’enfant et l’animal jouent à cache-cache entre les arbres, s’apprivoisent et s’adoptent. « La douce petite bête nous faisait une confiance aveugle, ne redoutait plus rien de nous, une fois pour toutes. Nous faisions partie de son monde. » (p. 29) Quand vient l’heure de rentrer, l’écureuil suit à bonds fougueux le père et la fille. Déjà, il n’imagine plus vivre sans eux, loin d’eux. Qu’importe si la maison est loin de la forêt, cette nouvelle demeure sera la sienne. « C’est en écureuil libre que conduisait celui-là, jusqu’à son sans-gêne, son aisance, sa façon d’être chez lui. » (p. 48)

Mais comment imaginer cette petite bête, incarnation de la liberté insouciante, dans une maison où rôdent chats et chiens ? Comment l’imaginer loin de sa forêt ? C’est à l’homme d’être raisonnable, de rompre le lien si précieux et d’évanouir la magie. « Au revoir, mon petit bonhomme ! Nous sommes restés tant que nous avons pu. Mais cette fois, il n’y a plus moyen : il faut qu’on se sépare, que chacun retrouve les siens. Au revoir, encore. Quand même, tu sais, ça nous fait bien de la peine. » (p. 33)

Vous vous en douterez, c’est une histoire bien triste pour quiconque aime les animaux et s’attache dès le premier regard à une boule de poils affectueuse. Maurice Genevoix est habile dans l’art de l’évocation : il nous fait partager le moment unique où l’homme rencontre son meilleur ami. L’émotion envahit la page, soutenue par les douces aquarelles qui habillent le texte.

On peut se demander pourquoi et pour qui il a écrit cette expérience. Pour la fille qui l’accompagnait ce jour-là, sans doute. Mais plus certainement encore pour lui-même, pour ranimer encore le bonheur de se souvenir et revivre la douceur extraordinaire de cette éphémère mais puissante amitié. Voilà une histoire que l’on peut lire à un tout-petit mais, sans aucun doute, c’est un récit qui touchera les adultes marqués par des rencontres peu communes.

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Qu’elle était verte ma vallée

Roman de Richard Llewellyn.

La famille Morgan vit depuis toujours dans les montagnes du Pays de Galles et elle a la houille dans le sang. Gwilym et Beth Morgan ont plusieurs fils et filles : leur famille est soudée par l’amour et la foi. Les mines donnent en abondance et le pain ne manque jamais. Mais survient un jour où le charbon se vend moins bien, où les salaires baissent et où l’immobile tranquillité de la vie vole en éclats. La Vallée noircit et le monceau de déblais n’en finit pas de s’étendre. « Considérablement allongé, noir, énorme, sans vie, il s’étalait au fond de la Vallée, des deux côtés de la rivière. L’herbe verdoyante, les roseaux, les fleurs, tout avait disparu, enseveli par lui. Et, sans cesse, les bennes, grinçant et cahotant le long des câbles, venaient y déverser leur poussiéreux fardeau, grossir le dos noir, sale, ridé, de ce monstre hideux. » (p. 103)

Les mineurs grondent et les grèves se succèdent, pendant des mois entiers. Alors que la famine ravage la vallée, le père Morgan s’oppose à ses fils qui croient en l’Union et au communisme. Le merveilleux équilibre n’est plus et l’argent est devenu le centre d’attention, entraînant dans son sillage les dérives et les vices. « Or, votre plus grand ennemi, en ce moment, c’est le charbon. C’est donc plus fort que lui que vous devez devenir. Le charbon est inerte, sans âme. Mais, leurrant les hommes, il s’anime et prend vie, sous la forme de l’or. Vous l’évaluerez par wagonnets, à tant la tonne. D’autres l’estiment par cargaisons, titres, lettres de change, actions, emprunts, taux d’intérêt. Et là commence l’usure, votre seconde ennemie. » (p. 154) Les idéaux sont puissants et les révoltes sont légitimes, mais le feu de la contestation prend difficilement devant la faim qui creuse le ventre et qui fauche les enfants.

Huw Morgan, à la veille de quitter sa maison, se lance dans un récit pétri de nostalgie. Il évoque les siens, sa Vallée et le passé. « Ma Vallée, ô Vallée qui es en moi, c’est en toi, éternellement, que je veux vivre. Que la Mort, pire que la Mort frappe mon esprit, que la cécité dévore mes yeux, si ma pensée ou ma vue t’oublient. Vallée devenue pour certains celle de l’Ombre de la Mort, tu ne peux l’être pour moi, car la meilleure partie de mon être, c’est le souvenir de tes bruns, de tes verts, lorsque tu nous envoyais tes doux parfums, faisais croître les herbes odorantes pour la marmite, les fleurs, et que les oiseaux chantaient éperdument leur joie. » (p. 231 & 232) Huw a la nostalgie d’un passé prodigue où régnait le bonheur de l’abondance. La cassette familiale, symbole de richesse et de sécurité n’était jamais vide et s’ouvrait généreusement aux voisins et aux pauvres. Les années ont passé et la fertile source a tari. Le récit de Huw est mélancolique et désabusé. La résignation est douloureuse, sans sérénité. « Comment garder rancune à des choses devenues poussière ? » (p. 100) La fatalité pèse désormais plus lourd qu’avant.

Huw est un garçon sensible et passionné. Quand il évoque les siens, c’est toujours avec respect et amour. Quand il décrit sa Vallée ou sa maison, son cœur est plein d’une tendresse qui se traduit dans une langue riche et lyrique. La douleur du départ n’a pas d’égale : « Chère petite maison, dans laquelle j’ai vécu, de quel bonheur tu as été témoin, même avant ma naissance. C’est en toi qu’est ma vie, et tous ceux que j’ai aimés sont partie de toi, de sorte que m’en aller, te quitter, c’est comme me quitter moi-même. » (p. 156) Et pourtant, on le sent, ce départ est inéluctable. Les déblais ont envahi la Vallée, la maison est sur le point d’être submergée et l’heure n’est plus au bonheur. Ce que décrit Huw, c’est un Paradis perdu, un âge d’or révolu. « Oui, c’était vraiment le bonheur ; nous avions bonne maison, bonne nourriture, bon travail. Le soir, rien ne nous appelait au-dehors, sinon le culte à la Chapelle, une répétition du chœur, parfois une lecture en commun. Malgré cela, nous trouvions toujours à employer notre temps jusqu’au moment d’aller nous coucher. Nous lisions, étudiions, bricolions dans les communs, ou partions chanter quelque part, de l’autre côté de la montagne. Je ne me souviens pas que nous ayons jamais manqué d’occupation. Je me demande ce qui a bien pu se passer, pendant ces cinquante dernières années, pour que tout soit ainsi changé. Et je ne trouve pas d’autres explications que la mort. » (p. 156)

On assiste au déclin d’une société patriarcale ancestrale. Certaines traditions disparaissent, un nouvel ordre s’installe au nom du progrès et du profit. Les fils s’opposent aux pères et quittent les foyers pour des contrées plus prometteuses. Les femmes sont toujours le ciment des familles. Beth Morgan est une mère coulée dans un moule robuste : elle mène à la baguette sa famille et son cœur pardonne toujours puisqu’il aime au-delà de tout. Les sœurs sont les meilleures amies des frères. La fierté se porte haut en Pays de Galles et personne n’a à rougir d’être un Morgan. La force du cœur et la force des poings font les hommes d’honneur.

La communauté de la Vallée est profondément pieuse. Le protestantisme y est pur, voire originel, sous l’égide du bon Mr Gruffyd, un pasteur éclairé et sensible. La modération préside toute chose, même si la foi ne prévient personne contre les passions. Souvent, la Vallée résonne des cantiques que les hommes entonnent à toute occasion. « J’entendis vibrer les voix riches et mâles des hommes de la Vallée, sonores, courageuses, nettes, bonnes, nobles et fières, et je sus que ces voix étaient aussi la mienne, car je faisais partie d’eux, comme eux de moi, et nous de la Vallée, et elle de nous. » (p. 231) La Vallée a une voix puissante. Les aléas ne la font pas taire : le chant de la terre galloise résonne pour longtemps entre les montagnes et envoie à l’Angleterre un éternel message d’insoumission.

Huw est habile narrateur. Il redevient l’enfant qu’il a été et repose un regard candide sur son univers. Mais il a toute la sagesse et la mémoire de l’homme fait et il conclut les chapitres par des annonces terribles : avant de les lire, on sait que des accidents de mine déciment les familles, qu’une fillette sera souillée par un monstre en haut de la colline ou que la grève se profile. Le roman tient le lecteur en haleine sans discontinuer. Le récit mêle les grandes affaires des travailleurs et les affaires privées de la famille. Les mariages et les naissances, les scandales et les épreuves sont d’une égale importance pour le cœur d’un enfant.

Qu’elle était verte ma vallée n’est pas un Germinal gallois, en aucun sens. Richard Llewellyn met à l’honneur les sentiments, son texte n’est pas une étude sociale de la grève chez les mineurs. Les mines galloises sont cruelles et exigeantes, mais pas comme le Voreux de Zola. Lantier est un homme seul, enragé de socialisme. Les Morgan sont un clan, soudé même dans la discorde. Richard Llewellyn offre une œuvre qui flirte avec la poésie : c’est une longue élégie qu’il nous est donné de lire, le chant du cygne d’une époque qui s’éteint.

Le film éponyme de John Ford avec Maureen O’Hara, Roddy McDowall et Walter Pidgeon est très fidèle au texte de Richard Llewellyn. Les quelques raccourcis ne dénaturent pas l’histoire et c’est un plaisir d’entendre le chœur des chanteurs gallois résonner dans la vallée. L’image en noir et blanc se prête à la nostalgie et à la célébration du passé. J’ai passé un agréable moment avec cette adaptation qui prolonge brillamment un texte d’exception.

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Celle qui réchauffe l’hiver

Roman graphique de Pierre Place.

Ce froid et cette faim qui déciment le clan, on n’en avait pas connu de mémoire d’anciens. La laideur des corps affamés et des esprits fatigués ne peut pas continuer. Il faut apaiser la Dame sous la Mer, la séduire, la coiffer et libérer de ses cheveux les phoques, les morses et les guillemots. Tagak et Anki, deux jeunes chasseurs maladroits, décident de tenter l’aventure. « Bien plus que de grands chamans, c’est de beaux jeunes hommes que la Dame sous la Mer a besoin. » (p. 39) Ce qui se passe alors sous la banquise appartient à la légende. Mais les suites de cette expérience poursuivent Tagak et Anki. Leurs épouses le sentent : les deux hommes ont irrités les esprits, les dieux et les géants. Ces derniers exigent réparation et le tribut à verser sera extraordinaire.

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Amaat ou Celle qui qui Réchauffe l’hiver est une vieille femme, une conteuse. Des décennies plus tôt, elle est celle qui a sauvé le clan en faisant revenir le printemps. Elle communie avec les esprits et elle sait les sacrifices et les quêtes à mener pour apaiser les divinités. Il n’y a pas de frontière infranchissable entre le monde des hommes et celui des forces de la nature. Le progrès n’y change rien : ces deux univers restent liés. « Tout ce qui se passe dans le monde des esprits ne peut pas être jugé ici, parmi les hommes. » (p. 94) L’ordre du monde passe par ce subtil équilibre entre visible et invisible.

La magie et la mythologie des Inuits sont superbement mises à l’honneur dans cette bande dessinée qui fait aussi la part belle à l’humour et au second degré. La modernité marche sur la pointe des pieds sur la banquise, sans faire trop de bruit. Cette étendue de glace et de vent ne se laisse pas circonscrire par un avion. Il y a des traditions plus puissantes que les feux d’une motoneige. Les femmes de Tagak et Anki n’ont pas leur langue dans la poche : elles sont railleuses et exigeantes et elles ne s’en laissent pas compter par leurs nigauds d’époux. À croire que la banquise appartient aux femmes. Pas facile d’être un pourvoyeur viril et sagace à l’heure du moteur à explosion !

Si l’on sait qu’une femme ne peut pas s’opposer à une créature fantastique, il apparaît cependant qu’une déesse ne sort pas toujours victorieuse d’un combat contre une épouse jalouse et amoureuse. Un des fils rouges de l’histoire, c’est la crise de couple et le désir d’enfanter. La bande dessinée dessine une boucle et s’inscrit dans le recommencement : celui de la journée et des saisons, celui de la vie. Il n’y a pas de fin, mais des reprises et des prolongements. Se dessine alors une fresque inachevée dont le récit n’en finit pas de repartir aux origines pour expliquer l’instant présent.

L’image se compose de lignes très dynamiques et de couleurs très naturelles. La lumière au cercle polaire est faite d’ombres et de recoins. Le dessin s’inspire des traditions picturales Inuits, notamment pour la représentation des esprits et des animaux. On plonge ici dans le conte traditionnel, mais on ne laisse pas sa perspicacité ni son humour dans l’igloo. C’est même fortement décommandé !

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Le chanteur de tango

Roman de Tomas Eloy Martinez.

Bruno Cadogan, jeune universitaire américain, écrit une thèse sur les origines du tango. Il apprend par hasard qu’un chanteur argentin connaît des textes purs et rares de cette danse affolante. Pour Julio Martel, le tango est né dans les maisons closes et ses chants sont plus brutaux et ambigus que ceux dont raffolent les touristes. Bruno se rend à Buenos Aires pour rencontrer Julio Martel et l’entendre chanter. On dit qu’il est meilleur que Carlos Gardel, pourtant légendaire. La voix de Julio Martel n’est nulle part ailleurs qu’en Julio Martel : « Il n’a pas enregistré un seul couplet. Il ne veut pas d’intermédiaire entre sa voix et le public. » (p. 18)

Mais l’homme est malade et, pour un tango de trop, sa mort imminente fera disparaître un savoir précieux et jamais consigné. Julio Martel est insaisissable et Bruno s’épuise à le poursuivre dans la labyrinthique Buenos Aires. « Durant ces jours de folie, j’ai acheté des plans de Buenos Aires et j’y ai tracé des lignes de couleur qui reliaient les lieux où Martel avait chanté, dans l’espoir de trouver une forme qui trahisse ses intentions, quelque chose comme le losange qui permet à Borges de résoudre l’énigme de La mort et la boussole. » (p. 251) C’est Alcira, compagne et soutien de Julio Martel, qui livre les premiers éléments sur le chanteur. Elle raconte son homme et sa passion pour le tango. « Martel essayait de récupérer le passé tel qu’il avait été, sans la transformation de la mémoire. » (p. 129) Remonter aux sources du tango, c’est faire revivre l’histoire, s’abreuver à la beauté pure et à la mémoire inviolée. C’est aussi entendre gronder un pays en révolte qui demande justice.

Dans la ville inconnue et mythique qui regorge de légendes, Bruno est perdu. Il se heurte à chaque coin de rue à l’ombre de Borges, de ses labyrinthes et de son Aleph, au point de trahir pour en découvrir le secret. L’Argentine est un pays d’excès et de violence où la vie n’est possible que dans les romans. « Son unique beauté est celle que lui attribue l’imagination humaine. » (p. 178) Buenos Aires et l’Argentine ne sont pas des lieux qui se donnent, ni des lieux sereins. Tout est mouvement et transformation : « il n’existe pas de cartes fiables de Buenos Aires, car les rues changent de nom d’une semaine à l’autre. Ce qu’une carte affirme, une autre le nie. » (p. 126) Buenos Aires est révolution : le narrateur vit l’insurrection populaire de 2001 pendant laquelle cinq présidents sont déboutés en dix jours. C’est certain, on ne se repose pas ici, on ne vient pas en villégiature. Bruno devra se perdre pour atteindre son but, quitte à le manquer d’un cheveu et vivre avec le sentiment que le plus important reste impalpable.

Le tango, danse et chant, est plus qu’un prétexte au roman. C’est une entité sensible et nerveuse à l’image des superbes Argentines qui semblent plus femmes que leurs sœurs d’ailleurs. Le tango s’incarne et investit les corps, mais ici, avant toute chose, il est chant et musicalité, harmonie dans la rugosité. « Dans le tango, la beauté de la voix compte autant que la manière de chanter, l’espace entre les syllabes, l’intention qui enveloppe chaque phrase. Tu as sûrement remarqué qu’un chanteur de tango est avant tout un acteur. Pas n’importe quel acteur, mais quelqu’un chez qui l’auditeur reconnaît ses propres sentiments. L’herbe qui croît sur ce champ de musique et de mots est l’herbe sauvage, agreste, invincible de Buenos Aires, le parfum de la luzerne et du chiendent. » (p. 213)

Ce roman est troublant à plusieurs égards. Impossible de rester de marbre devant les vibrations du tango. Irrésistiblement, on veut rouler des épaules et s’accrocher à un partenaire ferme et exigeant. Troublé, on l’est également par le récit des évènements politiques qui secouent le pays. Ils se fondent dans l’histoire, participent de la quête éperdue du narrateur, entravent ses recherches et précipitent ses désirs. Alors que l’Histoire se tend, dans un climat prêt à se rompre, l’intensité dramatique explose et l’on se retrouve, comme Bruno, haletant à un carrefour, dépité d’avoir manqué le dernier récital du maître.

Certains épisodes sont racontés par des narrateurs différents et entraînent loin de la quête initiale. Des personnages plus légendaires que vraisemblables traversent le récit, mais Buenos Aires est de ces villes qui abritent des monstres fabuleux. Je me suis abandonnée au texte, à la musicalité des mots et l’atmosphère de poudre et de sueur qui plane sur le livre. Il fait chaud dans les pages de Tomas Eloy Martinez. Que ceux qui ont froid aux yeux passent leur chemin…

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Trois chevaux

Roman d’Erri de Luca.

Le narrateur est un jardinier de cinquante ans. Il le sait sans l’avoir appris, « une vie d’homme dure autant que celle de trois chevaux. » (p. 115) Travailler la terre en Italie, c’est sa deuxième vie. La première a commencé et s’est achevée en Argentine. Mais il ne veut pas faire « la liste de [ses] malheurs en Argentine, les injustices effrénées, la chasse à la vie. » (p. 20) Ce pays d’Amérique représente le passé et la première femme qu’il a aimée. En Italie, il rencontre Làila. Elle est belle et vivante, elle se donne aux hommes sans retenue. C’est son métier. Mais pour le narrateur, elle est davantage. « Tu es une merveille Làila, tu mets tes coudes sur la table comme une reine devant le poids de qui tout s’écarte. Tu tiens ton dos droit comme une proue sur l’eau. Que fais-tu à table avec un jardinier ? » (p. 48) Le narrateur aime Làilà, au point de renoncer aux adieux : « Je ne m’en vais plus, à présent mon verbe c’est rester, et puis il y a une femme à aimer. » (p. 92)

Mais qu’a vu Làilà en cet homme ? Est-ce seulement lui qu’elle veut ou davantage ? Quand elle lui dit « Tiens-moi, jardinier, tiens-moi, c’est tout ce qu’il me faut. Tiens-moi. Et ne me demande rien. » (p. 65), comment ne pas entendre la voix de la femme en danger ? Et comment ne pas comprendre que le jardinier, une fois encore, voudra tout donner par amour ? L’amour est plus que physique, il est tellurique, il s’ancre dans le sol et se déploie au gré des saisons. Le jardinier sait les soins que veut la plante et il comprend tout aussi bien la femme qu’il aime.

Les souvenirs du jardinier sont vagues : pas de nom, pas de lieu, pas de date, seulement des esquisses fugaces du passé qui se mêlent au présent. On sait que l’Argentine est un pays violent, que « l’Argentine arrache une de ses générations au monde comme le fait une folle avec ses cheveux. Elle tue sa jeunesse, elle veut s’en passer. » (p. 59) Sur cette terre du Sud, le narrateur a aimé une autre femme, il a connu la prison et la douleur. De retour en Europe, il a rendu les armes, mais il lui suffit d’un rien pour les reprendre, au mépris du danger que court son âme. La troisième vie du jardinier commencera avec la fin de celle d’un ami qui paie ses dettes.

Erri De Luca signe un texte fulgurant et qui palpite longtemps. L’histoire argentine et italienne sert de trame noire à une complexe histoire d’amour et de mort. C’est toute la destinée humaine qui est interrogée au travers du prisme de la violence. Les phrases sont rondes, mais courtes et ciselées. La langue est poétique, plus évocatrice que narrative. L’auteur ne fait pas un tableau : il trace quelques traits sur une feuille qui partira au vent. Ce roman très bref est vraiment réussi. On regretterait presque de ne pas en lire plus. Et puis non, c’est assez, tout est dit.

Du même auteur, lisez Au nom de la mère.

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Charlie et la chocolaterie

Roman de Roald Dahl.

C’est l’hiver dans l’Angleterre victorienne. La famille Bucket ne mange pas souvent à sa faim. Les quatre grands-parents se partagent un seul lit et les parents travaillent dur pour ramener de quoi manger et chauffer la maison. Le petit Charlie Bucket est un adorable petit garçon qui aimerait manger du chocolat plus souvent. Aussi, quand Willy Wonka, le propriétaire de la plus grande usine de chocolat du monde, lance un concours pour inviter cinq enfants à visiter sa chocolaterie, Charlie espère trouver un des fameux tickets d’or dans une tablette de chocolat Wonka. Et quelle chance ! Charlie est l’un des cinq enfants à trouver un ticket. Avec Augustus Gloop, Veruca Salt, Violette Beauregard et Mike Teavee, il pénètre dans la chocolaterie la plus fantastique et la plus mystérieuse du monde. Accueillis en personne par le fantasque et toqué Willy Wonka, les enfants parcourent l’usine au pas de course et vont de surprise en émerveillement. Tout est gigantesque, farfelu, magique et incroyable dans cette chocolaterie.

Willy Wonka est « un magicien du chocolat » (p. 25). Que ne crée-t-il pas dans son usine fabuleuse ! Mais il a un plan secret et la venue des enfants est plus qu’une visite d’agrément. Pour parvenir à ses fins, Willy Wonka est un filou et il met les enfants devant leurs plus grandes tentations. La chocolaterie Wonka, c’est un peu la maison de pain d’épices d’Hansel et Gretel, à la différence que les enfants ne sont pas mangés par la sorcière, mais avalés par l’usine et punis là où ils ont été gourmands. À la fin de ce livre, on le saura, la gourmandise est un vilain défaut. Mais qu’il est difficile de résister devant tant de délices !

J’ai lu ce livre pour la première fois au collège (avant l’an 2000, ce qui ne me rajeunit pas !). J’en avais le souvenir d’une lecture plaisante mais longue. Il me semble qu’on a travaillé sur ce livre plusieurs mois. C’est un plaisir de le redécouvrir aujourd’hui (et de le lire en moins d’une heure). Roald Dahl offre un charmant récit pour la jeunesse, drôle et qui fait la part belle à l’imagination. Je cherche maintenant Charlie et le grand ascenseur de verre, la suite des aventures de Charlie et de Willy Wonka.

J’ai récemment vu le film éponyme de Tim Burton avec Johnny Depp : l’adaptation ne m’avait pas convaincue, car je n’avais pas le souvenir d’un tel Willy Wonka. De fait, après cette relecture, mon opinion se confirme : si Burton a su rendre la magie de l’usine, le personnage de Wonka ne correspond pas à l’original. Ou alors, c’est mon préjugé contre l’acteur qui fait encore des siennes… 

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Croquis parisiens – À vau l’eau – Un dilemme

Textes de Joris-Karl Huysmans.

Croquis parisiens – Huysmans décrit son Paris, celui qu’il a visité, celui qu’il aime et qu’il connaît. Il adresse ses « croquis » à des amis, artistes et intellectuels. Tout commence aux Folies-Bergère. « Il faut ici de la musique pourrie, canaille, quelque chose qui enveloppe de caresses populacières, de baisers de la rue, de gaudrioles à vingt francs la pièce, le lancé de gens qui ont copieusement et chèrement dîné, des gens las d’avoir brassé des affaires troubles, traînant dans ce pourtour l’ennui de saletés qui peuvent tourner mal, inquiétés par leurs courtages louches de valeurs et de filles, égayés par des joies de forbans qui ont réussi leurs coups et se grisent avec des femmes peintes, au son d’une musique d’arsouilles. » En sortant de là, on est prêt à suivre l’auteur partout, dans les lieux les plus populaires, enragé de côtoyer comme lui le peuple de Paris.

La blanchisseuse, le petit commerçant, la prostituée, le vendeur de marrons et bien d’autres sont gratifiés d’un portrait sans fard. Sous la plume crue et précise de Huysmans, le ton se fait paternaliste, tendrement goguenard, inquiet et complice. Ici, Huysmans n’est pas l’auteur naturaliste des débuts : c’est un homme curieux, un flâneur. Même s’il dit que « ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l’âme ulcérée de vieux garçons », il ne s’agit pas de tirer des conclusions de toutes les observations qu’il mène. Il laisse cela à d’autres. Ne compte que l’instant pris sur le vif, l’immédiateté de la gorge qui se découvre et du cri lancé dans la ruelle. Huysmans est ici poète, critique d’art et peintre, mais avant tout jouisseur. Il se délecte de ces images crasseuses d’un Paris canaille et superbement vivant. Mais son œuvre n’est pas que pittoresque : Huysmans ne veut pas nos rires moqueurs, il tend au sublime. Du fétide, du délabré et du médiocre s’élève toute la puissance de sa prose poétique. Les natures mortes qui closent le texte sont des rêves fantasmagoriques qui annoncent de prochains surréalistes. Huysmans est de ces auteurs qu’on ne peut classer dans un genre, tant il se les approprie, les sublime et les devance tous.

Et que dire des paysages ! Esthète mélancolique, Huysmans a sa propre idée du beau et il est impossible de ne pas la partager. « La nature n’est intéressante que débile et navrée. Je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu’elle fait craquer par l’ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et brandit au soleil sa gorge aux pointes vertes, mais j’avoue ne pas éprouver devant ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître en moi un coin désolé de grande ville, une butte écorchée, une rigole d’eau qui pleure entre deux arbres grêles. Au fond, la beauté d’un paysage est faite de mélancolie. » La ville n’est belle que tortueuse et humide. Ses atours publics sont méritants, mais la rectitude et la symétrie sont trop ennuyeuses. Huysmans recherche le mouvement partout : traqueur de vie et d’impulsion, ses croquis ne figent pas l’image, ils lui confèrent l’éternité du mouvement inachevé.

Si j’ai aimé les Croquis parisiens ? Ça se passe de commentaires, non ? Une fois encore je suis séduite par la plume de Joris-Karl Huysmans. Cette façon de tout dire dans le détail, mais sans alourdir la phrase, me transporte. Les métaphores et les images rendent sensibles un désir qui ne s’éteint jamais : naturaliste, sataniste, décadent, converti, ce qui anime Huysmans a plusieurs visages, mais un seul but : le plaisir. Le plaisir de dire, le plaisir de décrire, le plaisir de rendre vivant.

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À vau l’eau – M. Folantin a quarante ans, un emploi de bureau médiocre. Il est célibataire et hypocondriaque. Il traîne le dégoût de la solitude et d’une existence médiocre. Un soir plus triste que d’autres, « un grand découragement le poigna ; le vide de sa vie murée lui apparut, et, tout en tisonnant le coke avec son poker, M. Folantin penché en avant sur son fauteuil, le front sur le rebord de la cheminée, se mit à parcourir le chemin de croix de ses quarante ans, s’arrêtant, désespéré, à chaque station. »

Ce qui tombe sur le dos de l’amer Folantin, c’est le taedium vitae. Les quelques sursauts de tempérament qu’il éprouve sont tous mouchés comme des flammes trop courtes. Folantin se laisse envahir par l’indolence et cultive une certaine incapacité à éprouver des satisfactions. Tout n’est que pétard mouillé entre ses mains : ce cigare ne tire pas, cette viande est sèche, ce vin a un goût d’encre. Puisque rien ne le contente, Folantin se laisse aller à l’abattement. « Ni le lendemain, ni le surlendemain, la tristesse de M. Folantin ne se dissipa ; il se laissait aller à vau-l’eau, incapable de réagir contre ce spleen qui l’écrasait. […] Peu à peu, il glissait à un alourdissement absolu d’esprit. » Il est très drôle de constater que le dégoût de la vie naît chez Folantin d’un dégoût de la nourriture : aucun plat, aucun restaurant ne trouve grâce à ses yeux. Mal nourri et affamé, sa faim inassouvie se reporte et se cogne à toutes choses. Rien ne sublime chez lui : Folantin est guidé par l’appétit premier, obsédé par la mangeaille.

La fin est délicieusement sordide. Huysmans ne cache qu’à peine son mépris pour cet escogriffe à la triste figure. On peut voir dans cette nouvelle une image en creux du roman À rebours. Le personnage éprouve le même dégoût de la vie et la même impossibilité à supporter son siècle. Mais Folantin n’a pas la richesse de Des Esseintes et il n’éprouve que de maigres consolations là où le dandy décadent d’À rebours croit noyer son malaise dans des dépenses folles. Folantin n’est pas un esthète, il n’aspire pas au beau. Son malaise est et reste physique, alors que celui de Des Esseintes lui fait vouloir toujours plus et toujours mieux.

Cette nouvelle est intéressante et délicieusement cynique, mais il y manque un je-ne-sais-quoi qui la rendrait inoubliable. Néanmoins, Huysmans maîtrise encore et toujours sa plume. Dans ses textes, le langage s’anime plus fortement qu’ailleurs.

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Un dilemmeJules, fils de M. Lamblois, décède après une pénible maladie. Ni marié, ni père, ses biens reviennent à ses plus proches parents. Mais voilà que M. Lamblois et Maître Le Ponsart, notaire et grand-père du jeune homme, reçoivent une lettre d’une femme qui dit être enceinte de Jules. La jeune Sophie Mouveau n’était pas la bonne du garçon, mais sa compagne. Cela est intolérable pour le père et le grand-père, bien décidés à ne pas perdre un centime des 100 000 francs que possédait Jules. Maître Le Ponsart se rend auprès de Sophie et lui fait une cruelle proposition : « Ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes ; ou vous être sa maîtresse, auquel cas, vous n’avez droit à rien du tout ; choisissez entre ces deux situations celle qui vous semblera la plus avantageuse. Et ça s’appelle un dilemme ou je ne m’y connais pas. » Que peut une pauvre fille devant l’avarice et la mauvaise foi de deux bourgeois sans vergogne ?

C’est un féroce tableau de la bourgeoisie provinciale que Huysmans dresse ici. La commisération et la charité ne sont pas de mise dans les affaires de gros sous. Une fille-mère dérange toujours et n’a pas sa place dans les familles bien-pensantes. La pingrerie maladive du notaire explose dans ce dilemme qui place une femme devant les deux seules positions que lui offre son célibat : le rôle de la maîtresse ou celui de la servante. Pas d’amour, pas de sentiment, rien d’humain, une simple équation. Sophie est une femme que l’on congédie – pire ! – que l’on méprise avant de l’oublier, tout en se frottant le ventre devant une si bonne affaire.

Cinglante et grinçante, cette nouvelle n’est tendre ni avec les hommes ni avec les femmes. Les premiers sont des loups vulgaires, les secondes sont des idiotes sans force. La comédie humaine selon Huysmans est délicatement immonde : elle exhale un parfum putride et désabusé.

Ces trois textes de Joris-Karl Huysmans m’ont ravie et confortent plus que jamais mon envie de tout lire de lui, tout !

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Le fils

Roman de Michel Rostain. Goncourt du premier roman en 2011.

« L’hôpital a adressé à papa et maman un certificat de décès. Je suis mort de mort naturelle. Cette bombe qui m’a criblé de balles violettes, c’était une mort naturelle. » (p. 141) Lion, un fils, est mort. Les parents sont dévastés. Le père surtout. C’est la voix du fils qui se fait entendre. Ni d’outre-tombe, ni du paradis, cette voix s’élève en lieu et place de celle du père. Le fils observe le père qui part à la recherche d’indices, de traces, de messages. « Limite indiscret papa, que trouveras-tu dans la vie de ton mort ? » (p. 23) Parce qu’il est insupportable qu’un jeune homme ait pu disparaître si vite, le père se raccroche à des preuves de vie. Non, Lion ne voulait pas mourir. Lion s’était abonné au Monde et au théâtre de Rennes. Non, ce rendez-vous chez un psy n’est pas l’aveu d’un malaise que le père n’a pas décelé.

Entre l’organisation des funérailles et les premiers temps du deuil, la douleur ne régresse pas, même si elle se transforme. Le fils, ni impuissant, ni triste, ni en colère, observe le cheminement de son père. Il ne l’accompagne pas, ne le soutient pas. Il le regarde et tout n’est que fait. « Syllogisme : papa pleure chaque fois qu’il pense à moi. Papa n’est heureux que lorsqu’il pense à moi. Papa est heureux chaque fois qu’il pleure. » (p. 119)

Il faut apprendre à vivre avec l’absence et le souvenir qui s’efface. Tout est bon pour maintenir le disparu dans un état de survivance : revoir mille fois les mêmes photos, écouter les amis répéter les mêmes souvenirs et, s’il le faut, aller en Islande. « Tous les parents aiment que leur enfant soit exceptionnel. Papa est un papa comme les autres. Chaque étape de ma mort prend un tour exceptionnel, alors papa exulte. » (p. 147)

Les chapitres s’ouvrent des citations d’auteurs. La littérature parle depuis toujours de la vie et de la mort, de l’absence et de la douleur. Michel Rostain apporte sa pierre à l’édifice. Dans des paragraphes courts, il donne sa vision de la mort et de la douleur de parents. Ce roman est très émouvant, mais je lui reproche un certain pathos. La voix du fils aurait pu en préserver le texte, mais une émotion lourde et chagrine plombe certaines pages, alors que d’autres sont des miracles de finesse et d’humour, même noir. La fin est une pirouette salvatrice, qui renvoie le lecteur à la nature de la littérature et aux sources du sentiment. « Ce qu’on voit en fait dans le ciel de ce printemps ? Ce ne sont que mes cendres qui disparaissent un peu plus. Le reste, c’est de l’ordre du roman. Ce n’est pas rien. » (p. 171)

Parler de la mort d’un enfant n’est pas chose aisée. Avec ce premier roman, Michel Rostain ne me convainc pas entièrement. Le récit est parfois trop décousu pour être intelligible et pour susciter une émotion durable. Les brisures dans la narration et les ruptures temporelles sont trop nombreuses. Comme le père supplicié, on erre dans un monde trouble et douloureux, mais nous, lecteurs, nous ne sommes pas en deuil, et il est bien dommage que ce livre veuille nous y conduire.

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Darling

Roman de Jean Teulé.

Tout commence mal pour Catherine Nicolle. Enfant à naître dans le ventre de sa mère, elle est accusée de la débandade des bœufs lors d’une foire aux bestiaux normande en 1965. Et quand sa mère accouche, c’est le nez dans la chiasse que Catherine voit le jour. Ainsi sera sa vie, une suite d’emmerdements. Ses parents, Georges et Suzanne Nicolle, ne seront jamais tendres avec elle. Très vite, Catherine qui se sait laide et qui grossit à vue d’œil, veut échapper à ce foyer qui ne sera jamais le sien. Apprentie dans une boulangerie, Catherine n’est attirée que par la nationale 13 qui passe sous ses fenêtres. Alors qu’un brave gars du coin, Vincent Blandamour désespère de lui plaire, Catherine ne rêve que de camions et de beaux routiers. Dans le mystère de sa chambre, celle qui ne plaît pas branche sa C.B. et devient Darling. « Catherine, Darling, en plus ça ressemble, tu ne trouves pas, Jean ? » (p. 113)

De sa belle voix, Darling guide les routiers et un soir, elle entend l’appel de Roméo. Folle d’amour, elle monte dans son camion et en route pour l’horreur. Le Roméo s’appelle Joël Épine et il va griffer Darling au plus profond d’elle-même. Les coups et les viols ne sont qu’une parcelle du martyre de la jeune femme. Trois enfants naissent de cette violence – Kévin, Tom et Océane – et ils ne sont pas plus épargnés que leur mère.

Catherine/Darling raconte son histoire à Jean que l’on ne peut que reconnaître comme Jean Teulé. Les dialogues sont simples, un peu vachards, sans langue de bois. La vie de Darling est un drame incroyable, fait de violence et de brutalité inouïe. On ne peut que s’attacher à cette pauvre fille, pas jolie, pas riche, pas futée. « Le premier roman que tu vas lire, c’est celui-ci qui raconte ta vie ? / Oui. / Tu vas voir, c’est l’histoire d’une fille. Elle en chie drôlement… / Puisque c’est un roman, est-ce que tu pourrais me faire belle ? » (p. 186) Cette simple requête crève la page : Darling est coquette ! Aussi grossière et blessée soit-elle, elle garde une puissance féminine inépuisable.

Des extraits de journaux révèlent les torts de Darling et sont des taches indélébiles. Si ces faits divers sont lus par tous les lecteurs de Ouest France, alors Darling ne peut pas se cacher. Mais le veut-elle ? Même pas. Avec franchise, elle conte tout au narrateur. Et nous, petit lecteur, on se demande qui est cette femme, si elle existe et où l’auteur l’a rencontrée. Parce qu’enfin, ce n’est pas possible qu’une telle histoire sorte de l’imagination. Quand c’est si violent et si laid, c’est que c’est réel, non ? En fermant le livre, si j’avais pu, j’aurais pris dans mes bras l’auteur pour le remercier. De toute la mocheté de la vie de Catherine/Darling, il a fait un roman et un bon ! Un qui prend au cœur, qui fait frémir les paupières et qui fait tourner les pages avec brusquerie. Darling n’a pas besoin d’être plus secouée, mais on le sent, si cette histoire se raconte sous nos yeux, c’est que Darling s’en est sortie et on veut savoir comment.

Finalement, rien de plus émouvant que l’aveu de faiblesse du narrateur/auteur et son admiration non dissimulée au terme du texte : « Cette fille me file le tournis… Elle remonte les pentes à des vitesses fantastiques et moi je ne comprends pas où elle puise cette énergie-là. Où va-t-elle chercher cette rage d’être encore verticale ? Y aurait-il donc des gens dont la force de vie serait sans limite ? Moi, juste écrivant un roman à bord de cette jeune femme – chenille humaine pour montagne russe de fête foraine –, j’ai vécu de sacrés loopings et des doubles. Par moments, c’est moi qui étais effondré et elle qui me remontait. » (p. 241)

Darling ne se lit pas, il se contemple. C’est un tableau de Brueghel traversé par la nationale 13, une gabegie au son de Rock Voisine, une tragédie d’où les dieux ont foutu le camp. Darling, vous l’aimerez ou vous la plaindrez, mais finalement, je pense qu’elle n’a pas besoin de nous. Jean Teulé lui a tout donné avec ce roman-entretien. Petite chérie dans mon souvenir littéraire, elle restera longtemps à la belle place que lui a taillée l’auteur, sur un trône colossal pour une femme hors norme.

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Mademoiselle Merquem

Roman de George Sand.

En Normandie, Mme du Blossay appelle auprès d’elle son neveu Armand. La veuve cherche une compagne idéale pour le jeune homme. Dans les environs des domaines du Plantier réside Mademoiselle Célie de Merquem, vieille fille de trente ans, mais fraîche comme une adolescente. Orpheline et élevée de façon non conventionnelle par son grand-père, Mademoiselle Merquem a toujours refusé que le mariage soit le but qu’une femme doit atteindre. Décidée à ne pas se donner au premier venu ou à un homme qu’elle jugerait indigne d’elle, elle a plusieurs fois repoussé les demandes de son voisin M. de Montroger ou d’autres prétendants.

Rapidement, Armand s’éprend de la belle voisine et il est persuadé que son amour sera payé de retour. Mais il doit disputer la belle aux paysans et aux marins. En habit d’homme, Mademoiselle Merquem participe aux sauvetages en mer et n’est rien moins qu’une « idole de chair et d’os » (p. 108) pour le village. Marraine de chaque famille, génie tutélaire et affectueux d’une confrérie maritime, elle allie « le courage de l’homme et la grâce de la femme. » (p. 130) Mademoiselle Merquem dirige idéalement une petite société préservée où sa douceur et sa bonté sont unanimement reconnues.

Armand doit aussi vaincre les fantômes du passé de Célie. Une absence de 18 mois dans sa jeunesse fait jaser, comme le lien qui l’attache à un jeune orphelin, Moïse. Et il y a cet homme, le marquis de Rio-Négro. Sa présence dans la vie de Mademoiselle  Merquem est une tâche tenace. Quand elle s’abandonne enfin au droit et au plaisir d’aimer en compagnie d’Armand, elle le met en garde : « Vous ne savez pas encore si je n’ai pas commis quelque autre faute plus grave que celle d’être ensorcelée par un chevalier d’industrie de bas étage. » (p. 199) Mais le temps et l’amour d’Armand vaincront les réticences et les peurs de Célie. L’ennemi le plus dangereux, en la personne du voisin le plus proche, est repoussé et le jeune couple s’installe dans un bonheur durable au sein d’une société aimable et charitable.

Entre terre et mer, Mademoiselle Merquem est une femme du monde dans le sens où rien de la nature ne lui est étranger. Si farouche envers les élans de son propre cœur, elle ne refuse jamais son aide et se donne en amitié à corps perdu. Sage et réfléchie, cultivée et curieuse de toutes les sciences,  finalement capable de tracer son chemin sans la tutelle d’un père, d’un frère ou d’un époux, elle incarne la femme moderne chère à George Sand.

Mais alors pourquoi ce roman m’a-t-il tant ennuyée ? Moi qui ne rue jamais devant les longues descriptions, les déclarations interminables et les lettres enchâssées dans un récit, j’ai baillé pendant les quelques 320 pages du texte. Armand m’a prodigieusement agacée : encore un homme qui croit qu’aucune femme ne peut lui résister ! Bien sûr, il doit lutter et prouver sa valeur pour conquérir Mademoiselle Merquem, mais tout de même, quelle fatuité ! Globalement, le monde rural utopique dépeint par George Sand ne m’a pas séduite : tant de bons sentiments et d’aimable compagnie, c’est un peu étouffant. Je me sentais prête à attaquer tous les romans de l’auteure, mais je vais différer et digérer d’abord ce pavé un peu écœurant…

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