Je dédie ce billet à mon adorable petite mamie. Elle n’est plus pour là pour le lire, mais je sais qu’elle entendra les paroles et l’amour que je lui envoie par-delà le temps.♥♥♥♥
Bande dessinée dirigée (ou pas) par Jean-Jacques Goldman.
Jean-Jacques Goldman a signé en 2001 l’album Chansons pour les pieds. Maintenant qu’on a bien dansé, on peut s’asseoir et ouvrir un album où des dessinateurs tous azimuts se sont emparés de chansons de JJG pour les mettre en images.
J’ai eu quinze ans et j’ai écouté à en pleurer les chansons de JJG. Ah, l’adolescence et les hormones… Au-delà de ces considérations physio-émotionnelles, il me semble évident qu’il faut connaître les textes du bonhomme pour appréhender l’ouvrage. Si vous n’aimez pas le chanteur, passez votre chemin !
Chaque dessinateur a saisi l’âme d’une chanson, en a repris partiellement ou intégralement le texte et a imaginé une histoire en images. Aquarelle, fusain, comics, images de propagande, portrait, pastel ou esquisse, tous les moyens d’expression picturale sont au rendez-vous. Le résultat est touchant, hilarant ou stupéfiant. Quelques délires créatifs et autres touches de folie secouent les pages. Ainsi, on apprend que le métal bat le S.L.A.M. qui ne regroupe qu’« une bande d’emperruqués ramollos du tympan ! » (p. 29)
Une biographie en images et le carnet des chansons ferment l’album. Quelques noms des dessinateurs qui se sont frottés aux textes de JJG : Manu Larcenet, Zep, Buche, Isabelle Dethan, etc. Un album très réussi, poétique qui offre une compilation des chansons les plus fameuses de JJG remixées par les plumes expertes de dessinateurs talentueux.
Et Jean-Jacques Goldman, il pense quoi de tout ça ?« Mes rapports avec la bande dessinée étant… Comment dire… Euh… En fait y’en a pas de rapports. Bref je suis d’autant plus ému du fait que mes chansons aient pu susciter un tel ouvrage. Un sincère merci à tous les talents, les délires, les divagations exprimées ici. Tous sont légitimes, chacun me touche. Respectueusement … Et fièrement, JJG. »
Bandes dessinées de Laurent Verron (dessin) et Yann Le Pennetier (scénario).
En ce week-end de Pâques, je vous propose une lecture ecclésiale. Accrochez-vous à vos chapelets, ça va swinguer !
Papous – 1929, en Nouvelle-Guinée, le prêtre missionnaire Odilon Verjus vit carabine à la main au milieu des Papous. Le jeune Laurent de Boismenu, missionnaire du Sacré Coeur d’Issoudun et frais émoulu du séminaire, le rejoint dans la jungle guinéenne. La rencontre entre les deux hommes d’Église se déroule sous de sombres hospices : l’avion de l’héritier de la famille Rockfeller a disparu et l’héritier manque à l’appel. Odilon et Laurent s’aventurent sur le territoire des Mundugumor, une tribu cannibale pour tenter d’en apprendre davantage. Ils y rencontrent Margaret Mead, jeune femme libérée et accessoirement ethnologue qui écrit une thèse sur les moeurs sexuelles en Océanie. Nils, le « fils adoptif » d’Odilon, s’éprend d’une prisonnière des Mundugumor et s’enfuit avec elle. Cette fugue amoureuse révèle la triste fin de l’héritier américain et permet enfin à Odilon d’en découdre avec un saurien affamé. C’est au terme de l’album que Laurent se rappelle sa mission première : remettre à Odilon un courrier du Vatican. Le vieux loup de jungle est convoqué au Saint-Siège !
Odilon Verjus est un prêtre pas banal : il jure, blasphème et chante plus de textes païens et paillards que de chants grégoriens. En soutane et godillots, il tente d’évangéliser les Papous. Mais il est rompu aux coutumes locales et semble un piranha dans l’eau au milieu des « sauvages » à demi nus. « Après vingt et un ans de sacerdoce chez les Papous, vous découvrirez comme moi que le latin se prête davantage à l’escalade de la basilique Saint-Pierre qu’à celle de la jungle de Nouvelle-Guinée. »(p. 18) Pas de doute, Odilon Verjus est un curé dont la langue traîne partout sauf dans sa poche.
Si les romans ont leurs notes de bas de page et leur index de termes complexes, cette bande dessinée n’est pas en reste. Odilon et Laurent usent à tout-va de citations latines, pieuses ou non (plutôt pas d’ailleurs…) Si les traductions sont d’abord fidèles, peu à peu le « traducteur » prend des largesses et sa voix s’apparente à celle du curé débonnaire. « Taedium vitae » devient « Zutos flutam crottam » (p. 47) et tout le monde comprend très bien ! On a également droit à des remontrances : l’astérisque nous renvoie à « Encore ! C’est à désespérer ! Que fichiez-vous en classe ? » (p. 28) ou tout simplement à « Fleblebleble… »(p. 35) Enfin, des expressions toutes françaises passent à la moulinette latine et repassent par le traducteur : « Pedibus cum jambis baby » devient « Foutons le camps, mon enfant ! »(p. 31) Pas de panique : il est totalement inutile de parler latin pour rire aux éclats devant cette mixture de latin de cantine ! L’image plonge le lecteur dans une jungle étouffante : les couleurs sont appuyées et l’espace est saturé. Un pet de none ne passerait pas ! Ce premier tome des aventures d’Odilon et Laurent est tout simplement jubilatoire. Hosannah mes frères !
Pigalle – Odilon se voit confier une mission qui l’entraînera en territoire plus hostile que son diocèse guinéen de Popolé : le Vatican l’envoie à Pigalle retrouver des « reliques » dérobées par une certaine Herminie. Dans les rues d’un Paris canaille, Odilon et Laurent croisent une certaine môme Piaf, évoquent une autre Casque d’Or, vont boire quelques ballons de rouge au Chat Noir et parcourent les allées du Père Lachaise. Si le dialecte papou est assez inintelligible, la langue verte est également obscure. Mais Odilon a un passé peu reluisant et une connaissance du tapin plutôt suspecte pour un homme de Dieu. Son argot et ses suggestions choquent mêmes les endurcies du trottoir. « Après les morues, les maquereaux, les poulets, les lucioles, les boeufs et les cochons… les poules à présent… C’est plus Pigalle, c’est l’arche d’Odilon. » (p. 30)
Laurent se demande vraiment qui est cet acolyte en soutane qu’il a rencontré dans la jungle. Certaines pratiques et relations laissent à penser qu’Odilon s’est frotté d’un peu trop près aux charmes féminins et aux boxons parisiens. « Odilon, un doute m’assaille ! Croyez-vous en Dieu ? »(p. 27) Mais droit dans ses godillots qui ont fait la Nouvelle-Guinée, Odilon reste un homme d’Église qui sait rassembler son troupeau :« Mon enfant, je vois une étincelle de foi dans votre pupille atone engorgée par l’alcool. » (p. 40) C’est en usant de telles circonvolutions qu’il rassemble des informations sur les fameuses reliques, bijoux de la famille de Dieu…
Cet album regorge de références parisiennes en tout genre, qu’elles soient musicales, picturales, littéraires ou cinématographiques. À en croire les planches, c’est Odilon qui a inspiré à la môme Piaf un de ses textes les plus connus : « Il était grand, il était beau, il sentait bon l’encens chaud son presbytère. Il m’a confessée toute la nuit mon missionnaire. »(p. 15) Si ça ne vous dit rien, je ne peux pas grand-chose pour vous… Le Paris des années 1930 est là, sous nos yeux et nos oreilles. Reprenez-en une bouffée, c’est un fumet divin ! L’humour se fait canaille, à la façon d’un Gavroche. La petite voix des notes de bas de page est même carrément désinvolte. En réponse à une astérisque, elle indique : « Authentique, quoique tout le monde s’en foute ! »(p. 4) Ne cherchez pas ailleurs une paire d’acolytes ensoutanés plus rigolarde, vous n’en trouverez pas ailleurs ! Foi de lectrice !
Eskimo – Odilon et Laurent se gèlent le crucifix sur la banquise ! Monseigneur Golias les a envoyés résoudre le meurtre de deux missionnaires par une tribu chamanique et, accessoirement, lutter contre un complot parpaillot. Les pasteurs protestants tentent en effet une percée évangélisatrice en Arctique. Avec l’aide d’un inuit à la peau étrangement foncée, Odilon et Verjus traversent la banquise. Ils croisent brièvement Leni Riefenstahl et l’on entend parler pour la première fois d’un certain Adolf.« Adolf, c’est un metteur en scène allemand ? / Le meilleur… Le public l’adore. Son seul rival, c’est Chaplin. » (p. 33)
Loin de leur chère jungle guinéenne, Odilon et Laurent font toujours des rêves pas très catholiques où chacun est confronté à son passé, plus ou moins pieux. En plein blizzard, Laurent fait preuve d’un bon sens que le Vatican n’approuverait certainement pas :« L’apparition d’une nouvelle morale et la notion bouleversent leurs coutumes… Ils étaient d’une innocence fort paillarde avant notre venue. »(p. 10) Entre phoques, morses et ours blancs, les dangers guettent les deux missionnaires qui, à grand renfort de poings et de godillots fourrés, savent se frayer un chemin dans les contrées hostiles. Pendant ce temps-là, au Saint-Siège : « La santé du souverain pontife est fort vacillante et je ne veux pour rien au monde manquer la petite sauterie entre copains pour l’élection du prochain ! »(p. 13) dixit Monseigneur Golias.
Le troisième album est moins drôle que les précédents. Cela tient peut-être à l’environnement. La blancheur renforce l’impression de froideur et la sauce prend moins bien. Mais quelques perles se dissimulent au coeur des pages. On apprend notamment que le rosaire est une unité de temps vaticane. Qu’à cela ne tienne ! Combien de rosaires avant le prochain album ?
Adolf – Berlin en 1932. Odilon et Laurent doivent retrouver Leni Riefenstahl pour lui proposer de réaliser un film à la gloire du Vatican. Mais Adolf Hitler, battu aux dernières élections, a eu une idée approchante. Il veut organiser son suicide et sa résurrection sous l’oeil de la caméra experte de Leni. Et pour parachever le grandiose de son exhibition, il n’hésite pas à se glisser dans de beaux draps. Laisser le Saint Suaire aux mains d’Adolf et de son éminence grise Goebbels est inimaginable. Nos deux soldats du Christ, aidés par la jolie Joséphine Baker, mettent au point un stratagème pour éviter le sacrilège et pour quitter l’Allemagne sain(t)s et saufs.
La verve truculente des deux premiers albums peine à s’imposer. Les situations sont comiques, mais moins hilarantes. Les notes de bas de page sont moins nombreuses et l’humour se déplace dans les phylactères. Les chuchotements (munissez-vous d’une loupe) sont en fait des ragots ou des anecdotes sur le monde de la bande dessinée. Le vent tourne dans cet album : on abandonne un peu la bonhomie extravagante des débuts pour prendre en considération la montée des périls totalitaires. Au détour d’une planche, on croise le peintre George Grosz et ses toiles qui ont fait scandale. Si le ton est moins bouffon, il n’en devient que plus féroce.
Joséphine Baker n’adopte pas des enfants, mais elle s’entoure d’une ménagerie dangereusement exotique. Libérée et coquine, elle ne peut pas vraiment s’entendre avec Leni Riefenstahl. Si l’affrontement reste larvé, l’image s’emploie à faire état des différences entre l’Allemande acquise aux idéaux aryens et l’exotique beauté acquise aux plaisirs et à la liberté.
Breiz Atao – Une cérémonie druidique tourne mal à Saint-Tiloë. On parle d’un sanglier maléfique et d’un druide noir. Renouveau du paganisme ou terrorisme des indépendantistes bretons qui se regroupent au son de « Breiz Atao » ? Alors que des bombes explosent un peu partout, Odilon retrouve un ancien camarade de tranchées, prêtre de la paroisse sinistrée. Entre chasses à courre, piquants d’oursins et bal costumé, les deux missionnaires tentent de démêler le vrai du faux.
Modernité et religion ne semble pas faire bon ménage, surtout en plein coeur d’une Bretagne bigote et bigoudaine. « Parfois j’ai l’impression de donner du confiteor aux cochons. »(p. 25) se lamente le curé dans sa grande église toute neuve. Tous les cultes sont dénoncés par l’organisation « Breiz Atao » : les dolmens explosent et les églises sont taguées. Gui et goupillon ont du souci à se faire devant la puissance des bombes ! Alors que Joséphine Baker s’affiche en grand sur des panneaux de réclame publicitaire, Odilon sent se réveiller « un très ancien fond de misogynie atrabilaire » (p. 27) Plus les filles sont jolies, plus elles sont chipies. Et Bécassine est loin d’être l’archétype de la Bretonne ! Retour à un humour plus léger avec cet album. La veine régionaliste est pleinement exploitée. Le patois s’installe dans les planches et ce volume sent bon le varech !
Vade retro Hollywood ! – Mandatés par le Vatican pour veiller à la bonne moralité du dernier film des Marx Brothers, Odilon et Laurent voient en Hollywood les nouvelles Sodome et Gomorrhe ! Un des frères Marx a contracté une dette faramineuse auprès de Bugsy Siegel, très habile au tir à la sulfateuse. Entre deux scènes hérétiques menées par Groucho de Nazareth, on apprend que l’adorable Shirley Temple a été kidnappée. Joséphine Baker crève l’écran en Vierge Marie surréaliste et il semble que les deux missionnaires ne sont pas prêts de reposer leurs godillots chez les Papous !
Ce sixième volume souffre nettement d’une surabondance de références et d’allusions : cinéma, littérature, peinture et autres arts sont certes à l’honneur, mais dans un tel fouillis qu’il est difficile de ne pas perdre le fil de l’intrigue. Charlie Chaplin croise Randolf Hearst ou Salvador Dali. Odilon partage une fameuse partie de pêche à l’espadon avec Hemingway quand il n’est pas trop occupé à jouer les bikers du Christ. Cela dit, certaines références sont assez fines et il faut se pencher sur les planches pour les déceler. Une boutique de fleurs porte le nom de The Black Dahlia et est gérée par Ellroy & Mother. Efficace et bougrement pertinent !
Dans cet album, l’image rend hommage à l’image peinte, filmée ou photographiée. Les dessins restituent à merveille l’ambiance des années 1930 dans un Hollywood aux ambitions pharaoniques. L’arrivée des deux missionnaires, loin d’être la parabole du chien dans le jeu de quilles, tombe à l’eau. Dans la veine de l’arroseur arrosé, Odilon et Laurent se font prendre à leur propre piège de bondieuserie. Odilon, sous sa barbe hirsute et ses sourcils broussailleux, flanqué de Laurent, toujours aussi niais à ses heures perdues, peine à garder la prestance des premiers tomes. S’il était un brin scandaleux au début, il n’est plus que vaguement blasphématoire et carrément caricatural.
Folies Zeppelin – À bord d’un zeppelin allemand à destination de Rio de Janeiro, Odlion et Laurent doivent convaincre les autorités brésiliennes de ne pas s’acoquiner avec les nazis. La délicieuse Joséphine et sa panthère Lulu sont du voyage. Pour occuper les longues journées à bord, Odilon partage la compagnie d’Agatha Christie, romancière à succès, et se délecte de « Murder Parties ». Jusqu’au moment où de vrais meurtres sont commis. Le dirigeable transporte une dizaine de nazis qui veillent avec férocité sur un coffre contenant un mystérieux traité. Odilon, aidé d’Agatha, Laurent et Joséphine, mène l’enquête à bord du zeppelin qui est un gros ballon prêt à exploser !
Ce septième volume est une parodie des Dix petits nègres d’Agatha Christie. Avec un suspens digne d’un Hitchcock croisé avec un Chaplin, l’enquête à bord du dirigeable est plus bouffonne que dramatique. La conclusion de l’album, franchement (et enfin) paillarde redonne un peu de vigueur au personnage d’Odilon qui retrouve le lustre premier de sa soutane de curé décomplexé. Tout en piques et ironie acerbe, on égratigne à l’envi l’image du Führer et de ses sbires attardés. Joséphine, toujours aussi écervelée et volage, laisse deviner ses futurs talents de résistante. Il n’y a pas de petit combat !
Nos deux soldats du Christ sont encore loin de leur chère Papouasie et il y a fort à parier que de prochains albums devraient paraître. Mais quand ? Le septième date de 2006. Comme tout bon millésime qui se respecte, il faut laisser vieillir les bonnes bouteilles, mais point trop n’en faut !
Cette série joue sur la corde sensible de la religion. Les Français, bouffeurs de curés et/ou grenouilles de bénitier, sont un public idéal pour ces aventures missionnaires. L’humour, souvent sur le fil, secoue les aubes poussiéreuses et redonnent au clergé des lettres de noblesse trempées dans le fluide glacial. Même si les derniers tomes sont moins réussis que les premiers, cette série est une réussite. De références en clins d’oeil, Yann et Verron dépeignent à merveille les années 1930.
En janvier, j’ai lu les sept tomes d’Harry Potter. L’intrigue du dernier tome repose en partie sur Les contes de Beedle le Barde. Ma lecture permet de boucler la boucle. Et pour ceux qui s’interrogeraient : non, je ne lirai pas le manuel du Quidditch pour les nuls.
Les Contes de Beedle le Barde sont l’équivalent pour les sorciers des contes de Grimm ou Perrault que les jeunes Moldus affectionnent. Ces contes, à valeur didactique et morale, se transmettent à travers les siècles. Si certains ont été modifiés ou réécrits, ils restent une valeur sûre pour les parents de jeunes sorciers. On y trouve des histoires de magie noire, d’Animagus, de baguette, de sorts et d’envoûtements, tout ce qui fait le quotidien des sorciers.
Cette édition, présentée par J. K. Rowling, est accompagnée des notes et commentaires d’Albus Dumbledore. Ce paratexte permet aux Moldus de mieux comprendre les règles en vigueur dans le monde des sorciers et de replacer ces histoires dans des développements historiques.
Ce livre offre une lecture agréable et rapide. La qualité littéraire n’est pas vraiment au rendez-vous, mais les textes ont le charme des histoires qui se sont transmises oralement pendant des siècles. Pour ceux qui hésitent à entamer la lecture de la saga Harry Potter, ce recueil offre un premier aperçu fidèle de l’univers créé par l’auteure.
Les droits d’auteur de ce recueil de contes sont intégralement reversés au Children’s High Level Group qui donne la parole aux enfants et qui agit en Europe pour les aider à vivre dans des conditions décentes. Cette ONG a été créée par J. K. Rowling et la députée européenne Emma Nicholson of Winterbourne.
Au début du siècle dernier, sur l’île de la Trinité, une communauté hindoue vivait selon des rites ancestraux. En son sein naquit Mohun Biswas. Il épousa Shama, de la famille des Tulsi, eut quatre enfants et passa sa vie à affirmer son indépendance, notamment en acquérant une maison. À 46 ans, après une vie de labeur, de misère et de déception, il mourut.
Le prologue nous dévoile succinctement tout ce qu’a été la vie de celui que le récit ne désignera que sous le nom de Mr Biswas. Dès sa naissance, il fut considéré maudit : son éternuement était maléfique et il ne devait pas approcher de l’eau vive sous peine de porter le malheur sur les siens. Après la mort de son père, sa mère n’a eu de cesse de l’envoyer loin du foyer familial pour le former à différents métiers. C’est là le grand drame de l’existence de Mr Biswas : il a sans cesse été en quête d’un foyer bien à lui. Installé de force dans les logements des autres, ses deux tentatives de construction de maison sont des échecs humiliants qui sonnent comme des avertissements du destin. Mais Mr Biswas refuse de rester à sa place. Tout à tour peintre d’enseignes, gérant de magasin, surveillant de champs de cannes à sucre, journaliste ou fonctionnaire, Mr Biswas aspire à des places glorieuses qui lui apporteraient reconnaissance et richesse et lui permettraient enfin de s’affranchir de la famille Tulsi. En épousant Shama, il a franchement été dupé et n’a jamais reçu la dot de sa femme ni les émoluments que son travail de peintre lui valait. Mr Biswas est un enfant marié trop tôt et il reporte sur sa progéniture ses frustrations, ses dégoûts et ses espoirs.
« Le monde était trop petit, la famille Tulsi trop grande. Il se sentit pris au piège. » (p. 91) Le mariage avec Shama, farce dont il fut le dindon niais et consentant, incarne pour Mr Biswas le début de ses malheurs.« En prenant épouse chez les Tulsi, [il était] tombé chez les barbares. » (p. 452) La famille Tulsi est tentaculaire, envahissante et dominatrice. Elle s’enrichit sans cesse de nouvelles branches, au gré des mariages et des naissances. La tribu est gérée d’une main féroce par Mrs Tulsi qui alimente le souvenir d’un époux défunt et qui chérit à outrance ses garçons. Ses filles sont des seconds couteaux redoutables qui règlent les différends entre beaux-frères à grand renfort de paroles médisantes et de représailles sur les enfants. L’entente entre les femmes est perverse et fluctuante. Au sein de cette tribu mouvante, les alliances se font et se défont. La famille Tulsi règne sur Arwacas et sur Hanuman House, ainsi nommée en hommage au dieu singe. La promiscuité et les indiscrétions empêchent toute intimité et tout secret. Mais la famille Tulsi obéit à un ordre tacite qui est pieusement respecté. La hiérarchie invisible entre les membres constitue le canevas d’une pièce où chacun à un rôle défini à jouer. C’est contre cela que Mr Biswas s’élève, faiblement et dérisoirement. « Mr Biswas n’avait ni argent ni situation. On attendait de lui qu’il devînt un Tulsi. » (p. 97) Or, il refusera toujours d’être un pion sous prétexte qu’il n’a rien.
Oscillant entre humiliation et dépendance, Mr Biswas refusera toute sa vie de s’intégrer aux Tulsiet ne cessera de railler son épouse qui ne peut se défaire d’une allégeance aveugle à son clan. Shama et ses soeurs alimentent sournoisement une émolution perverse entre les époux. Et les maris, fanfarons, font sans cesse assaut de nouvelles richesses ou de nouvelles distinctions qui ont pour but premier d’humilier les beaux-frères. Chez les Tulsi, la fortune est vorace et elle donne tous les droits. Mr Biswas est un naïf, un idiot et un arriviste. Mais il a la force étrange des faibles. Il se rebelle contre la malédiction originelle. Du haut de son impuissance, il se donne les moyens de se libérer du poids des traditions et de la caste. Grignotant laborieusement le chemin qui le mène à sa place au soleil, il gagne son droit à l’individualité et à la possession dans une société fataliste et figée dans ses rites. Ses rodomontades sont risibles, ses projets ont l’ambition des inconscients et s’évaporent souvent comme flaque au soleil. Il s’effraie même de ses propres audaces et n’a pas toujours le courage de ses décisions. Mais il est obstiné et à force de dépenses inconsidérées et d’aspirations démesurées, il installe sa famille, la famille Biswas, dans une maison qui ne porte pas le sceau des Tulsi.
La maison de Mr Biswas, c’est d’abord un fantasme. « Il avait beaucoup réfléchi à cette maison et savait exactement ce qu’il voulait. Tout d’abord, il voulait une vraie maison construite en vrais matériaux. Pas de murs de torchis, pas de terre en guise de plancher, de branches pour les portes et d’herbe pour le toit. Il voulait des murs de bois, à rainures et languettes. Il voulait un toit de fonte et un plafond de bois. Il gravirait des marches de béton pour accéder à une petite véranda, puis par des portes aux panneaux de verre coloré, à un petit salon ; de là, à une petite chambre. Ensuite une autre petite chambre, après quoi retour à la petite véranda. La maison se dresserait sur de hauts piliers de béton, de sorte qu’elle aurait deux étages au lieu d’un, et la voie serait libre à des développement futurs. La cuisine serait un appentis dans la cour, un appentis soigné, relié au corps de logis par une galerie couverte. Et sa maison serait peinte : le toit en rouge, les murs extérieurs en ocre avec des parements chocolats, et les fenêtres en blanc. » (p. 205 & 206) Finalement, la maison de Mr Biswas ne ressemblera pas à cette peinture idyllique. Mais la possession lui suffit. Il sera maître chez lui en dépit de la dette infernale que cela représente.
Mr Biswas, depuis l’école qu’il a rapidement fréquentée, a gardé le goût des livres. Et c’est avec un sérieux hilarant qu’il lit et relit Marc-Aurèle, Épictète, Charles Dickens, Samuel Smiles et d’autres auteurs français ou anglais. Le livre le plus précieux de sa collection est le Collins Clear-Type Shakespeare, un manuel scolaire. L’ouvrage tient lieu de livret de famille : Mr Biswasyy a inscrit les noms de ses quatre enfants et certaines transactions. L’influence coloniale est omniprésente et la métropole anglaise est considérée comme l’Eden où il fait bon envoyer ses enfants pour leur assurer une éducation. Sans cesse, Mr Biswas se réfère aux ouvrages étrangers. Piqué d’écriture, il tente d’imiter les maîtres britanniques et les articles qu’il signe dans la Trinidad Sentinel sont pleins de morgue et de références littéraires.
La préface de Le Clézio sur les îles est d’une poésie éclatante. Il y parle de l’exiguïté et du rapport amoureux/haineux avec la frontière qu’est la mer, il évoque le poids de la famille et de la communauté îlienne. Cette préface introduit superbement le texte qui se déploie majestueusement sur plus de 500 pages. Le récit prend son temps. Les malheurs de Mr Biswas se teintent de fatalité légendaire. Dans la pure veine hindoue, il semble que tout arrive selon un schéma supra-humain et qu’il faut s’y résigner. La façon dont Mr Biswas se débat est dérisoire et pourtant hilarante. Ce petit homme malingre, atteint de continuelles douleurs à l’estomac et de migraines, réussit un exploit. Comment ne pas penser au Dernier soupir du Maurede Salman Rushdie en lisant le roman de V. S. Naipaul ? Au cours d’une lecture de longue haleine qui ménage ses effets sans usurper les plaisirs, on trouve ici une famille fabuleuse et inquiétante, un être difforme qui se rebelle et une conclusion en demie teinte. Voilà un livre magistral servi par une langue qui emprunte au conte et au récit philosophique : une réussite !
Album jeunesse illustré par Komako Sakaï, d’après une histoire de Margery Williams.
Qui me connaît n’ignore pas mon attachement à mon propre lapin en peluche. En une vingtaine de pages, cet album m’a plongée dans un rêve auquel je crois.
Un lapin en peluche se trouve parmi les jouets que contient une grosse chaussettes de Noël. « Il était magnifique, dodu comme les lapins doivent l’être, avec un pelage brun et blanc et de longues oreilles doublées de satin rose. »Dans la chambre d’enfant, parmi les autres jouets, il se sent un peu seul. Un vieux cheval à bascule lui révèle le secret de l’existence des jouets : « C’est une chose qui arrive quand un enfant t’aime très, très longtemps. Pas seulement pour jouer avec toi, mais qu’il t’aime vraiment. […] Une fois que tu es vivant, tu le restes pour toujours. »Le lapin en peluche partage les jours et les nuits d’un petit garçon qui l’aime si fort qu’il ne doute pas que son jouet favori est vivant. Voilà le mystère accompli : le lapin en peluche, au-delà du temps et des peines, est devenu éternel et il n’oubliera pas celui qui lui a offert la vie.
Ce texte simple fait de cet album un livre idéal pour accompagner le coucher des tout-petits. Les tons poudrés, pastels et un peu passés nourrissent une illustration qui se veut un hymne aux paradis perdus. Tout est suranné, délicatement poussiéreux et infiniment précieux. L’aspect crayonné et subtilement inachevé des images permet à chaque enfant, jeune ou moins jeune, de se reconnaître dans la chambre du petit garçon et de regoûter les saveurs des époques les plus douces.
Me voilà toute conquise et très émue par cet album.
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Edit du 19 mars 2012
Après lecture, j’ai offert cet album à mon petit cousin québécois. Mais il manquait à ma bibliothèque et à mes besoins de douceur. J’ai profité du Salon du livre qui mettait le Japon à l’honneur pour me procurer un exemplaire qui restera chez moi. Nouvelle lecture et le même émerveillement devant ce très joli conte qui n’est pas sans me rappeler l’histoire de Pinocchio. Après tout, si on y croit suffisamment fort, les rêves prennent vie.
Toujours aussi émue et ravie par les illustrations de Komako Sakaï, cette nouvelle lecture m’a fait découvrir de nouvelles beautés, comme le pli d’une oreille qui évoque le mouvement ou le frémissement d’un corps qui se sait à sa place. Le lien entre le jouet et l’enfant est célébré comme une évidence et la connivence entre l’ami de tissu et l’ami de chair ne fait aucun doute. « Quand il n’y avait plus personne dans la chambre, il se blottissait contre lui et chuchotait à son oreille. Il lui parlait du jardin, des fleurs, des papillons, des framboisiers, et de tous les jeux magnifiques auxquels ils joueraient à nouveau ensemble. »
C’est une autre histoire de lapin en peluche dans ma semaine. Mais je doute d’en avoir jamais assez !
Que vous ayez applaudi ou maudit la fin de la série Lost, en aucun cas vous n’y avez été indifférent. Que vous portiez J. J. Abrams, Damon Lindelof et Carlton Cuse aux nues ou que vous les vouiez aux gémonies, vous ne pouvez nier qu’ils ont créé une œuvre qui se refuse à l’interprétation facile. Ce que propose ici l’auteur, ce ne sont pas des réponses aux questions que la série a soulevées, c’est plutôt un regard particulier qui accompagne le lecteur et invite le spectateur à cheminer lui-même à la rencontre du possible sens de la série.
« Le conflit principal au coeur de Lost n’est pas, comme les scénaristes l’ont longtemps prétendu, celui entre la science et la foi. Ce n’est pas non plus, comme certains personnages se sont maladroitement essayés à le suggérer, celui entre le Bien et le Mal. […] La polarité centrale de Lost est celle de la confiance et de la tromperie. Et cette polarité est le corollaire du conflit entre la fiction et ses règles et le monde réel et son anomie. » (p. 31) Le principal reproche que les fans ont adressé aux scénaristes et à la série, c’est d’avoir déçu leurs attentes. Comme les personnages qui vivent et font vivre des trahisons, d’aucuns ont estimé que la série avait trahi ses promesses et ses spectateurs. « Curieusement, ces fans mécontents ne se sont jamais demandé s’ils ne pouvaient pas trouver, en eux-mêmes, le sens de ces fameuses énigmes. […] Ils ont beaucoup exigé de Lost en échange du temps passé à en regarder les épisodes. Ils ne se sont pas demandés si Lost, en retour, pouvait exiger quelque chose d’eux en échange du temps passé à les écrire et à les réaliser. » (p. 38) Pacôme Thiellement invite le spectateur à ouvrir les yeux. Pour ce faire, il convient de rompre les amarres et de repousser une pensée occidentale moderne et matérialiste qui empêche l’accès au sens véritable et à la compréhension.
« L’ouverture des yeux, l’éveil à sa véritable nature, est le leitmotiv de Lost qui va de pair avec le variateur de perspective que représente l’attribution d’un nouveau centre, incarné par un personnage différent à chaque épisode. » (p. 33) Devant la série, le spectateur ne doit pas ouvrir les yeux que pour voir, mais pour comprendre et pour être. Lost n’est pas une fiction qui se satisfait de la passivité. Lost a des échos dans la réalité, la fiction sort de son cadre pour nourrir le réel. Pour ce faire, elle a besoin que le spectateur s’éveille à elle et à la vérité et, finalement, à lui-même. « Lost est une doctrine de l’éveil dont chaque éveil passe par une négation systématique de l’éveil vécu précédemment par le sujet. » (p. 33)
La série a poussé les spectateurs dans une recherche de la gnose et du sens. Or, la découverte la plus fondamentale de cette quête semble être l’acceptation de l’absence de sens, le lâcher-prise face à l’impalpable. « Lost est une fiction sur le rôle de la fiction de notre vie. Et le caractère déceptif de toute fiction est le noyau de sa propre fiction. Lost est une exploration de la « demande de conclusion » propre à tout spectateur regardant une fiction, et une méditation sur les conséquences possibles de l’absence de conclusion. » (p. 58) Considérer la fiction inachevée comme une initiation, tel est peut-être le message ultime de Lost. Le spectateur, bardé de doutes et de questions, a alors accès à une connaissance plus sûre que celle qui lui aurait été délivrée sans recherche ni remise en question. « La fiction peut se faire la plus transfiguratrice possible, nous restons encore étrangers à son opération tant que nous ne l’avons pas transformée en méthode. […] Une fiction qui ne sert pas à illuminer la vie ne vaut rien. »(p. 115 & 116)
Pacôme Thiellement inscrit Lost sur un palimpseste. Avant la série, un mythe ancestral indo-européen évoquait déjà une île et une source de lumière – la connaissance – protégées par un gardien éternel et retiré de l’action, le Roi du Monde : « Maître du Temps, il ne participe pas aux actions des hommes, mais les conditionne toutes, et il se tient, par le non-agir, immobile au centre du mouvement comme le moyeu au centre de la roue. »(p. 21) Ce que l’auteur veut faire comprendre, c’est que si Lost est une production du monde moderne véhiculée par un média moderne, la série n’en est pas moins nourrie et ancrée dans une pensée traditionnelle que le spectateur doit tenter de comprendre pour cerner l’harmonie de la fiction.
Lost renvoie aux œuvres d’Henry James, notamment L’image dans le tapis, ou à la série Twin Peaks. Elle s’inscrit dans la lignée des textes à clé et des cheminements initiatiques. Rien ne sert d’assener des vérités : elles seront systématiquement battues en brèche par des révélations éphémères et transitoires. Le sens de Lost n’est pas figé, il n’est pas unique et il n’est pas inaccessible. Pacôme Thiellement propose un essai à la fois intelligent et intelligible sur la série qui a fait tressaillir des millions de spectateurs. Le propos est élégamment rédigé et très accessible. Les amateurs et détracteurs de la série y trouveront des clés en pour poursuivre la redécouverte. Parce que Lost n’est pas une fiction que l’on peut appréhender en une seule fois. Elle exige la patience, l’humilité, le renoncement et le recommencement.
Polina Oulinov entre très jeune à l’académie de danse Bojinski. Le professeur Bojinski règne avec exigence et fermeté sur les grandes classes et les admissions. « Si vous n’êtes pas souple à 6 ans, vous le serez encore moins à 16 ans. La souplesse et la grâce ne s’apprennent pas. C’est un don. » (p. 17) Il remarque immédiatement Polina qui est une élève brillante. La jeune ballerine danse avec les classes supérieures et bénéficie de cours particuliers avec le maître. Elle entre au théâtre de Russie, mais continue à travailler avec Bojinski qui lui offre de danser un solo qu’il a écrit et n’a jamais présenté. Mais Polina grandit et cherche à échapper à l’emprise de son mentor. Elle quitte le théâtre avec son petit ami Adrian et rejoint la troupe de Mikhaïl Laptar, un chorégraphe contemporain, qui lui fait découvrir une nouvelle façon d’exprimer et de vivre la danse. Un professeur du théâtre lui avait lancé : « Je ne devrais pas te le dire, Polina, mais tu as du génie. Voilà. Mais le problème c’est que tu ne sais pas quoi en faire. »(p. 81) Finalement, c’est en quittant les institutions que Polina se réalisera en tant que danseuse et comprendra enfin les préceptes de Bojinski.
Polina travaille beaucoup et avec acharnement. « Un artiste est en permanence insatisfait car il recherche une certaine perfection. » (p. 68) Suivant cette maxime et méprisant la fatigue et la douleur, elle cherche à satisfaire les exigences de Bojinski qui lui répète à l’envi« Ne me faites pas regretter. » Si elle se plie d’abord physiquement et machinalement aux demandes du professeur, Polina finit par briser le lien figé qui la rattache à son mentor pour en tisser un nouveau avec les fils du respect. Cheminement intime et apprentissage de la liberté, cet album ne s’embarrasse pas de grandes phrases pour communiquer l’émotion. Polina gagne ses galons avec humilité : même si elle sait qu’elle mérite l’admiration, elle n’oublie pas qu’elle a été une enfant à qui un professeur hors du commun a tout appris.
Avec cette étrange tâche noire sur le nez, Polina n’est pas très jolie. On suit l’évolution du personnage de l’enfance à l’âge adulte. L’ingratitude de son corps d’enfant et la maigreur musculeuse de son corps d’adulte ne sont pas non plus dans les canons de la beauté. Mais que Polina danse et elle est transfigurée : dans le mouvement, elle touche au sublime, elle est étoile parmi les plus lumineuses. Polina n’est pas faite pour le quotidien : quand elle danse, elle ne touche plus le sol et sa fragile beauté explose.
Le professeur Bojinski est un personnage imposant : grand, les bras souvent croisés, on l’imagine avec une voix grave et coupante. Pour lui, « la danse est un art. Il ne s’apprend pas. » (p. 31) Loin d’enseigner la danse, il exige de ses élèves qu’ils se dévouent tout entier à cet art. Ses phrases tombent comme des couperets et n’admettent aucune réplique. « Les gens ne doivent rien voir d’autre que l’émotion que vous devez faire passer. […] Si vous ne leur montrez pas la grâce et la légèreté, ils ne verront que l’effort et la difficulté. »(p. 37) Dissimulés par des lunettes qui font écran, on ne croise jamais ses yeux. Le regard qu’il pose sur les élèves est aussi pétrifiant que celui de Méduse. Dans ses lunettes, la danseuse voit son propre reflet et toutes ses imperfections démultipliées. En une case, le seul vrai portrait de lui et de ses yeux présente un homme aux cheveux blancs et au regard ridé, un homme dépassé qui admire la meilleure danseuse de sa carrière. Pour avoir dansé pendant quinze ans, je sais la valeur d’un regard appréciatif et d’un demi sourire et je connais l’accablement devant les pas qui se détournent et la main qui claque sur la barre. En quelques traits, Bojinski est une illustration fidèle et poignante des grands professeurs de danse dont la passion n’a d’égale que l’espoir de trouver une perle rare.
L’image est en noir, blanc et gris. On est très loin du rose des tutus et des paillettes. Ici, la danse est une introspection intransigeante qui nécessite une concentration et une disponibilité de corps pleine et entière. Je suis subjuguée par le talent de Bastien Vivès qui sait rendre en quelques coups de pinceau la beauté des pas de danse, des enchaînement et des corps au travail. À tourner les pages de son œuvre, j’ai envie de courir au ballet ou, pire, de remonter sur la scène, pas pour y briller mais pour vivre toute l’absolue splendeur de Terpsichore.
Nul besoin d’être amateur de danse pour apprécier cet album, mais il faut aimer le mouvement : Polina est élancement et tourbillon. On ressort troublé de tant de grâce.
David apprend que Daniela se marie à la fin de la semaine. Daniela, c’est son ex-compagne et la mère de son fils, Jésus. La surprise causée par l’annonce de ce mariage plonge David dans ses souvenirs et ses réflexions. Il raconte sa rencontre avec Daniela, antillaise et étudiante en droit. « Je ne pouvais que définir ma rencontre avec Daniela telle la bénédiction de ma destinée. »(p. 23)Il retrace son propre parcours entre Dunkerque, Champigny-sur-Marne, Paris et son poste de jardinier dans le parc des Buttes Chaumont. Il évoque Camille, amie d’enfance à l’esprit brillant, avec laquelle il a noué une relation faite d’amour et de sentiments. Dans sa passion pour le jogging dans les allées du parc des Buttes Chaumont, il rencontre Samy, antillais lui aussi et curieux de tenter de nouvelles expériences.
Les relations humaines et/ou amoureuses et la question de l’identité sexuelle sont au coeur du roman. « Je clamais la thèse de l’évolution sociale par la féminisation des hommes et la masculinisation des femmes, de telle sorte que la passion amoureuse implique profondément l’amitié entre les sexes. » (p. 52) Toutes les expériences amoureuses et sensuelles que connaissent David et Daniela sont impulsées par Camille et Samy qui s’imposent comme un soutien et une échappatoire pour le couple incertain.
Ce roman ne m’a pas convaincue. David est un personnage qui m’a rapidement agacée : c’est une éponge qui souscrit aux théories des autres et qui semble incapable de formuler une idée originale. Son obsession récurrente pour le jogging et plus généralement pour le corps (masturbation, hygiène de vie, etc.) est avilissante et en fait un être malsain. Je n’ai pas trouvé originale la façon dont est traité le triangle amoureux. La chute de l’histoire est attendue et la conclusion sonne comme une mauvaise morale tirée d’un mauvais conte philosophique. Le style de l’auteur est inégal : certains passages sont vraiment bons et d’autres sont d’une platitude écœurante.
Les nombreuses erreurs de ponctuation (mésusage des points-virgules et des majuscules), les fautes de grammaire et d’orthographe et certaines phrases incompréhensibles (tournures incorrectes ou mots en trop) ont grandement entravé ma lecture. Je suis d’ordinaire assez indulgente avec les coquilles, mais je supporte difficilement les fautes de langage.
C’est le premier livre autoédité que je lis. J’ai de nombreuses réticences quant à l’auto-édition : je redoute une « édition poubelle » qui regrouperait tous les réprouvés de l’édition traditionnelle et qui proposerait des textes sans intérêt portés par des auteurs vexés de s’être vus fermer les portes de Gallimard & Cie. Ici, ce n’est pas la question : je n’ai pas aimé ce texte, mais il aurait pu être édité par des maisons d’édition qui ont pignon sur rue, ce qui ne garantit toutefois pas la qualité de leur catalogue. La seconde crainte que je nourris à l’encontre de l’auto-édition, c’est l’indigence des corrections. Le livre de Berthrand Nguyen Matoko souffre clairement d’une relecture insuffisante. Les maisons d’édition traditionnelles disposent au moins de services de correction efficaces qui évitent ce genre de lecture pénible à toute personne connaissant le bon usage du point-virgule.
La quatrième de couverture annonce « un roman enchanteur placé sous le double signe de Verlaine et de Boris Vian. Un pied dans la réalité, l’autre dans la fantaisie. » Alléchant, n’est-ce pas ? Je cherche toujours Boris Vian et je ne suis pas certaine d’avoir croisé Verlaine qui a, de toute façon, mieux à faire ailleurs.
Un appel nocturne informe Lancelot Rubinstein que son épouse Irina est morte dans un accident de voiture. Premier choc et pas des moindres. Irina était la femme de sa vie, sa précieuse âme, son soleil éternel. Et voilà que survient le Très Grand Choc Supplémentaire : Irina n’est pas morte dans l’accident, elle n’était pas orpheline et elle dissimulait des recettes d’explosifs au milieu de fiches de cuisine. Lancelot perd pied devant le mystère étouffant qui entoure son aimée, « il ne connaissait d’elle que le grain de sa peau, sa tendance à privilégier les alcools forts et son amour des animaux en voie de disparition. » (p. 118) Sur les lieux de la disparition, il cherche des réponses. « Le pont c’est un endroit à fantômes. L’air est limpide et mon cœur transparent. » (p. 77) Laissant tout derrière lui, il suit le fil d’Ariane qu’Irina a dévidé. Lancelot, en dépit de son nom, n’a rien d’un preux chevalier. Désemparé par les révélations post-mortem relatives à son épouse, il entame une quête hasardeuse sur les traces éparses qu’a laissées Irina.
Lancelot est un rêveur marginal et légèrement misanthrope. Il vivait pour sa belle Irina, mais il ne se sentait pas à sa place dans le monde. « Lancelot a le sentiment parfois d’être un dinosaure. Il lui semble avoir autant de grâce et d’intelligence que ces grosses bestioles-là. En outre, il est convaincu de vivre selon un système archaïque qui n’est pas plus en vigueur depuis quelques millions d’années. »(p. 88) Les personnages marginaux ont toujours ma sympathie, mais Lancelot ne l’a pas gagnée. Son originalité et la conscience qu’il en a, au lieu de le servir, lui pèsent et il n’en fait rien. Lancelot est un naïf niais, comme je ne les supporte pas. « Il est fort probable que Lancelot accorde trop d’importance aux paroles. Il prend tout au pied de la lettre. »(p. 88) Assommé de pilules calmantes, pleutre devant les découvertes qu’il fait d’Irina, empoté et abasourdi, il ne ressaisit que dans le dernier paragraphe et rend enfin hommage à sa drôle de bonne femme en reprenant son flambeau.
Les chapitres sont très courts et impriment au texte un mouvement saccadé, comme une bille qui n’en finit pas de dévaler un escalier en mouvement. Des éléments étranges et inexpliqués traversent le roman : Lancelot constate régulièrement que les meubles disparaissent. « Le monde de Lancelot était mouvant et précaire et les choses apparaissaient et disparaissaient selon une logique qui lui échappait, mais qu’il acceptait facilement. Lancelot aimait que les choses s’égarent. Ça lui rappelait en douceur l’existence de dimensions parallèles. »(p. 18 & 19) Et ? Et rien. Voilà un élément étrange qui rebondit entre les pages et parasite l’attention sans vraiment faire sens, ni alimenter l’intrigue.
Ce texte n’est pas déplaisant. Il se lit rapidement. Mais je l’ai trouvé trop facile et niais, dans la veine qui charrie les Levy, les Gavalda et autres prosailleurs banalement prolixes. La poésie et la magie annoncée n’ont pas pris sur moi. Soit je vieillis (et décidément trop vite), soit ce roman ne valait pas la publicité dont il a bénéficié.
Heureusement depuis ce texte, l’auteure a affiné sa plume et son roman paru en 2009, Ce que je sais de Vera Candida, vaut beaucoup mieux !
Ce roman d’Anna Gavalda fait partie de ceux dont on parle tellement que je ne veux pas les lire. Mais à force d’entendre des « Oh non, il est trop bien/génial/méga chouette », des « Le meilleur roman que j’ai lu », des « Comment ? Avec tout ce que tu lis, tu n’as pas encore lu celui-là ? » et surtout des « Ce roman ? De la crotte en barre ! », j’ai décidé – des siècles après tout le monde – de me frotter à ce texte. Que les personnes qui se reconnaîtront dans les expressions ci-dessus ne m’en veuillent pas, elles auront eu ce qu’elles voulaient !
Paulette Lestafier est une vieille femme qui ne peut plus vivre seule. Camille Fauque a 27 ans, est maigre comme un clou, travaille comme femme de ménage et dessine merveilleusement bien. Franck Lestafier est un jeune cuisinier talentueux et un homme bourru. Philibert Marquet de la Burbellière, fils de marquis, féru d’histoire et maladivement timide, habite un immense appartement en plein cœur de Paris. Les hasards rassemblent ces quatre personnes dans l’appartement bourgeois qui devient une « Arche de Noé » (p. 122) où chacun est heureux de trouver les autres pour se reconstruire et reprendre goût au monde.
Ce roman est plaisant, juste plaisant. On ne s’ennuie pas. L’émotion y est facile et dégoulinante. La réflexion est superficielle et de seconde main. Les discours sur les intellectuels, la misère, le malheur et le bonheur sont réchauffés à souhait et servis à point au comptoir du bar du coin. Des morales gentiment humanistes et niaises rythment l’intrigue. En gros, « Tout ce que vous donnez vous sera rendu au centuple » ou « Recevoir permet d’apprendre à donner » ou encore « Aimer est plus fort que d’être aimé », comme disait l’autre.
On s’en doute, il n’y a pas de bons mélos sans une romance un brin difficile. Camille et Franck se reniflent longtemps avant de se trouver et, même après ça, ce n’est pas gagné. De là à dire que Gavalda galvaude les sentiments, il n’y a qu’un pas que je franchis d’un bond. L’historiette est sympathique. Ne soyons pas vache : ils sont tous vraiment charmants et adorables, ces êtres cabossés qui ont tous souffert. Cette version de l’auberge espagnole à la sauce bobo se laisse avaler, mais attention à l’étouffement : tout finit dans la meringue et dans la pâte à choux ! On m’a fait passer le plat, j’ai goûté, mais je ne me resservirai pas.
Marthe, ouvrière dans un atelier de fausses perles a « des ardeurs étranges, un dégoût de métier, une haine de misère, une aspiration maladive d’inconnu, une désespérance non résignée. »(p. 22) Lascive et paresseuse, elle cherche la vie facile. « Un beau soir, la faim la roula dans la boue des priapées ; elle s’y étendit de tout son long et ne se releva point. […] L’apprentissage de ce nouveau métier était fait ; elle était passée vassale du premier venu, ouvrière en passions. »(p. 37) Après un passage dans une maison close qui lui meurtrit l’âme et imprime en elle la haine de la condition de fille, elle monte sur les planches du théâtre de Bobino. Belle et légère, elle sait que « tous les yeux étaient braqués sur elle, tous flamboyaient en honneur de sa gorge. »(p. 17) Un soir, elle se laisse prendre aux doux mots de Léo, journaliste et écrivain sans talent. « Léo vivait de sa plume, autrement dit, il vivait de faim. »(p. 41) Mais le concubinage entre l’écrivaillon et la putain chanteuse n’est pas aussi magique que promis. Léo en souffre le premier et se dégoûte de sa belle, « ce suicide d’intelligence que l’on nomme « un collage » commençait à lui peser. »(p. 53) Revoilà le ruisseau pour Marthe, ruisseau qui charrie ses regrets, ses remords et ses pudeurs vaines et tardives.
Remarquable esthète décadent avant d’être écrivain religieux, Huysmans a d’abord baigné dans le naturalisme. Ce court récit en est un concentré minutieux et foisonnant : la langue épaisse et grasse épouse son sujet et se déploie lourdement, comme un rideau de velours poussiéreux dont on pourrait compter chaque fil. Huysmans ne s’épargne aucune peine et fouille les dessous honteux de la belle Marthe, il retourne la crasse des bouges et scrute le fonds des chopes, à l’affût de l’infime détail qui signera superbement la scène qu’il dépeint. Comme l’a fait Zola dans son cycle gigantesque, Huysmans se pique de théories sociales : « Une fille est perdue dès qu’elle voit d’autres filles. […] L’atelier, c’est la pierre de touche des vertus, l’or y est rare, le cuivre abondant. »(p. 22) Huysmans esquisse ici une classification : sous sa plume, la fille prend place au pied de l’échelle du monde, elle ne peut en gravir les échelons que pour mieux les redescendre. L’amnestie n’est pas permise pour elle. Marthe est une autre Nana, mais moins audacieuse et moins lumineuse. Si Nana fait aimer la vie canaille et débraillée, Marthe en dégoûte. « Les filles comme elles ont cela de bon qu’elles font aimer celles qui ne leur ressemblent pas, elles servent de repoussoir à l’honnêteté. »(p. 109) On le sait, les filles de joie remplissent une mission d’utilité publique, mais il n’est pas certain qu’elles en cernent tous les détails.
Depuis Là-bas, j’ai décidé de lire Huysmans jusqu’à la dernière ligne. La collection Il était une fois la femme, des éditions Galaade, propose de courts récits que l’on trouve d’ordinaire dans des recueils. Les livres sont petits, faciles à manipuler et bénéficient d’une mise en page simple mais très esthétique. Entre noir et rouge se déploient le texte et quelques photos d’auteurs et gravures. En ouvrant le livre, on sait qu’on plonge dans un univers où la femme est reine, qu’elle trône sur un siège d’immondices ou qu’elle chevauche la vertu à la recherche de la connaissance.
Ancienne gloire du basket lycéen, Harry Angstrom, dit Rabbit, étouffe entre son emploi de démonstrateur de produits ménagers et de son épouse Janice, enceinte et trop portée sur la bouteille. Un soir, il prend sa voiture décidé à rejoindre le sud du pays. « Il n’a pas l’intention de jamais revoir Brewer, cette ville pot-de-fleur!. » (p. 32) Mais arrivé en Virginie, il revient à Brewer, mais ne rentre pas chez lui. « Quand on a excellé dans quelque chose, quoi que soit, ça ne vous amuse plus d’être un type de second ordre. Et notre mariage, à Janice et à moi, je vous assure que c’était vraiment de second ordre. » (p. 122) Il retrouve son coach de basket et rencontre grâce à lui Ruth, prostituée un peu paumée. Ils vivent à la colle plusieurs mois, mais à l’approche de l’accouchement de Janice, Rabbit veut reprendre le droit chemin, aidé par le révérend Eccles qui prêche sûrement mieux sur un green que sur sa chaire. Eccles est persuadé que « Harry valait la peine d’être sauvé et pouvait être sauvé. » (p. 188) Mais le principal intéressé, qu’en pense-t-il ?
Rabbit fuit quelque chose. On ne sait pas vraiment quoi : la médiocrité, un mariage trop rapide, une vie sans saveur, le quotidien, … Il cherche quelque chose. Là non plus, on se sait pas vraiment quoi. Est-ce l’amour, la reconnaissance, la gloire, la foi ou la liberté ? D’un conseil à un autre, il se fuit lui-même et ne se rattrape jamais.« La seule façon d’aller quelque part, vous savez, c’est de savoir où l’on va avant de partir. » (p. 37) Rabbit pense plutôt que « la seule façon d’aller quelque part, c’est de décider où l’on va et d’y aller. »(p. 44) Peu importe, Rabbit n’arrive nulle part, mais ça ne l’empêche de courir jusqu’à en perdre haleine.
Rabbit se cogne aux murs de son existence, se cogne aux autres, se cogne à la morale et au qu’en-dira-t-on. Traversé de fugaces révélations qui le laissent plus perplexe et désemparé que jamais, il est incapable de partager ses pensées et ses désirs. Une fois tâché du sceau de l’adultère, il fait porter sur ses relations amoureuses la marque de l’infamie et du doute. Pourtant, Rabbit est avide de vérité et de connaissance. Il ne les trouve pas auprès des autres, alors il les cherche partout : « Les faubourgs s’étendent comme des écharpes. Mais la ville est immense au milieu, et il ouvre les lèvres comme pour forcer les lèvres de son âme à percevoir le goût de la vérité, comme si la vérité était un secret tellement dilué que seule l’immensité peut nous en donner un goût perceptible. » (p. 129 & 130)
Sans être déplaisante, cette lecture me laisse un sentiment négatif. Rabbit est un personnage bien construit, mais bien trop complexe. Je suppose qu’il faut lire la suite de ses tribulations pour percer son mystère. Mais ce premier volet de ses aventures m’a suffit. Le style d’Updike, qui m’avait ravie dans Les sorcières d’Eastwick, m’a particulièrement ennuyée ici. Sans me faire violence pour continuer la lecture, je n’étais pas impatiente de retrouver Rabbit et son doute existentiel. Ce faux mystique parfaitement terre-à-terre m’a profondément agacée. Voilà, Rabbit, tu es passé à la casserole !
Bandes dessinées de Juan Diaz Canales (scénario) et Juanjo Guarnido (dessin et couleur).
Quelque part entre les ombres
John Blacksad est un détective désabusé. « Parfois, quand j’entre dans mon bureau, j’ai l’impression de marcher dans les ruines d’une ancienne civilisation. Non à cause du désordre qui y règne, mais plus certainement parce que cela ressemble aux vestiges de l’être civilisé que je fus jadis. »(p. 5) À la mort de Natalia, sublime actrice avec laquelle il a eu une aventure, il décide d’utiliser ses méthodes franchement expéditives pour retrouver le criminel. « Une étoile s’était éclipsée abandonnant mon passé dans le noir, égaré quelque part entre les ombres. Et personne ne peut vivre sans son passé. là dehors se cachait le coupable de deux meurtres, au moins : celui d’une personne et celui de mes souvenirs. » (p. 9)
La première de couverture est sublime. Immédiatement, le lecteur prend de plein fouet toute la rugosité virile de ce personnage de gentleman pas commode. Cette bande dessinée est un polar classieux et racé, teinté d’humour cynique :« Je ne crois pas qu’il existe un seul détective qui aime se faire ruiner l’imperméable. »(p. 16) Jouant sur les codes du genre, Blacksad propose des personnages aux traits animaux. Les caractères humains s’incarnent selon les espèces : les chiens sont droits et fidèles, les reptiles et les rongeurs sont fourbes, les cochons ou les morses sont vulgaires, etc. John Blacksad, grand matou bien léché, mêle ses atouts félins au code d’honneur de l’homme de valeur. Finaud et subtil, élégant et épris de justice, taraudé par une conscience parfois border-line, Blacksad démolit l’archétype du détective américain pour construire une figure plus solide et dangereuse.
Le dessin et la mise en couleurs sont magistraux. Les tons sépias illustrent les scènes du quotidien sordide et les aquarelles fleuries font la part belle aux souvenirs nostalgiques. L’image n’est pas piégée dans des cases méthodiquement régulières. Elle s’étale et s’installe en vertical, horizontal ou pleine page, misant tout sur le mouvement. Dans Blacksad, l’image est cinétique, cinématographique bien que saccadée, comme une vieille bande qu’on aurait trop souvent passé. Tout le plaisir est là : suivre le chat partout où il se faufile.
Arctic-Nation
Kayleigh, gamine noire du quartier The Line, a été enlevée. Sa mère n’a pas alerté la police et c’est l’institutrice de l’enfant qui contacte Blacksad. Dans le quartier, les membres de Black Claws et ceux d’Arctic-nation s’affrontent et s’accusent mutuellement de l’enlèvement. Sur fond de guerres raciales et de projet eugénique, Blacksad mène une enquête qui chatouille les susceptibilités et révèle les secrets de certains notables. Aidé par le journaliste Weekly, fouine sympathique mais malodorante, le bel inspecteur félin va toujours là où on ne l’attend ni ne le souhaite pas.
Dans ce deuxième volume, anthropomorphisation des animaux est plus simple, mais toujours radicale : d’un côté se tiennent les animaux blancs, polaires, immaculés et prétendument purs, de l’autre se dressent les animaux noirs, zébrés, colorés et fiers de leur diversité. Subtilement, l’histoire rappelle les dérives de l’Allemagne nazie : l’emblème d’Arctic-Nation est une étoile polaire blanche sur fond noir et rouge, portée sur des brassards par des sbires albinos zélés. La différence de caractère ne se fait plus en fonction de l’espèce animale, mais en fonction de la couleur du pelage. Si Blacksad est noir comme suie, son âme est noble. L’aveuglante blancheur de Karup, l’ours polaire, dissimule une sombre tâche issue de son passé. Sans tomber dans un manichéisme simpliste, l’intrigue de ce second volume sait différencier les bons des mauvais. L’image se plie subtilement à ce jeu de couleur de peau.
On retrouve le caractère désabusé de John Blacksad.« Un jour, je publierai mes mémoires. J’ai vécu tant de situations incroyables que tout le monde pensera en les lisant que c’est un ramassis de mensonges ; que tant de méchanceté ne tient pas dans ce monde. Je ne serais même pas surpris qu’on finisse par les publier comme si c’était un roman policier… ça se vendrait à merveille. Les gens aiment bien le morbide. »(p. 3) On peut entendre dans cette tirade une réflexion humoristique sur le genre policier et ses lecteurs. Blacksad est toujours cynique. Son célibat, ce que son métier lui donne à voir et le constat d’un siècle qui s’enlise après la seconde guerre mondiale ne lui laissent que peu d’espoir sur la nature humaine :« Une évidence s’est imposée à moi : la bombe atomique et les drive-in étaient des symptômes indubitables de l’imminente autodestruction du monde. » (p. 13) Cette réplique annonce en partie le tome à venir.
Ce deuxième volume est plus complexe que le premier. Sous-tendue par une sordide histoire familiale, l’intrigue est plus tortueuse et Blacksad gagne encore en épaisseur. Nul doute que mon plaisir n’ira qu’en augmentant avec les prochains tomes.
Âme rouge
John Blacksad est fauché. Il accepte le boulot d’encaisseur pour le compte d’Hewitt Mandeline, riche tortue aux airs d’Eddie Barclay. Le troisième tome s’ouvre sur une note désespérée. Blacksad s’interroge sur l’existence et ses raisons. « Je crois qu’on ne sait pas, jusqu’à sa mort, si on a eu de la chance dans la vie. Et alors, c’est déjà trop tard. »(p. 6) C’est dans cet état d’esprit pessimiste qu’il retrouve Otto Lieber, un ancien professeur. Le vieil oiseau défend à présent les vertus de l’énergie nucléaire. Il est le centre d’attraction d’un groupe d’artistes et d’intellectuels de gauche qui se font assassiner les uns après les autres. D’abord convaincu du danger que court son ancien mentor, Blacksad découvre que les figures exemplaires peuvent se fissurer et laisser apparaître l’indicible. Et alors que l’amour lui tend enfin à nouveau les bras en la personne d’Alma Mayer, Blacksad échoue à attraper le bonheur et reste seul avec sa solitude.
On entend dans ce tome les sirènes hurlantes qui annoncent la chasse aux sorcières. Mais on replonge surtout dans les affres de la seconde guerre mondiale et l’on découvre comment le rêve d’un homme a été frelaté pour servir des causes immondes. La Guerre froide est à la porte et la menace atomique grandit de planche en planche. Le sénateur Gallo – notre général n’est pas à la fête ! – grand coq arrogant aux ambitions meurtrières incarne le mal en puissance.
Les traits animaux sont moins marqués dans ce tome. C’est d’ailleurs seulement avec celui-ci que j’ai constaté que Blacksad et tous les matous n’étaient pas pourvus de queue. Les femmes sont plantureuses à la manière des pin-ups américaines et les marques animales ne sont guère qu’un maquillage discret mais efficace qui fait exploser leur nature bestiale. Les caractères types sont bien installés : les sales bêtes endossent le costume des vilains et les héros s’incarnent dans des animaux à sang chaud.
Il me semble que c’est ce tome qui met le plus en valeur les années 1950. L’époque entre de plain-pied dans l’album. Il ne s’agit plus seulement d’évoquer les aventures du détective, mais également de dépeindre un monde que chacun entoure de nostalgie et de clichés. Pour le moment nullement déçue par Blacksad, je vais m’employer à mettre la main sur L’enfer, le silence, quatrième volume de cette série !
« À treize ans, bientôt quatorze, elle en paraissait dix-huit avec ce corps déjà mûr, cette bouche sanguine, ces yeux bleus en amande, et ces longs cheveux vermeils comme un feu sur les épaules. » (p. 13) D’être aussi jolie, la jeune Nicole Blanchard, fille des boulangers du village, devient la proie de trois militaires américains. De belles promesses en viol collectif, la vie de Nicole chavire et se brise à tout jamais. De cet épisode liminaire étourdissant de violence naît Ludovic, Ludo, un gamin qui ne cessera jamais de mendier l’amour de sa mère.
On rencontre Ludo après une ellipse de sept ans. L’enfant est cloîtré dans un grenier sordide et il guette les visites de sa mère. Légèrement idiot, il se sait banni, honni, vomi par une famille qui n’a pas voulu de lui. « Nicole avait refusé son lait ; le boulanger refusait son pain. »(p. 30) Quand Michel Bossard, dit Micho, propose d’épouser Nicole et d’assumer Ludo, un horizon se dévoile pour l’enfant. « Ce mignon qui n’avait pas de papa, avec une maman qu’osait pas l’aimer comme il faut, il a les deux maintenant. Et même un frangin. Tu vas m’appeler papa, mignon ! « (p. 61) Mais le gros bon cœur de Micho ne suffit pas à construire un foyer dans lequel Ludo et Nicole peuvent cohabiter et s’apprivoiser. Nicole voit en son fils l’incarnation de son malheur et, de haine dégoûtée en mépris sournois, elle n’a de cesse de repousser ce gamin affamé de tendresse et de reconnaissance. Ludo est envoyé dans un centre pour malades mentaux, mais il n’y trouve pas davantage sa place. C’est finalement sur un vieux cargo échoué et rongé de rouille qu’il créera son havre de paix, face à l’océan qui le fascine et dans l’attente inassouvie d’un geste de celle qui n’a jamais su être sa mère.
Ces noces barbares, c’est d’abord le viol que subit Nicole, enfant dans un corps menteur. Ludo, ensuite, sera un éternel enfant, rêvant de noces de sang avec sa mère. Ébloui d’amour, il trace sans les comprendre des dessins macabres : « son obsession favorite : un visage de femme entrevu par les doigts écartés d’une main noire. » (p. 116) Sans le savoir, il trace la ligne de son propre destin en « une allégorie du malheur : la main comme une gifle au néant, les cheveux laqués rouges pareils à du vrai sang. »(p. 204)
Ludo le mal-aimé débite un monologue muet, un souffle intérieur sans ponctuation dans lequel il rassemble ses sentiments et ses peines. Son cri silencieux est un aveu d’amour à l’indifférence incarnée. « Il écrivait à sa mère, mais n’envoyait plus les lettres. Il avait détourné son cahier de catéchisme à cet usage : journal de bord sans date où, s’adressant des réponses imaginaires, il prenait livraison des sentiments qu’on lui refusait. […] La réalité semblait courir à son rythme, il entendait en lui battre des mots qu’il s’interdisait d’écouter : on l’abandonnait. Dans ses mains calleuses, il contemplait cette évidence : on l’abandonnait. Dans ses yeux il voyait sa mère absente, il fuyait les miroirs, il fuyait sa mémoire, et vaincu fuyait ce dont il était sûr depuis sa naissance : on l’abandonnait. » (p. 257)
La détresse de ce gamin qui pousse au hasard du malheur est puissamment mise en mots par Queffélec. J’avais lu ce texte vers mes douze ans et l’impression bouleversante n’est jamais passée. Le reprendre aujourd’hui, c’est retrouver la même émotion et la même haine impuissante face à la figure maternelle. Prix Goncourt en 1985 (décidément une année exceptionnelle !), ce roman ne fane pas. Intemporel, il chante pour toujours la douleur des enfants orphelins d’amour.
La tombe des lucioles – Sous un pilier de la gare de Sannomiya, Seita meurt le 21 septembre 1945. Sa petite soeur Setsuko est morte le 22 août précédent. Le récit rebrousse alors le temps et revient au 5 juin, quand Kobé a été bombardé par les B29 américains. La ville n’est plus que flammes et la chaleur de l’été se mêle à celle des brasiers funéraires. La mère des deux enfants meurt et le père, lieutenant dans la marine, est injoignable. Seita fuit la ville, Setsuko sur le dos. Ces orphelins de guerre sont mal accueillis par une tante perfide et ils décident de s’organiser une vie à deux dans une cave. Seita chaparde dans les potagers et pille les maisons pendant les bombardements, quand les villageois sont terrés dans les abris. Mais ses rapines ne suffiront pas les sauver, lui et sa petite sœur.
« Dans le titre du récit, Nosaka a donné au mot « lucioles » une graphie originale signifiant littéralement : feu qui tombe goutte à goutte. » (p 20) Les bombes, avant de toucher le sol, sont de lointaines et sifflantes lucioles. Précédées du bourdonnement terrifiant des avions, elles éclatent en une multitude d’averses de feu. Mais les vraies lucioles du récit, ce sont les enfants. Leurs quelques moments de joie, leurs éclats d’espérance et de rire au plus fort de la guerre sont des étincelles qui ne demandent qu’à briller longtemps, mais que l’Histoire souffle brutalement et avec une indifférence certaine. Leur beauté se pare des atours de l’éphémère, mais l’injustice gronde devant ces flammes mouchées trop tôt.
En quelques quarante pages d’un récit semi-autobiographique, l’auteur déploie une émotion intense et magistrale. Son récit est pathétique et la tristesse résignée qui s’en dégage est révoltante. Moins que nouvelle, ce texte est un conte. Bien que nourri de réalité, il transcende le réel pour installer les personnages dans un univers suprasensible où la douleur et les sentiments sont eux-mêmes des personnages.
Le tombeau des lucioles, film d’animation adapté du texte par Isao Takahata, est une fidèle mise en images du texte de Nosaka. Seule différence subtile, ici Seita est le narrateur et on le voit hanter les lieux de sa mémoire. L’adorable Setsuko revient au monde de fugitifs instants au cours desquels l’éclatante splendeur de son enfance porte au cœur des coups douloureux. Ce quatrième film du studio Ghibli, paru en 1988, est aussi émouvant que le récit de Nosaka.
Les Algues d’Amérique – L’arrivée du couple Higgins, des Américains que son épouse Kyôto a rencontrés à Hawaï, ne laisse pas d’agacer Toshio. « Un Américain, ne serait-ce qu’un gosse, pour lui, c’est de la graine d’occupant. » (p. 133) Toshio, adolescent pendant la guerre, a été souteneur et pourvoyeur de denrées diverses pour les soldats américains qui occupaient le pays. Sa rancune est tenace et justifiée, puisque le couple Higgins, des décennies après la guerre, agissent en pays conquis et méprisent une culture dont ils ne font pas l’effort de percer les beautés. Les souvenirs de Toshio se réveillent et, pêle-mêle, nous entraînent dans un univers où la connaissance de l’Amérique est bâtie sur des mythes, des suppositions et des rancoeurs.
L’idée que les Japonais se font de la langue anglaise est désopilante. Les cours de discussion anglaise dispensés aux jeunes Japonais étaient l’occasion d’échanger et d’apprendre quelques mots hésitants et une prononciation simplifiée. Moins drôle et plus utilitaire, cette langue étrange était mise au service de la lutte contre la faim : la mendicité était le lot quotidien des occupés qui, dans les meilleurs jours, volaient les rations destinées aux soldats américains. Le chewing-gum est un élément traumatisant de la guerre : « Mais pourquoi donc les soldats américains éprouvaient-ils le besoin de distribuer leurs cigarettes et leurs chewing-gum aux premiers venus ? Par peur d’être chez les ennemis de la veille ? Était-ce de la pitié pour des estomacs vides ? C’est pourtant pas le chewing-gum qui calme le ventre. » (p. 88) Les papiers argentés des barres à mâcher s’envolaient dans les rues dévastées comme des lucioles modernes, preuves d’une reddition consommée.
Ce récit qui fait suite à La tombe des lucioles renverse l’émotion et joue sur la gamme du cynisme et de l’ironie glaciale. L’Américain, même en temps de paix, reste l’ennemi, le vainqueur et la bête. Toshio aligne maniaquement les raisons de la défaite du Japon. La taille de l’ennemi, soit vingt centimètres de plus, a été déterminante alors même que les Japonais étaient censés avoir les reins plus solides, au sens physique du terme. Pour Toshio, il s’agit aujourd’hui de faire plier l’ancien ennemi, de le pousser à aimer le Japon, à en reconnaître au moins une beauté. C’est un ridicule combat singulier dont le visiteur n’a pas conscience et qu’il n’honore pas, laissant le Japonais seul face à ses démons.
En deux récits et deux tonalités, Akiyuki Nosaka écrit les plaies que le Japon lèche encore dans les années soixante. De ces traumatismes passés aux fureurs que la terre a déchaînées le 11 mars 2011, l’archipel est plus fragile que ce que son PIB indique.
Daniel Astin est veuf et a trois enfants, les jumeaux Michel et Louise et Bruno, le troisième, le dernier, celui dont il n’est pas certain d’être le père. Bruno est un enfant farouche qui prend facilement la fuite. Daniel s’en étonne et s’en agace, ne comprenant pas cette réaction d’animal apeuré : « Est-ce ma faute si cet enfant réagit comme un lièvre et, dès la moindre scène, répond aux reproches avec ses genoux ? »(p. 11) Du haut de son enfance maladroite, l’enfant assène à son père une évidence que celui-ci tentera toute sa vie de combattre : « Tu m’aimes, bien sûr, mais tu m’aimes moins. »(p. 17) Daniel Astin va se mettre à aimer avec rage et passion ce fils qui n’est peut-être pas de lui. De ce presque inconnu, il fait son propre enfant, son enfant choisi. Mais il lui faut aussi devenir père et éviter les pièges de l’attachement. « En Bruno, j’ai accepté, puis découvert puis exalté un fils. Comment n’ai-je pas vu que, pour qu’il soit mon fils, il faut que je ne lui sois point donné comme barrière, il faut que de l’anormal naisse le normal, qu’il me soit un fils ordinaire. » (p. 190 & 191)
Daniel est professeur de lettres dans un collège de la Marne. Veuf, il élève ses enfants avec l’aide de la jeune sœur de sa défunte épouse, Laure, grillon du foyer qui donne à ses neveux tout l’amour d’une mère sans attendre de retour, « Laure, notre perle, Laure, notre merle blanc. »(p. 48) Daniel est somme toute dans une situation confortable. Mais il fait difficilement la part entre le père et le professeur. Et il sait encore moins bien disposer de la tendresse que tout père doit à ses enfants. Sans cesse, il les catégorise : « Louise est mon sirop, comme Michel est mon vin d’honneur et Bruno mon vinaigre. » (p. 55) Incapable de les aimer d’une même affection, il détaille ce qu’il leur porte et tient des comptes farouches, craignant de léser Bruno.
De l’autre côté de la rue, Laure vit chez sa mère, Mamette, vieille femme prompte au jugement cinglant et qui répète à l’envi ce sarcasme pétri de tendresse : « Quand on m’aura attaché la mentonnière, alors seulement mes agneaux, je cesserai de vous servir vos vérités. » (p. 316) Et pourtant, de l’au-delà, Mamette saura assener une dernière vérité, encore plus foudroyante parce que déjà connue : « Elle ne m’apprenait rien, la défunte pythonisse. Elle me laissait deux enfants dont je m’étais mal occupé, un troisième dont je m’étais trop occupé. Et Laure sur les bras, à défaut d’avoir pu la pousser dedans. »(p. 319)
Homme à qui le veuvage donne la possibilité de prendre femme, notamment pour élever ses enfants et tenir sa maison (nous sommes dans les années 50/60), il tergiverse et ne sait choisir entre la fidèle et patiente Laure et la pétillante Marie, collègue de travail et premier amour éconduit par sa mère. Mais là encore, Daniel est maladroit, pataud dans ses décisions et ses élans de cœur. Finalement, il sacrifie les femmes à ses enfants et avant tout à Bruno, ce fils dont il veut tant gagner l’affection, afin de se l’attacher plus solidement que par le lien du sang. « J’étais moins délivré d’elle [Marie] que de moi, du souci d’être un homme quand l’avenir devenait celui d’un père. » (p. 155)
La narration est assurée par Daniel, à la première personne. Mais Daniel, sans cesse dans la contemplation et la rectification de lui-même, parle parfois de lui à la troisième personne, il se sépare d’un M. Astin trop rigide. Daniel est lucide sur ses travers :« J’ai été longtemps, je le crains, un de ces hommes qui économisent leur chaleur, qui vivent ensevelis dans leurs paupières, sans rien connaître d’autrui ni d’eux-mêmes. Ma profession ne m’avait pas appris la perspicacité ; elle m’avait donné l’habitude des règles, elle m’avait rallongé le sang à l’encre rouge. Ma seule chance aura été d’en tenir le goût des scrupules. » (p. 20) Le récit de Daniel court sur de nombreuses années et l’on fait à ses côtés le chemin d’un homme vers son âge d’or. À mesure qu’il raconte la vie de ses enfants et la sienne, Daniel se dévoile à lui-même, il ose s’avouer ses sentiments et ses rancœurs, mais toujours à mots couverts. « Abonné à l’embarras, j’y trouve aussi un bon refuge, de bons prétextes pour n’approcher de moi qu’à tâtons. »(p. 65)
Le cheminement de ce père putatif est bouleversant. Pour mieux aimer son vilain petit canard, il en délaisse ses propres enfants. Michel réussit de brillantes études qui le mènent vers une carrière glorieuse. Louise, éblouissante à sa manière, goûte au succès. Ces deux-là n’ont plus vraiment besoin de lui. Pour briller, Bruno n’a besoin que de se frotter à son père qui n’a de cesse de faire reluire l’image de ce fils adoré. Conscient de ses erreurs en tant que père, de ses injustices et de ses excès, Daniel tente des efforts qui ne sont que futiles. Il entoure Bruno d’un amour asphyxiant et dont lui-même étouffe. Une simple vérité pourtant suffirait à l’apaiser : « nul n’est vraiment père que son fils n’a reconnu pour tel. » (p. 289) Bruno le reconnaît comme tel. Et pourtant Daniel craint et souffre d’être abandonné quand Bruno, enfin adulte, s’éprend et épouse la douce Odile. Il faudra finalement que Daniel se décide à reprendre sa vie là où il l’avait laissée, qu’il cesse de vouloir accompagner Bruno dans chacun de ses gestes, qu’enfin il libère l’oisillon qu’il avait recueilli.
Quel texte ! L’écriture est puissante, travaillée et propre à susciter l’émotion. La plume d’Hervé Bazin mérite la voix haute, l’articulation sonore pour que claquent les suites de mots et enchaînements superbes que l’auteur sait créer. Bazin est un habile peintre de la nature humaine. Le portrait de Laure, vieille fille de 35 ans, patiente, discrète, toute dévouée à son beau-frère et à ses neveux, est achevé dans les moindres détails. Il est impossible de ne pas s’attacher à ce père trop maladroit, trop aimant, trop inquiet. Jamais aigri contre son épouse décédée, il fait de Bruno l’ultime cadeau qu’elle lui aurait laissé. Daniel transcende la fonction de père : pélican moderne, il s’arrache le cœur pour le donner à ce fils qu’il n’aimera jamais assez.
Sol, 2004, Californie. Randall, 1982, New York et Haïfa. Sadie, 1962, Toronto. Kristina, 1944 et 1945, Allemagne. Ces quatre personnages ont six ans et sont les échelons d’un chemin à rebours du temps. Kristina est la mère de Sadie, elle-même mère de Randall qui est le père de Sol. Du haut de leur enfance, ils racontent leur vie et leurs rapports avec leurs parents et grands-parents. Cette famille se construit autour de silences, de secrets percés à jour et de douleurs qui s’héritent. Ces enfants ont des images puissantes de leur personne. Si Sol se voit lumineux et intouchable, Sadie se sent cernée par l’Ennemi et contrainte à la perfection et à la flagellation pour connaître le bonheur. D’une génération à l’autre, un grain de beauté, qui se niche un peu partout, atteste de la véracité du lien qui unit les quatre personnages. Chaque enfant connaît sa guerre, intimement ou pas : Irak, Liban, Allemagne sont les théâtres des terreurs et rêves enfantins.
Une fracture béante inaugure la lignée. Kristina, ou quel que soit son prénom, vient de nulle part. Les parents qu’on lui connaît ne sont pas les siens. Si Kristina a décidé de se libérer de ce manque, Sadie s’acharne à creuser la faille plus profond. Ce qu’elle met au jour est un des épisodes les plus méconnus de la seconde guerre mondiale, un épisode à ajouter à l’horreur qui déborde déjà. Kristina est une enfant volée en Ukraine: la perfection de ses traits, conformes au type aryen, faisait d’elle une candidate idéale pour repeupler l’Allemagne nazie décimée. Kristina a sublimé la douleur en devenant une chanteuse mondialement reconnue. Sadie expie le passé en étudiant et enseignant avec acharnement la question du Mal. Randall choisit de se battre en retrait et participe à l’effort de guerre américain en créant un nouveau soldat parfait. Sol, en bout de ligne, a tous les choix. Mais chez lui, la marque de famille est dangereuse : inscrite sur son visage, elle témoigne d’une douleur et d’un secret qu’il n’est plus possible de taire.
Je suis partagée à la fin de cette lecture. La construction du récit est intelligente et ménage les révélations. Chaque enfant tire sur le fil de la vérité et dévide un peu plus la bobine. Les épisodes s’achèvent toujours sur une découverte dont on pressent qu’elle est majeure. Mais au bord de la faille, la vérité se dérobe et il faut repartir à la rencontre d’un nouvel enfant. Le récit est mené successivement par chaque personnage : entre famille et terreur, ils se construisent un monde régi par des rites et des croyances censés conjurer le mauvais sort. Quand le cérémonial échoue, c’est la vie qui bascule et la parole passe à la génération précédente.
Mais je n’ai pas été convaincue par le langage des personnages. Ils ont tous six ans et, aussi doués soient-ils, il est invraisemblable qu’ils s’expriment ainsi. Ces personnages d’enfants ne sont pas crédibles. C’est dommage, car le sujet est intéressant et bien traité. Il ne tombe pas dans le macabre et ne dénonce pas vainement les méfaits de l’Allemagne nazie. Nancy Huston expose une situation et ses conséquences trois générations plus tard. Il aurait fallu adapter le langage aux personnages ou les penser plus âgés. L’émotion peine à sourdre des pages. Les révélations sont terribles et bouleversantes. Le regard innocent de l’enfant qui ne sait pas qu’il a ouvert une porte avait toutes les chances d’accroître l’émotion, mais pour moi, rien n’y a fait, les formes d’expression des personnages ont endigué le sentiment.
Dans le couvent des Carmélites de Lima, une vieille femme écrit l’histoire de sa vie pour la transmettre à son fils, Manuel. « Je n’ai voulu qu’une chose : vivre et aimer en toute liberté. On fait déjà de ma vie une légende ; aujourd’hui, mon fils, je voudrais que tu saches la vérité sur ta mère, sur celle que Lima appela La Périchole. »(p. 11) Micaela Villegas, descendante de l’illustre famille des Mendoza d’Espagne a aimé le théâtre, la vie et un homme avec passion, excès et éclat. Après des débuts modestes, elle attire tous les regards du Colisée, le théâtre de Lima, et particulièrement le regard de Manuel de Amat, vice-roi d’Espagne au Pérou. Quarante ans séparent la jeune et belle actrice du noble aristocrate.
Nommée Première Dame du Colisée, Micaela règne sur le cœur de Manuel. Mais la politique s’immiscera souvent dans cette passion au long cours. Orgueilleuse et capricieuse, Micaela demande toujours davantage de preuves d’amour et voudrait être reconnue et respectée. Adulée par le public, elle veut soumettre le vice-roi à ses désirs. Fort heureusement, Manuel est l’homme qu’il lui fallait : lui-seul pouvait tenir tête à cette femme de caractère. À l’heure de sa mort, Micaela repense avec émotion à l’amour qui la liait à cet homme de pouvoir. Enfin repue de gloire et de reconnaissance, c’est avec modestie qu’elle s’apprête à quitter la terre.« J’ai choisi mon épitaphe : « Ci-gît la Perricholi, comédienne », c’est le nom de ma gloire et de mes péchés ; c’est le nom que m’avait donné celui qui m’aimait. » (p. 408) La Périchole, c’est une chienne métisse, injure que Manuel lance un jour à sa maîtresse. Avec le temps, l’affront devient titre de gloire. Métisse peut-être, esclave jamais.
S’il est agréable de croiser Tirso de Molina et Calderon de la Barca, le récit de la vie de cette actrice ne leur rend pas hommage et la comparaison est bien peu flatteuse pour le texte de Bertrand Villegas, descendant de la célèbre comédienne. Bien que Bertrand Villegas ait déjà publié un livre, il n’aurait pas dû s’attaquer à ce récit. Il est certes flatteur de compter une telle femme parmi ses aïeules. Mais la plume de l’auteur est lourde, maladroite, ampoulée et elle accumule les poncifs : vous voulez des cheveux qui cascadent sur des épaules ? Oui oui, c’est bien là ! Mais me voilà bien mauvaise langue : j’ai lu ce livre une première fois, quand j’avais 14 ans, et j’avais été éblouie par l’existence de cette femme. Ah, si jeunesse savait…
Les émois romantiques dus aux lectures de mon adolescence se sont apaisés et le sous-titre du livre sonne plus creux encore : Une femme de passion qui inspira Mérimée, Offenbach et Jean Renoir. Alléchant, n’est-ce pas ? Pour trouver ces trois artistes, je vous invite à consulter les sources et mes liens, car vous ne les trouverez pas ailleurs dans le texte de Bertrand Villegas. Alors, comme je ne suis pas chiche, voici un extrait de l’opéra éponyme d’Offenbach.
Ce n’est pas un livre déplaisant, mais la plume de l’auteur manque grandement de légèreté et/ou de magnificence pour s’attaquer à un tel sujet.
J.-K. Huysmans et le Satanisme – Texte de Joanny Bricaud.
Quand il écrit ce texte, en 1913, Joanny Bricaud affirme que la pratique satanique n’est pas reléguée aux temps obscurs du Moyen-âge. Pour nous en convaincre, il reprend les écrits et les expériences de l’auteur Joris-Karl Huysmans, arguant qu’il était « un des mieux renseignés sur ces effroyables rites, aussi bien pour le passé que pour le présent. » (p. 10) De fait, qui mieux que l’auteur de Là-bas pouvait renseigner les générations présentes et à venir sur le satanisme de la société fin de siècle ? On découvre les personnes que Huysmans a fréquentées et dont il s’est inspiré pour créer ses personnages. Ainsi, l’abbé Boullan, « cerveau inquiet et assoiffé d’absolu » (p. 21) procède à des exorcismes « par la profanation de l’hostie et par l’ordure » (p. 27), le mystique d’Eugène Vintras offre son aide aux possédés, tandis que les occultistes et les satanistes sévissent sur les faibles esprits des religieuses et des femmes du grand monde.
Autant le grand génie de Huysmans fait du satanisme un sujet éminemment intéressant et fascinant, autant les convictions d’occulte mystique de Joanny Bricaud font de la question un ramassis de faits sans suite et du plus bel ennui. Toutefois, il est intéressant de découvrir Huysmans en proie à de vilains personnages auxquels le chanoine Docre n’a rien à envier.
Une séance de spiritisme chez J.-K. Huysmans– Gustave Boucher
Gustave Boucher était un ami de l’auteur. À ses côtés, il a participé à quelques séances de spiritisme dont l’une fit soi-disant apparaître le spectre du général Boulanger. Au terme de cette troublante expérience, Gustave Boucher se convertit définitivement au christianisme, suivant la voie ouverte par Huysmans : « Avec vous, je cheminerai dorénavant dans les jardins de l’Église, non pas en étranger, mais en compagnon eucharistique. Mais je ne veux pas donner au diable le mérite de ma conversion ; je veux l’attribuer tout entier à votre amitié et à vos prières fraternelles qui, je crois, m’en ont uniquement valu la grâce. » (p. 97)
Je doute que Gustave Boucher cherchait à faire rire en racontant le troublant épisode de l’apparition du spectre de Boulanger. Et pourtant, ce texte est aujourd’hui puissamment drôle ! Les émois que connaît cet homme et la rationalisation à laquelle il s’adonne ensuite convoquent l’humour au premier plan. Ce très court témoignage a des accents de conte philosophique et la conclusion est désopilante : Gustave Boucher ne peut nier avoir assisté à un phénomène étrange, mais plutôt que de l’attribuer au diable ou à une quelconque magie, il le balaie et se tourne vers les rassurantes sirènes du christianisme bonhomme.
Le Satanisme et la Magie – J.-K. Huysmans
« Rien n’est plus malaisé que de tracer une ligne de démarcation entre les attaques variées de la grande névrose et les états du Satanisme. »(p. 101) Aguerri par les recherches et l’écriture de Là-bas, Huysmans s’emploie à démontrer que le Satanisme est plus que jamais présent dans la société fin de siècle. Il réfléchit sur les vols d’hosties consacrées, sur les pratiques d’incubat et de succubat et sur les autres manifestations de cette religion « à rebours du catholicisme ». À la fois carnet de notes et essai philosophique, ce texte se veut également un viatique et un talisman : « Je souhaite que la lecture de ce volume préserve les coquins ou les dupes qui rêveraient de pénétrer dans l’au-delà du Mal. » (p. 133) Chat échaudé craint l’eau froide, dit-on. Ici, il apparaît clairement que c’est le Huysmans converti qui s’adresse aux foules faibles et crédules.
Cet opuscule est édité chez À Rebours, maison d’édition lyonnaise dont le catalogue à lui-seul est un bijou : en une trentaine de pages, on découvre un Enfer littéraire qui fait saliver d’envie ! Pas dit que je résiste à la tentation d’acheter tout le catalogue… La gourmandise, un péché ? Allons donc !
Biographie de Jérôme Soligny. À lire avec les albums de l’artiste à portée d’oreille.
Avant d’être le talentueux et fabuleusement beau David Bowie, David Robert Jones est né à Londres en 1947, un mercredi. Profondément attaché à son demi-frère, Terry, il découvre grâce à lui des artistes qui le marqueront. Très tôt, David sait qu’il veut faire de la musique mais à aucun prix il ne sacrifiera son originalité. Il a faim d’expériences et de découvertes. À ses débuts, il va de groupes en groupes. Peu à peu, il se fait un nom. David Bowie attire les foules mais pas toujours pour sa musique : « On commence à parler de Bowie comme d’un phénomène qui décontenance et qui dérange. Si le public se presse à ses concerts, c’est plus par peur de manquer un évènement que parce qu’il apprécie sa musique. » (p. 44) Artiste prolifique et travailleur acharné, David Bowie s’investit dans sa musique, la vit passionnément. C’est ainsi qu’il endosse les costumes des personnages qui animent ses albums : Major Tom, Ziggy Stardust et ses Spiders from Mars, Aladdin Sane, Halloween Jack et ses Diamond Dogs et Thin White Duke sont autant de masques qu’il porte jusqu’au bout d’expériences musicales intenses. Si les costumes et les maquillages sont extravagants, derrière ces masques, il ne cache pas, il donne le meilleur de lui-même. Artiste caméléon et protéiforme, David Bowie se nourrit de ses personnages pour se construire et s’imposer en génie musical et artistique.
Autour de David Bowie gravite une foule d’artistes et de collaborateurs : producteurs, agents, avocats, chacun veut sa part du gâteau Bowie. Mais l’artiste est intransigeant et intelligent. Ses attachements les plus puissants vont aux artistes qui, comme lui, font l’expérience d’un nouvel art, souvent musical : Andy Warhol, Lou Reed, Mick Jagger, John Lennon et Iggy Pop sont autant des mentors que des partenaires. David Bowie est incapable de se fermer des portes et il aurait eu tort de le faire : il s’essaie aux planches et au cinéma avec succès, il fait des incursions remarquées dans le monde de la peinture. De toutes ses expériences, il nourrit sa musique, doué d’un don visionnaire qui lui fait explorer des territoires encore vierges.« Il est un sculpteur de vérité. Avec l’aplomb de ceux qui avancent avec dignité, jeune comme seuls certains vieux peuvent l’être, il continue de démontrer que l’anticipation reste la principale composante de son art rock génialement maîtrisé. » (p. 191) Pop ou glam rock, les appellations ne manquent pas pour qualifier l’art de David Bowie. Ce qui est certain, c’est qu’il a forgé une nouvelle musique en déconstruisant des genres, en déplaçant leurs limites et en balayant leurs codes pour mieux les réécrire.
Avec intelligence et discrétion, Jérôme Soligny insère dans la biographie des témoignages d’amis, d’artistes ou de collaborateurs ou encore des extraits de presse. Mais le plus percutant, c’est quand il laisse la parole à David Bowie : plutôt que de surinterpréter un acte ou un instant, il transcrit les mots de l’artiste et tout est dit. Le biographe sait ici transmettre toute la passion qu’il a pour l’œuvre de l’artiste. Mais son texte n’est pas la compilation d’un fan halluciné qui cherche le détail le plus sordide de la vie de son idole. Jérôme Soligny fait découvrir David Bowie au travers de ses albums et de ses chansons. La vie de Bowie traitée comme une discographie animée, c’est original et ça évite le voyeurisme toujours écœurant des biographies prétendument exhaustives. C’est à peine si Jérôme Soligny évoque les épouses (Angie et Iman) ou l’addiction à la cocaïne. Personne ne les ignore et sa biographie n’est pas le lieu pour en discuter encore. Parlons musique, voilà tout, et c’est que fait le biographe, pour mon plus grand plaisir.
Hajime est né fils unique dans le Japon des années 1950. À cette époque, ce n’était pas encore la norme. Hajime grandit dans la certitude qu’il est différent, pas meilleur, mais pas tout à fait conforme. Et il s’en accommode. « J’éprouvais une certaine paix à être moi-même, satisfait de ne pas être un autre. » (p. 24) Solitaire par goût, il n’éprouve de plaisir qu’en la compagnie de Shimamoto-san, sa voisine et camarade d’école. Shimamoto-san est jolie, intelligente et pleine de promesses. Les deux enfants partagent une commune passion pour la musique classique et nourrissent vaguement des sentiments amoureux qu’ils n’osent se déclarer. Douze ans, ça leur semble trop jeune.
Mais les années passent, le lien se défait. Chacun part de son côté. Hajime vit une adolescence et un âge adulte sans éclat, émaillé de quelques liaisons amoureuses qui ne lui laissent qu’un souvenir amer. La trentaine passée, il épouse Yukiko, simple et douce. Ensemble, ils ont deux filles. Enfin, la vie d’Hajime semble prendre son envol. Il dirige deux clubs de jazz qui, à son image, sont intimes et cultivent le goût de la solitude élégante.
Et voilà que Shimamoto-san retrouve le chemin de son existence. Après vingt ans de séparation, le sentiment est toujours là. Hajime n’a jamais oublié Shimamoto-san et c’est toujours elle qu’il a cherché en toute femme. « Mon attirance allait à quelque chose de plus absolu et de plus intérieur qu’une beauté physique quantifiable ou mesurable. » (p. 46) Hajime est sensible à la force d’attraction des femmes. Mais Shimamoto-san est devenue évanescente, inaccessible, mystérieuse et intransigeante. Entre elle et Hajime, il n’y a qu’un amour manqué. Ce n’est même pas une passion impossible. Ce n’est qu’une relation qui est passée à côté de l’existence.
Celui qui nous raconte son histoire est lourd de douleurs inexprimées et de cris retenus. De s’être retenu de vivre, Hajime ne peut que faire un bilan en demi teinte de son existence. Depuis son enfance en passant par sa morne adolescence jusqu’à ses années d’homme, on le suit en attendant, comme lui, que la flamme prenne. Le titre s’explique musicalement mais également médicalement. Hajime n’a pas osé aller au sud de la frontière ni à l’ouest du soleil pour y découvrir les trésors dont il rêvait. Et quand il a osé, il n’était plus temps. Son récit est celui d’un instant trop tard, d’une main qui se referme sur le vide.
Et c’est également l’expérience que fait le lecteur. Le texte de Murakami est fin, très évocateur. Mais il est inachevé, incomplet. Il ouvre des possibles que je n’ai pas eu envie d’explorer parce que les possibles passés ont avorté, que toutes les questions posées ont été soufflées sans même être considérées. Le texte s’illustre en une phrase : » ‘Quelque temps’, ça peut paraître très long à quelqu’un qui attend. […] Et le mot ‘peut-être’ pèse aussi d’un poids incommensurable. » (p. 177) Le texte de Murakami se situe exactement entre le quelque temps et le peut-être.
Haruki Murakami est le traducteur japonais de John Irving et Francis Scott Fitzgerald. Rien que cela aurait suffit à me le rendre sympathique. Mais j’avais déjà lu son Kafka sur le rivage qui m’avait enchantée au-delà de toute mesure. Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, court roman intimiste, est loin d’être déplaisant mais il laisse un goût d’infini trop amer. Il me faudra lire d’autres textes de l’auteur.
Sapphô, la dixième Muse selon Platon, chantait l’amour des femmes pour les femmes, implorant les déesses de protéger les élues de son cœur. Sa lyre n’était pas moins enchantée que celle d’Orphée.
Pernette du Guillet, muse de Maurice Scève, a laissé à la postérité des textes fins, drôles et passionnés. Gaspara Stampa voudrait « qu’Amour [la] mît à bonne école. » tandis que la Belle Cordière, Louise Labé, est lucide :« Ainsi Amour inconstamment me mène. »
Marceline Desbordes-Valmore énonce chante la destinée :« J’étais à toi peut-être avant de t’avoir vu » et Elizabeth Browning revendique une légitimité d’aimer : « Je t’aime librement, comme on tend au Droit. »
On découvre Emily Brontë poétesse. Ses vers ont la puissance que l’on savourait déjà dans Les Hauts de Hurle-Vent. « Il n’y a point de place pour la Mort / Ni d’atome qu’elle ait pouvoir d’anéantir, / Puisque tu es l’Être et le Souffle / Et que ce que tu es – est à jamais indestructible. » Emily Dickinson n’est pas moins sombre et souligne que « l’Âme est condamnée, / Escortée d’un seul chien / Son identité. »
Catherine Pozzi, amie-amante de Paul Valéry, nage en eaux troubles : « Je ne sais pas de qui je suis la proie. Je ne sais pas de qui je suis l’amour. » Marie Noël soumet sa création au doute : « les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites ? «
Anna Akhmatova, en pleine tourmente soviétique, laisse à la postérité le soin d’achever ses écrits : « Cette page que je n’ai pas finie, / La main brune de la Muse, / Divinement calme et légère, / Y inscrira le dernier mot. » Marina Tsvétaiéva, autre poétesse russe dévoile de sombres penchants : « Trahir est mon affaire et Marina – mon nom, / Je suis fragile écume marine. »
Louise de Vimorin chante la mort à venir :« Mon cadavre est doux comme un gant / Doux comme un gant de peau glacée. »Sylvia Plath fait l’expérience du détachement : « Je flotte à nouveau à travers l’air, mon âme pour vêtement, / Aussi pure qu’un pain de glace. C’est un don. »
Finalement, Kiki Dimoula use des mots de la modernité pour chanter l’amour : « Pas de nouvelles de toi. / Ta photo, stationnaire. / Comme il pleut sans pleuvoir. »
On découvre ou redécouvre ici quinze femmes qui ont marqué la poésie. Vingt-sept siècles nous séparent de la plus lointaine, la plus récente nous parle encore. De Sapphô à Kiki Dimoula, de Lesbos à Athènes, la boucle ne se referme pas mais continue d’entraîner dans son tourbillon des femmes dont la plume n’a pas fini de nous marquer. L’éditeur le précise, ce n’est pas « une anthologie de la poésie féminine, dénomination que beaucoup de femmes-poètes récusent, mais une succession de textes […] » (p. 7), des textes qui ont marqué les âges, les hommes et les mémoires.
Chaque poétesse est présentée au travers des écrits, en vers ou en prose, que d’autres artistes, figures politiques ou historiques, ont écrit à son sujet. Les hommes ne sont pas les moins loquaces pour louer le talent et les œuvres des femmes-poètes. Ainsi Christian Bobin compare Emily Dickinson et Arthur Rimbaud : « Sous le soleil clouté d’Arabie et dans la chambre interdite d’Amherst, les deux ascétiques amants de la beauté travaillent à se faire oublier. »
De quoi parlent-elles ces femmes à la plume agile ? D’amour, de jalousie, de désir, d’absence, d’attente, d’inspiration et de douleur. Comme les hommes en fait. Mais une autre question se pose. Si on fait classiquement de la femme la muse du poète, qui donc inspire et nourrit la création des femmes ? À cette interrogation, je me garderai bien de répondre et ne peut que vous conseiller de chercher la réponse dans les textes de ces poétesses.
Poerava – « Poerava était née au temps de la mémoire perdue. Comme tous ceux de sa génération, elle n’était plus que l’héritière d’une amnésie. » (p. 8) Poerava s’invente des rituels magiques pour se protéger et se venger. Face à la brutalité de l’existence, elle investit les perles d’un pouvoir sacré : création de l’homme dans les fermes perlières, ces agglomérats de nacre noire et dure sont comme Poerava, inaliénables. Poerava n’appartient qu’à elle-même et à l’océan. « Elle savait désormais que l’atoll, son anneau de corail, son anneau de noces, la vouait sans faille au bleu mortel dont elle était née. Elle ne pouvait plus compter, pour se sauver, que sur ses rituels magiques. » (p. 17)
Lignes de vie – Entre un vieil homme qui trace inlassablement des lignes de calligraphie sur de vieux annuaires et un tatoueur qui orne les peaux de bijoux indélébiles, il y a le même amour du dessin. « Seul compte le geste en cours d’accomplissement, le tracé en devenir. » (p. 31 & 32) Quelle que soit l’encre ou le support, « la calligraphie, c’est comme la vie : on ne peut pas remonter le courant. » (p. 32) La calligraphie et le tatouage sont deux arts tahitiens, issus de traditions métisses et symboliques. Qu’il marque la peau ou qu’il couvre la feuille, celui qui les pratique est « à la fois artiste graphique et écrivain public. Écrivain à fleur de peau. »(p. 41)
Raerae – « Herenui était gaucher, métis et raerae. » (p. 49) Beaucoup de défauts pour un seul homme. Est raerae l’homme qui choisit d’être une femme, d’exprimer et de vivre sa féminité. Dans l’ancienne Tahiti, c’était une pratique fréquente. Encore aujourd’hui, « sa culture lui offrait un biais pour l’exprimer sans déshonneur. »(p. 57) Mais les temps changent. Herenui, si heureuse et innocente, s’attire les moqueries et les désapprobations d’une société qui oublie ses traditions. « Qu’elle existe, soit, mais au moins, qu’elle souffre d’exister sous cette forme au lieu de s’épanouir en toute sérénité ! » (p. 62) Pauvre raerae qui fera l’expérience d’une brutalité gratuite et mesquine.
Sa place au soleil – Colette vit dans un pays gris, éloigné de l’océan et du soleil. Mais justement, le soleil, Colette en rêve et elle projette des séjours fabuleux dans des terres gorgées de lumière chaude et brûlante. « Pour tout le bourg, elle est la brave papetière un peu timbrée, l’aventurière en pantoufles dont on peut sourire sans méchanceté. » (p. 92) Mais Colette n’ose prendre l’avion et découvrir enfin les mondes dont elle rêve. « Enclos dans ces routines gigognes, le temps de Colette tourne en rond comme un hamster dans sa roue. » (p. 93) Mais voilà qu’un jour, Colette gagne un voyage à Tahiti. Enfin, elle peut passer derrière la carte postale et goûter au soleil. Mais ce qu’elle découvre là-bas est plus précieux que cette chaleur céleste : elle goûte à la vraie chaleur, celle dont elle a tant manqué.
Le sauvetage de Tonton Philibert – Tonton Philibert aime, le week-end, boire plus que de raison et vider les canettes en pêchant. Il se réveille alors les lundis matins et flotte entre amnésie et migraine. Connu sur l’île pour conduire une antique 404 plateau rafistolée, il mène ces jours-là sa guimbarde avec l’assurance optimiste des gens ivres morts. Un lundi matin, l’ivresse est plus tenace qu’à l’accoutumée et Tonton Philibert ne peut pas dire comment il a rejoint son lit.
La fourgonnette – Georges-Temoe est un fils de riche pourri gâté dont la maman est toujours disposée à couvrir les incartades. Mais quand Georges-Temoe envoie dans le fossé le pauvre Rodrigue Titi et son vieux scooter et qu’il tente d’échapper aux policiers présents, il commet une boulette d’une telle envergure que même sa mère, au plus fort de sa mauvaise foi légendaire, ne peut pas ignorer. Boire ou conduire, il faut choisir. Mais il faut également choisir que conduire.
L’auteure nous emmène en Polynésie française. Mais de la multitude d’îles, elle ne retient que Tahiti, « le caillou des mille fantasmes »(p. 104) et s’emploie à gommer les toiles de Gauguin pour faire apparaître une autre réalité, pas moins colorée mais certainement moins idyllique. Si l’île fantasmatique est protégée par sa barrière de corail, elle en est aussi prisonnière. « Le récif de corail avait déployé autour de l’île haute son anneau vermiculé, foisonnant, d’une persévérance de pierre vive, isolant et protégeant peu à peu le microcosme d’un lagon. » (p. 7)
Anne-Catherine Blanc trace avec talent, finesse, émotion et nostalgie les nouvelles lignes d’un univers dont on a trop rêvé. Tahiti, la douce terre des fantasmes, n’est plus. Touchée voire tachée par la modernité, elle sent toujours peser le lourd tribut de l’exotisme imposé par des continentaux en mal de frissons d’ailleurs.« Depuis longtemps, elle avait disparu, la bienheureuse autarcie du passé, offerte à des habitants sans convoitise par un pays luxuriant et généreux. La modernité avait créé des besoins et, même, elle avait fait naître chez certains une soif de consommation insatiable. » (p. 54) Devant le constat mélancolique d’une innocence perdue, l’auteure déploie des personnages qui sont les héros de destinées minuscules aux accents d’épopée.
J’avais déjà particulièrement apprécié L’astronome aveuglede la même auteure. Deuxième lecture réussie avec un voyage dans le Pacifique émouvant, à la rencontre des nouvelles légendes de l’archipel.
Lee Blanchard et Bucky Bleichert sont deux flics du L.A.P.D (Los Angeles Police Department), deux hommes forts et puissants qui forment un duo de choc, « Feu et Glace, les flics boxeurs. » (p. 106) Leur amitié s’est forgée sur le ring à coup de gants de boxe et sur le terrain dans la chasse aux criminels. Entre Blanchard et Bleichert, il y a Kay Lake. Elle vit avec Blanchard mais leur relation est toute platonique alors que se noue une romance improbable entre elle et Bleichert. « Adversaires, puis coéquipiers et enfin amis, Kay était inséparable de l’amitié : elle ne venait jamais se mettre entre nous mais elle emplissait nos deux vies, hors des heures de travail, avec grâce et style. » (p. 91) Début 1949, le trio Lee/Bucky/Kay vole en éclat avec le meurtre du Dahlia Noir, une actrice de seconde zone, menteuse, rêveuse et pas farouche, retrouvée découpée, mutilée et éviscérée sur un terrain vague. L’affaire déchaîne les médias. « Femme fatale provocante, en robe noire collante »(p. 142), le Dahlia Noir convoque les démons féminins qui hantent les deux flics, les poussant dans des voies dangereuses. Bleichert le reconnaît en introduction : « Notre équipe ne fut rien d’autre qu’une route cahotante qui menait au Dahlia. Au bout du compte, elle devait nous posséder l’un et l’autre, totalement. »(p. 21) L’affaire du Dahlia Noir dépasse le simple meurtre et dissimule une sordide affaire de mœurs et de famille. L’enquête, qui semble insoluble, obsède Bleichert qui se perd dans les faux-semblants et les ramifications de diverses affaires de crimes qui n’en forment qu’une seule, atroce à souhait.
Le récit est mené est Bleichert, dans une narration à la première personne qui entraîne le lecteur dans les tourments de la mémoire du policier. On suit l’enquête depuis l’intérieur d’un esprit bourrelé de remords. Avec cynisme et sur le ton d’un humour grinçant, Bleichert rapporte les faits crus et dévide la vérité jusqu’au bout de la pelote. Il remonte aux sources du sordide pour s’y noyer et n’en réchappe qu’au prix d’un ultime sursaut d’horreur. Blanchard et Bleichert traînaient tous les deux des casseroles issues de la seconde guerre mondiale et d’un passé familial traumatisé. Bleichert dévoile lentement son aversion des femmes avant sa rencontre avec Kay, la femme qui le sauve de lui-même : « l’amour avait pour moi un goût de sang, qui se mêlait aux odeurs de résine et d’hémostatique. » (p. 56) Sa liaison avec Madeleine Sprague, riche héritière d’une famille bourgeoise, est un piège dans lequel il s’embourbe doublement et profondément.
L’affaire du Dahlia Noir est fondée sur un fait divers réel. Une actrice affublée de ce surnom a réellement fait la une des journaux de Los Angeles. Le cas n’a jamais été résolu par les services de police, mais James Ellroy se paie le culot de proposer un dénouement et une explication au meurtre qui a ensanglanté les pages des canards de la ville des Anges. J’ai dévoré ce premier tome en constatant que l’horreur fait recette et attire l’œil. Incapable de détacher les yeux des descriptions macabres qui ponctuent le roman, je me suis délectée des mécanismes mis en œuvre par l’auteur pour balader son lecteur.
Le film éponyme de Brian de Palma avec Josh Hartnett, Hilary Swank et Scarlett Johannson est une réussite. J’ai déploré quelques raccourcis mais le film reste fidèle à l’esprit du roman de James Ellroy. Seul bémol – et de taille – j’ai trouvé Josh Hartnett bien trop jeune et trop poupin pour incarner l’agent Bleichert. L’acteur semble ne pas avoir assez vécu pour endosser le pesant costume de ce flic tourmenté.
Le Grand Nulle Part
Dans la nuit du 1er janvier 1950, un homosexuel est retrouvé mort, le corps déchiré de mutilations sexuelles et d’étranges morsures. D’autres meurtres similaires suivront dans l’année. Mal Considine, héros controversé de la seconde guerre mondiale, agent du L.A.P.D., mène l’enquête avec Dudley Smith, un policier dont le passé semble entaché d’une sombre affaire. Ellis Loew, adjoint du procureur de Los Angeles lance un Grand Jury sur l’influence communiste à Hollywood. La Menace Rouge fait trembler et les syndicats de machinistes de l’industrie du cinéma font peur. Danny Upshaw, jeune criminologiste du Comté de Los Angeles, est engagé pour infiltrer les réseaux communistes et trouver des preuves accablantes contre les communistes, en se rapprochant de Claire de Haven, une riche pasionaria communiste surnommée la Reine Rouge. Buzz Meeks, ancien flic du L.A.P.D. au département des Stups, homme de main d’Howard Hugues se retrouve sur les deux affaires. Réintégré dans ses fonctions de policier, il met ses talents au service de Mickey Cohen, chef de la pègre en rivalité avec Jack Dragna, un autre gangster de Los Angeles. Buzz Meeks prend les plus grands risques en s’amourachant d’Audrey Anders, la poule attitrée de Mickey Cohen. « Ça me plaît bien que ce soit dangereux d’être avec toi. J’aime ça. » (p. 275) Ce couple d’amants terribles ira au-devant de grands remous alors que Los Angeles est encore et toujours secouée par des vagues de crimes.
Dans ce deuxième volet du Quatuor de Los Angeles, on découvre la rivalité qui existe entre les services du L.A.P.D. (département de police) et ceux du L.A.S.D. (département du shérif). Le récit est mené à la troisième personne par un narrateur omniscient qui saute d’un flic à l’autre. L’intrigue est complexe, notamment en raison du point de vue adopté. Les chapitres projettent le lecteur au milieu d’une scène sans indiquer quel personnage est suivi. Cela participe de l’enchevêtrement des enquêtes et de la ramification de l’intrigue. Chaque fil mène à la même conclusion mais dévider l’écheveau demande patience et relecture. J’ai suivi avec jubilation les mêmes pistes que les flics, réécrit leurs théories et rédigé les mêmes conclusions. James Ellroy parvient à créer une intrigue policière ultra complexe sans perdre en route son lecteur. Mais il s’agit de garder l’œil ouvert et l’esprit alerte pour ne pas manquer un indice.
Je me suis attachée aux trois flics. Ils sont torturés, comme ceux du premier volet, mais leurs fêlures sont moins monstrueuses, plus humaines. Leurs faiblesses et leur violence bouillonnante sont des armes dont ils usent avec maladresse, comme des pantins qui voudraient couper leurs liens. Buzz Meeks surtout a retenu mon affection. De brute notoire au passé dégueulasse, il gagne en délicatesse à mesure que l’amour lui ouvre les yeux sur des valeurs autres que l’argent. Sans mièvrerie, James Ellroy montre comment un homme peut changer de voie sans renier ce qu’il est mais en effaçant une partie de l’ardoise qu’il porte dans le dos.
Une nouvelle fois, James Ellroy se fonde sur un fait réel, le meurtre de Sleepy Lagoon, pour développer une intrigue qui emprunte au réel et à l’imaginaire. La réalité dépasse parfois toutes les folies que pourrait se permettre le roman. Le talent de James Ellroy, c’est de ne jamais faire oublier le substrat réel en l’alimentant de fictif. Il ne s’agit pas de recréer la vérité mais d’imaginer des voies parallèles et de donner au crime de nouvelles voies à explorer.
Et finalement, le Grand Nulle Part, c’est quoi ? C’est où ? Pour moi, c’est là où se perdent les flics de valeur, comme Lee Blancharddans le premier volet. C’est aussi un air de jazz aux notes mélancoliques et sinistres. Le Grand Nulle Part, c’est Los Angeles, cité d’anonymes et de solitaires, cité d’êtres perdus, cité aux valeurs en déroute, cité oubliée du destin.
L.A. Confidential
Nuit de Noël 1951 ou « Noël Sanglant » dans les annales. Des policiers s’en sont violemment pris à des prisonniers en cellule, abusant de leur autorité et de leur force pour venger des collègues. Un agent tatillon, Ed Exley, héros de la guerre, témoigne en défaveur de ses collègues en échange d’une promotion qui sert son ambition démesurée : cadet d’une famille de policiers méritants, il veut briller aux yeux de son père et éclipser le souvenir brillant de son frère mort en service. Désormais haï de tous ses collègues, il entame une carrière fulgurante qui le mène aux plus hauts postes de la police. Dudley Smith est de plus en plus présent au L.A.P.D. et il entretient une attitude ambiguë vis-à-vis des agents qui ont le malheur de trouver grâce à ses yeux : « Lorsque Dudley Smith vous emmenait à ses basques, on lui appartenait […] : on n’était jamais sûr de ce qu’il voulait de vous, ou de la manière dont il se servait de vous. » (p. 197) C’est ainsi qu’il s’attache les services de Bud White, un policier connu pour ses pulsions de violence et sa haine des hommes qui maltraitent les femmes. Il s’attache à Lynn Brackens, prostituée de luxe. Bud White est un homme d’honneur, loyal jusqu’au pire à son coéquipier, Stensland, un flic alcoolique en fin de carrière. Enfin, il y a Jack Vincennes dit Poubelle : conseiller technique pour la série L’Insigne du courage, policier aux Stups, il renseigne régulièrement un magazine à scandales sur les vices et crimes des stars. Agent qui aime faire la couverture, il dissimule pourtant avec hargne un secret qui pourrait mettre en péril sa carrière. La course au poste de procureur est ouverte et Ellis Loew se présente pour la seconde fois avec de grandes chances de remporter la place. Survient le massacre du Hibou de Nuit et le viol multiple d’Inez Soto. Se profile une sordide affaire de mœurs fondée sur un réseau de prostitution aux pratiques singulières. On passe de 1953 à 1957 en quelques pages. Les trois flics sont confrontés à des affaires qui impliquent leur force morale et leur capacité à survivre au sein d’un système judiciaire qui écrase les purs pour sauver les pourris. L’honneur et la loyauté sont au centre de l’intrigue : il faut savoir pourquoi et pour qui on devient flic et à qui on choisit de prêter allégeance.
Ce troisième volet est mené à la troisième personne. Comme dans le volet précédent, on passe d’un flic à l’autre au gré d’un rythme dilatoire parfaitement maîtrisé. La mise en place de l’intrigue est longue. La première partie du roman pose les fondements de plusieurs affaires qui finiront par n’en former qu’une, tentaculaire et sordide, comme dans les deux premiers volets. Le prologue étonne : il est l’épilogue du Grand Nulle Part et on assiste à la fin prévisible de Buzz Meeks. Ce rejet de la conclusion en début du nouveau volet empêche l’intensité dramatique de s’essouffler. Et Buzz Meeks a encore remporté toute mon affection.
J’ai eu un grand coup de cœur pour l’agencement de ce troisième volet. On passe du récit des enquêtes à des chapitres composés uniquement de rapports de police ou coupures de presse. Version officielle et version journalistique s’affrontent pour donner un mélange audacieux et complexe. C’est au lecteur de tirer le vrai du faux. Comme le dit le titre, ce qui se passe à Los Angeles est confidentiel et ce ne sont pas les révélations prétendument fracassantes des journaux à scandale qui renversent réellement la vapeur. Dans la cité des Anges, le doigt reste posé sur la bouche, sur la marque de l’ange.
Le film éponyme de Curtis Hanson et avec Kevin Spacey, Russel Crow, Kim Basinger et Dany DeVito est une grande réussite. Comme adaptation d’un roman d’Ellroy, je l’ai préféré – et de loin – au Dahlia Noir de Brian de Palma. Si ce dernier est d’un noir glacé, comme une couverture de magazine, le film de Curtis Hanson est gouailleur, sale et compromettant. Dany DeVito excelle dans le rôle de Sid Hudgens, le journaliste de L’Indiscret. Kim Basinger est sublime en pute de luxe un peu paumée. Et que dire de l’interprétation de Russell Crowe, qui endosse avec humilité et éclat le rôle de Bud White ! L’acteur fait ressortir toute la bonté et l’ambivalence du personnage dans une composition très touchante. Certes, Curtis Hanson prend de nombreux raccourcis, élimine des personnages et va plus directement au cœur des choses. Mais il rend à merveille la voix des journaux en la personne de Sid Hudgens. Dans son film, Dudley Smith est un vrai pourri qui obtient enfin ce qu’il mérite. Et Buzz Meeks et Stensland connaissent des trajectoires différentes de celles du roman. Mais l’essentiel est là, la verve de James Ellroy s’illustre avec puissance, ses personnages sont droits dans leurs bottes, prêts à essuyer le pire.
White Jazz
1958. Dave Klein est avocat et policier au sein du L.A.P.D. Des meurtres perpétrés sur des clochards par un certain Feu Follet Fou, un cambriolage dans un magasin de fourrure et dans la propriété de J.C. Kafesjian, connu pour ses activités criminelles tolérées par les Stups, jettent Dave Klein dans une bataille qui le dépasse. Par devers lui, Ed Exley et Dudley Smith tentent de solder une inimitié qui dure depuis plusieurs années. Dans la famille Kafesjian, le père est trafiquant, le fils est un fou furieux, la fille et la mère ont la cuisse légère. En pleine course aux élections municipales, on reparle de Mickey Cohen qui est plus fauché que jamais, d’Howard Hugues qui est toujours plus obsédé des femmes et on retrouve L’Indiscret qui étale ses révélations fracassantes sur cinq colonnes. La population de Chavez Ravine est menacée d’expulsion afin de faire place au nouveau stade d’entraînement des Dodgers. Une enquête sur le milieu de la boxe et une autre sur le jeu tournent court. Dave Klein va franchir la limite qui le sépare du crime et de l’illégalité une fois de trop. Devenue proie du système qu’il servait, sa fuite est incertaine.
« J’ai moissonné l’horreur pour en tirer profit. Fièvre – brûlante maintenant. Je veux m’en aller, suivre la musique – me laisser prendre à son tourbillon, sombrer avec elle. » (p. 11) C’est sur cet aveu de lassitude et cette amorce de confession que s’ouvre le dernier volet de la quadrilogie. Si c’est la voix de Dave Klein qui porte le message, c’est l’auteur qu’il faut entendre : il est temps de refermer la porte du Quatuor de Los Angeles, au son d’un dernier disque de jazz. Ce quatrième volet – comme le premier – est raconté par un personnage. On ne suit que lui, son enquête et ses crimes. Particulièrement malsaine, la narration place le lecteur au cœur de l’esprit de Dave Klein, aux prises avec une pensée rapide et hallucinée. Si on assiste aux mécanismes de raisonnement, on découvre également un passé sordide et violent. Dave est en dette avec Mickey Cohen. Au sein de la pègre, on le connaît sous le nom du Redresseur. Ses méthodes sont ultra violentes et douteuses, tout comme le sont ses sentiments pour sa sœur Meg. Ce volet est le plus complexe : les phrases sont courtes, très souvent nominales. Les engrenages mentaux du personnage fonctionnent très rapidement et ne s’embarrassent pas d’information superflue. La phrase se fait télégraphique : au lecteur de ne pas perdre le fil du message.
Dave Klein m’a été immédiatement antipathique. Ce ressenti a influencé toute la lecture de White Jazz : ce tome est celui qui m’a le moins plu, même s’il conclut avec brio avec la quadrilogie.
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On découvre la ville de Los Angeles, en pleine construction et mutation. On assiste à la descente du panneau de promotion immobilière qui trônait sur les collines de la ville. Hollywoodlands n’est plus, voici Hollywood, terre de mirage, miroir aux alouettes pour starlettes crédules qui seront broyées par une industrie vorace. Le parc d’attraction Dream-A-Dreamland, inauguré dans le troisième volet, est une parfaite illustration du mensonge que les puissants servent à la population pour l’endormir.
Les 1950’s, décennie particulière, se prête particulièrement au roman : dans Le Grand Nulle Part, « l’inspecteur adjoint Danny Upshaw émit la prédiction que les années cinquante allaient être une décennie de merde. »(p. 14) Pourquoi ? Parce que la seconde guerre mondiale colle encore aux basques de tout le monde, parce les émeutes zazous sont encore dans toutes les mémoires et que l’air du temps alimentera les préjugés raciaux au-delà de toute mesure. James Ellroy excelle véritablement dans l’art de reprendre à son compte des faits réels – faits divers, Histoire, personnages historiques – pour les détourner et en faire de la matière à littérature. Dans son grand pressoir-hachoir, il mélange le vrai pour prêcher un faux aux allures du plus réel des tableaux.
Les romans de James Ellroy prennent aux tripes et les remuent. Ce ne sont pas des romans policiers traditionnels. L’auteur prend plaisir à balader ses flics – et son lecteur – pour mieux les balayer et les broyer afin d’en faire de nouvelles victimes expiatoires d’une ville puant le crime. Los Angeles incarne les nouvelles Sodome et Gomorrhe. Ce que montre James Ellroy, après tout, c’est que le crime a tous les visages et se dissimule derrière chaque porte. C’est cela que l’auteur rappelle en mettant à mal ses personnages et les règles classiques du roman policier. La découverte du coupable n’est finalement pas ce qui compte le plus, même si l’on suit avec avidité les enquêtes. Le plus important, ce sont les découvertes intimes que chaque personnage fait sur lui-même. En partageant l’intimité mentale des flics et en suivant leurs raisonnements, on les accompagne dans des révélations fracassantes qui ne leur laissent que peu de chance d’en réchapper. James Ellroy n’est pas tendre avec ses flics, il les malmène et les expédie ad patres en quelques lignes. Arrivés au bout d’eux-mêmes et investis de leur vérité propre, ils ne peuvent plus résister à Los Angeles ni au roman et doivent quitter la scène.
Alors se pose la question de la définition du héros selon James Ellroy. Est-ce celui qui a essuyé le feu ennemi pendant la guerre ? Celui qui suit la ligne droit de la justice et de la loi ? Celui qui ne commet pas de crime ? Il semble plutôt que le héros soit celui qui ose regarder au fond de lui-même si cette introspection doit être fatale. Pessimiste Ellroy ? Peut-être. Mais il faut lui reconnaître le mérite de ne pas s’illusionner sur la grandeur et la valeur des hommes.
Ici, les jouissances sont toujours sales et malsaines. Les plaisirs sont pervers et les déviances innommables. Sous la plume de James Ellroy, le sexe est sordide. Dans Le Grand Nulle Part, il souligne que « la perversion était abominable mais l’excitation était continuelle, à se sentir pareil à un glouton qui rôderait dans les ténèbres d’une maison inconnue vingt-quatre par jour. » (p. 606) Les personnages d’Ellroy ont tous les droits d’être infâmes, ils sont de papier. Ce à quoi parvient l’auteur est plus subtil et plus pervers : il fait de ses lecteurs les témoins et les complices des ignominies qu’il couche sur le papier. L’addiction est intense. Je ne saurais expliquer la fascination qui m’a saisie lors des descriptions macabres ou lors des interrogatoires et des enquêtes où les flics fouillent la merde pour en tirer l’immonde.
Les services de police sont loin d’être propres, « les meilleurs des meilleurs » excellent surtout dans le détournement de la loi. La corruption et la coercition sont au service des intérêts personnels les plus divers et des ambitions les plus démesurées. Un dialogue tiré de L.A. Confidential illustre la ligne de conduite suivie par les services de l’ordre : « – Pensez-vous qu’il faille autoriser l’existence d’une certaine fraction du crime organisé afin qu’elle perpétue certains vices acceptables qui ne font de mal à personne ? – Bien sûr, une façon de défendre les intérêts de l’électorat. Il faut bien laisser un peu de mou sur la ficelle. » (p. 91) Puisque chacun est coupable, d’une façon ou d’une autre, il n’est pas possible et pas souhaitable de tout réprimer. Ainsi se justifient les alliances avec les gangsters, les trafiquants de drogues, les maquereaux, les prostituées et les autres membres qui constituent la lie de la société dans laquelle les flics aiment à se rouler. La police telle que l’a décrit James Ellroy use de méthodes expéditives, brutales, qui flirtent ou embrassent à pleine bouche l’illégalité. La violence exercée par les policiers est justifiée dès le début par Lee Blanchard qui énonce en dogme que « y a des gens qui réagissent mal quand on est gentil avec eux. » (p. 78 – Le Dahlia Noir) La manière forte a pleine légitimité dans un monde violent. Et pourtant, en public, les forces de l’ordre font profession hypocrite de bonne foi : « Les policiers étaient sujets aux mêmes tentations que les civils mais ils avaient besoin de maîtriser leurs instincts les plus bas dans une plus large mesure afin de servir d’exemples moraux à une société sapée de plus en plus par l’influence envahissante du communisme, du crime, du libéralisme et de la turpitude morale générale. » (p. 354 – L.A. Confidential) Il ne faut pas faire confiance aux forces de l’ordre pour faire régner la loi mais il ne faut pas impunément en faire état.
L’affaire du Dahlia Noir plane et les flics craignent les ravages de la presse. Les rapports de polices falsifiés s’opposent aux articles de journaux discrédités : l’information est sans cesse soumise à caution. Il est impossible de faire confiance aux écrits formels et officiels. Alors que ces documents devraient éclairer les affaires, fournir des indications solides et étayer les enquêtes, le flou s’installe encore plus. Leur forme même, circonstanciée – même pour les articles à scandales du journal L’Indiscret – porte le sceau du mensonge, du faux. Le mieux est encore de suivre le cheminement tortueux des raisonnements des policiers, seul gage d’accès à la vérité. On l’aura compris, pour Ellroy, la presse ment et les documents n’ont d’officiel que le papier sur lequel ils sont rédigés.
James Ellroy réserve un traitement particulier aux femmes : quand elles ne sont pas découpées en rondelles, elles sont battues à mort. Èves déchues et coupables, elles se dissimulent derrière chaque crime. « Cherchez la femme » est un tuyau récurrent que s’échangent les flics et les indics. L’auteur l’a souvent expliqué : il a écrit Le Dahlia Noir pour exorciser le traumatisme qu’il garde de l’assassinat de sa mère alors qu’il était enfant. Dans chaque femme qu’il décrit, il y a un peu de sa mère. Peu de femmes échappent à la règle sordide de James Ellroy. Les femmes fortes et solides, comme Kay, sont rares et d’autant plus précieuses. Dans la même veine de catharsis, les figures paternelles ne sont pas des exemples à suivre. Les pères ou substituts (maquereaux, chefs de police, magistrats, etc.) sont manipulateurs, menteurs et habiles dissimulateurs. De la grande comédie du monde, James Ellroy semble dire que peu méritent d’êtres sauvés.
Des personnages récurrents prennent place dans le récit et se développent au fil des volets. Ellis Loew est un adjoint au procureur qui magouille en beauté pour être élu procureur. De l’avis des agents du L.A.P.D., « c’était un requin de Juif magouilleur, un homme de loi et un sacré fils de pute. »(p. 31 – Le Grand Nulle Part). Mickey Cohen amorce une trajectoire descendante : de premier gangster de la ville, il n’est plus rien au sortir de la prison. Incapable de récupérer son empire, il va de désastres financiers en humiliations alors que ses bras droits sont assassinés les uns après les autres. Enfin, il y a Dudley Smith : il est le seul flic du L.A.P.D. à se tirer d’affaire à chaque fois.
La musique et tout particulièrement le jazz ont une place fondamentale. Le jazz est la bande originale d’une ville et d’une époque qui se cherchent. Langoureuse, mélancolique ou hystérique, la mélodie se fait obsédante à mesure que chaque intrigue progresse. ♪ ♫ Pour finir sur une note légère, j’ajoute que j’ai découvert un nouveau sens au mot « chouquette ». Je ne regarderai plus ces pâtisseries du même œil…
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Et voilà une seconde participation au Défi des 1000 de Daniel Fattore ! Les ouvrages comptent respectivement 505, 627, 598 et 537 pages, soit un total de 2297 pages.
Un jeune homme, vingt ans et quelques, s’effondre à Coney Island. Sa vie, brutalement, est un parc d’attractions qui ferme ses portes. Il est l’heure pour lui d’entamer son dernier tour de manège. Voilà, le jeu est terminé et le narrateur, du fond de sa tombe, parcourt ses souvenirs et revient sur ses derniers instants. Entre Le Havre et Paris, avec un saut de puce jusqu’à Deauville, on découvre une bande d’amis. Christophe, Yann, Valentin, Gwen et tous les autres ont la vingtaine vorace et optimiste. Ils sont persuadés de percer un jour, ils sont avides d’art, de rock et de vie. « Les gens qui vivent dans un port le savent tous : les aspirations y sont plus grandes qu’ailleurs. » (p. 18)
Les folles années 1980 viennent de commencer. Dans sa préface, Kent évoque « une insouciance qui se meurt […] au moment où l’amour va basculer dans la paranoïa »(p. 6) Le narrateur est terrassé par une maladie inconnue. « Un médecin que j’ai encore jamais vu avance vers moi, raide comme l’injustice de ce qu’il a à me dire. » (p. 22) L’auteur présente avec pudeur et humour toute la laideur d’une maladie qui frappe à l’aveugle, maladie à laquelle beaucoup n’osent pas encore donner de nom. « Bah d’ailleurs, c’est quoi au juste ? AIDS ? SIDA en français ? Ouais. Enfin, si je comprends bien, quel que soit l’ordre des lettres, c’est moche comme infection, non ? Ça ne se soigne pas ? Ah, de mieux en mieux. » (p. 31 & 32) Il vaut mieux en rire, dit-on…
Je suis mort il y a vingt-cinq ans se déroule au son d’une bande originale de légende : Lou Reed, David Bowie, Alice Cooper et d’autres grandes figures musicales jouent la partition d’une vie qui s’achève. Christophe, l’ami qui « est un secret trop bien gardé » (p. 70), incarne les espoirs d’une génération qui vivait de et pour l’art d’Euterpe. Christophe était « convaincu en son for intérieur que la musique, même si elle ne l’enrichirait certainement jamais, le ferait vivre décemment un jour, d’une façon ou d’une autre. » (p. 15) Ici, la vie est indissociable de la musique. Comment le pourrait-elle ? Chaque épopée minuscule s’accompagne de sa mélodie fantastique, chaque destinée a droit à son baroud d’honneur au moment du grand saut.
Le récit est en constante dichotomie temporelle : on navigue entre l’avant-maladie et l’après-maladie. Le narrateur parle d’outre-tombe et sa parole a valeur d’avertissement : attention, death in progress ! comprend-on à chaque page. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper : « l’humour gris »(p. 81) du clown triste conjure le misérabilisme et permet d’échapper au pathos étouffant. Le récit, finalement, se boucle sur lui-même : il est comme un vinyle fabuleux qu’on reprend depuis le début parce qu’on ne peut pas croire qu’il est déjà fini. Repartir pour un tour de platine, c’est oublier de mourir.
On connaissait Jérôme Soligny musicien, compositeur, biographe et critique musical. On le découvre auteur et muni d’une plume juste qui écorche le cœur. Ce court roman est fulgurant : il laisse derrière lui une traînée de poussière d’étoiles. L’auteur dédie son livre « aux survivants ». Survivant, l’auteur l’est puisque ce roman, partiellement autobiographique, est nourri de réalité aux accents nostalgiques. Survivant, le narrateur l’est aussi puisque sa mémoire ne s’éteint pas et que son histoire résonne encore. Survivant, le lecteur l’est enfin : au sortir du livre, comment ne pas se sentir sur la brèche, éternellement secoué de vents contraires sur une ligne brisée ? L’émotion sourd à chaque ligne et prend possession de la page en dernière partie du récit. La boule dans la gorge que l’on ressent, c’est un espoir d’éternité qui avait du mal à passer parce que l’on n’y croyait plus vraiment. Une poétesse antique – que la maladie maudite aurait pu emporter – espérait que Quelqu’un plus tard se souviendra de nous. Avec son roman, Jérôme Soligny dit simplement que c’est possible, que la mort s’efface un peu devant les mots. Des textes comme le sien, il en faudrait davantage pour ne pas laisser s’éteindre les petites flammes intimes du souvenir.
Une dédicace royale ouvre le roman, de quoi donner le bon ton d’une Angleterre policée : « À son Altesse Royale le Prince Régent, Cet ouvrage est, grâce à la permission de son Altesse Royale, très respectueusement dédié, par la zélée, dévouée et humble servante de son Altesse Royale, L’auteur. » Et nous, humbles et roturiers lecteurs, on en profite aussi !
« Belle, intelligente et riche, jouissant d’une confortable demeure et d’un heureux caractère, Emma Woodhouse semblait dotée des plus précieux avantages de l’existence : et depuis près de vingt et un ans qu’elle était sur cette terre, elle n’avait guère connu le chagrin et la contrariété. » (p. 7) Voilà une introduction idyllique qui laisse présager des remous ! La première déconvenue de la jeune Emma, c’est le mariage de sa chère gouvernante, Miss Taylor, qui épouse Mr Weston et devient la maîtresse de Randalls, propriété voisine de Hartfield où vivent les Woodhouse. Si Emma est chagrine de perdre une amie, elle a bon caractère et ne tarde pas à s’attacher à Harriet Smith, une jeune fille sans origine, et à se mettre en tête de la marier au-dessus de sa condition. « Harriet était un être qu’elle chérirait dans la mesure où elle pourrait lui faire du bien. Alors que Mrs Weston n’avait besoin de rien, Harriet avait besoin de tout. » (p. 30) Emma est certes une fille aimante et une amie attentionnée, mais son imagination prime souvent sur son jugement. Alors qu’Emma se met en tête de marier Harriet avec le vicaire Mr Elton, puis avec Frank Churchill, le fils issu du premier mariage de Mr Weston, la jeune fille ne voit pas que les attentions de ces messieurs se portent soit sur elle soit sur d’autres jeunes filles mais jamais sur Harriet. Il faudra attendre la fin du roman – parfaitement parfaite – pour qu’Harriet soit mariée selon son rang et qu’Emma trouve également le bonheur. « Avec une insupportable vanité, elle s’était imaginé pouvoir sonder le coeur de tout le monde. Les évènements avaient montré qu’elle s’était complètement trompée. » (p. 438)
Emma est pleine de bonnes intentions, comme le chemin qui mène à l’enfer. Si ses proches la parent de toutes les vertus et lui prêtent tous les talents, Mr Knightley est le seul à oser élever la voix contre elle. Vieil ami qui a vu grandir la jeune fille, il n’hésite pas à critiquer son comportement et à mettre en doute sa lucidité d’entremetteuse. Quand elle se pique d’arranger des mariages, l’ami de la famille, le respectable Mr Knightley, se moque de ses talents pour le moins limités voire dangereux pour son entourage. Il ironise également sur les capacités de concentration d’Emma, laissant entendre que la jeune fille, si accomplie soit elle, pratique en dilettante les arts où chacun affirme qu’elle excelle. « Elle ne s’adonnera jamais à une activité qui nécessite du travail et de la patience et qui implique que l’imagination s’efface devant un effort pour comprendre. » (p. 41) Il râle, il ironise, il se moque, mais devinez donc qui il y épousera !
Si Emma joue les entremetteuses pour son entourage, elle répète à l’envi que le mariage n’est pas pour elle. Dévouée à son cher papa qui verrait comme une trahison que sa fille chérie quitte la demeure famille pour celle d’un époux, elle est déjà une hôtesse accomplie et se satisfait de sa situation. « Le fait d’être charmante n’est pas suffisant pour me pousser au mariage. Il faut que ce soit moi qui trouve les autres charmants, au moins une personne. Or, non seulement je ne suis pas à présent sur le point de me marier, mais je n’ai guère l’intention de jamais le faire. » (p. 93) Et elle ajoute que sa situation sociale et mondaine et l’état de sa fortune la prévalent des affres de la situation de vieille fille pauvre :« C’est juste la pauvreté qui rend le célibat méprisable aux yeux des personnes. » (p. 94) Une vieille fille riche dans la bonne société, position enviable pour Emma selon Jane Austen ? Hum… ça sent le rebondissement tout ça !
Emma aime l’élégance, la distinction et les bonnes manières. Profondément rebutée par la vulgarité, elle fait son possible pour ne s’entourer que de personnes de qualité et maintenir chacun à sa place. « C’est un tel bonheur de voir des personnes sympathiques qui s’accordent bien ensemble. » (p. 183) Emma Woodhouse est la reine d’un petit univers cordial et bien-pensant qui se croise dans les salons des belles demeures de Highbury, entre un bal et une partie de campagne. Dans ce microcosme, tout se sait, tout se discute, tout se commente. Le potin est un art élevé au rang de la rhétorique
Jane Austen – on l’a suffisamment dit – est une peintre habile de la société et des caractères. Les personnages secondaires bénéficient de traitements soignés dans lesquels l’auteure laisse éclater toute la puissance de son humour. Mr Woodhouse est un incorrigible hypocondriaque, fidèle jusqu’à l’excès aux recommandations de l’apothicaire Mr Perry. Veuf depuis des années, il mène une vie réglée et étriquée dans un cercle d’amis restreint et selon une mesure qui confine à l’absurde. Miss Bates, la pauvre vieille fille de la bande, est une bavarde impénitente, sotte à ses heures, d’une naïveté sans fond mais d’une bonté sans égale. Si Jane Austen célèbre ici l’amour et les mariages heureux, elle n’oublie jamais l’ironie et se plaît à égratigner encore et encore la petite société bourgeoise.
Point n°1 (Mode « Futile » ON) : la couverture dessinée par Christian Lacroix est sublime ! La Fashion Week bat son plein à Londres alors que je lis ce livre. Je ne peux pas y être, mais les bouquins que je lis ont la classe ! Je déteste le TGV de Lacroix mais là, chapeau bas pour le relooking du Livre du Poche ! Point n°2 (Mode « Futile » OFF) : si j’ai adoré Orgueil et préjugés et Raison et sentiment, Emma prend la tête du classement. Peut-être parce qu’il est plus facile de s’attacher à une héroïne qu’à une tripotée de frangines en mal d’amour. Et surtout parce qu’Emma ne met pas le mariage au centre de son existence. Si elle pourrit la vie des autres avec le sujet, elle n’est pas obsédée pour elle-même par l’union sacrée. Enfin, une fille qui pense pouvoir mener sa vie en célibattante. Bon, Jane Austen ne la laisse pas longtemps s’ébattre dans les champs divins de l’indépendance, mais le temps que ça dure, c’est trop bon ! (Rappelez-moi ce que l’on fête le 8 mars ?)
Pour couronner ma lecture et prolonger le plaisir, séance DVD avec l’adaptation de Douglas McGrath, Emma l’entremetteuse. Tout y est ! L’ambiance feutrée des salons où l’on prend le thé avec une serviette sur les genoux et les robes empire (ah, les robes empire !). La distribution est sympathique. Gwyneth Paltrow fait une Emma convaincante. Gros coup de coeur pour Jeremy Northam dans le rôle de Mr Knightley et pour Polly Walker dans le rôle de Jane Fairfax qu’on a aussi vu dans la série Rome. Le scénario ne s’éloigne pas d’un iota du texte de Jane Austen, les répliques sont calquées sur les dialogues du roman. Bref, si le film n’innove en rien, il est d’une fidélité délicieuse qui permet de mettre des visages sur les romances imaginées par Jane Austen. La déclaration finale entre Emma et son amoureux est une merveille de romantisme mièvre et sucré ! Un indispensable et parfait moment cucul !
En 1517, Hernan Cortés et son équipage arrivent en vue des côtes mexicaines. « Le rêve peut commencer, encore libre de toute peur, de toute crainte. »(p. 9) Mais le rêve idyllique ne durera pas. Pour les Espagnols, la seule richesse, c’est l’or. « Déjà, c’est l’or qui est la ‘monnaie’ du rêve. »(p. 10) Et c’est l’or qui fera couler le sang parce que ce rêve de richesse ne peut pas comprendre le rêve mythique du Mexique. « Ainsi commence cette Histoire, par cette rencontre entre deux rêves : le rêve d’or des Espagnols, rêve dévorant, impitoyable, qui atteint parfois l’extrême de la cruauté ; rêve absolu, comme s’il s’agissait peut-être de tout autre chose que de posséder la richesse et la puissance, mais plutôt de se régénérer dans la violence et le sang, pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau. D’autre part, le rêve des Mexicains, rêve tant attendu, quand viennent de l’est, de l’autre côté de la mer, ces hommes barbus guidés par le Serpent à plumes Quetzacoatl, pour régner à nouveau sur eux. Alors, quand les deux rêves se rencontrent, et les deux peuples, tandis que l’un demande de l’or, les richesses, l’autre demande seulement un casque, afin de le montrer aux grands prêtres et au roi de Mexico, car, disent les Indiens, il ressemble à ceux que portaient leurs ancêtres, autrefois, avant de disparaître. Cortés donne le casque, mais il demande qu’on le lui rapporte plein d’or. […] La tragédie de cet affrontement est tout entière dans ce déséquilibre. C’est l’extermination d’un rêve ancien par la fureur d’un rêve moderne, la destruction des mythes par un désir de puissance. L’or, les armes modernes et la pensée rationnelle contre la magie et les dieux : l’issue ne pouvait pas être autre.« (p. 11)
Moctezuma, roi de Mexico-Tenochtitlan, le plus grand seigneur de l’empire aztèque accueille Cortés comme un dieu et fait entrer la destruction au sein de son peuple. La tradition aztèque veut que les ancêtres et que le Serpent à plumes reviendront parmi les hommes à la fin du monde.« Aucune civilisation n’a vécu sans doute dans une telle attente de la destruction finale. » (p. 233) Cortés, habile stratège, s’appuie sur les mythes millénaires de cette civilisation pour mieux la soumettre et finalement la détruire. S’il offre d’abord des cadeaux de pacotille pour séduire les indigènes, c’est avec la parole et la ruse qu’il commence la destruction et c’est finalement avec le fer, la maladie et la famine qu’il assoit la domination espagnole au Mexique et dans tout le Nord de l’Amérique, ouvrant la voie à la colonisation et à l’esclavage. « Parce que les peuples indiens étaient persuadés de la communauté de la terre et de l’impossibilité de diviser le corps de la déesse-mère, ils abandonnèrent leurs droits à habiter sur leur propre continent, et se retrouvèrent exclus du progrès. » (p. 244)
Le nerf de la guerre, c’est l’or, encore et toujours. Mais l’or du Mexique est entaché d’ironie tragique et historique.« L’or est un pacte avec la destinée, puisque ce sont les Indiens eux-mêmes qui fournissent à leurs conquérants la monnaie qui achètera leur extermination. […] L’or est l’âme même de la Conquête, son vrai Dieu. […] Il est aussi sa monnaie de songe, et la rapine insatiable des Conquérants ne fait qu’annoncer le commencement du vertige moderne.« (p. 24)
Le peuple aztèque et tous les peuples amérindiens sont profondément religieux et vivent dans chaque geste du quotidien une communion absolue avec les dieux. « Pour les anciens Mexicains, il n’y avait pas de séparation entre les hommes et les dieux. Le monde terrestre, avec toutes ses imperfections et toutes ses injustices, avec sa splendeur et ses passions, était l’image momentanée de l’éternité. L’organisation de la société était imitée de l’ordre surnaturel. » (p. 102) Le sang, le feu, le soleil, les flèches, les lames, l’eau et la terre participent tous d’un équilibre et d’une expérience infinie du divin. Cette civilisation magique, mystique et chamanique va entrer en collision avec le christianisme que les Espagnols imposent. La Terre-Mère sacrée des Indiens ne tient pas devant la Croix, les idoles reculent devant l’hostie et les païens doivent se convertir ou mourir. Beaucoup choisiront la mort, incapables de renier une culture millénaire et une philosophie éloignée de toute notion de possession et d’accumulation. L’ultime tragédie qui clôt la Conquête et la destruction des mondes amérindiens, c’est « La reconnaissance de la supériorité absolue du rite et de la magie sur l’art et la science. » (p. 204) Les vainqueurs ne sont pas les meilleurs et ils ont foulé aux pieds une richesse bien plus grande que les monceaux d’or qu’ils convoitaient. Les Espagnols et toute la suite des conquérants ont mis en pièce une pensée unique et puissante et ont tenté d’en effacer toute trace. Mais au travers de textes comme l’Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne de Bernal Diaz del Castillo – soldat de la troupe de Cortés- ou de l’Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne de Bernardino de Sahagun – prêtre espagnol fasciné par la magie de cette civilisation et obsédé par la volonté de protéger le souvenir de ce peuple profondément religieux – des lambeaux de cette civilisation ont traversé les âges. Néanmoins « en abolissant la part du doute, et la philosophie d’un monde voué à la catastrophe, la civilisation européenne préparait de façon définitive les nouveaux empires sur le monde » (p. 235), supprimant toute possibilité de vie spirituelle via les transes et les communions sacrées.
Le grand drame de la civilisation indienne, c’est de s’être tue devant l’inexorable : « Le silence du monde indien est sans aucun doute l’un des plus grands drames de l’humanité. À l’instant où l’Occident redécouvrait les valeurs de l’humanité et inventait les bases d’une nouvelle république, fondée sur la justice et le respect de la vie, par la perversité des Conquérants du Nouveau Monde, il initiait l’ère d’une nouvelle barbarie, fondée sur l’injustice, la spoliation et le meurtre. Jamais l’homme n’aura été semble-t-il à la fois si libre et si cruel, découvrant au même instant l’universalité des lois et l’universalité de la violence. Découvrant les idées généreuses de l’humanisme et la dangereuse conviction de l’inégalité des races, la relativité des civilisations et la tyrannie culturelle. Découvrant, par ce drame de la Conquête du Mexique tout ce qui va fonder les empires coloniaux, en Amérique, en Inde, en Afrique, en Indochine : le travail forcé, l’esclavage systématique, l’expropriation et la rentabilisation des terres, et surtout cette désorganisation délibérée des peuples, afin non seulement de les maintenir, mais aussi de les convaincre de leur propre infériorité. Le silence du monde indien est un drame dont nous n’avons pas fini aujourd’hui de mesurer les conséquences. Drame double, car en détruisant les cultures amérindiennes, c’était une part de lui-même que détruisait le Conquérant, une part qu’il ne pourra sans doute plus jamais retrouver. » (p. 213)
Le Mexique est le pays des rêves inachevés et inassouvis, « le lieu privilégié du rêve du paradis perdu. » (p. 196) C’est au Mexique qu’Antonin Arthaud, dégoûté de l’Europe et des surréalistes, vient « chercher une nouvelle idée de l’homme. » Le Clézio bouscule et renverse habilement les clichés attachés à cette civilisation. L’anthropophagie est expliquée et justifiée au sein d’une société toute régie par le divin et la magie, société qui se consacre à ses dieux et accomplit pour eux et en elle-même des actes de sacrifice ultime. Cet essai se lit comme une tragédie qui porte en elle les germes de sa propre fin. Le Clézio use d’une langue teintée de nostalgie et de désespoir : la perte irrémédiable de la pensée mexicaine lui semble un lourd fardeau que les générations futures porteront encore plus douloureusement que la nôtre.
Je termine avec une phrase qui résonne longtemps : « Car celui qui regarde, dans ce drame, est aussi celui qui détruit. » (p. 14) Moi-même, lecteur, participé-je à l’entérinement du massacre d’une civilisation et d’une pensée, massacre vieux de plusieurs siècles ? Mais ne pas lire ce texte, n’est-ce pas également fermer les yeux ?
Roman de Marina Lewycka. À paraître le 6 avril 2011, titre original We are all made of glue.
Georgie Sinclair est légèrement désemparée quand elle aperçoit la vieille Mrs Naomi Shapiro, fouiller la benne à ordures dans laquelle elle a jeté toutes les affaires de son époux. Quelques jours plus tard, c’est dans la cohue des promotions de fin de journée d’un supermarché londonien que Mrs Shapiro s’impose dans le quotidien morne de Georgie. Quand la vieille dame entre à l’hôpital, Georgie se retrouve avec sept chats et une baraque croulante et malodorante sur les bras. À cela s’ajoutent une paire d’agents immobiliers aux méthodes plus que douteuses, des agents des affaires sociales à la probité incertaine et trois artisans palestiniens qui ne jurent que par le PVC.
« Le durcissement de l’adhésif est le passage de l’état liquide à l’état solide. Quelquefois, la science du collage est d’une évidence accablante. »(p. 278) Moins évident que sa quatrième ne le laisse supposer, ce roman n’est pas une simple farce sur les relations humaines. Les aléas sociaux font ici se rencontrer des êtres singuliers et a priori sans point commun. Comme dans beaucoup de romans, me direz-vous. Oui, mais si on y croise des pots de colle, des sangsues, des grappins et du velcro, on ne dit pas que tout ce petit monde vivra en bonne intelligence. « Peut-être que si l’on réussissait à améliorer la cohésion humaine, les autres détails – les lois, les frontières, la Constitution – se régleraient d’eux-mêmes. Il suffirait de trouver l’adhésif le mieux adapté aux supports. La clémence. Le pardon. Si seulement ça existait en tube. » (p. 436) Seulement voilà, ça n’existe pas en tube et le mieux est encore de s’accrocher comme on peut les uns aux autres. Parce que vivre seul n’est pas possible. Affronter le temps, le Jugement dernier, les fissures dans le salon et les crottes de chat dans l’entrée, ça demande un peu d’aide. Et c’est avec brio que l’auteure balance de grands seaux d’humour décapant qui ne laissent aucune place aux sentiments sirupeux. Ici ne valent que les affections franches et nourries d’indépendance. Vivre à la colle, oui ! S’encroûter, non !
Georgie, que chatouille le désir d’écrire mais qui ne produit que de minables bluettes aux asphyxiantes odeurs de rose, travaille pour la revue Adhésifs dans le monde moderne. On en douterait, mais la colle et ses déclinaisons ont leurs aficionados. Loin d’être un catalogue ou un précis de chimie, le roman souligne que la méphitique colle de poisson ou la super glu répondent à un même besoin : faites que ça tienne ! Pour se rassurer devant l’échec de la cohésion sociale, on peut toujours sourire devant un carreau qui tient sur le mur.
L’arrière-plan historique évoque sans s’embourber les grèves de mineurs, les déportations nazies et le rêve sioniste. Le conflit israélo-palestinien s’incarne dans quelques personnages, mais il ne s’agit pas de réécrire l’histoire, ni de croire béatement aux lendemains qui chantent. Marina Lewycka ne décrit que des destins particuliers et des aspirations minuscules. Pour commencer une chaîne, il ne faut que deux maillons et chacun est appelé à être polymère dans un monde en construction, à la condition expresse de ranger l’optimisme niais au placard. On peut tendre la main à la vieille folle du bas de la rue sans verser dans le lacrymo-social.
Ici, la famille éclatée, voire atomisée, et on se demande quel est le ciment qui en redressera les murs. L’époux et le père se dissimulent derrière des façades éclatantes mais branlantes. Les enfants, chacun à leur manière, sont des étoiles filantes que rien ne retient mais qui laissent des traînées persistantes. Les femmes, notamment Georgie en mère paumée et épouse larguée, sont impuissantes devant la ruine du foyer familial. Mais la conclusion est optimiste : plutôt que d’acheter du neuf, il vaut mieux réparer ce que l’on a déjà. Recoller les morceaux, comme on dit.
Des adhésifs dans le monde moderne se lit avec fascination. Marina Lewycka louvoie à merveille dans les eaux troubles du romantique et du bien-pensant. Le roman emprunte à la comédie de mœurs, à la satire et au vaudeville. Sans être inutilement truculent, le langage est drôle et précis et c’est sans ambages qu’on appelle un chat… un chat !
U est amoureux de Marie-Neige. « Elle occupait le château des compartiments de son cœur, le soulageait de ses croyances, lui permettait de transgresser ses limites. Elle lui donnait l’énergie de lutter à chaque seconde pour se sauver de la médiocrité ; l’empêchait de s’enfoncer dans une existence automatique, qui le dispensait d’être, loin des innombrables tracasseries existentielles. » (p. 21) Un jour, il osera l’aborder et elle sera la femme de sa vie. Mais il a pour le moment un gros problème : on lui a injecté un antidote, et il faut qu’il contracte la maladie pour ne pas mourir. Il cherche donc l’affection qui lui sauvera la vie. Il croise des personnages étranges : un psychologue en camisole, une vieille femme avec des dés, un homme dans un cercueil, un magicien, un poisson et une cigarette qui parlent sont autant de rencontres avec la folie et de réflexions sur le sens de la vie. Mais « U n’en peut plus. Il a l’impression d’être dans un roman écrit par un cinglé. »(p. 91)
U cherche le sens des choses, le but de l’existence et de la mort. « Il éprouvait l’étrange désir de devenir un pont. Celui qui relierait les deux rives et par lequel l’infinité de la folie rejoindrait la platitude concrète du réel. » (p. 10) Dans une ville où chacun parle de la folie et de la mort, mais où personne ne se reconnaît comme fou ou mourant, il est bien difficile de garder les pieds sur terre. Tout le monde semble bien dérangé dans le monde de U, lui-même doux dingue qui s’ignore.
Le texte d’Ugo Monticone est un solide. Les jeux de mots et les détournement d’expressions populaires secouent la langue et la gondolent. La mise en page elle-même force le lecteur à manipuler le texte au-delà du simple geste de tourner les pages : il faut renverser le livre pour comprendre les paragraphes à l’envers, il faut malmener les phrases et remettre dans l’ordre des lettres qui jouent à saute-mouton pour mieux égarer le lecteur. À chaque page, un petit bonhomme situé sur le côté droit de la page, avatar de U, bouge aussi, se retourne, se transforme et se désagrège jusqu’à la révélation finale. Lire U, c’est voyager dans le livre et laisser les frileux au bord de la première de couverture, tout à fait renversante.
La narration est un objectif qui zoome et dézoome sans cesse. Tantôt U assume le récit dans une parole directe et personnelle, tantôt c’est une autre voix, anonyme et distante, qui s’empare du récit et qui nous montre U déambulant dans la ville, à la recherche de l’affection qui doit contrecarrer le vaccin mortel, à la rencontre de la femme de sa vie et à la poursuite du sens des choses.
L’humour est omniprésent. Mais c’est l’absurde qui l’emporte quand le comique devient tragique. « Sachez jeune homme que je n’ai jamais trompé ma femme ! Je me suis trompé de femme, voilà tout. » (p. 59) Le tragique devient également menaçant :« Le meilleur n’a pas d’avenir. Reste le pire, dont le meilleur est à venir. » (p. 72) Alors oui, on rit mais on entend résonner longtemps le memento mori des ancêtres.
Un petit air de Boris Vian, une pincée de Jarry et un soupçon de Kafka et voilà un texte épatant. L’auteur livre une réflexion philosophique fine et gentiment acerbe. Le texte est court mais il n’en fallait pas plus. Et c’est toujours un plaisir pour moi de retrouver les rues de Montréal et de revoir mon cher Québec !
Les textopolitains, qu’est-ce donc ? C’est une idée originale d’Anne Cazaubon qui a depuis longtemps l’habitude de glisser des petits mots à ses voisins de strapontins ou aux charmantes vieilles dames qu’elle croise dans la rue. Rien d’agressif ni de méchant ! Ces petits mots sont drôles et pointent le doigt sur des situations quotidiennes qu’il est bon de débarasser du carcan de la rigidité sociale. Vous trouvez que le jeune homme parle trop fort ? Dites-le lui avec un Textopolitain ! Cette jolie dame a un foulard à se damner ? Demandez-lui avec un Textopolitain où elle l’a trouvé !
George et moi avons croisé Anne Cazaubon au Salon du Livre : elle est aussi sympathique et pétillante que ses petits carnets sont drôles et (dé-)attachants ! Je n’ai pas osé demander une dédicace, mais j’aurais dû…
Pas sûr que j’aurai le cran d’utiliser les fiches de mon carnet de Textopolitains spécial Salon du Livre de Paris. En voici un exemple désopilant :
Il existe en version urbaine et en version amoureuse (avec l’excellent « J’aime votre profil ! Il est sur Facebook ? ») :
Gagdet, me direz-vous ? Peut-être bien, et alors ? Il est toujours délicat de placer certaines phrases
à son patron… Le Textopolitain pourrait bien vous permettre de garder votre place et prouver à votre boss que, en plus d’être une belle plante, vous avez du répondant et de l’humour !