On achève bien les chevaux

Roman d’Horace Mac Coy.

1935, à Hollywood. Gloria Bettie et Robert Syberten sont deux acteurs sans avenir. La Grande Dépression bat son plein. Pour gagner quelques centaines de dollars ou se faire repérer par un producteur de cinéma, des couples s’engagent dans des marathons de danse qui durent des semaines. Gloria et Robert sont le couple n°22. De derby en derby, ils poursuivent le marathon. Le principe est simple mais infernal : les danseurs doivent bouger pendant 1h50, disposent de 10 minutes pour se reposer, dormir, manger et se changer et remontent sur la piste pour un nouveau tour de danse. « Durant la première semaine, il fallait danser, mais après c’était inutile. On nous demandait seulement de rester continuellement en mouvement. » (p. 47 et 48) La compétition est rude et chaque couple fait de son mieux. Certains ont la chance d’être patronnés par des sponsors. Mais la fatigue la plus terrible ne vient pas du corps, elle déborde de l’âme. Gloria est lasse de vivre et est obsédée par la mort. « Il doit y avoir dans le monde une tripotée de gens comme moi, qui ont envie de mourir, mais qui n’en ont pas le courage. » (p. 27) Robert, son ami depuis quelques semaines à peine, accède à sa demande la plus démesurée.

« They shoot horses, don’t they ? » C’est la phrase qui clôt le roman. Le récit est mené par Robert qui répond en fait aux questions du tribunal. Dès la première page, on sait qu’il a assassiné Gloria mais sa défense est singulière : « Ce garçon avoue avoir tué la jeune fille, mais c’était pour lui rendre service. » (p. 13) Les titres de chapitre ne sont que la conséquence de cet acte charitable. La sentence, inéluctable, est morcelée et tombe par à-coups : Robert se sait condamné et il attend avec résignation l’issue du procès.

Le Pacifique, figure du dehors, de l’absence et de l’inaccessible, est obsédant. Enfermés pendant des semaines entières dans le bâtiment où se déroule le marathon, les participants ne voient jamais le jour. Et pourtant, le Pacifique est là, au bout de la jetée-promenade et sous leurs pieds. Inlassables et immuables, ses vagues poursuivent leur ballet éternel et se moquent bien des quelques humains qui s’épuisent dans un mouvement qu’ils voudraient incessant.

Il faut lire cet épatant roman en écoutant Old Man River pour ressentir toute la lassitude de vivre d’une femme perdue.« I’m tired of living and ‘fraid of dying. »  (p. 136) Le texte est court mais percutant. Pas de fioriture, pas d’introspection. Le lecteur est happé par le rythme infernal du mouvement. Les faits s’enchaînent, se télescopent jusqu’à l’issue finale, doublement tragique.

Le film éponyme de Sydney Pollack avec Jane Fonda et Michael Sarrazin est épatant. La réalisation est époustouflante : la caméra bouge au rythme des danseurs : frénétique lors des derbys, elle est presque immobile lorsque les couples tentent de ne pas cesser de bouger. L’objectif rend à merveille la fatigue et la douleur qui s’accumulent au fil de jour : les danseurs sont hagards, sales, dépenaillés. L’interprétation rend hommage aux personnages d’Horace Mac Coy : Michel Sarrazin déborde de gentillesse et de compassion, Jane Fonda est amère et lasse. Le film insiste sur la concurrence entre les participants et sur le côté show du marathon : si les danseurs viennent pour gagner le prix de 1000 dollars, le public veut du spectacle et l’animateur du marathon sait quoi faire pour satisfaire l’assistance, à grand renfort de bassesses et de coups montés. L’anecdote qui explique le titre clôt le livre mais elle ouvre le film. Elle remplace l’aveu initial de Robert. L’insertion du procès, par touche, dans le film m’a semblé moins habile que dans le livre. Mais dans l’ensemble, le film de Sydney Pollack est une excellente adaptation du livre en dépit des quelques libertés qu’il prend avec le texte. L’image est fidèle à la lettre et la misère humaine gagne en force sous les projecteurs d’Hollywood.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Cette odeur-là

Roman de Sonallah Ibrahim.

Héliopolis, en Égypte. Un homme sort de prison. On pressent que ce sont ses idées et son statut d’intellectuel qui l’ont conduit derrière les barreaux. Tous les soirs, il doit se présenter à l’appel d’un policier. De déambulations en visites, il doit réapprendre la liberté sous toutes ses formes. Prisonnier, il l’est encore à l’intérieur. Il ne peut pas écrire. Il ne sait plus aimer les femmes. Si des filles hantent ses pensées, il ne se remémore que la douleur et l’impuissance : « J’ai appris à découvrir d’autres choses en elle. Quand elle faisait la moue, qu’elle ne décrochait pas un mot quoi qu’il arrive, et que je me creusais la cervelle à essayer de comprendre pourquoi. Quand, parfois, elle semblait douce et tendre, et que je l’adorais. Quand je m’asseyais devant elle, les yeux sur son visage, ses mains, ses jambes, et que j’en pleurais presque de désir. Quand je regardais ses yeux brillants et ses joues tentantes, quand mes doigts couraient sur ses bras, que mes jambes s’approchaient des siennes, et qu’elle me refusait, j’ai appris la souffrance. La dernière fois, j’ai cru devenir fou. J’avais acquis la certitude qu’elle ne m’aimait pas. Elle m’a pris dans ses bras, et m’a laissé toucher sa poitrine et ses mains, embrasser ses joues et ses lèvres. Mais elle était froide. » (p. 42) Le narrateur, figure intime de l’auteur, livre un récit bref sur une liberté qui semble n’en avoir que le nom.

La brièveté du roman est stupéfiante, au premier sens du terme. Quelques cinquante pages et voilà la fin, à croire que l’auteur s’est levé et a oublié là le texte qu’il travaillait. Et pourtant, le récit fait sens, à condition de ne pas chercher de morale. La narration est fugace, à la mesure des sentiments du narrateur. Il vit par épisodes : se lever, se laver, sortir, manger, faire signer son cahier par le policier, dormir. Une banalité s’instaure dès les premières pages et continuera bien au-delà du récit. Plutôt que d’épuiser la machine en racontant une suite d’évènements routiniers, le narrateur laisse son récit en suspens.

La redécouverte du monde hors de la prison est ponctuée de plongées dans le passé. Les souvenirs sont exprimés en italique, comme si le temps d’avant basculait, comme s’il était impossible d’en maintenir l’équilibre. Peu à peu, les souvenirs ramènent le narrateur jusqu’à l’enfance, jusqu’à l’innocence originelle et jusqu’à la mère perdue. Cette odeur-là, c’est celle de la liberté, mais la liberté ne sent pas bon, elle n’est pas fleurie de jasmins. La liberté, pour le narrateur, c’est une honteuse odeur de pet, ce sont des égouts qui débordent et une cigarette qui se consume.

L’Égypte de Nasser est évoquée à mots couverts. La corruption et la violence sont partout. Le récit, partiellement autobiographique, évoque des forces obscures opposées aux esprits libres. La préface de la première édition est située après le récit. Étrange localisation pour une préface mais qui clôt en fait l’histoire physique du roman, censuré à sa sortie en 1966 : « C’est ce qu’il advint du mien : à peine était-il sorti des presses qu’il fut interdit. » (p. 66) En produisant ici la préface originale, l’auteur rend sa plénitude au roman.

Ce roman est brutal et ne laisse pas indifférent. Mais le malaise qu’il suscite est trop intime pour être tolérable. Le récit est fortement marqué au niveau temporel. Il fait sens dans une époque et dans un contexte. Tiré de là, sans perdre de sa puissance, il devient sensiblement inintelligible et laisse place au seul malaise. J’ai un sentiment très mitigé à l’égard de ce roman : à la fois éblouie par les descriptions amoureuses et les souvenirs, je n’ai pas aimé les errances du personnage dans la ville. Voilà une escale en Égypte globalement déplaisante.

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

Singe photographe

Album de Gita Wolf et illustré par Swarna Chitrakar. (Chitrakar, en bengali, signifie peintre)

Singe en a assez de se faire tirer le portrait par les touristes. Hop, il chipe un appareil photo et le voilà qui mitraille la jungle. Si les tigres râlent un peu, les oiseaux veulent voir sortir le petit… oiseau ! Un sourire par ci, une gueule béante par là, l’album photo de Singe est un pied de nez aux touristes trop curieux et un repartage animalier sans les humains !

Le texte est minimal. Ce qui prime, c’est l’image, puissante, colorée et très expressive. Empruntant aux œuvres du douanier Rousseau, aux peintures indiennes et à l’art patua du Bengale, les illustrations se déploient sur le beau format du livre et entraînent le jeune lecteur dans une jungle animée et turbulente.

La morale est simple : tel est pris qui croyait prendre… en photo !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Nouvelles

Recueil de nouvelles de J. D. Salinger.

Un jour rêvé pour le poisson-banane – Dans la chambre 507, Muriel rassure sa mère sur l’état mental de son époux, Seymour, vétéran de la guerre. Pendant ce temps sur la plage, Seymour parle à Sybil des poissons-bananes :« Ils entrent dans un trou où il y a plein de bananes. Quand ils entrent, ce sont des poissons comme les autres. Mais une fois dedans, ils se conduisent comme des cochons. Tu sais, j’ai vu une fois un poisson-banane entrer dans un trou à bananes et en manger pas moins de soixante-dix-huit. […] Naturellement, après, ils sont si gras qu’ils ne peuvent plus repousser la porte. » (p. 43)

Oncle déglingué au Connecticut – Eloïse et Mary Jane se sont connues au collège. Elles aiment à se retrouver autour d’une bouteille de scotch pour évoquer leurs mariages râtés, leurs souvenirs d’école et refaire le monde. « Écoute-moi bien, fille-qui-travaille. Si jamais tu te remaries, ne dis jamais rien à ton mari. […] Ce qu’ils veulent, c’est croire que tu passes toute ta vie à vomir chaque fois qu’un garçon t’approche. » (p. 63) Mais parfois, les confidences gourmandes cachent les vrais problèmes.

Juste avant la guerre avec les Esquimaux – Ginnie Mannox et Séléna Graff partagent le même cours de tennis et le même taxi pour rentrer chez elles. Mais Séléna descend avant Ginnie et oublie souvent de payer sa part. Alors que Ginnie attend dans le salon de sa partenaire de recevoir ce qui lui est dû, elle entend les confidences du fils de la maison et d’un ami peut-être trop bien intentionné.

L’homme Hilare – Le Club Comanche réunit des gamins sous la houlette du Chef John Gedsudski, un étudiant bénévole, qui les emmène sur les terrains de base-ball et leur raconte les aventures extraordinaires de l’Homme Hilare. « J’ai gardé très claire à l’esprit l’image du Chef en 1928. Si les voeux étaient des centimètres, nous, les Comanches, l’aurions transformé en géant en un rien de temps. » (p. 101) On a beau être un géant devant un parterre de gosses admiratifs, on est parfois un tout petit homme devant une fille.

En bas, sur le canot – Boo Boo Tannenbaum a bien des difficultés à faire sortir son fils Lionel du canot amarré au bout du ponton. C’est une douleur immense pour son petit coeur d’enfant qui l’a poussé à se réfugier sur les flots. « Les marins ne pleurent pas, mon petit, les marins ne pleurent jamais, sauf quand leur navire sombre, ou quand ils font naufrage, et quand ils sont sur un radeau et tout ça… » (p.137)

Pour Esmé avec amour et abjection – « J’ai décidé de jeter sur le papier quelques notes révélatrices sur la mariée, que je connais depuis près de six ans. Si ces notes devaient faire passer au marié, que je ne connais pas, une ou deux moments pénibles, tant mieux. Dans les pages qui suivent, personne n’est là pour plaire. Mais seulement pour édifier, pour instruire. » (p. 141) L’auteur de ces mots plonge dans ses souvenirs de guerre et retrouve le fantôme d’une jeune fille de 13 ans qui lui avait demandé de lui dédier une histoire « extrêmement abjecte et émouvante. » (p. 160)

Jolie ma bouche et verts mes yeux – Il est tard quand Lee appelle Arthur pour se plaindre de l’absence de son épouse. Joannie est encore dehors à des heures indues. Lee le sent, Joannie le trompe, encore. Mais Arthur est un ami sur lequel on peut compter : tout en caressant une très jolie femme, il rassure son ami et tente de l’apaiser. « Tu as encore de la veine que ce soit une bonne petite. Je t’assure. Tu ne lui fais jamais confiance, pour rien, ni pour la gentillesse ni pour la jugeote. » (p. 183) Avec de tels amis, les ennemis sont inutiles.

L’époque bleue de Daumier-Smith – Pour avoir remporté trois prix de peinture à Paris, un jeune homme s’imagine artiste de génie. Il se dit descendant de Daumier et se réclame de Picasso pour se faire engager comme professeur dans l’école Les Amis des Vieux Maîtres, à Montréal, qui donne par correspondance des cours de peinture. L’école est dirigé par M. Yoshoto. « Comme beaucoup de très bons artistes, M. Yoshoto n’enseignait pas le dessin mieux que ne peut le faire un artiste quelconque mais doué pour l’enseignement. » (p. 215) Le jeune professeur découvre parmi les élèves qu’il doit corriger les oeuvres troublantes de Soeur Irma, mais il semble que la vocation religieuse est incompatible avec la vocation artistique.

Teddy – Teddy est un jeune garçon singulier. « Sa voix avait un accent particulier, d’une rugueuse beauté, comme celle de certains petits garçons. Chacune de ses phrases ressemblaient à une petite île oubliée, entourée d’une mer miniature de whisky. » (p. 247) Très intelligent, il serait la réincarnation d’un sage indien et il discourt à l’envi sur l’inné et l’acquis, sur la logique et la sagesse. Mais il reste un petit garçon, soumis aux vicissitudes du monde.

Les nouvelles de Salinger soulève des malaises indicibles qui font dire que, parfois, l’espoir ne suffit pas. Au détour des pages, on surprend d’intimes fragilités, des existences dissimulées sous des vernis qui se craquèlent, des douleurs minuscules ou gigantesques, des veuleries ridicules ou des trahisons impardonnables et des révélations qui, pour être fracassantes, n’en sont pas moins ténues. Les univers dépeints par l’auteur sont dérangeants : on entre dans des mondes inachevés, en formation ou en mutation. Garder l’équilibre est un exercice périlleux, chaque phrase manque de faire basculer l’ensemble dans l’étrange et le tordu. Il me semble entendre des échos autobiographiques dans ces nouvelles mais ne connaissant pas suffisamment la vie de l’auteur, je me garde de l’affirmer. Néanmoins, certaines anecdotes sentent le vécu à plein nez.

Les personnages d’enfants sont fascinants : chez Salinger, l’enfance est en décalage avec les normes consensuelles. La naïveté est souillée de perversité, l’innocence dissimule la plaie et la tâche, la candeur n’est qu’artifice et cache à grand peine des esprits tendus vers la révolte.

Je suis enchantée et très émue par cette lecture. Me voici prête à reprendre L’attrape-cœur pour tenter de le finir enfin et de l’apprécier peut-être.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

True Grit

Roman de Charles Portis

« Les gens ne croient pas qu’une fille de quatorze ans puisse quitter sa maison pour aller venger la mort de son père en plein hiver. Cela ne semblait pas si étrange alors, mais j’admets que cela n’arrivait pas tous les jours. Je venais juste de fêter mon anniversaire lorsqu’un lâche du nom de Tom Chaney abattit mon père à Fort Smith en Arkansas. » (p. 7) Le saisonnier de la famille Ross s’enfuit avec l’argent de sa victime et disparaît en Territoire indien. Il ne se doute pas que la jeune Mattie Ross, aînée de la famille, va partir à ses trousses pour venger son père. Elle engage Rooster Cogburn, vétéran borgne de l’armée confédérée et connu pour son engagement dans la troupe de Quantrill. L’homme est un Marshall aux méthodes expéditives, à la gâchette facile et à la réputation de soulard, pourtant « chargé d’arrêter les criminels dans le Territoire indien. » (p. 41) À leur équipée se joint le fringant Texas Ranger LaBoeuf qui est sur les traces de Tom Chaney depuis des mois et qui court autant après le criminel qu’après les primes promises pour sa capture. Mais Mattie n’en démord pas : « Je veux qu’il soit puni pour le meurtre de mon père. Peu m’importe qu’il ait tué des chiens et des notables au Texas. »  (p. 91) Le trio s’engage en Territoire indien pour une chasse à l’homme rude et dangereuse. L’hiver est rude entre les montagnes d’Oklahoma. Et Tom Chaney s’est allié à la célèbre bande de Ned Pepper « le veinard ». De courses poursuites en tirs croisés et bivouacs à la belle étoile, la traque emmène les personnages dans l’Ouest, le vrai.

Mattie Ross est une jeune fille au caractère bien trempé, pas émotive pour deux sous, bref c’est une gamine avec du cran (true grit). À Fort Smith, seule, elle règle les affaires de son père avec un brin de cupidité. Elle sait mener des transactions avec des adultes en faisant montre d’une détermination inébranlable. Elle prend les décisions que sa douce et fragile maman ne sait pas assumer. À la mort de son père, elle devient le chef de famille, avec l’aide de maître Daggett, un avocat retors. Dure en affaires et pragmatique, elle propose les services de son avocat aux bandits qui croisent son chemin, certaine que la justice et un homme de loi sont capables de régler les vicissitudes humaines en attendant le Dernier Jugement.

Le passé de Rooster Cogburn est trouble, marqué par les massacres de la Guerre de Sécession qui s’est achevée quelques années plus tôt. Cogburn est l’archétype de l’homme qui danse sur la frontière qui sépare les honnêtes gens des hors-la-loi. Son insigne le place du côté de la loi mais ses méthodes sont douteuses. À tirer à tort et à travers sur tout ce qui bouge, il reste incontrôlable. Mais il est l’homme de la situation pour Mattie : « Je cherchais un homme avec du cran. Et il a la réputation d’en avoir. »  (p.85) Le Marshall rustre et un rien brutal témoigne une affection bougonne à la gamine qui lui a proposé avec cran et effronterie une mission périlleuse.

Entre Rooster Cogburn et LaBoeuf, la tension est palpable. Leurs méthodes, leur passé et leurs desseins ne se rejoignent que rarement. Les deux hommes, même s’ils maintiennent un semblant de civilité, ne dissimulent pas leurs sentiments respectifs  » – Vous ne vous souvenez pas de votre régiment ? – Je crois que c’était celui des balles perdues. J’y suis resté quatre ans. – Vous n’avez pas une haute opinion de moi, n’est-ce pas ? – Je n’en ai aucune quand vous la fermez. »  (p. 152) Mattie, quant à elle, s’est ouvertement rangée du côté du Marshall. « Faites-moi passer pour un crétin aux yeux de cette fille. – Je crois qu’elle vous a déjà percé à jour. »  (p. 153) Mais c’est uni que le trio arrivera au bout de l’aventure.

L’humour perle sans cesse au fil des pages. Le discours de Mattie, bien que rigide, voire comptable, est pétri de naïveté. Elle énonce avec le plus grand sérieux des préceptes religieux ou moraux sans en comprendre la portée. L’humour réside dans l’absence même de légèreté des propos de la gamine.

Le récit de cette chasse à l’homme est mené par Mattie Ross adulte. Les évènements tiennent en une dizaine de jours et constituent l’aventure de sa vie. Elle ponctue son discours de digressions moralisatrices voire hargneuses, de conseils au lecteur qui lit « ce récit authentique » (p. 218) et elle cite les Écritures en bonne presbytérienne revêche qu’elle est devenue. Sa parole est libre, sans complexe et terre-à-terre. Ce n’est pas une vieille fille qui romance une ancienne aventure mais une mémoire affûtée qui évoque ses souvenirs de l’Ouest tel qu’il était en 1870. À l’heure de son récit, l’Ouest sauvage se fige dans ses légendes et devient mythologique au travers des spectacles rodéos qui sillonnent le pays en exhibant une foire de héros d’un autre temps. Les Buffalos Bill et Calamity Jane des théâtres ambulants n’ont plus rien des desperados et des shérifs des plaines sauvages. Mattie Ross et ses acolytes évoquent les frères James et les frères Dalton, mais ce ne sont que les échos d’une époque révolue auquel le récit de Mattie rend hommage, comme une dernière épitaphe.

Le roman de Charles Portis est une réussite à placer entre les mains des amateurs de western, d’aventure et d’humour grinçant. Il me reste à voir l’adaptation d’Henry Hathaway avec John Wayne,Cent dollars pour un shérif, et bien entendu, la dernière production des frères Coen avec Jeff Bridges dans le rôle du Marshall borgne.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Le Bal du diable

Roman de Nadine Monfils.

Nina est une belle rousse peu farouche qui aime les émotions sensuelles et les sensations fortes. Mariée par son père au comte François de Ladrière, elle rêve de la vie de château et se sent prête à n’être plus la femme que d’un seul homme. « C’est fou […] comme le mariage peut rendre romantique une mauvaise herbe comme moi. Je poussais  entre les pavés des rues glauques et me voilà orchidée dans un jardin paradisiaque. »  (p. 22) Convaincue que le mariage n’est que le premier pas vers une vie de rêve, elle attend son comte charmant. « Nina n’était plus la petite pute des rues, celles des chambres glauques et des pipes coquines. Elle était devenue une autre. L’épouse d’un comte qui pensait avoir capturé un ange. Et bêtement, tout bêtement, elle était tombée amoureuse de lui. »  (p. 33) Mais le rêve parfumé de Nina va tourner court. Le comte voulait une épouse vierge et chaste, ce que Nina n’est manifestement plus depuis longtemps. La punition du maître des lieux est sans appel : Nina restera enfermée dans le château, privée des faveurs de son époux. Mais Nina n’est pas docile. Résolue à quitter les lieux, elle découvre dans le château des pièces secrètes, des pratiques sordides et un étrange cirque humain dont les membres assouvissent les désirs des clients du comte, « son terrifiant mari qui, non seulement avait quelque chose de Barbe Bleue, mais aussi de Dracula et de Barnum ! » (p. 110) Le château du comte est un lieu dont on ne s’échappe pas : « Vous ne savez pas qu’ici c’est l’enfer ! […] Vous êtes entrée dans le ventre du monstre, dans l’antre du diable ! La mort est une araignée qui a tissé sa toile dans chaque recoin de cette obscure demeure. » (p. 62) Nina va découvrir à ses dépends qu’une union avec le Diable est indissoluble, jusqu’à ce que la mort les sépare.

Ce court roman, issu de la collection des Lectures amoureuses de La Musardine, librairie érotique de Paris, annonce des « sensations délictueuses » (p.120). Mais l’intérêt premier est rapidement mouché par la surabondance de situations improbables voire grotesques. Certes, on ne demande pas à un fantasme d’avoir les pieds sur terre mais personne n’obligeait l’auteure à dévoiler les replis de ses désirs sur 180 pages. Une phrase du roman illustre parfaitement cette situation : « Les plus belles histoires d’amour sont celles qui ne sortent pas des livres. Dès qu’on vit un fantasme, on le tue. » (p. 145) J’ajouterai que ce sont celles qui ne sortent pas de l’esprit. En écrivant ces scènes érotiques, Nadine Monfils les a vidées de toute leur puissance. L’auteure faire dire à l’un de ses personnages qu’ « il faut se créer des manques pour attiser nos désirs et faire de nos fantasmes des obsessions. » (p. 125) Je souscris à l’idée et déplore que Nadine Monfils n’ait pas suivi son propre précepte.

Le texte offre quelques truismes qui, s’ils enfoncent naturellement des portes ouvertes, ont le mérite d’éviter d’hasardeuses réflexions socio-érotiques. « Ce n’est pas le corps qui est indécent, […], c’est le regard qu’on pose sur lui. »  (p. 33) ou encore « Pute est un métier d’utilité publique. Si elles n’étaient pas là, il y aurait bien plus de viols dans les rues. C’est le racisme qui est vulgaire et malsain. Pas les putes. »  (p. 87) Merci pour elles Nadine ! Sinon,  on peut « se créer un amour de papier. Le seul qu’on peut déchirer, effacer et réécrire à sa guise. »  (p.147)

Je trouvais la première de couverture sublime mais elle n’abrite rien de comparable. La quatrième annonce « les fantasmes les plus vénéneux d’une Belge surréaliste. Lynch violé par Fellini. » Mouais… Pour moi, c’est simplement Alice aux pays des pervers qui fait un détour par l’infâme et dispensable Eyes Wide Shut. Le Bal du Diable n’est qu’une nuit orgiaque, où la zoophilie et le sadisme ne sont que quelques-unes des expressions d’un désir général et galvaudé. On est bien loin des hauteurs infernales où Sade a élevé l’acte charnel et bien plus proche des peep shows qui offrent pour quelques pièces des spectacles très médiocres.

Un seul épisode m’a plu, celui où Nina en fuite entre dans la boutique d’un cordonnier fétichiste et féru de chaussures rouges. Selon lui, « les baskets sont les hamburgers du pied. Bientôt la sensualité se prendra en pilule. […] Mickey a tué l’érotisme. »  (p. 125) Cette rencontre qui court sur quelques pages est une parenthèse de finesse et d’humour perdue dans un univers finalement mal dégrossi et fondé sur des légions de clichés de la littérature érotique.

Publié dans Mon Enfer | Laisser un commentaire

Hell of a woman – Hommage aux femmes du Blues

Biographies de Nina Van Horn.

L’auteure, elle-même chanteuse de Blues, remonte aux sources de ce courant musical, cette « musique du cœur et le reflet de l’âme » (p. 5) et part à la rencontre des « Femmes du Blues » celles qui « ont […] restitué au plus juste une vision sociologique, drôle ou pathétique de leur époque ! » (p. 7) Les femmes qu’honore Nina Van Horn n’ont pas eu peur de parler de corruption et de violence dans un pays dominé par la Grande Dépression. Elles ont osé parlé d’homosexualité et osé dénoncer les violences faites aux femmes. Elles ont chanté l’alcool et la drogue, armées de leur guitare et de voix qui ont traversé les décennies. « Au-delà de leurs connaissances musicales réduites, elles vont surtout décrire ce qu’elles vivent elles-mêmes et nous laisser un héritage non seulement musical mais surtout humain sur cette humble époque. »  (p. 21)

Alberta Hunter ouvre le bal des « Femmes du Blues ». La chanteuse a partagé la scène avec Louis Armstrong, Sidney Bechet ou encore Duke Ellington. En Europe, elle connaît un triomphe que n’entache pas la ségrégation qui fait rage sur le Nouveau Continent. Si elle abandonne la scène pendant vingt ans pour travailler comme infirmière, elle n’oublie jamais ses premières amours.

Victoria Spivey « va contribuer à donner sa forme actuelle au Blues en rajoutant une mesure qui permet de doubler la mélodie, mesure de quatre temps conduisant à la constitution traditionnelle de douze mesures. » (p. 47) La chanteuse se fait connaître pour ses « protest songs » où elle dénonce les ravages de la tuberculose, la violence conjugale ou les excès de la drogue. La compagnie de disques – qu’elle crée et qu’elle dirige –  enregistre un petit nouveau qui fera longtemps parler de lui, un certain Bob Dylan. Elle disait ceci du Blues :  » The Blues is life et life is the blues. It covers from the first cry of a newborn to the last gap of a dying man. It’s the very existence. » (p. 56)

Memphis Minnie, minuscule chanteuse à la voix unique et au jeu de guitare décoiffant, s’est mariée trois fois. Elle reste dans les mémoires pour la dextérité de son jeu et sa capacité à réinventer la guitare.

Lil Green est une étoile filante de la scène Blues féminine. Elle n’a chanté que dans les tournées et les circuits réservés aux Noirs. Elle décède à 35 ans d’une pneumonie.

Ma Rainey passe du vaudeville au Blues jusqu’à devenir « the Mother of Blues ». Ses orientations sexuelles font jaser, son homosexualité jamais avouée n’est pour autant jamais démentie. De sa relation avec Bessie Smith, elle a alimenté les cancans d’une société bourgeoise et puritaine. Ma Rainey s’y entend pour semer le trouble et nourrir la zizanie. Longtemps oubliée, ce n’est que justice de la redécouvrir aujourd’hui.

Georgia White, sublime chanteuse noire, entonne des titres osés qu’elle susurre à l’oreille de son public masculin, nourrissant sa réputation sulfureuse. Si sa carrière reste courte et a touché peu de registres, elle a marqué l’histoire du Blues par son audace et sa sensualité débridée.

Mildred Bailey est une métisse indienne que sa généreuse corpulence complexera toute sa vie. Grande amie de Bing Crosby qui lui sera fidèle jusqu’au bout et qui seul supportera son caractère ombrageux, elle se fait surtout connaître au sein du groupe de Paul Whiteman. « Sa voix modulée [était] capable des aigus les plus clairs comme de descendre dans les graves avec toujours autant de puissance. » (p. 119) Son engagement auprès des petits gars coincés à la guerre, c’est en chanson qu’elle le signe, avec le titre Scrap Your Fat, où elle s’engage à réconforter dans ses draps tous les soldats en permission.

Bessie Smith ou « l’Impératrice du Blues » est réputée pour sa générosité. Et même au plus fort de ses colères et de ses déchaînements de violence, elle donne tout ce qu’elle a. Sa sexualité est débridée et son penchant pour l’alcool est accusé. Bessie Smith voit grand en toute chose. Son influence sur plusieurs générations de chanteuses n’en paraît que plus naturelle.

Kate Mc Tell a toujours été très religieuse. Si elle embrasse le Blues, c’est avant tout pour soutenir et aider son époux aveugle, Blind Willie Mc Tell. Quand il la laissera au bord de la route pour reprendre les tournées seul, elle prendra un emploi d’infirmière et stoppera définitivement sa carrière. Mais avant de poser sa valise, elle aura marqué l’histoire du Blues.

Sister Rosetta Tharpe gagne un nouveau nom grâce à une erreur de typographie. Épouse de Thomas Thorpe, elle déborde d’une joie constante. Elle chante du Negro Spiritual et du Gospel auquel elle ajoute du swing et du boogie pour en faire un Blues unique où se mélange le sacré et le profane. Elle a largement inspiré Elvis Presley, Johnny Cash et Bob Dylan.

Odetta ou la « Reine de l’American Funk Music » selon Martin Luther King a reçu des mains de Bill Clinton la médaille des Arts et de l’Humanité en 1999. Passionnée d’opéra étant jeune, c’est au travers de la folk music qu’elle s’inscrit dans l’histoire du Blues.  Célèbre pour son engagement dans la lutte des droits civiques, elle a inspiré Bob Dylan et Joan Baez et a charmé JFK.

Billie Holiday, la sublime Lady Day, est la dernière des chanteuses que Nina Van Horn fait entrer dans son panthéon du Blues. Cette chanteuse qui mourut rongée par la drogue et l’alcool a eu de belles heures. Des fleurs dans les cheveux, elle a triomphé aux USA mais surtout en Europe où l’apartheid n’existait pas. Extrême dans ses amours, avec sa mère ou ses époux, vivant dans le rapport de force et la soumission, elle incarne la diva noire à qui l’on pourrait tout pardonner juste pour l’entendre chanter encore un titre, surtout si c’est une « protest song » et qu’elle y crache ses tripes.

Des juke joints (cabanes à musique pour ouvriers dans les campagnes) où le Moonshine (alcool frelaté et mortel) coule à flots aux scènes new-yorkaises, ces chanteuses savaient se faire entendre. L’enthousiasme de Nina Van Horn est contagieux. Si elle abuse, à mon goût, des majuscules et de la ponctuation exclamative, elle sait partager sa passion et sa tendresse pour ces femmes de la scène Blues. Certaines expressions semblent des invocations, comme des appels à la mansuétude de divinités anciennes ou à la bénédiction de diablesses. « Le Blues… La musique du Diable ? … Diablement humain ! » (p. 222)

Le paratexte constitue une part important du livre. Les photographies sont des archives précieuses qui renseignent sur une situation économique en crise mais sont aussi des moments de gloire capturés par l’objectif : on y voit les femmes rayonnantes et sublimes sur scène. Les pochettes de disque et les affiches sont les reliques précieuses d’un âge d’or musical qui se perd.

En attendant d’écouter le CD éponyme produit par Nina Van Horn et qui reproduit les titres qu’elle cite dans le livre, je vous invite à savourer ceux qui figurent ici. Je ne me lasse de ces voix puissantes et des accompagnements musicaux qui nous replongent dans des époques troubles, où se croisent les bootleggers, les policiers véreux et les putes au grand cœur. Je regarderai bien un film de vrais gangsters ce soir, avec des pistolets mitrailleurs et leurs réservoirs camembert, des complets trois pièces sur guêtres immaculées et des borsalinos posés sur des regards roublards !

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Just Kids

Récit autobiographique de Patti Smith.

Préambule : « On a dit beaucoup de choses sur Robert et on en dira encore. Des jeunes hommes adopteront sa démarche. Des filles revêtiront des robes blanches pour pleurer ses boucles. Il sera condamné et adoré. Ses excès seront maudits ou parés de romantisme. À la fin, c’est dans son oeuvre, corps matériel de l’artiste, que l’on trouvera la vérité. Elle ne s’effacera pas. L’homme ne peut la juger. Car l’art chante Dieu, et lui appartient en définitive. »

Patti Smith et Robert Mapplethorpe ont à peine 20 ans quand ils se croisent dans le New York de 1967. Patti rêvait  « de rencontrer un artiste pour l’aimer, le soutenir et travailler à ses côtés. »  (p. 24) Robert, lui, « était un artiste, et il le savait. Ce n’était pas une lubie enfantine. Il ne faisait que reconnaître ce qui lui revenait de droit. »  (p. 25) Les deux jeunes gens, presque des gamins, partagent une histoire d’amour qui durera plus de vingt ans, influençant sans cesse le travail de l’autre. Si la passion amoureuse fait lentement place à l’amitié et à une relation nourrie d’art et d’émulation, ils ont fait le serment de ne pas se séparer et de prendre soin l’un de l’autre, « d’être fidèles, sans cesser d’être libres » (p. 102). Just Kids est le récit que fait Patti Smith de ce lien unique. « Nous nous étions promis de ne plus jamais nous quitter tant que nous ne serions pas tous les deux certains d’être capables de voler de nos propres ailes. Et ce serment, à travers tout ce qu’il nous restait encore à traverser, nous l’avons respecté. » (p. 110) Entre eux, c’est plus que de l’amitié, c’est un pacte charnel et spirituel, une interaction artistique et une relation indissoluble pour l’art et par l’art.

La pauvreté des débuts, les années de galère ponctuées de petits boulots et de combines débrouillardes, les séjours dans des hôtels glauques ou des appartements miteux n’entament que rarement l’incroyable optimisme que nourrissent Patti et Robert. Ils vivent pour l’accomplissement de leur art et se donnent les moyens de la création, quels que soient les risques. « Tels des enfants de Maeterlinck en quête de l’oiseau bleu, nous nous étions aventurés dehors, et nous étions pris dans les ronces sinueuses de nos expériences nouvelles. » (p. 100)

Dans ce témoignage, on découvre comment Patti a poussé Robert vers la photographie, au-delà d’une simple intégration de clichés dans ses constructions, mais véritablement comme un art à part entière. Même si son art tarde à être reconnu, il semble que tout ce que touche Robert se transforme en or. « Que ce soit pour l’art ou pour la vie, Robert insufflait aux objets son élan créateur, sa puissance sexuelle sacrée. »  (p. 165) Et d’autre part, on assiste au cheminement artistique de Patti qui, pétrie de poésie, se lance peu à peu dans les performances scéniques et à la chanson, constamment épaulée par Robert. Le lien artistique ne se distend jamais entre eux. C’est Robert qui crée les couvertures et pochettes des livres et albums que produit Patti. L’influence artistique entre eux est double : « notre relation : artiste et muse, un rôle qui était pour nous deux interchangeable. »  (p. 295) Les deux gamins qui se sont croisés dans un parc de New-York par une nuit d’été savaient qu’ils deviendraient célèbres et s’encourageaient mutuellement sur la voie de la réussite.  » Mon succès était pour Robert l’objet d’une fierté sans mélange. Ce qu’il voulait pour lui-même, il le voulait pour nous deux. »  (p. 302)

L’homosexualité de Robert, d’abord mal assumée par lui comme par Patti, n’entrave finalement pas leur relation mais lui permet d’accéder à une nouvelle incarnation jamais dépourvue d’amour. « Il avait envers les hommes des pulsions dévorantes, mais je ne me suis jamais sentie moins aimée pour autant. Il n’était pas facile pour lui de rompre nos liens physiques, je le savais. Nous restions fidèles à notre serment, Robert et moi. Aucun de nous deux ne quitterait l’autre. Je ne l’ai jamais vu par le prisme de sa sexualité. Mon image de lui est demeurée intacte. Il était l’artiste de ma vie. » (p. 189) Patti envisage Robert comme un être à part, non défini par les codes qui sont ceux du reste du monde. Cet homme-là, elle ne peut s’en passer et elle n’a pas besoin de lui assigner une place précise. « Robert n’a jamais quitté mes pensées ; il était l’étoile bleue dans la constellation de ma cosmologie personnelle. »  (p. 307)

Le changement d’orientation sexuelle de Robert conduit le couple à se séparer sur le plan physique. Chacun connaît d’autres amants et espèrent en d’autres relations. Pour Robert, la rencontre avec Sam Wagstaff, « l’homme qui devait devenir son amant, son mécène, et son ami pour la vie. »  (p. 242) est déterminante. Il a enfin trouvé un compagnon à sa mesure, solide et passionné par son art. « Ils avaient besoin l’un de l’autre. Le mécène pour être grandi par la création, l’artiste pour créer. » (p. 275)

Tout au long de son récit, Patti Smith révèle ses références et artistiques : Rimbaud et ses Illuminations, William Blake, Jean Genet, André Gide, Baudelaire, Diego Rivera, Maïakovski, Bob Dylan et tous les représentants de la Beat Generation. Toute sa création est imprégnée des œuvres des monstres sacrés mais se nourrit également de ses rencontres avec les artistes de son temps. Les années 1960-1970 semblent une époque traversée de comètes artistiques et de destins fulgurants. « Abattues, la gloire tant désirée à portée de main, des étoiles éteintes tombaient du ciel. » (p. 247) : Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix, ou Brian Jones laissent des empreintes durables et encouragent les créations. Dans les lieux emblématiques que Patti et Robert fréquentent, le Chelsea Hotel, le Max’s Kansas City club, la Factory, El Quixote, la MaMa ou les studios Electric Lady, la foule des célébrités se croise, se reconnaît et s’influence. D’Andy Warhol à The Velvet Underground, tout semble possible dans un monde ouvert à toutes les audaces.

Patti Smith donne à voir toute la puissance de son imagination et son immense amour des livres, de la prose et des mots. « J’étais complètement éprise des livres. Je voulais les lire tous, et ceux que je lisais généraient de nouveaux désirs. »  (p. 16) Elle insiste particulièrement – et comment ne pas la comprendre – sur ce qu’elle doit à Jim Morrison : « c’est lui qui m’avait mise sur la voie de la fusion de la poésie et du rock and roll. »  (p. 223) « Tel un saint Sébastien de la côte Ouest, il exsudait un mélange de beauté et de mépris de soi, et une douleur mystique. » (p. 76) 

Just Kids, ce n’est pas seulement un hommage à Robert Mapplethorpe et encore moins un mémorial en son honneur, c’est aussi un manifeste artistique. Patti ne dissocie pas la vie de la création. Chaque acte entre dans le processus créatif parce qu’ « être artiste, c’est voir ce que les autres ne peuvent voir. »  (p. 23) Patti est sans cesse en quête de signes. Les dates anniversaires de ses proches et des artistes qu’elle admire sont des jalons et des vademecum quand elle perd pied. Robert et elle explorent une nouvelle façon de voir le monde et Robert le répète souvent,  « Personne ne voit comme toi et moi. » (p. 127). Quand Patti Smith s’engage, elle le fait complètement. « Ma préférence allait à l’artiste qui transforme son temps plutôt qu’à celui qui se contente de le refléter. » (p. 88) Elle ne craint pas d’imposer ses vues et de suivre des voies dangereuses. « Il est de la responsabilité de l’artiste d’équilibrer la communication mystique et le labeur de la création. » (p. 297)

À lire son témoignage voire sa confession, il apparaît que l’artiste est en souffrance constante, tiraillé entre les extrêmes qui le composent et qu’il alimente. La quête que Robert et Patti entreprennent doit les aider à « accepter [leur] nature double et […] [les] mettre en paix avec l’idée [qu’ils renferment] des principes opposés, la lumière et l’obscurité. » (p. 20) Just Kids est finalement le confiteor de l’artiste moderne.

Le paratexte est riche et émouvant. Les photographies côtoient les reproductions d’œuvres, de lettres ou de textes. La photo de la première de couverture a été prise à Coney Island en 1969. Elle a immortalisé deux enfants artistes à l’aube de leur épanouissement, au plus fort de leur beauté. « Nous avons eu de la chance que cet instant soit immortalisé par un appareil photo rustique. C’était notre premier vrai portrait new-yorkais. Qui nous étions. » (p. 134) Mais la pièce qui me touche le plus, c’est celle présentée en quatrième de couverture, une lettre écrite par Robert à Patti, dans leur chambre du Chelsea Hotel en 1969. « Sitting in our room – waiting for you. Thinking of all that we have gone through – knowing we have somehow done it together. And it will always be that way – loving you. We’ll have a real home soon one way or another – and it’s there that we’ll be famous – with or without the rest of the world – just you and me together – drawing, writing and loving each other. For you always – Blue STAR. » Cette lettre pleine de promesses est à l’image du récit : fondamentalement optimiste et résolument tournée vers la création.

Patti Smith n’évoque que peu la maladie qui terrassa Robert à l’âge de 42 ans. Son récit n’est pas une plainte mais un écho tendre aux années passées, un regard posé avec nostalgie sur les instants trop vite envolés d’une jeunesse qui semblait éternelle. On ressort de cette lecture avec des larmes dans les yeux mais également une envie incommensurable d’étoiles et de beauté.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

L’homme de Kaboul

Épreuves du roman de Cédric Bannel, à paraître le 3 mars.

 » – À quoi pensais-tu en appuyant sur la détente ? demanda Oussama. – À appuyer sur la détente. «  (p. 9) Dès les premières lignes, on rencontre Oussama Kandar, commandant en chef de la brigade criminelle de Kaboul, un homme qui ne s’en laisse pas compter. Appelé sur les lieux d’un suicide, Oussama Kandar est dubitatif. Le cadavre de Wali Wadi n’est pas celui d’un suicidé, il s’agit d’un meurtre.  » Ceux qui parvenaient à échapper aux attentats, aux gangs, aux règlements de compte, aux crimes familiaux et aux fatwas lancées par les talibans étaient assez peu portés sur le suicide. En Afghanistan, chaque jour vécu en un seul morceau était un don de Dieu. «   (p. 10) Mais son enquête à peine entamée, Kandar est sommé de ne pas faire de vagues et de classer au plus vite cette affaire. Le ministre de la Sécurité du pays, Khan Durrani, semble particulièrement pressé de voir ce cas au fond d’un tiroir. Oussama Kandar comprend que l’affaire dépasse celles qu’il traite d’ordinaire.  «  Pour une raison qu’il ignorait, le gouvernement souhaitait enterrer l’affaire. Khan Durrani était là pour dissuader ses propres services de faire leur boulot. «   (p. 16) Pendant ce temps, en Suisse, la disparition d’un homme déclenche une opération d’envergure. Nick Snee, analyste pour l’Entité, découvre les travers et les crimes de l’organisation qui l’emploie,   » une structure dont l’ADN était tourné vers la violence plus que vers l’intelligence. «  (p. 123) Alors qu’un certain dossier Mandrake s’avère délicat voire explosif en Suisse comme en Afghanistan, Nick et Oussama, sans le savoir, traque la même vérité au nom de valeurs communes.

Le personnage d’Oussama Kandar est finement travaillé. L’homme est un policier intègre et pieux, un musulman pratiquant mais tolérant, comme une balise au sein d’une religion qui effraie tous les jours. Oussama a choisi son camp et c’est sans compromis qu’il accomplit sa tâche, quelle que soit l’origine des pressions qu’il subit.  » Se prénommer Oussama n’était pas un atout lorsqu’on était qomaandaan de police dans un pays occupé par les forces de l’Otan… «   (p. 12)  » En tant que fonctionnaire du régime, Oussama était une cible pour les talibans, même s’il était connu pour sa piété. «  (p. 13) Oussama est pris entre deux feux : entièrement dévoué à son pays, même s’il inspire crainte et respect, sa position reste fragile dans un monde tiraillé entre deux puissances qui veulent chacune déchirer la plus grosse part de la proie.

Malalai, épouse d’Oussama, est une femme vive d’esprit et intelligente. Gynécologue et tenue par la loi islamique de ne soigner que des femmes, elle se révolte discrètement mais fermement contre le société machiste et intégriste qui étreint et étouffe le pays. La burqa la révolte, la soumission imposée aux femmes l’indigne et la charia ne la convainc pas toujours. Membre du RAWA, elle court de grands risques pour faire reconnaître les droits des femmes en Afghanistan. Malalai est le pendant féminin d’Oussama. Ils forment un couple uni, certes par l’amour, mais surtout par le partage de valeurs telles que la probité ou le respect. Bien que peu active au sein de l’intrigue, Malalai imprègne de sa présence tout le texte, comme une odeur subtile mais tenace de fleurs écrasées.

Ce polar décrit avec habileté un pays dont on ne cesse de parler mais qui reste difficile à comprendre. Des traces subsistent de la présence russe et du régime taliban. L’Otan peine à apaiser le pays et  » la présence de la Coalition avec son lot de bavures et de vexations imposées aux populations locales «  (p. 10) fait régner une atmosphère pesante que renforcent les attentats suicides et la résignation des habitants. Le regain islamiste se fait sentir partout, les talibans sont infiltrés dans toutes les administrations et institutions du pays. Le président Hamid Karzaï, s’il n’intervient pas directement dans le récit, apparaît comme un homme de paille. L’Afghanistan semble dirigé par des ministres complaisants voire véreux. La corruption est omniprésente, les dollars et les afghanis changent de main et alimentent un marché noir prodigue en armes et en produits interdits. Kaboul est une ville sous pression, prête à exploser de toute part.

Bien qu’en reconstruction, les travaux étant financés par les apports occidentaux, la ville abrite des quartiers d’une misère extrême où le progrès n’est qu’un lointain mirage. L’auteur dépeint avec précision et intérêt des coutumes et des traditions qui échappent souvent à l’entendement occidental. La politesse, la hiérarchie ou les salutations entrent autant dans le mode de vie des Afghans que les vêtements ou la nourriture. Même si l’Occident s’impose peu à peu, avec ses tenues décontractées et colorées et ses pratiques jeunes et libérées, l’Afghanistan conserve indéniablement un passé traditionnel qui s’accomplit dans tous les gestes du quotidien.

Tous ces éléments font déjà du roman un très bon texte. Mais le meilleur réside dans la construction des enquêtes. Dès les premiers chapitres, les victimes et les coupables sont connues. Les armes et le mobile sont au rendez-vous. Il ne manque que la pièce à conviction principale, le dossier Mandrake, qui fait traverser à Nick la moitié du monde et qui fait retourner Kaboul par Oussama. Dans cette chasse au trésor maudit, une paire de chaussures rouges peut tout faire basculer. La révélation finale, après quelques épisodes haletants, est presque secondaire. Sans l’avoir lu, on se doute que le dossier Mandrake est une poudrière à proximité d’une mèche. Peu importe ce qu’il contient, on sait que cela ne pourra pas être révélé. Car Cédric Bannel évite avec habileté et intelligence l’écueil du complot mondial. Une phrase de la fin du roman est lourde d’une sagesse effrayante : « affaiblir l’Amérique, c’est provoquer l’éclatement assuré de l’Afghanistan. »  (p. 386) On ne peut le nier, l’échiquier mondial a entamé une partie complexe qui nous dépasse tous. Et c’est avec modestie voire délicatesse que Cédric Bannel referme une porte qui ne peut rester ouverte. Si les terroristes ne sont pas forcément ceux qui portent barbe et keffieh, ce n’est pas un livre qui peut déranger la fourmilière. La fin du texte est en demi-teinte, parfaitement conforme à la réalité : les ‘gentils’ n’emportent pas d’éclatantes victoires et la punition des ‘méchants’ est loin d’être assez lourde. Mais l’auteur ne fait pas œuvre polémique. Son récit, puissamment ancré et nourri d’un contexte politique particulier reste une fiction menée avec talent et précision. Ce roman présente une plume assurée et une intelligence affûtée.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Les Hauts de Hurle-Vent

Roman d’Emily Brontë. Lecture commune avec Anne et Cynthia.

Dans la lande anglaise, il y a un lieu appelé les Hauts de Hurle-Vent. « Wuthering est un provincialisme qui désigne d’une façon expressive le tumulte de l’atmosphère auquel sa situation expose cette demeure en temps d’ouragan. » (p. 26) Ce domaine est celui d’Heathcliff, un homme ombrageux, violent, cupide, avare et avide de vengeance. Mr Lockwood, qui loue Thrushcross Grange, une propriété d’Heathcliff, découvre de la bouche de la femme de charge de la maison, Mrs Nelly Dean, l’histoire des quarante dernières années au cœur desquelles Heathcliff laisse l’image d’un despote rongé par la haine.

Heathcliff a été recueilli par Mr Earnshaw qui l’a élevé comme un fils, comme le plus précieux de ses enfants. Si Catherine, la fille de la maison s’attache passionnément au jeune étranger, le fils de Mr Earnshaw, Hindley exprime une jalousie sans borne. À la mort du chef de famille, Hindley martyrise les deux enfants qui accumulent les effronteries et les insolences et se moquent bien de l’autorité du fils aîné. Dès l’enfance, Catherine appartient à Heathcliff et Heathcliff est tout acquis à Catherine. Mais en grandissant, Catherine est poussée vers de plus hautes aspirations et elle épouse Edgar Linton, de Thrushcross Grange. Heathcliff disparaît alors trois ans et revient riche et animé d’une haine qu’alimente un désir de vengeance insatiable. Son dessein est simple : il veut se rendre maître des Hauts de Hurle-Vent et de Thrushcross Grange et asseoir sa domination sur les familles Earnshaw et Linton. À coup de mariages désastreux et de manipulations odieuses, il tisse une toile infâme dans laquelle chacun est pris mais qui le laisse plus seul que jamais, désespérant de posséder Catherine.

La passion destructrice qui unit Catherine et Heathcliff les fait entrer au panthéon des amoureux littéraires. Leurs déclarations d’amour rivalisent d’intensité mais se croisent souvent sans se rencontrer. Catherine a épousé Linton sous le coup d’une vague affection très vite submergée par le sentiment unique et ravageur qu’elle éprouve jusqu’à la fin pour Heathcliff. « Aussi ne saura-t-il jamais comme je l’aime, et non parce qu’il est beau, […], mais parce qu’il est plus moi-même que je ne le suis. De quoi que soient faites nos âmes, la sienne et la mienne sont pareilles et celle de Linton est aussi différente des nôtres qu’un rayon de lune d’un éclair ou que la gelée du feu. […] Mes grandes souffrances dans ce monde ont été celles d’Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c’est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerai d’exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l’univers ne deviendrait complétement étranger, je n’aurais plus l’air d’en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l’hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous :  source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! II est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. Ainsi, ne parlez plus de notre séparation, elle est impossible. » (pp. 111-112-113)

À la mort de Catherine, qui part en accouchant d’une petite fille, Heathcliff défie son fantôme de venir le hanter : « Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu dis que je t’ai tuée, hante-moi, alors! Les victimes  hantent leur meurtrier, je crois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. sois toujours avec moi… prends n’importe quelle forme… rends-moi fou ! mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne peux te trouver. Oh ! Dieu ! c’est indicible ! je ne peux pas vivre sans ma vie !  je ne peux pas vivre sans mon âme. » (p. 209) Heathcliff est un personnage ouvertement torturé et ambivalent qui porte sur son visage la marque de ses démons.« Il a le physique d’un bohémien au teint basané, le vêtement et les manières d’un gentleman. » (p. 28) « Ce qu’est Heathliff : un être resté sauvage sans raffinement, sans culture; un désert aride d’ajoncs et de basalte. » (p. 135) Et pourtant, aussi aride qu’est son âme, son imagination n’est jamais en reste pour créer les scenarii les plus abjects.

Ce roman donne la part belle aux personnages secondaires. Le plus réussi, à mon sens, est Joseph, l’homme à tout faire de Hurle-Vent. Il était là avant Heathcliff et il y reste longtemps après. Maladivement attaché aux Earnshaw, il méprise toute autre personne. Chrétien radical voire illuminé, il use de la Bible comme d’un rempart contre les péchés, baragouinant dans une langue incertaine les malédictions qu’il lance aux quatre vents. Joseph est « le plus odieux et le plus infatué pharisien qui ait jamais torturé une Bible afin d’en recueillir les promesses pour lui-même et d’en jeter les malédictions sur ses voisins. » (p. 68)

Le récit est rapporté des années plus tard par une domestique mais la narration est telle que l’action se déroule à chaque page. Le reste du roman n’est qu’artifice : l’arrivée de Mr Lockwood et sa longue maladie (six mois) ne sont que des prétextes pour poser le cadre d’un récit qui dépasse le personnage initial. Quelque volonté qu’il ait d’entrer dans l’histoire des héros, il y manque à chaque fois. Il incarne en cela le lecteur qui assiste, médusé et sans pouvoir, à l’histoire en marche. Mrs Dean est la voix narratrice par excellence et quelle mémoire ! Elle retranscrit au mot et à l’accent près des dialogues vieux de vingt ans. Le réalisme littéraire n’est pas ce qui importe ici : ce qui compte, c’est qu’une voix s’élève du silence pour rendre vie à deux êtres si impétueux que la mort seule aura su les contenter en les réunissant.

Relire ce roman est un plaisir intense. Renouer avec Catherine et Heathcliff, c’est retrouver de vieux compagnons. Je ne me lasse pas de ce texte fougueux et grandiloquent, où la haine alimente l’amour dans un creuset impétueux fait de vengeance et de domination. L’histoire a un peu vieilli, on sourit à l’évocation des émotions tellement fortes qu’elles causent des maladies mortelles. La faiblesse du jeune Linton Heathcliff est caricaturale, tout comme le sont les sentiments que s’échangent et s’opposent les personnages. L’amour, la haine, le mépris, le remords, tous sont poussés aux extrêmes limites de la nature humaine. Il est impossible de ne pas le sentir. Mais le roman marque d’autant plus les esprits qu’il assume jusqu’au bout l’absolu des caractères et des passions qu’il développe. Je ne peux que conseiller la lecture de ce texte. Ne criez pas au romantisme, c’est mieux que cela !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Justice dans un paysage de rêve – Une enquête de l’inspecteur Cooper

Roman de Malla Nunn. Premier tome d’une trilogie à paraître le 23 février 2011.

Septembre 1952 à Jacob’s Rest. Le capitaine de police Willem Pretorius est retrouvé mort sur la rive du fleuve qui sépare l’Afrique du Sud du Mozambique. La famille Pretorius incarne les valeurs du National Party et des Afrikaners et observe strictement un mode de vie fondé sur la religion et le ségrégationnisme. « Huit ans après les plages de Normandie et les ruines de Berlin, on parlait encore d’esprit afrikaners et de pureté de la race dans les plaines africaines. » (p. 12) L’inspecteur-chef Emmanuel Cooper, de Johannesburg, est « envoyé en solo sur le meurtre [de ce] capitaine de police blanc. » (p. 11) D’emblée, il comprend que son enquête sera semée d’embûches : les cinq fils Pretorius ne laissent rien entacher la mémoire de leur père et la Security Branch s’empare de l’affaire sous prétexte de déjouer un complot communiste. Emmanuel Cooper est rapidement écarté de l’affaire mais il est convaincu que « l’assassinat du capitaine [est] indissociable des secrets et mensonges de la petite ville et [n’a] rien à voir avec un complot communiste élaborer pour faire dérailler le National Party. » (p. 287) Jacob’s Rest est un bourg perdu qui vit au rythme de la famille Pretorius et qui palpite de secrets qui ne le restent pas longtemps. Le capitaine Pretorius a développé un attrait pour la culture cafre et zoulou bien difficile à concilier avec les prétentions de pureté affichées par son clan. La ligne de couleur a été franchie. Au-delà d’une histoire de mœurs et de sordide trafic, l’enquête révèle les noirceurs de la nature humaine et échoue à déterminer le prix d’une vie.

Le passé de l’inspecteur Cooper s’esquisse subtilement dans ce premier tome. Le souvenir d’un sergent-major le hante et l’aide à progresser dans ses réflexions. Ce souvenir ravive également des pans de passé enfouis sous le remords et la douleur : on aperçoit une épouse, Angela, des images de la seconde guerre mondiale, des cauchemars, des origines incertaines et de nombreux secrets. Si Cooper est tout d’abord un personnage solitaire voire esseulé, il renoue avec le genre humain à mesure que l’enquête progresse. Il fait fi des préjugés raciaux et forme un trio bigarré avec le policier zoulou Shabalala et le docteur juif allemand Zweigmann. Emmanuel Cooper est une nouvelle figure de policier. Principalement désigné par son prénom, il est plus humain et plus accessible que certains personnages archétypaux des récits policiers qui me hérissent d’ordinaire le poil ! Sous la carapace affichée se dessinent des failles que le second tome – j’espère – contribuera à faire éclater pour révéler davantage le personnage et son passé.

Le roman de Malla Nunn est intéressant à plus d’un titre. D’une part, l’intrigue est finement menée, suffisamment complexe pour faire travailler les méninges à plein régime mais parfaitement maîtrisée et sans incohérence. Les coupables – puisqu’il y a plusieurs affaires, je n’en dirai pas davantage – s’ils sont démasqués, courent toujours. Et la chute du roman n’est en rien une porte qui se ferme. On reste clairement sur sa faim dans l’attente du second tome (à paraître en 2012) dont les alléchantes premières pages sont offertes en conclusion.

D’autre part, le roman dépeint autre chose de l’Afrique du Sud que ses paysages paradisiaques. Le titre français est éloquent, le titre original davantage encore : A Beautiful Place to Die. Les lieux sont superbes, certes. La nature est à la fois poétiquement sauvage et magnifiquement indomptable mais la nature humaine n’est que laideur ou vilenie sous le coup des lois d’immoralité publiées par le National Party, lois qui verrouillent la société. Les relations entre noirs et blancs sont encodées de telle façon que tout acte devient suspect et condamnable. « Les nouvelles lois ségrégationnistes officialisaient l’idée que la tribu noire et la tribu blanche avaient été créées par Dieu pour vivre séparées et se développer parallèlement. Chacune avait sa propre sphère naturelle. » (p. 187) Les comportements extrémistes s’érigent en rempart contre une prétendue contamination de la race : « Les leaders de la tribu afrikaners faisaient grand cas des liens du sang. Leur organisation la plus secrète, le Broederbond, signifiait ‘Les Frères de sang’. Que se passait-il quand le lien franchissait la ligne de couleur et rattachait le noir au blanc ? » (p. 140) L’auteure présente l’apartheid sud-africain sous toutes ses couleurs : les Afrikaners, les Indiens, les métis, les Bantous, les Cafres, les Zoulous, les hommes, les femmes. La conclusion est simple : personne n’est blanc comme neige ni noir comme diable.

Je termine avec une phrase qui m’a saisie à la lecture. Il me semble que, au-delà du pays où se déroule l’intrigue et sans précision d’origine, cette situation s’applique encore trop souvent. « En Afrique du Sud, les Noirs avaient besoin de si peu. Un peu moins chaque jour, c’était la règle générale. » (p. 18) Ce premier tome est une réussite qui me réconcilie avec le genre.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Emma de Normandie – Reine au temps des Vikings (v. 987-1052)

Biographie par Stéphane William Gondoin.

La citation en exergue donne le ton de cette biographie. Et trouver Aragon quelque part, surtout en première page, c’est toujours un plaisir. « L’avenir de l’homme, c’est la femme. Elle est la couleur de son âme. »

Emma, fille d’un duc de Normandie, est envoyée en Angleterre, offerte en mariage au roi Æthelred II en 1002. Ce monarque, surnommé le Malavisé, est incapable de maintenir la paix sur le territoire de son père. L’Angleterre est ravagée par les raids vikings et les conflits internes. Emma partage 15 ans la vie d’un homme qu’elle méprise mais auquel elle donne deux fils qui s’ajoutent aux six déjà issus d’un premier mariage. L’avenir du jeune Édouard paraît sombre. Pourtant, de morts en successions, l’enfant deviendra Édouard le Confesseur. Æthelred, souvent vaincu dans les combats qui l’opposent aux Vikings, au premier rang desquels Sveinn Barbe-Fourchue, roi du Danemark, paye de lourds tributs qui sont prélevés sur le peuple. Contraints à l’exil, lui et les siens se réfugient en Normandie où les deux fils d’Emma, Édouard et Alfred, vivront pendant 25 ans, loin de leur mère et de l’Angleterre, nouant des liens puissants avec la parenté normande. « L’exil de 1013 contient en germe la bataille de Hastings du 14 octobre 1066 et la conquête normande de l’Angleterre. » (p. 126) À la mort Æthelred, Emma épouse le valeureux Knutr, fils de Sveinn Barbe-Fourchue, qui règne sur l’Angleterre. « Elle obtenait de la sorte les garanties de conserver son rang, son titre, sa fortune. Elle ne tergiversa pas une seconde, négocia au mieux ses intérêts, fit préciser son douaire, son statut d’épouse légitime et peut-être même celui de ses enfants à naître. Elle sacrifia ainsi sur l’autel de ses ambitions personnelles l’avenir d’Alfred et celui d’Édouard. »  (p. 150) Ce second mariage est un triomphe politique pour l’ambitieuse Emma. Elle siège aux côtés de son jeune époux, signe les documents officiels, seconde le roi dans les affaires du royaume, jouant le rôle de conseillère, interprète et guide pour le prince danois. De cette seconde union naît Hörthaknutr, naturellement appelé à hériter du trône d’Angleterre, du Danemark et de la Norvège récemment conquise. Mais les guerres intestines de succession et la reprise des conflits au sein du pays catapultent finalement le premier fils d’Emma, Édouard, à la tête du royaume. Emma est alors une vieille femme qui a traversé cinq règnes, a épousé deux rois et en a enfanté deux.

Emma est une femme qu’on n’oublie pas. « Elle est la femme deux fois couronnée, deux fois reine. »  (p. 151) Politiquement très active, elle n’a jamais caché ses ambitions ni son goût du pouvoir. « Mère tyrannique et manipulatrice » (p. 204), elle fait de ses enfants des marchepieds et des renforts pour accéder au trône. Mais son attitude et son influence finissent par lasser : « elle était femme de pouvoir dans un monde régi par les hommes et on ne lui pardonnait pas de se comporter comme ces derniers, d’avoir osé s’affranchir de sa condition subalterne. » (p. 202) Emma « sut […] s’affranchir des carcans imposés aux femmes, dans une société imprégnée de préceptes pauliniens, profondément persuadée que son sexe la cantonnait à une position subalterne. »  (p. 221) Emma a toujours lutté et s’est adaptée aux situations les plus critiques. Après son premier mariage, elle a imposé ses choix, de façon réfléchie et ambitieuse, privilégiant son intérêt en toute chose. L’histoire garde également d’elle le souvenir d’une femme pieuse et généreuse envers l’Église. Winchester, où ses ossements reposent, a grandement profité de ses largesses.

La première partie du document présente le sort des femmes au Moyen Age : selon la doctrine paulinienne, elles sont soumises à l’homme en la personne de leur père puis de leur époux voire de leurs frères et fils. « Cette ancienne hiérarchie proclamée de l’univers, cette subordination affichée, admise conjointement par les deux sexes comme une simple évidence, n’empêche nullement certaines femmes de s’affirmer au grand jour et de rayonner sur leur époque. » (p. 10). L’auteur présente avec humour des mœurs anciennes qui ne connaissaient pourtant pas la misogynie. Les choses ainsi menées l’étaient pour le plus grand bien, les féministes étaient encore bien loin. Dans l’ordre des choses, dans les familles nobles et influentes, « on prépare de futurs chefs de guerre et d’efficaces maîtresses de maison. » (p. 18) Si la procréation, théoriquement strictement encadrée par le mariage, vise à donner une descendance mâle aux seigneurs, les filles ne sont pas comptées rien. Elles sont placées comme des pions pratiques et précieux sur les échiquiers du pouvoir politique. Alors, on ne s’embarrasse pas de considérations romantiques ou amoureuses : les alliances prévalent sur l’amour et « l’encre pâle des sentiments s’efface toujours la première du grand livre des siècles. » (p. 26).

La présentation des ancêtres ducaux normands d’Emma ne se perd pas en généalogie confuse. Sa mère, Gonnor, est déjà une femme de caractère. Le portrait de son père, Richard Sans Peur, contraste rudement avec celui du premier époux de la belle Emma et annonce celui du deuxième. Les précisions apportées sur le mariage more danico ou à la danoise – c’est-à-dire sans lien religieux, comme un concubinage – annonce les troubles de succession à la mort du deuxième époux d’Emma. Les premiers chapitres, en plus de fourmiller de détails et d’anecdotes, posent le sujet et précisent le contexte historique, donnant au développement des évènements une fluidité agréable et bienvenue.

Cette biographie bénéficie d’une écriture enlevée et piquante qui donne beaucoup d’attrait au sujet. Ce n’est pas un cours d’histoire pesant mais plutôt une saga familiale aux multiples rebondissements centrée sur la personne d’Emma, héroïne grandiose et remarquable. Hormis une erreur grammaticale – hélas répandue –  page 13 (on dit « pallier quelque chose » et non « pallier à quelque chose »), la lecture est fluide et sans temps mort.

Le paratexte est abondant et pertinent. Les illustrations, la Tapisserie de Bayeux au premier rang et les photos, offrent des regards intéressants sur les faits décrits. Et c’est toujours chouette les images dans les livres d’histoire ! Le glossaire, la chronologie et les généalogies sont les bienvenus en fin de volume, ainsi que les cartes qui précisent les frontières et les raids vikings. Les sources historiques sont souvent reproduites et c’est avec plaisir et curiosité que j’ai découvert des extraits des Chroniques anglo-saxonnes et de l’Encomium Emmae Reginae, texte commandé par Emma et retraçant sa vie sous des couleurs flatteuses.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Harry Potter – 7 tomes

ATTENTION : RÉVÉLATIONS ! SI VOUS N’AVEZ PAS LU CES HISTOIRES – ET QUE VOUS SOUHAITEZ LE FAIRE – PRENEZ GARDE AUX SPOILERS !

Harry Potter à l’école des sorciers 

Au 4 Privet Drive, banlieue bourgeoise très calme d’Angleterre, un étrange vieil homme, Albus Dumbledore dépose un bébé sur le pas de la porte. Dans les langes dort Harry Potter. Ce n’est pas un garçon comme les autres. Dans leur maison de Godrick’s Hollow, ses parents viennent de mourir, tués par Lord Voldemort. Lily et James Potter étaient deux puissants sorciers qui se sont opposés au Mage Noir. Harry est également sorcier et, du fond de son berceau, il a réduit à rien les pouvoirs de Voldemort. Pendant 10 ans, il grandit chez les Moldus, les humains sans pouvoir. Chez les Dursley, il est considéré avec mépris et crainte, il dort sous l’escalier et subit sans cesse les tyrannies de son cousin, l’infâme Dudley. À l’approche de son dixième anniversaire, des faits surprenants surviennent : il parle avec un serpent et des chouettes ne cessent de lui envoyer des lettres. Ce sont des invitations à entrer à Poudlard, l’école qui forme les sorciers. Ce qu’Harry ne sait pas, c’est qu’il est très célèbre dans ce monde particulier. Arrivé à Poudlard, il se fait enfin des amis : Ron Weasley, Hermione Granger, Neville Londubat et d’autres. Mais son entrée à l’école ne lui attire pas que des sympathies : immédiatemment, il sait que le jeune Drago Malefoy sera son ennemi. Dès sa première année dans le monde des sorciers, Harry doit lutter contre le retour de Lord Voldemort qui veut s’emparer de la Pierre Philosophale. Avec ses amis et en faisant montre de courage et d’imagination, il surmonte des épreuves impressionnantes et s’illustre par sa détermination à rester du côté du Bien.

L’intrigue de ce premier tome est simple et permet d’entrer facilement dans l’univers magique d’Harry Potter. On rencontre les professeurs de l’école comme Minerva McGonagall, Severus Rogue ou Rubeus Hagrid. On parcourt les couloirs et les escaliers facétieux de l’établissement, entre les maisons de Gryffondor, Serdaigle, Poufsouffle et Serpentard, en compagnie des fantômes et des portraits animés et en se gardant de rencontrer Rusard le concierge. On frissonne à l’évocation de la Forêt Interdite qui entoure le château et des créatures qui y vivent. On découvre des cours étranges : Défense contre les Forces du Mal, Métamorphose, Divination et on se passionne pour les matches de Quidditch, le sport favori des sorciers qui se joue sur des balais volants. Si ce premier tome est clairement destiné aux jeunes lecteurs, je ne me suis pas ennuyée un instant. Les ressorts dramatiques des tomes à venir sont déjà là et les personnages sont prometteurs.

Harry Potter et la Chambre des Secrets 

Après un été désastreux chez son oncle et sa tante, Harry a hâte de retrouver Poudlard et ses amis. Mais Dobby, un elfe de maison particulièrement virulent, veut tout faire pour l’empêcher de rejoindre l’école en lui annonçant de grands malheurs et de terribles dangers. Mais Harry est bien décidé à suivre l’enseignement magique que dispense l’école enchantée. Poudlard accueille un nouveau professeur de Défense contre les Forces du Mal, Gilderoy Lockhart, qui succède au professeur Quirrell, mort l’année précédente. Lockhart est un écrivain célèbre, bellâtre et couard, plus intéressé par l’apparence et les autographes que par l’enseignement. Des évènements tragiques jettent Poudlard dans l’effroi : des élèves et autres membres de l’école sont retrouvés pétrifiés dans les couloirs. Le message est clair : la Chambre des Secrets a été ouverte et l’arme qu’y a caché Voldemort a été libérée pour tuer les Sang-de-Bourbes et les Cracmols, respectivement les sorciers issus de familles moldues et les sorciers sans pouvoir. Les partisans de Lord Voldemort préparent son retour. Harry Potter prend conscience de ses pouvoirs de Fourche-Langue : il comprend et peut communiquer avec les serpents. Il entre en possession du journal de Tom Jedusor, un ancien élève de l’école et il doit percer le mystère de la Chambre des Secrets, bravant pour cela de nouveaux dangers qui exposent également ceux qui lui sont proches.

Dans ce second tome, nettement plus effrayant que le premier, mais toujours relativement léger, on fait davantage connaissance avec les familles Weasley (Mr et Mrs Weasley, Charly et Bill, Percy, George et Fred, Ron et Ginny) et Malefoy. On rencontre Aragog, une araignée aux dimensions inquiétantes. On croise Mimi Geignarde, fantôme qui hante les toilettes de filles. On rit toujours beaucoup mais le malaise s’installe. L’innocence de la première année vacille. À mesure que Lord Voldemort reprend des forces, le ton se durcit.

Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban

Harry Potter emprunte le Magicobus pour échapper à l’affreuse demeure des Dursley. Mais les rues ne sont plus sûres. Sirius Black, un partisan de Lord Voldemort, s’est échappé d’Azkaban, la prison des sorciers. Les Détraqueurs, gardiens de la prison et terrifiantes créatures, sont envoyés par le Ministère de la Magie pour garder les alentours de Poudlard. En effet, les risques sont grandes pour que Black tente de s’approcher d’Harry. Un nouveau professeur de Défense contre les Forces du Mal arrive à l’école, Remus Lupin. Son comportement étrange fait tout de même de lui le meilleur enseignant de cette matière qu’Harry et ses amis aient connu. Alors qu’Harry et Ron ne pensent qu’aux sorties à Pré-au-Lard, le village voisin, Hermione est submergée de travail : la meilleure élève de la classe travaille bien plus qu’elle ne le peut. Les cours de Divination du professeur Trelawney révèlent à Harry la présence du Sinistros, un présage de mort qui se manifeste souvent. Harry doit se défendre des menaces extérieures et lutter contre le retour de Voldemort. Mais il doit aussi apprendre à faire confiance.

Dans ce tome, le professeur Rogue devient de plus en plus incernable : Harry sent qu’il ne peut pas lui faire confiance en dépit des recommandations de Dumbledore. On rencontre Buck, un hippogriffe cher à Hagrid. On croise des Épouvantards. On musarde avec la Carte du Maraudeur et on s’enthousiasme toujours autant pour les matches de Quidditch, durant lesquels Harry fait sensation sur son nouveau balai, l’Éclair de Feu. On découvre aussi la jeunesse des parents de Harry et les amis qui ont partagé leurs années à Poudlard : Remus Lupin, Peter Pettitgrow et Sirius Black. Ce tome est intense : on suit Harry dans sa découverte de contre-sortilèges et les révélations sur son père. Au fil des pages, les mémoires des morts et des vivants sont réhabilitées. Les innocents ne sont jamais épargnés mais leurs sacrifices sont reconnus.

Harry Potter et la Coupe de Feu

C’est maintenant un fait avéré : Lord Voldemort veut vaincre Harry et achever la sinistre besogne commencée 14 ans plus tôt. Un lien unit Harry au Mage Noir : la cicatrice qu’il porte au front, marque que lui a laissée la tentative d’assassinat de Voldemort, est de plus en plus souvent douloureuse. Alors qu’Harry et ses amis pensent pouvoir profiter de la fin de l’été en assistant à la Coupe du Monde de Quidditch, la Marque des Ténèbres apparaît dans le ciel. Elle est l’emblème de Voldemort et le signe de ralliement des Mangemorts, les sorciers qui lui sont dévoués. La rentrée à Poudlard s’annonce. Le nouveau professeur de Défense contre les Forces du Mal – encore un nouveau – Maugrey Fol Œil est un ancien Auror, sorcier qui traque les Mages Noirs et les Mangemorts. L’année à Poudlard est sous le signe de la compétition : l’école accueille le Tournoi des Trois Sorciers qui réunit les élèves de Poudlard, Beauxbâtons et Durmstrang. Chaque école propose un champion. Poudlard a Cédric Diggory, Beauxbâtons a Fleur Delacour et Durmstrang a Viktor Krum, célèbre joueur de Quidditch. Mais un coup du sort désigne également Harry Potter. Les quatre candidats s’affronteront au cours de l’année lors de trois épreuves au cours desquelles ils devront témoigner de leurs talents magiques et de leurs qualités de cœur. La fin du tournoi est tragique : Lord Voldemort intervient, se sert d’Harry pour renaître enfin dans une enveloppe de chair et tue un innocent.

On fait davantage connaissance avec les elfes de maison et on découvre en Hermione une militante pour les droits des créatures magiques. On apprend à se déplacer autrement dans le monde des sorciers : Poudre de Cheminette, Portoloin, Transplanage, etc. On trépigne de rage à la lecture des articles que Rita Skeeters fait paraître dans La Gazette des Sorciers On découvre les Sortilèges Impardonnables dont Lord Voldemort et ses Mangemorts abusent : l’Imperium, le Doloris et l’Avada Kedavra. Si la terreur s’empare de chacun, les premiers émois amoureux et la jalousie font de même avec les jeunes cœurs des élèves de Poudlard. Avec ce tome, les aventures du petit sorcier aux lunettes rondes entrent dans le monde de l’adolescence : l’écriture est plus approfondie voire plus torturée, les épisodes gagnent en longueur et en densité, les personnages secondaires se dévoilent et prennent une vraie position dans le récit.

Harry Potter et l’Ordre du Phénix

La terreur règle dans le monde de la magie. Des Détraqueurs attaquent Harry et son cousin dans Privet Drive. Alors que Sirius, le parrain de Harry, se cache pour éviter un retour à Azkaban et une accusation injuste, Harry et ses jeunes amis découvrent l’Ordre du Phénix. Cette société secrète rassemble des sorciers entièrement dévoués à Dumbledore et à la lutte contre les forces du Mal déchaînées par Voldemort. Lupin, Sirius, les Weasley, la sorcière Tonks, Maugrey Fol Œil et d’autres sont bien décidés à ne pas laisser Voldemort prendre le pouvoir. De retour à Poudlard pour la cinquième année, où Ron et Hermione ont été nommés préfets, c’est l’année de passage des BUSE, Brevets Universels de Sorcellerie Élémentaires. Mais les choses ont changé : le professeur Dolores Ombrage, en charge du cours de Défense contre les Forces du Mal, est membre du Ministère de la Magie qui refuse de prêter foi au récit de Harry sur le retour de Voldemort. Ombrage met Poudlard sous sa coupe en se faisant nommer Grande Inquisitrice. Harry et ses amis refusent de se soumettre à la tyrannie instaurée par Ombrage et soutenue par Rusard. Il fonde l’A.D., l’Armée de Dumbledore, et enseigne aux élèves volontaires des sortilèges de défense et de protection. Ron, Hermione, Ginny, Cho Chang, Neville et bien d’autres participent avec intérêt à ces réunions clandestines qui se tiennent dans la Salle sur Demande. Alors qu’Harry fait des rêves étranges où il assiste à des attaques perpétrées par Voldemort, il comprend que le lien entre lui et le Seigneur des Ténèbres se resserre. Ce dernier attend d’Harry qu’il l’aide à trouver une arme pour le vaincre. Étrange paradoxe que finira par expliquer une prophétie vieille de 15 ans et qui causera des pertes douloureuses dans les rangs de l’Ordre du Phénix.

Les amours naissent et s’achèvent dans les couloirs de l’école. Hagrid dissimule encore et toujours d’étranges créatures dans les profondeurs de la Forêt Interdite. On entre pour la première fois à Ste Mangouste, l’hôpital qui soigne les maladies et les blessures magiques. Ce tome développe le pouvoir du Ministère de la Magie. La cruauté d’Ombrage est très bien décrite et fait peser sur le livre une tension constante. Les jours s’assombrissent, c’est l’heure pour chacun de choisir un camp et de révéler sa nature profonde. Ce cinquième, le plus lourd des sept, est merveilleusement écrit. Les épisodes et les révélations sont soignées, le suspense est palpable et il s’insinue dans chaque domaine de la vie du jeune Harry. Désormais, il n’est plus de lieu où il peut trouver la sérénité. Seule l’amitié le garde de la folie.

Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé

Les évènements tragiques survenus dans les couloirs du Ministère de la Magie ont enfin fait éclater la vérité et rendu à Harry Potter toute sa crédibilité : plus personne ne peut nier que Lord Voldemort est de retour. Il s’en prend désormais à visage découvert aux sorciers qui se mettent sur sa route et les Détraqueurs font peser une sinistre atmosphère sur le monde des Moldus. Cornélius Fudge, l’ancien premier Ministre de la Magie, a été remplacé par Rufus Scrimgeour qui cherche par tous les moyens à s’attirer la sympathie d’Harry. Les Mangemorts continuent leur œuvre funeste : le jeune Drago Malefoy prend la suite de son père en répondant à l’appel de Voldemort qui lui confie une mission secrète. Un nouveau professeur entre à Poudlard, Horace Slughorn : il aime s’entourer des plus brillants élèves, faire jouer ses relations et saisir les opportunités qui lui sont profitables. Dumbledore convoque Harry pour des leçons particulières : ensemble, ils plongent dans les souvenirs du jeune Tom Jedusor avant qu’il ne devienne Lord Voldemort. Dumbledore tente de découvrir les Horcruxes dans lesquelles le Seigneur du Mal a dissimulé des parties de son âme afin de se protéger de la mort. Harry hérite de son côté d’un livre de potions ayant appartenu au Prince de Sang-Mêlé : le manuel regorge de formules et d’indications dont Harry use sans précaution et sans se soucier véritablement de l’identité de ce sorcier qui se faisait appeler Prince. Cette négligence coûte cher à Poudlard quand les Mangemorts attaquent l’école. Les masques tombent et l’issue du combat entre le Bien et le Mal est proche.

Heureusement que Fred et George Weasley croient toujours au pouvoir du rire : les facétieux jeunes sorciers ont ouvert une boutique de farces et attrapes dans le Chemin de Traverse. Les amours adolescentes continuent de tourmenter les cœurs des élèves de Poudlard : Ron et Hermione n’en finissent pas de se tourner autour, Harry réfrene longtemps son attirance pour la jeune et jolie Ginny. Ce tome donne la part belle aux échappées temporelles : on en apprend davantage, bien qu’indirectement, sur la jeunesse de Lily Evans et James Potter, sur celle de Severus Rogue et sur celle de Lord Voldemort.

Harry Potter et les Reliques de la Mort

Harry Potter a atteint ses 17 ans. Désormais autorisé à utiliser la magie en dehors de Poudlard et débarrassé de la Trace, il a aussi perdu la protection que lui assurait la maison des Dursley, protégée par le sortilège de Fidelitas lancé par sa mère avant sa mort. Harry est vulnérable et l’Ordre du Phénix tente de le mettre hors de portée de Lord Voldemort, accusant toujours davantage de pertes tragiques. Voldemort a pris le contrôle du Ministère de la Magie. Ses Mangemorts et les Détraqueurs sèment la désolation chez les sorciers mais aussi chez les Moldus. Harry, Ron et Hermione ont choisi de ne pas retourner à Poudlard et d’accomplir la mission que leur a confié Dumbledore. Harry doit retrouver et détruire les Horcruxes, ces objets maléfiques dans lesquels Voldemort a enfermé des parties de son âme afin de se préserver de la mort définitive. Si l’Ordre du Phénix est plus uni que jamais dans la lutte contre le Seigneur des Ténèbres, le souvenir d’Albus Dumbledore est souillé par les révélations que fait Rita Skeeters dans une biographie tapageuse. La perfide journaliste révèle le passé du célèbre vieux sorcier sous un jour sombre, l’accusant de négligence envers son frère Abelforth et sa sœur Ariana et lui prêtant des ambitions maléfiques. Mais Harry reste fidèle au vieux professeur et à sa mission. À l’aide des objets hérités de Dumbledore, Harry et ses amis partent à la recherche des Horcruxes tout en suivant la piste des trois Reliques de la Mort qui, mises entre les mains d’un homme digne, le rendent maître de la Mort elle-même. Le temps presse avant que Lord Voldemort ne comprenne qu’Harry traque les Horcruxes dans le but ultime de le détruire. La connexion d’esprit et d’âme entre le mage noir et le jeune garçon n’a jamais été aussi forte. Le combat final, même s’il rassemble les partisans des deux camps, ne pourra s’achever que dans un duel à mort où la violence magique ne sera pas la meilleure arme.

Ce dernier tome, fondé sur la quête, est un enchaînement vertigineux et virtuose de batailles, de résistances et de révélations. Les rebondissements ne ménagent pas beaucoup d’espoir quant à la victoire finale d’Harry Potter. Les pertes sont tragiques et les rangs s’éclaircissent dramatiquement parmi les partisans du jeune homme. Les mariages de Bill Weasley et Fleur Delacour et de Lupin et Tonks sont des bulles d’optimisme et de bonheur qui éclatent rapidement sous la violence déchaînée des forces du Mal. Encore une fois, Harry doit apprendre à faire confiance aveuglément et accepter les sacrifices des uns et des autres. Si le badinage n’est plus à l’ordre du jour, les sentiments amoureux soutiennent les jeunes héros. Les cœurs purs doivent se résoudre au pire pour atteindre le meilleur.

Mon avis

Sept tomes, sept ans. Et de nombreuses aventures au cours desquelles on accompagne Harry Potter et ses proches. Si les trois premiers tomes sont clairement destinés à un jeune public, l’auteure développe avec brio des qualités d’écriture qui vont de pair avec la progression de la maturité de son lectorat. Elle aborde des questions essentielles qui sont celles des adolescents qui lisent son œuvre. L’émotion et l’intensité dramatique vont de pair avec les années : la plume de J.K. Rowling s’affermit et se développe et les lecteurs qui l’ont suivie depuis le début ont eu la chance de lire un texte qui grandissait avec eux.

Au cœur de cette histoire, c’est l’amour, l’affection et, en particulier, l’amitié qui président toute chose. Elles sont des ressorts dramatiques essentiels. La citation en exergue du dernier tome est parfaitement illustrée par le comportement des héros.« La mort n’est que la traversée du monde comme des amis traversent les mers. Ils continuent de vivre chacun dans le cœur de l’autre. Car ils doivent être présents, ceux qui aiment et vivent dans l’omniprésent. Dans ce verre divin, ils nous voient face à face et leur échange avec nous est libre autant qu’il est pur. Tel est le réconfort des amis dont, même si l’on peut dire qu’ils meurent, l’amitié et la compagnie sont, dans le meilleur des sens, toujours présentes parce qu’immortelles. » (Fruits de la solitude – William Penn) En lisant l’œuvre de J.K. Rowling, il semble que la vraie magie, c’est de croire et de faire vivre l’amitié.

Les récurrences d’un tome à l’autre offrent des points d’ancrage bénéfiques et rassurants. Les matches de Quidditch permettent aux personnages de se défouler mais également au lecteur de vibrer autrement. L’excitation ressentie est différente de celle que causent l’angoisse et l’inconnu. Le déroulement classique des années d’étude placent le lecteur dans un environnement familier même s’il reste original. Seul le dernier tome échappe à cette règle. Harry ne revient à Poudlard qu’à la fin de l’histoire. Le temps écoulé depuis le début du tome semble incertain : tout semble à la fois précipité mais également figé dans l’attente. Le tome 7 est une merveille d’achèvement qui clôt superbement une histoire dont les ressorts dramatiques et les indices ont été semés au fil de chaque tome.

L’univers littéraire créé par l’auteur est une merveille de précisions et de détails, un réel ravissement pour le lecteur qui est immergé dans un monde complet, réaliste et fidèle à son propos de bout en bout. Au même titre que Le Seigneur des anneaux, Harry Potter  s’impose comme un cycle à part entière, une somme littéraire indéboulonnable des meilleures étagères, un chef d’œuvre de la littérature britannique contemporaine.

******

Mission accomplie pour le Défi des 1000 de Daniel Fattore ! J’ai lu les trois premiers tomes en édition Folio Junior, soit respectivement 302, 360 et 461 pages. J’ai lu les quatre autres tomes en édition Gallimard grand format (et poids lourd …), soit respectivement 652, 976, 715 et 810 pages, pour un total – qui me rend baba – de 4276 pages ! Pour faire mieux, il faudrait que je lise l’intégrale de Dune de Frank Herbert …

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

L’ours, histoire d’un roi déchu

Essai de Michel Pastoureau.

Michel Pastoureau écrit l’histoire culturelle de l’ours. Si l’Afrique avait le lion et l’Asie le tigre, l’Europe occidentale a eu pendant des siècles son fauve bien à elle, l’ours. Depuis le Paléolithique, l’ours est au centre des représentations et de l’imaginaire humain. Les hommes partagent alors les grottes, lieux inquiétants mais aussi sanctuaires, avec les ours. Les hommes n’y vivent pas mais ils viennent y peindre des images rupestres lourdes de sens, mettant en scène l’humain face à l’animal. Plus tard, les cultes ursins se sont abondamment développés dans la Rome et la Grèce antiques avec le culte d’Artémis, déesse des animaux sauvages, mais surtout dans les contrées germaniques et scandinaves, où l’ours était entouré de rituels initiatiques de combat, de mise à mort et d’incarnation. Les chansons de geste et les romans de chevalerie regorgent de hauts faits d’armes menés contre les ours. Le fauve est alors un présent royal, échangé entre monarques européens, pièce maîtresse des ménageries royales et symbole du pouvoir. L’ours entre dans l’héraldique et l’iconographie comme le symbole de la force et du courage d’une lignée. De tout temps, des légendes ont consacré l’ours comme l’animal le plus puissant du monde, mais aussi comme un prédateur sexuel amateur de jeunes filles humaines. Les récits de rapts et de viols de jeunes femmes par des ours, les légendes d’accouplements contre-nature et de procréation d’êtres monstrueux foisonnent dans l’imaginaire antique et médiéval.

« À sa force musculaire exceptionnelle, l’ours ajoute une résistance à la fatigue et aux intempéries qu’aucune autre espèce européenne ne possède. L’ours paraît insensible au froid, à la pluie, à la neige, au vent, à l’orage. […] Mais, d’une manière générale, il semble venir à bout de toutes les forces hostiles de la nature et mépriser toute forme de danger. Aucun animal ne lui fait peur, pas même les plus gros sangliers qu’il rencontre dans les bois et qui engagent parfois un combat contre lui pour s’emparer d’une proie, encore moins les meutes de loups affamés qui, l’hiver, l’attaquent à quinze ou vingt et tentent de le déchiqueter. L’ours n’a peur de rien et est, de fait, pratiquement invincible. » (p. 56) L’ours n’a qu’un seul prédateur, l’homme. Et ce prédateur, après avoir usé d’armes et de pièges, a réussi le tour de force de réduire cette brute animale à presque rien, uniquement par la force de l’esprit et du verbe.

L’Église chrétienne a très tôt vu d’un mauvais œil le culte rendu à cet animal surpuissant et a tout fait pour dénier la ressemblance anthropomorphique entre l’ours et l’homme: la bête est aussi habile que l’homme, elle s’assoit, se tient debout et peut descendre une paroi dos au vide. Au fil des siècles, les théologiens et pères de l’Église se sont appliqués à remplacer toutes les fêtes païennes liées au culte ursin par des fêtes chrétiennes dédiées à des saints dont le nom est en rapport avec l’ours, de façon étymologique, légendaire ou historique (Ursule, Valentin, Bernard, Martin, etc.) Les récits hagiographiques montrent l’ours dompté par le saint: l’homme de Dieu est plus fort que la bête la plus puissante du monde animal. L’ours entre ensuite dans le bestiaire infernal du Diable, en devient son attribut principal voire sa représentation la plus courante. « Il incarne presque tous les vices et toutes les forces du Mal. » (p. 154)

L’éradication de l’ours est passée par l’avènement d’un nouveau roi des animaux, le lion, « vedette de toutes les traditions écrites, qu’elles soient bibliques, grecques ou romaines. » (p. 123) C’est ainsi que, dans le Roman de Renart, le roi des animaux est le lion Noble alors que Brun (ou Bernard) n’est qu’un animal stupide, constamment humilié et victime du goupil. « Désormais, pour les contes et les fables comme pour les proverbes et les images, l’ours sera le plus souvent une créature grossière, solitaire, irascible et bornée. » (p. 221)

L’ours passe également de bête royale à bête de cirque et devient un attribut voire un accessoire des forains ambulants et des bateleurs. Enchaîné, affublé d’atours ridicules et d’une muselière, l’ours devient une marionnette pitoyable qui danse et jongle sur les places des marchés. Il finira au zoo, derrière des grilles, soumis aux regards des curieux. Dans la vénerie et l’art noble de la chasse aristocratique, l’ours perd sa place au profit d’un autre animal royal, le cerf. Les naturalistes de toutes les époques, comme Pline l’Ancien ou Buffon, ont toujours été incapables de faire entrer le fauve dans leurs classifications.

Mais si l’ours n’incarne plus la brutalité et la puissance, il trouve d’autres incarnations. Au tout début du XX° siècle, il devient le compagnon privilégié des enfants américains puis du reste du monde. Teddy Bear, Baloo, Winnie the Pooh, Paddington et Petit Ours Brun ont rendu à l’ours une place de choix dans le coeur des hommes, une place faite de tendresse et de possessivité. « Les hommes et les ours ont toujours été inséparables, unis par un cousinage progressivement passé de la nature à la culture, et ils le sont restés jusqu’à l’époque contemporaine. » (p. 332)

La composition du nom de l’ours est passionnante. La racine indo-européenne du mot ours [art-] s’est déclinée en de nombreuses autres racines dans les langues issues de ce berceau linguistique : [arct-], [ars-], [ors-], [urs-] et a donné des noms propres comme Artémis, Arcadie, Arthur, Orson, Ursula, etc. La racine germanique et saxonne [ber-], déclinée en [bern-], [bero-], [beorn-], [per-], [pern-], a donné des noms comme Adalbert, Bernard, Berne, Berlin, etc. Mais l’ours est aussi nommé d’après sa couleur, le brun, ce qui donne Bruno ou Brunehilde.

Cet essai est passionnant et il se lit sans aucune difficulté. Michel Pastoureau, spécialiste des symboles, sait vulgariser avec talent les sujets les plus pointus et les plus originaux. Cette histoire culturelle de l’ours se lit comme un polar où l’ours passe du statut de héros à celui de coupable et de victime. La bête superbe a presque disparu des contrées françaises et européennes. Le texte de Michel Pastoureau lui rend comme un dernier hommage.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

La cantatrice chauve

Pièce d’Eugène Ionesco.

« Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais. » (p. 11) Voilà sur quoi s’ouvre le rideau. Mme Smith revoit par le menu le repas qu’elle et son mari viennent de terminer. De considération en amorce de dispute, la soirée se poursuit avec l’arrivée du couple Martin, venu dîner chez les Smith. Les deux couples entament des discussions étranges, relatent des récits loufoques et poursuivent des raisonnements tordus. Les interventions de Mary, la bonne, et du capitaine des pompiers nourrissent l’absurdité des situations et des dialogues. Finalement, après des hurlements haineux et dépourvus de sens, la pièce reprend du début avec une subtile nuance.

J’avais lu cette pièce au collège et, déjà, je n’avais rien compris. Mais l’absence de sens m’a bien moins gênée lors de cette nouvelle lecture. J’ai goûté avec délectation l’enchaînement de répliques décousues, l’utilisation de proverbes détournés, l’accumulation de banalités, la déclaration de vérités loufoques et de conclusions sophistiques.

 » Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux. » (p. 72)

 » L’expérience nous apprend que lorsqu’on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne. »  (p. 41)

Les personnages ne se répondent jamais vraiment, les répliques se croisent sans se trouver. Seule la pendule semble être au diapason de cette rencontre de fous parfois furieux. Elle est le baromètre qui suit les tensions et illustre l’atmosphère. Mais les Smith annoncent qu’« elle marche mal. Elle a l’esprit de contradiction. Elle indique toujours le contraire de l’heure qu’il est. » (p. 64) Décidément, avec Ionesco, on ne peut jamais se fier à ses oreilles !

Le titre est largement déceptif ,mais deux répliques le justifient voire l’honorent :  » – À propos, et la Cantatrice chauve ? […] – Elle se coiffe toujours de la même façon. » (p. 70) On n’en saura pas plus. Le titre, comme le reste de la pièce, échappe à toute rationalisation. Il ne reste qu’à admettre sans chercher à comprendre.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Le dernier des Mohicans

Roman de James Fenimore Cooper.

En 1757, la guerre fait rage sur le Nouveau Monde entre les Français et les Anglais. Le peuple indien, composé de nombreuses tribus, a choisi ses alliés : les Hurons combattent aux côtés des Français et du général Montcalm alors que les Mohicans ont choisi le camp anglais. Sur les rives de l’Hudson, le Fort William-Henry, dirigé par le commandant Munro, attend les renforts que doit envoyer le Fort Edward, sous la direction du général Webb. Mais les hommes de ce dernier n’arrivent pas et le Fort William-Henry est assiégé. Les filles du commandant Munro bravent les dangers de la forêt pour rejoindre leur père. Escortées par le major Duncan Heyward et le maître de chant David La Gamme, les demoiselles tombent dans une embuscade menée par les Hurons. Le chef de cette troupe, Renard Subtil, cherche depuis à longtemps à se venger de Munro et désire s’emparer de Cora pour en faire son épouse. Mais c’est compter sans l’aide d’un chasseur blanc, Oeil de Faucon, rompu à la vie sauvage et au combat, et celle de deux Mohicans, Chingachgook et son fils Uncas, « le dernier des Mohicans. » (p. 35) De bataille en reddition, d’enlèvement en traque humaine, les héros parcourent le Nord-Est américain, s’enfonçant toujours plus avant dans ses forêts, ses montagnes et ses dangers.

Tout concourt à faire de cette œuvre un parfait moment d’apprentissage ludique : le texte présente, certes romancée, la bataille de Fort William-Henry qui opposa les Anglais aux Français pendant la guerre de Sept Ans. Ce roman d’aventure a de quoi séduire les amateurs du genre : le rythme est soutenu, les séquences romanesques ne durent jamais très longtemps et ouvrent toujours sur des rebondissements palpitants, les héros sont vaillants et intrépides, les ennemis sont perfides et brutaux, les combats sont âpres et précisément dépeints, etc. Pas étonnant que le roman de Cooper ait séduit tant de jeunes lecteurs !

La description des relations entre les Blancs et les Peaux-Rouges souffre néanmoins de l’ethnocentrisme de l’auteur qui a écrit ce roman en 1826. James Fenimore Cooper oscille entre une tendresse paternaliste envers un bon sauvage prometteur (« Uncas, lui-même, […] prouvait, en laissant deviner son émotion, que même les Indiens savaient et sauraient un jour éprouver et manifester leurs sentiements sans fausse honte. » p. 128) et un dégoût prononcé pour les indigènes non civilisés. Mais son récit donne la mesure des dégradations que l’homme blanc a apportées dans un mode de vie ancestral. Renard Subtil est soumis au démon de la bouteille et les Indiens en général souffrent du recul des frontières de leurs territoires. La mort de Uncas signe l’extinction d’un peuple déjà condamné.

Mais ce roman ne signe pas la victoire des Blancs sur les Indiens. D’une part, les Anglais sont défaits face aux Français dans la bataille de Fort William-Henry. Même si Montcalm lui offre des termes de reddition avantageux qui préservent son honneur, l’armée britannique est en déroute. D’autre part, Uncas n’est pas la seule victime du récit. Cora, si belle et courageuse, perd la vie sans aucun profit puisque sa sœur était déjà sauve. Sa mort est aussi cruelle qu’inutile.

La forêt est un élément majeur de l’histoire et pas simplement un décor. Elle motive l’action puisque c’est elle qui dissimule les ennemis, qui offre des refuges et qui ralentit les missions de sauvetage. Les reproductions de gravures de Michal Andriolli montrent une nature hostile et rugueuse, en totale opposition avec la grâce et la finesse des filles Munro. Les hommes, quant à eux, s’inscrivent dans le paysage à divers degrés : les Indiens s’y fondent, les Visages Pâles s’y perdent hormis Œil de Faucon. L’auteur sait également pointer le devenir de la forêt : au même titre que les Indiens, elle est vouée à reculer voire à disparaître.

Aussi agréable que fût cette lecture, la surabondance de surnoms donnés aux Indiens m’a parfois interloquée. Pas facile de s’y retrouver quand un personnage change de nom 4 fois en un paragraphe ! Mais c’est un détail secondaire. La lecture est rapide et on ne s’ennuie pas.

Maintenant, quand je compare le texte et le film de Michael Mann avec Daniel Day-Lewis, je ne peux que déplorer une adaptation cinématographique désastreuse ! L’intérêt du film porte sur la romance entre Cora et Œil de Faucon, romance que Cooper s’est bien gardée d’écrire ! En outre, Œil de Faucon devient à l’écran le frère adoptif de Uncas et perd tout l’intérêt qui faisait son personnage. Enfin, ce pauvre Uncas est totalement occulté par la force et la prestance du Blanc ! Si ce n’est pas de la réécriture à la sauce blanche, je ne sais pas ce que c’est !

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

L’homme de Londres

Roman de Georges Simenon.

Louis Maloin est aiguilleur à la gare maritime de Dieppe. Toutes les nuits, du haut de sa cabine de verre, il regarde passer les trains et il observe les lumières de la ville endormie et les petites gens qui vivent dans l’obscurité. Un soir, il est témoin d’un meurtre. Et le meurtrier sait qu’il a été vu. Malouin récupère une mallette, objet de la dispute mortelle, qui contient plus de 5000 livres soit plus de 500000 francs. Dans les rues de Dieppe, Maloin ne cesse de croiser celui qu’il appelle « l’homme de Londres » car, à coup sûr, l’assassin est anglais. « Quel genre d’être était-ce? Il n’avait pas une tête de brute. Au contraire ! il avait plutôt l’air d’un pauvre diable mal portant qui traîne une vie solitaire. » (p. 30) Alors que Scotland Yard dépêche un agent à Dieppe, on découvre que l’homme de Londres est un ancien acrobate devenu cambrioleur de haute-voltige. Maloin, du haut de sa tour, vit de sombres nuits, partagé entre remords et bravade.

Si j’ai apprécié ce roman policier, c’est parce qu’on connaît le coupable immédiatement et que l’enquête première tourne court assez rapidement. Ce qui est plus intéressant, c’est la façon dont Maloin se perçoit lui-même coupable, se juge et condamne. En s’emparant de la mallette, il devient receleur et complice du crime. Mais il développe à outrance sa culpabilité qui se traduit en susceptibilité, nervosité, inquiétude et fébrilité. Cet argent, il ne sait qu’en faire, il ne prévoit même pas de le garder. Pour calmer ses nerfs, il boit, dépense le maigre argent du ménage, réfléchit trop et agit sans projet. Maloin ne supporte pas son premier crime pourtant mineur mais assume sereinement celui qui clôt l’affaire. Simenon dresse un portrait sans tendresse de cet homme sans ambition et sans charisme.

« Au même moment, on les prend pour des heures comme les autres et, après coup seulement, on s’aperçoit que c’était des heures exceptionnelles, on s’acharne à en reconstituer le fil perdu, à en remettre bout à bout les minutes éparses. » (p. 5) C’est sur ces phrases que s’ouvre le roman. Immédiatement, on comprend que l’affaire sera banale, faite de détails sans importance. Mais cette banalité affichée est la même qui caractérise le personnage principal. Maloin n’est pas un héros, il n’est même pas un anti-héros. Son passage dans cette histoire est tout à fait anodin mais sans lui, l’affaire aurait tournée court. Maloin n’est qu’un minuscule ressort qu’on ne remarque pas mais qui ne saurait faire défaut à la machine.

Une lecture plaisante, même si je n’ai guère envie de me frotter davantage à la plume de Simenon que je trouve un peu trop sèche.

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

L’alchimiste

Roman de Paulo Coehlo.

Un jeune berger répond à un rêve qui lui indique de quitter l’Andalousie pour les pyramides d’Égypte au pied desquelles se trouve son trésor. « Accomplir sa Légende Personnelle est la seule et unique obligation des hommes. » (p. 35) De l’Espagne à Tanger, d’une oasis arabe au désert africain, le berger chemine plusieurs années et apprend le Langage du Monde. « L’Univers est fait en une langue que tout le monde peut entendre, mais que l’on a oubliée. » (p. 90) Cette langue est celle de l’Amour, que le berger rencontre auprès de Fatima, fille du désert : « Lorsqu’on se baigne dans ce langage, il est facile de comprendre qu’il y a toujours dans le monde une personne qui en attend une autre. » (p. 119) Dans sa quête, le berger apprend de l’Alchimiste des vérités éternelles. « L’Amour, en aucun cas, n’empêche un homme de suivre sa Légende Personnelle. Quand cela arrive, c’est que ce n’était pas le véritable Amour, celui qui parle le Langage du Monde. » (pp. 145 & 146)

Le berger s’appelle Santiago. Il n’est fait mention de ce prénom qu’en première et dernière page. Tout au long du récit, il n’est qu’un jeune homme, un point anonyme dans le monde mais un élément unique et essentiel. L’Alchimie fait de l’Univers une chose une et unique, tenant et nourrissant toute chose. L’Alchimiste n’enseigne au berger rien d’autre que ce que ce dernier sait déjà. Ce texte initiatique est également très lyrique : la nature est célébrée en toute occasion. Elle n’est pas simple objet de respect, elle devient sujet du récit, actrice et partie prenante : de contemplée voire contemplative, elle devient elle-aussi initiatrice et engage un dialogue avec le jeune homme.

J’ai fini par céder aux « Il faut que tu le lises ! » Voilà, j’ai lu Paulo Coehlo. Et alors ? La lecture est plaisante voire charmante. Il est facile de suivre les références bibliques et mythologiques d’un monde entièrement religieux et spiritualisé. Le cheminement initiatique du personnage est touchant : il ouvre son cœur et son être au Monde. Sa Légende Personnelle devient exemple pour les autres hommes : en latin, [legendae], ce sont ‘les choses qui doivent être lues’. Donc, je l’ai lue cette légende. Et alors, encore ? Si le texte se lit sans déplaisir, je n’en garderai pas une trace profonde. J’ai souvent haussé les épaules devant la simplicité soi-disant didactique du texte qui me semble toucher par bien des aspects à la psychologie de magazine. Je comprends que ce texte puisse toucher les jeunes gens amoureux, mais qu’on cesse de me répéter que c’est une œuvre majeure de la philosophie moderne ! Si vous voulez de la vraie philosophie, lisez Sartre ou Merleau-Ponty et rendez à Coelho sa place sur les rayonnages des librairies ésotériques…

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

Un roi sans lendemain

Roman de Christophe Donner.

Henri Norden, auteur et scénariste, est contacté pour écrire un scénario sur Louis XVII, le fils de Louis XVI et Marie-Antoinette, le fameux enfant du Temple. Il se lance à corps perdu dans l’histoire et les mystères qui entourent ce petit prince: l’enfant est-il mort au Temple? S’est-il échappé ? Et surtout qui est coupable de son meurtre ? « Louis XVII a toujours été considéré comme un dommage collatéral, et non comme un sommet de la Terreur. L’histoire officielle est passée à côté de Louis XVII. » (p. 20) Henri veut réhabiliter la mémoire de l’enfant du Temple et dénoncer les responsables de sa mort. Le premier coupable est Jacques René Hébert, un écrivain raté mais révolutionnaire enragé. Dans les pages du Père Duchesne, il se déchaîne contre la famille royale et n’a de cesse d’appeler au procès et à la mort des Capet. Ses complices sont des milliers, des millions: pour Henri Norden, le peuple français tout entier est coupable de la mort du petit roi. Le scénario glisse lentement vers la traque d’Hébert : Henri reconstitue le chemin qui a fait de cet enfant d’Alençon le meurtrier de l’enfant du Temple. Cette enquête met à jour un meurtre dont on connaît l’issue et le verdict mais dont on ignore les mécanismes.

Henri Norden est un personnage ambigu: notoirement bisexuel, il se lamente de la perte d’un amant. Dora Ishar, animatrice d’une émission littéraire à succès, lui semble la compagne idéale et il n’a de cesse de la conduire à l’autel après le premier rendez-vous. Henri Norden dissimule de la perversion et un goût prononcé pour la violence: collectionneur de représentations d’exécutions publiques au Tonkin, il se déclare en outre passionnément révolutionnaire et dégoûté par les mémoires oublieuses de l’histoire. « En France, le souci de préservation est en train de massacrer ce que la Révolution n’avait pas réussi à détruire. […] On préfère oublier. Restaurer. »  (p. 61)

Ce roman réussit le tour de force de fondre des genres littéraires divers dans un creuset qui produit un texte polymorphe: la chronique des déboires d’un auteur ouvre la voie à l’essai historique, à l’enquête et au pamphlet anti-révolutionnaire. Si Henri Norden est clairement le personnage principal des premières pages, il s’efface derrière Louis XVII et Hébert. De ces derniers, difficile de définir lequel a la préséance puisque le second n’existe pas sans le premier. « Comment voulez-vous faire un film sur Louis XVII, sans faire un film sur son assassin ! » (p. 125)

Gros bémol sur la fin du texte: si la logique historique conduit à la reconnaissance du coeur de Louis XVII en 2004, la chute de l’histoire est déceptive : Henri Norden a-t-il achevé son scénario ? A-t-il réussi à l’imposer auprès de ses commanditaires ? Cette fin de roman me semble bâclée et c’est bien dommage.

Le roman de Christophe Donner porte un éclairage original sur la Révolution, ses conséquences et ses crimes. Louis XVII est présenté en victime expiatoire, éternellement molestée.  » ‘Maman, est-ce qu’hier n’est pas encore fini ?’ C’est bien la question qui se pose à la Révolution : est-ce que hier va continuer encore longtemps ? L’enfant qui la pose est à jamais prisonnier d’hier, un roi sans lendemain. » (p. 285) Un moment de lecture plaisant qui devrait ravir les amateurs d’énigmes historiques.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Le convoi de l’eau

Roman d’Akira Yoshimura.

Une cordée d’hommes s’enfonce dans l’arrière-pays japonais pour rejoindre un hameau « isolé en pleine montagne » (p. 9) un hameau perdu et presque légendaire. Ces hommes sont des ouvriers chargés de construire une retenue d’eau pour un barrage, retenue qui engloutira le hameau. Au sein de ce groupe, il y a un homme à part, différent de ses compagnons, qui fuit la ville et les lumières, hanté par le souvenir de la mort de sa femme et qui porte sur lui des ossements qu’il a arraché à son cadavre dans un dernier geste de profanation et de haine. La lente construction du barrage se fait dans une atmosphère clivée: le camp des ouvriers et le hameau se côtoient sans ce confondre. « Au fond de la vallée, deux mondes s’étaient constitués. Sans s’influencer l’un l’autre, à l’intérieur d’une frontière abstraite, ils semblaient mener chacun sa vie de manière indépendante. » (p. 105) Inexorablement, le hameau se dirige vers sa destruction, mais selon une logique étrangement sereine.

Le narrateur est un homme sans nom mais pas anonyme. Il déroule son histoire: on le comprend assassin et profanateur, on le découvre sensible et repentant. Sorti de prison avec une phrase en tête, « Puissiez-vous vivre des jours paisibles » (p. 18), il comprend que ce vademecum, ce viatique n’est pas si vain. Peu à peu, la sérénité et la résignation de la vallée et de son hameau s’emparent de lui et apaise son tourment. Il expie son meurtre en sanctifiant une autre mort.

L’étrange animation du hameau est bouleversante. Alors que les explosions du chantier font sans cesse tomber les mousses des toits, les habitants, inlassablement, les remettent en place. « Ces mousses symbolisaient-elles la valeur d’un village de haut lignage, ou était-ce par signification religieuse que leur chute était redoutée comme étant de mauvaise augure ? » (p. 53) Le hameau est voué à la disparition, à l’engloutissement implacable. Mais tels des Sisyphes d’un nouvel ordre, les habitants ne se résignent pas au délabrement de leur espace de vie.« Curieusement, je ne sentais pas l’ombre d’un découragement dans leurs mouvements. Je ne voyais pas de mécontentement ni la moindre révolte. Il n’y avait là qu’une activité calme répondant à une certaine discipline. » (p. 63) Les habitants obéissent à une loi ancestrale et agissent en un ballet parfait, sans heurt ni retard. Étrange sérénité que celle des habitants qui acceptent de dérisoires indemnités d’évacuation et un ridicule délai de départ, sans négocier et sans colère. Suivant une logique muette et mystérieuse, les habitants préparent un départ fait de solennité et de libération. Ils ne peuvent ni ne veulent tout emporter. Mais ils ne laissent rien derrière eux, livrant au feu un village déserté et libéré des traditions.

Le roman baigne dans une atmosphère humide et légèrement opaque. La montagne et la vallée ne sont que pluie et brume: ces dernières se déposent sur toutes choses, lavant sans cesse la nature des traces humaines. « Dans la vallée, les dernières lueurs du crépuscule avaient disparu, je ne m’étais pas aperçu que des nappes de brume tombaient lentement comme des coulées de neige sur la pente nue de la montagne tout autour. Et ces nappes de brume se rassemblaient progressivement au-dessus du hameau, une couche épaisse vint recouvrir le sommet de la vallée. » (p. 18)

Ce texte est pauvre en dialogues. Quelques paroles sont échangées entre les ouvriers, le narrateur lui-même en dit très peu et aucun échange verbal entre les villageois et les ouvriers n’est retranscrit. Si le chef des travaux négocie les prix et annonce les mesures, ces paroles restent dans l’indicible puisqu’elles sont sans valeur. Ce texte est presque muet et se déroule de révélation en apaisement. Le récit du narrateur n’est pas soumis à réponse, ce n’est pas une confession – même s’il évoque son meurtre et entame sa rédemption – ce n’est même pas un témoignage. C’est une longue parole qui se déploie dans l’air de la montagne, dans l’attente des flots.

Bien incapable de comprendre le titre original de l’œuvre (Mizu no soretsu selon la transcription d’Actes Sud), je trouve le titre français incorrect. L’eau va venir, elle est la conclusion de ce récit, mais elle ne survient pas. Si la pluie et la brume sont des présences liquides, elles ne suffisent pas à expliquer le titre. À moins que le lent chantier et les préparatifs de départ soient les éclaireurs de ce convoi et que le narrateur ressorte lavé de cette expérience aux confins de l’humain.

Ce roman est étrangement puissant, poétique et bouleversant. Bien que parfaitement ignorante des us nippons, je n’ai pas eu de difficultés à suivre le texte. J’ai plongé avec ravissement dans des descriptions sublimes et dans le cheminement intérieur du narrateur. Que dire d’autre, sinon qu’Actes Sud m’a offert un merveilleux moment de lecture, comme toujours.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Zut, on a encore oublié Madame Freud

Nouvelles de Françoise Xenakis.

Martha, Xanthippe, Adèle, Jenny et Alma ont été les épouses de grands hommes, penseurs et artistes. Sigmund Freud, Socrate, Victor Hugo, Karl Marx et Gustav Mahler, aucun d’eux ne peut se plaindre d’avoir vécu seul ou mal accompagné.

Martha Freud est une fine mouche, féministe éclairée et femme pratique. Soutien indéfectible du grand docteur viennois, elle écoute, conseille voire psychanalyse son époux. « – Mais, Martha, c’est toi qui par instinct me met sans cesse sur la voie! – Mais non, Sigi, moi j’ai l’instinct, toi tu le mets en loi. C’est ça qui est capital. L’instinct seul n’est que de la chiromancie. » (p. 39) Et modeste avec ça!

Xanthippe, en dépit de l’indifférence voire de la haine qu’elle suscite chez son époux, si férocement épris d’Alcibiade, n’a eu de cesse d’admirer l’orateur et le penseur. Mais vivre dans l’ombre de Socrate la rend aigrie et virulente, faisant d’elle l’archétype de la mégère. « Pourtant, elle n’était pas que cris et Socrate le Sage, celui qui nous guide encore, avait beau la traiter de gallinacée, elle était une gallinacée au coeur tendre. » (p. 59) Une poule amoureuse, on aura tout vu !

Adèle Hugo, après les effusions amoureuses des premières années de mariage, se refuse à un époux qui ne sait pas se contrôler. Vigilante, fidèle et honnête à l’extrême, elle accepte avec dignité la relation de son époux avec Juliette Drouet. Ainsi, Victor Hugo eut deux femmes, l’une qui incarnait les valeurs sacrées du mariage et l’autre qui représentait l’éternel féminin.

La baronne Jenny von Westphalen a déchu en épousant Karl Marx. Ce penseur rêveur, idéaliste et révolutionnaire a été un piètre époux, incapable de subvenir aux besoins du ménage, sans cesse en quête des subsides de l’ami de toujours, Friedrich Engels. La rage bouillonne en Jenny qui ne s’autorise à exprimer sa rancœur que dans des lettres qu’elle détruit sans les donner. « Je n’en peux plus de cette image de toi, Karl le révolutionnaire parfait. […] Toi le révolutionnaire parfait qui as eu peur de l’écriture comme de la mort des années durant et qui s’est servi d’un autre. Toi le révolutionnaire parfait qui n’a jamais participé dans ta chair à une révolution, puisqu’il fallait que tu témoignes. […] Mais moi, Jenny von Westphalen, ton épouse déviationniste, certes! je sais que ce n’est pas vrai. » (p. 123)

Alma Schindler, en épousant l’immense génie musical que fut Gustav Mahler, a remisé ses espoirs et son talent de musicienne. « Vu l’insigne honneur que le Maître m’a fait en me choisissant parmi tant de postulantes, je n’ai plus qu’à payer ce choix par un silence poli et souriant. Oui, mais là il y a un malentendu, car vous m’avez aimée, Maître, justement parce que je n’étais pas polie et ne souriais que lorsque je voulais et non quand on l’attendait. » (p. 219) Et pour laisser tout le talent créatif du pudibond et tyrannique Malher s’exprimer, Alma devait entretenir le silence le plus absolu, muselant leurs filles, le chien, les cloches des vaches… « J’ai acheté ce matin un autre balai, j’ai bien noté, tu n’auras plus à me le redire, que le chuintement du balai de genêts te dérange. J’ai acheté un balai en poils de soie. Il se taira. Lui aussi. »  (p. 182) Sois belle et tais-toi ? Pire que cela !

« Merci aux auteurs que j’ai lus ou relus pour bien m’imprégner des maris et me confirmer dans mes intuitions quant à leurs épouses. » (p. 251) L’auteure ne dissimule pas avoir fait œuvre de romance et avoir imaginé pour bonne part l’existence et les pensées des épouses qu’elle met en scène. Si la tendresse et l’admiration qu’elle a pour ces « femmes de… » sont manifestes, plus manifeste encore est le plaisir ironique qu’elle prend à égratigner voire ébranler les portraits hiératiques de grands hommes qui furent de médiocres époux.

Si la qualité de l’écriture diffère d’une nouvelle à l’autre, le ton reste celui de l’empathie, parfois teinté d’humour mais plus souvent de renoncement. Et il point derrière ces portraits de femmes de l’ombre un portrait inattendu, celui de l’auteure, elle-même femme de… , et l’on comprend mieux soudain ces histoires d’épouses et de ménages.

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

La forêt

Bande dessinée de Vincent Perez et Tiburce Oger.

Une nuit, un druide confie à des nonnes la garde d’une petite fille qui jamais ne devra connaître l’ombre et devra rester pure. L’enfant, Titiana, grandit entourée de bougies dans l’enceinte du couvent. Promise au roi de Bretagne, elle quitte les religieuses pour se rendre à son mariage. Mais sur la route, elle s’égare dans une forêt, la Forêt où vivent des sorcières, la fée Viviane, des ogres, des démons, la fée Morgane et le Diable. Quatre hommes, encadrés par Merlin, partent à sa recherche: un homme d’armes maigre aux allures de chevalier errant, un petit moine, un jeune homme et un forgeron. Dans la Forêt, les dangers sont nombreux et les faux-semblants sont légions. Pour sauver la jeune et belle Titiana, il faudra voir au-delà de la réalité et au-delà de l’existence.

Je suis friande d’intertextualité et de références artistiques. Trouver dans une seule bande dessinée des allusions à Ophélie noyée, à Don Quichotte, aux dames blanches, au miroir magique de Blanche-Neige, aux nombreuses aventures du cycle d’Arthur, et j’en passe, voilà qui ne pouvait que me plaire. Alors où est le hic ? C’est simple: cette surabondance de références ne masque aucunement la vacuité du propos. Cette bande dessinée n’invente rien, elle compile. Les clichés sur la Bretagne magique, les ressorts dramatiques des amours impossibles et des secrets de famille, les ficelles des contes de fées et du merveilleux (métamorphose animale et parole performative en première ligne) ne nourrissent pas le récit, ils sont le récit, ni plus ni moins, et pas mieux. Que ces éléments appartiennent à l’imaginaire collectif ne dispensaient pas, en outre, les auteurs de citer les sources.

L’image est belle, très dynamique et savamment mise en couleur, mais elle ne fait qu’illustrer ce que je reproche à l’histoire: des clichés, des stéréotypes, des histoires déjà cent fois racontées.

Publié dans Mon Enfer | Laisser un commentaire

Le fils du satrape

Autobiographie d’Henri Troyat.

La famille Tarassof a fui la Russie bolchévique. Les parents, le jeune Léon, ses aînés Alexandre et Olga, la grand-mère et la gouvernante française arrivent en France. « Nous arrivions, à bout de souffle et d’argent, de la lointaine Russie, après un exode périlleux qui nous avait promenés en zigzag à travers le pays déchiré par la révolution bolchévique. […] Il fallait fuir, passer à l’étranger, perdre sa patrie pour sauver sa peau. » (pp. 7 et 8) À Paris, la famille Tarassof vit chichement, bien loin du faste de sa vie bourgeoise en Russie. « Maman avait raison: il fallait se restreindre sur tout quand on avait choisi de vivre à la française. » (p. 37) Il retrouve le jeune Nikita Voïevodoff, rencontré sur le bateau qui les emmenaient tous loin de la Russie. Les jeunes garçons décident d’écrire un roman d’aventure, intitulé Le fils du satrape, d’après des principes idéalistes: « Si tu veux intéresser, il faut mentir. » (p. 45) ou « Tant qu’une histoire est rêvée, pensais-je, on a le droit de la prendre pour un chef-d’oeuvre. C’est en l’écrivant qu’on risque de la gâcher. » (p. 59) L’écriture de ce roman fait ressurgir des souvenirs de la fuite, certains nourrissent la jeune histoire des deux amis. Léon grandit et devient plus qu’un émigré russe, il devient français, jusqu’à sa demande de naturalisation, jusqu’à la reconnaissance de son talent d’écrivain et son changement de nom. Léon Tarassof devient Henri Troyat quand Plon accepte de publier son premier roman Faux-jour. « Le titre était de moi, le texte était de moi, mais l’auteur était certainement quelqu’un d’autre. Son nom – Henri Troyat – ne me disait rien. En me faisant naturaliser, j’avais fait naturaliser mon livre. Sous cette identité d’emprunt, il ne m’appartenait plus. Il était l’oeuvre de n’importe qui. » (p. 136) Henri Troyat relate avec tendresse et nostalgie sa vie d’exilé, d’enfant et ses débuts d’écrivain.

Le fils du satrape, c’est un roman d’adolescent à jamais inachevé, parce qu’entrepris avec trop légèreté et parce que la vie a pris soin de séparer les amis en dépit de leur pacte d’écriture. Le satrape, c’est un « dignitaire qui, dans l’ancienne Perse, exerçait une autorité despotique sur une province. » (p. 46) Le fils du satrape, c’est surtout Henri Troyat, malmené par l’Histoire, chassé de Russie et accueilli par la France, mais ni vraiment russe ni jamais complètement français.

Henri Troyat parle de son père avec beaucoup de tendresse. Il se rappelle les illusions de celui-ci et ses rêves de retour en Russie, ses ambitions bafouées d’homme valeureux. Il mesure aussi la fracture qui s’opère entre eux. Alors qu’il prend son envol vers une autre réalité et une autre patrie, son père s’accroche à ses souvenirs et à ses regrets. « Pendant qu’il relisait ces papiers qui n’étaient plus que des trompe-l’oeil, il se donnait l’illusion de prendre, pour quelques heures, une juste revanche. C’était sa façon à lui de jouer au Fils du satrape. « Je le trouvais ridicule dans son entêtement à remuer ce tas de feuilles mortes et, en même temps, j’avais envie de l’embrasser pour lui demander pardon d’être jeune et de ne pas souffrir autant que lui d’avoir perdu ma patrie. Entre maman qui tirait l’aiguille […], et papa qui additionnait infatigablement des roubles de fumée et des certificats factices, je me sentais doublement en exil. Séparé de mon pays d’origine, je l’étais aussi de la réalité. Je flottais entre deux univers. » (p. 67)

Dans cette courte autobiographie, on découvre la naissance de la passion d’écrire qui a animé très tôt le jeune Léon. La découverte des auteurs français et la lecture des grands génies de la littérature russe font bouillonner en lui le besoin d’écrire. Son changement de nom, pour des raisons commerciales, est vécu comme un affront faits aux écrivains russes qui ne percent pas en France. Tout en pudeur, il exprime ses aspirations d’écrivain et ses débuts timorés.

Henri Troyat est connu pour être un biographe prolixe. En lisant son autobiographie, je craignais qu’il n’use des mêmes ficelles que celles employées dans ses récits biographiques. Mais il évite l’écueil et j’ai retrouvé ici la fine plume de l’auteur qui m’a conquise avec son recueil Le geste d’Eve et son roman L’araigne.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Si je reste

Roman de Gayle Forman.

À 17 ans, Mia est heureuse. Entourée de ses excentriques parents, de son dynamique petit frère Teddy, de son amie Kim et de son amoureux Adam, elle avance dans la vie, portée par la passion du violoncelle et le goût de la musique. Tout bascule un matin d’hiver. La voiture qui conduit toute la famille chez des amis est percutée. Seule rescapée de l’accident, Mia assiste en étrangère à ce que subit son corps. Détachée d’elle-même, elle voit sa famille et ses proches se rassembler à l’hôpital. Au cours d’une longue journée au cours de laquelle elle doit décider si elle veut vivre ou mourir, Mia revisite ses souvenirs et en tire force et apaisement. À certains moments, l’esprit de Mia s’échappe et semble renouer avec la vie. On découvre en Mia une jeune adolescente comme les autres, amoureuse, en proie au doute, capable de coups de folie et de lourdes décisions.

Pour Mia et ses proches, tout est musique. Son père est un ancien guitariste punk, sa mère est une ancienne groupie, son frère suit les traces de son père et son petit ami est la vedette d’un groupe de rock local qui commence à percer. Mia a choisi le violoncelle et la musique classique. Elle est sur le point d’intégrer la Juilliard School, prestigieux établissement d’enseignement artistique à New York et ne jure que par Yo-Yo Ma, un maître de l’instrument qu’elle affectionne. L’omniprésence de la musique est bouleversante quand Mia parle de l’accident : « On ne s’attendait pas à ce que la radio continue à jouer, après. Pourtant, c’est le cas. […] Il y a eu une symphonie de grincements, un choeur d’éclatements, une aria d’explosions et, en guise de final, le claquement triste du métal se fichant dans le tronc des arbres. »  (pp. 19 et 20)

Le corps de Mia est dans le coma. Son esprit détaché a le contrôle de l’avenir de son existence : « Si je reste. Si je vis. C’est moi qui décide. » (p. 71) Mia se sait orpheline, seule survivante d’une famille aimante et aimée. Le combat pour rester semble trop douloureux et difficile au regard de la simplicté de s’en aller. Si la décision lui appartient, ses proches ne peuvent s’empêcher de lui glisser à l’oreille leurs encouragements et leurs souhaits. Adam, qui ne sait pas écrire de chansons d’amour, exprime un sentiment plus puissant que l’amour, fait de renoncement et de chagrin : « Si tu restes, je ferai ce que tu voudras. Je quitterai le groupe pour t’accompagner à New York. Mais, si tu préfères que je m’en aille, je le ferai aussi. […] Ce serait dur, mais je le ferais. Je peux accepter de te perdre de cette façon si je ne te perds pas aujoud’hui. Je te laisserai t’en aller. Si tu restes. » (p. 182)

Ce roman pour « jeunes adultes », selon la mention de Pocket, est très touchant. Comme l’indique la maison d’édition, il est à mettre entre les mains d’adolescents et de jeunes lecteurs. L’histoire est bien racontée et la narration est originale. Le découpage en heures est oppressant car il représente un décompte funeste. Mais cette émotion et ces personnages sont à réserver aux jeunes gens. J’ai été émue, mais pas bouleversée. Trop vieille peut-être pour ce genre d’histoire qui cause des larmes faciles…

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

Ramsès au pays des points-virgules – Petite fiction fantaisiste pour lecteurs de dix à cent-dix ans.

Roman de Pierre Thiry. Illustrations originales de Bernadette Geoffroy.

Sigismond est un bouquiniste très cultivé. Avec sa nièce Alice, il aime les devinettes littéraires à la sauce « Qui a écrit… » Sigismond gagne à tous les coups, ou presque… Alice le piège un jour sur l’auteur Jérôme Boisseau. Pour Sigismond, c’est incroyable, « lui, l’érudit, le bouquiniste, il était exclu qu’il puisse  avouer ne pas connaître un écrivain. » (p. 16) Il décide alors d’écrire un livre sous le pseudonyme de cet auteur, livre intitulé Ramsès au pays des points-virgules. Mais à son propre jeu de création littéraire, Sigismond pourrait bien se faire prendre voire surpasser…

Dans ce roman, la jeune Sissi, qui aime dessiner, peindre et sculpter, rencontre Ramsès II, le pharaon, qui est loin d’être mort. Ils embarquent pour un long voyage qui les mène jusqu’à Londres. À Baskerville’s Castle, Lord Cycklopp fait régner la terreur : « À chaque fois qu’il mange un Anglais, il prétend que c’est pour venger une certaine Jane Dark. » (p. 126) Aidée – ou pas – de Walton Watson et de Charles Hockholmess, Sissi et Ramses II vont renverser l’infâme Lord Cyklopp, grâce aux livres et à la grammaire. Sissi « avait toujours pensé que l’on pouvait trouver d’astucieuses solutions pour se sortir des problèmes concrets de l’existence dans les ouvrages des meilleurs écrivains. » (p. 60)

Ce roman, largement destiné à la jeunesse, mais délectable pour les lecteurs adultes nostalgiques de leurs premiers émois littéraires, est une mine de références artistiques : Jean de La Fontaine est pastiché à l’envi, Lewis Carroll et Arthur Conan Doyle sont à l’honneur, Bollie Hollyday et Boris Vian font vibrer les pages au son de leurs mélodies uniques et entêtantes.

Les aventures de tous les héros sont dignes des meilleurs contes et récits fantastiques: les lits s’envolent ou flottent sur la Tamise, les chats parlent, les méchants sont très méchants et le verbe porté haut est toujours aussi puissant. Par certains aspects, ce roman m’a rappelé l’archipel des livres d’Erik Orsenna . Jouer avec les mots et la langue est toujours un plaisir qui n’attend pas le nombre des années !

Pierre Thiry, dans ce texte très largement inspiré d’une motivation autobiographie, offre un ouvrage vraiment ludique et interactif. Les jeunes lecteurs ne se contentent pas de lire : ils peuvent compléter les textes de Boris Vian, s’amuser pourquoi pas à inventer d’autres pastiches des fables de La Fontaine, tester les recettes de pancakes ou de piperade chères à Sissi et même écrire le dernier chapitre du livre !

Quand l’auteur m’a contactée pour me proposer son livre, j’ai immédiatement accepté. D’abord parce qu’il avait de bons arguments, ensuite parce qu’il est toujours agréable de participer à la promotion d’un livre. Alors, même si les coquilles et les erreurs typographiques m’ont fait grincer des dents, je recommande chaudement ce livre aux jeunes lecteurs : ils pourront se l’approprier en co-écrivant certaines parties du texte. Les notes de bas de page ne peuvent en outre qu’aviver leur curiosité de lecture! Et c’est tout le mal que je leur souhaite!

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Les beaux jours du Dr Nicolas

Roman de Michel Jeury.

En 1886, Nicolas Martin, officier de santé, rentre des colonies pour prendre la succession du Dr Joumard à Dun, dans le Limousin. Après des années épicées et torrides sous les tropiques, il désire se fixer, prendre femme et développer une clientèle. Mais les gens du pays tardent à lui accorder leur confiance: le Dr Nicolas utilise des remèdes venus de loin et qui n’attirent la sympathie ni des malades ni des notables. Logé chez la veuve Joumard, il cohabite avec les deux filles à marier de la maison, Élise et Claudine, vieilles filles aux charmes encore vivaces, mais « l’aînée est dévariée et la cadette froide comme une patate gelée. » (p. 71) Alors que le Dr Nicolas commence à prendre pied dans l’univers limousin, le chevalier de Tournac, notable de la région et patient du docteur, est assassiné. Les soupçons se portent sur Manon, la trop jeune et trop jolie épouse du châtelain, sur Eusèbe, le serviteur idiot et sur Oscar, ouvrier boulanger au fort tempérament. Au hasard de ses tournées et des soins qu’il dispense, le Dr Nicolas fait parler ses patients et tente de débrouiller cette affaire, parfois au péril de sa vie.

Le bon Dr Nicolas m’a prodigieusement agacée ! Amateur de femmes, sans-le-sous, béât nostalgique des colonies et de ses délices, il manque, à mon sens, de la poigne nécessaire qui fait les hommes de trempe. S’il hasarde quelques critiques quant à la politique coloniale de la France, critiques qui me paraissent bien anachroniques dans cette époque de gloire nationale, il n’en reste pas moins acquis aux idéaux républicains. Ses réflexions sont celles de l’auteur et sont bien maladroitement intégrées dans le récit : « Les ‘peuples inférieurs’ que nous avons entrepris de soumettre sont bien plus intelligents et civilisés que nous. À défaut de leur foutre la paix, ce serait trop demander, on pourrait essayer de les imiter. » (p. 57) Loin d’être un révolté, le Dr Nicolas est un doux rêveur légèrement pleutre et largement niais.

Le Dr Nicolas souffre d’une certaine faiblesse vis-à-vis de la gent féminine. Disons carrément qu’il est gaga devant les femmes. S’il maîtrise plutôt bien ses pulsions, il est incapable de se prémunir contre les manipulations féminines. Pantin imbu de sa personne, il n’a rien du voyageur au charme exotique qu’il voudrait incarner. Et il se laisse encore davantage abuser par ceux qu’il considère comme ses amis ou ses alliés. À ses heures perdues, il invente la psychanalyse et se pique de soigner Élise en l’écoutant relater ses rêves et ses terreurs. J’ai des difficultés à déterminer si l’auteur aimait son personnage: le Dr Nicolas est un fat, un lâche et un ridicule petit monsieur.

Il n’est qu’officier de santé, pas docteur en médecine. Ce n’est en soi pas une tare, mais il prend trop à cœur cette différence de qualification, tant et si bien qu’il en fait des complexes ! Voilà qui manque d’allure pour un personnage de premier plan ! Le Dr Nicolas est le narrateur de sa propre histoire. Ainsi, le lecteur a accès à ses pensées. Et, moi, je m’en serais très bien passée ! Entrer dans l’intimité de Nicolas ne fait qu’ajouter des points sur la liste de ses défauts : il est indécis, un brin chatouilleux, fortement lubrique, le tout sous des airs de bonne contenance. Et même quand il fait des efforts, il reste pathétique et médiocre. Ah, vous l’aurez compris, il m’énerve !

L’enquête sur le meurtre du chevalier est confuse. Que le Dr Nicolas mène une partie des investigations embrouille encore davantage le tout. Il est évident que ce meurtre n’est pas l’élément principal du récit, mais il est bien mal exploité et il devient parasitaire. L’auteur aurait dû se concentrer sur les chassés-croisés amoureux du docteur et laisser les trames policière à d’autres écrivains. Ce roman à la croisée des chemins est un fameux imbroglio littérair e! Roman du terroir, roman policier, romance, essai clinique, et quoi d’autre encore !

Sans être totalement déplaisant, ce roman pèche par de nombreux aspects : son démarrage est lent voire poussif, l’abus de topoi sur la campagne française et l’usage du patois limousin alourdissent le propos, les personnages sont mal aboutis voire incohérents et improbables, etc. Après ma déconfiture à la lecture de May le monde, je pensais retrouver Michel Jeury dans un domaine littéraire qui me correspond davantage, comme avec Nounou. Pari perdu. Cette fois, c’est sûr, j’arrête les frais avec cet auteur !

Publié dans Mon Enfer | Laisser un commentaire

L’attentat

Roman de Yasmina Khadra.

Une femme, une charge meurtrière dissimulée sous une robe de grossesse, se fait exploser dans un restaurant de Tel-Aviv. À l’hôpital, le docteur Amine Jaafari s’affaire pour sauver les victimes de la tragédie. Il opère des heures, ne pensant qu’à soigner et prolonger la vie. Quand la police lui apprend que le kamikaze était sa femme Sihem, Amine perd pied.

D’origine bédouine, Amine a fait sa place dans la bonne société israélienne. Il a pris la nationalité du pays et son travail est reconnu dans les hautes sphères du pays. Mais que faire face à la vindicte populaire: « À ses yeux, […] je reste l’Arabe – indissociable du bougnoule de service et, à un degré moindre, de l’ennemi potentiel. » (p. 89) Amine ne peut croire que sa douce Sihem est devenue cette kamikaze qui a tué une dizaine d’enfants et renoncé à son mariage. Amine se persuade qu’il a manqué l’indice qui lui aurait permis de sauver sa femme et son monde. « Si ma femme s’est donné la mort, c’est la preuve que je n’ai pas su lui faire préférer la vie. » (p. 113)

Amine part à Bethléem et à Janin en Palestine pour trouver des coupables. Mais il se heurte aux hommes de la Cause qui érige sa femme en sainte et lui reprochent d’avoir renié ses origines. « Votre femme était une martyre. Nous lui serons éternellement reconnaissants. Mais ça ne vous autorise pas à chahuter son sacrifice ni à mettre en danger qui que ce soit. Nous respectons votre douleur, respectez notre combat. » (p. 146) Amine se débat dans un nouveau monde où il doit réapprendre à vivre sans sa femme, avec son souvenir, avec le nouveau visage qu’elle a pris et avec le regard des autres.

Amine n’a jamais pris part « dans le conflit sanglant qui ne fait, en vérité, qu’opposer à huis clos les souffre-douleur aux boucs émissaires d’une Histoire scélérate prête à récidiver. » (p. 175) Il a préféré se donner corps et âme à la lutte contre la souffrance, en exerçant de son mieux ses talents de chirurgien. La fin de son histoire ressemble à son début et n’est que la suite d’une longue série de tragédies.

Le récit est à la première personne et, immédiatement, il prend à la gorge. La dérive d’Amine fait suinter entre chaque ligne une douleur infinie. Ce texte m’a bouleversée. Loin d’être une énième illustration du conflit israëlo-palestinien et sans prétendre donner des réponses, la prose de Yasmine Khadra met en mots une déchirure chargée d’histoire et de non-sens. « Le Juif est né libre comme le vent, imprenable comme le désert de Judée. S’il a omis de délimiter sa patrie au point qu’on a failli la lui confisquer, c’est parce qu’il a longtemps cru que la Terre promise était d’abord celle où aucun rempart n’empêche son regard de porter plus loin que ses cris. […] Tout Juif de Palestine est un peu arabe et aucun Arabe d’Israël ne peut prétendre ne pas être un peu juif. » (pp. 252-253)

Je termine avec une bouleversante description de Jérusalem: « Par-dessus le muret de la résidence, on peut voir les lumières de Jérusalem, avec le minaret et le clocher de ses églises qu’écartèle désormais ce rempart sacrilège, misérable et laid, né de l’inconsistance des hommes et de leurs indécrottables vacheries. Et pourtant, malgré l’affront que lui fait le Mur de toutes les discordes, Jérusalem la défigurée ne se laisse pas abattre. Elle est toujours là, blottie entre la clémence de ses plaines et la rigueur du désert de Judée, puisant sa survivance aux sources de ses vocations éternelles auxquelles ni les rois de naguère ni les charlatans d’aujourd’hui n’auront accédé. Bien que cruellement excédée par les abus des uns et le martyre des autres, elle continue de garder la foi – ce soir plus que jamais. On dirait qu’elle se recueille au milieu de ses cierges, qu’elle recouvre toute la portée de ses prophéties maintenant que les hommes se préparent à dormir. Le silence se veut un havre de paix. La brise crisse dans les feuillages, chargée d’encens et de senteurs cosmiques. Il suffirait de prêter l’oreille pour percevoir le pouls des dieux, de tendre la main pour cueillir leur miséricorde, d’une présence d’esprit pour faire corps avec eux. […] Aujourd’hui encore, partagée entre un orgasme d’odalisque et sa retenue de sainte, Jérusalem a soif d’ivresse et de soupirants et vit très mal le chahut de ses rejetons, espérant contre vents et marées qu’une éclaircie délivre les mentalités et leur obscur tourment. Tout à tour Olympe et ghetto, égérie et concubine, temple et arène, elle souffre de ne pouvoir inspirer les poètes sans que les passions dégénèrent et, la mort dans l’âme, s’écaille au gré des humeurs comme s’émiettent ses prières dans le blasphème des canons… » (pp. 149 à 151)

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Bonne année 2011 !

À tous les visiteurs réguliers ou occasionnels de mon blog, aux ami(e)s blogueurs/euses, aux curieux, aux élèves et étudiants pas capables de faire un résumé, aux voyageurs égarés et à tout le monde, je souhaite une belle année 2011, avec des livres, des partenariats, des échanges, des lectures communes, du plaisir et du bonheur.

Quant aux bonnes résolutions, Pénélope Jolicoeur en parle mieux que moi !

Publié dans Mon Boudoir | Laisser un commentaire

La soucoupe de solitude, in Histoires d’extraterrestres

Nouvelle de Theodore Sturgeon, tirée de La grande anthologie de la science-fiction.

C’est l’histoire d’une femme qui cherche à mourir dans les vagues, nue et désespérée. À l’homme qui la sauve, elle raconte son histoire, une histoire dont les journaux se sont emparés. Mais la jeune femme souffre : « Personne ne sait qui je suis. » Dans son histoire, elle rencontre une soucoupe volante qui lui délivre un message. Ce message, jamais elle ne le révèlera à ceux qui veulent la faire parler, qui l’enferment, qui la questionnent. Mais dans le creux des vagues, elle lance des bouteilles avec un même message, fait d’espoir et d’un peu de renoncement.

Le propre des nouvelles, c’est de faire beaucoup d’effets en peu d’efforts. Celle-ci est particulièrement réussie : en une dizaine de pages, on croise la terreur communiste, la menace extraterrestre, la jeunesse et la beauté, la folie aussi un peu, l’amour et l’espoir. La science-fiction n’est généralement pas ma tasse de thé. Mais cette nouvelle est très touchante, empreinte d’une poésie distillée avec finesse.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Un jardin sur le ventre

Roman de Fabienne Berthaud. À paraître le 13 janvier 2011.

Quand Suzanne meurt, à 70 ans, elle laisse un mari égoïste qui ne comprend pas comment elle a pu lui faire ça, trois chiens désemparés et deux filles, Marie et Gabrielle, qui affrontent différemment la mort de leur mère. C’est la plus jeune, Gabrielle, qui prend en charge le récit. Dans un dialogue à une voix, elle retrace la vie de sa mère: son enfance à la fois misérable et enchantée, ses désillusions de jeune fille, sa solitude d’épouse, son sentiment de petitesse. Toute une existence dévouée et soumise aux autres dans l’oubli morbide d’elle-même. Gabrielle raconte tout : l’indifférence de sa grand-mère Bertrande, la sauvagerie de son oncle Antonio, la mesquinerie de son père Franck qui tenait toute la famille dans la crainte de ses brusques explosions de violence, les rêves piétinés et les peines scellées.

« Un jardin sur le ventre » (p. 76), c’est une expression de vieille femme pour ne pas nommer la mort, pour ne pas nommer le lieu où s’arrêtent les vivants à la fin de leur parcours. Ce jardin sur le ventre a des couleurs de paradis, de champ fleuri éternellement ensoleillé, toutes les couleurs que n’a pas connues Suzanne. À écouter Gabrielle, on comprend que la vie de sa mère n’a pas été rose, que Suzanne n’a vécu que dans « cette rêverie fondamentale qui [l’]emportait toujours sur les rivages d’un bonheur imaginaire. » (p. 91)

La narration est une adresse douloureuse à la mère disparue. Gabrielle dit « tu » comme si elle attendait une réponse, comme si retracer la vie de sa mère allait la ramener, voire rendre sa vie plus belle. Mais il est impossible de réécrire une existence. Si la fin du texte peut sembler décevante, elle est en fait d’une poignante simplicité: Gabrielle se réveille et accepte de laisser partir sa mère. Elle ne peut la retenir à elle-seule. L’amour immense de Gabrielle pour sa maman renvoie douloureusement à l’attitude froide et désintéressée de Bertrande. Au-delà de l’histoire de Suzanne, Gabrielle dévoile ses propres sentiments, son agacement et ses colères.

Ce texte est émouvant et se lit étonnement vite. Je me suis retrouvée dans beaucoup de traits de cette famille qui ne sait pas se parler, ni se comprendre, ni vivre ensemble. Malgré la pesanteur du sujet, l’auteure évite les écueils trop faciles du pathos et du misérabilisme. Ce roman m’a rappelé, sans que je puisse l’expliquer, La place d’Annie Ernaux, texte qui m’avait pourtant déplu. Le roman de Fabienne Berthaud est à la fois tendre et poignant. Sans être bouleversant, il offre un éclairage pudique et lucide sur les familles ordinaires.

Publié dans Ma Réserve | Marqué avec | Laisser un commentaire