Zola Jackson

Roman de Gilles Leroy.

Août 2005, l’ouragan Katrina dévaste la Nouvelle-Orléans. Les digues du lac Ponchartrain cèdent. La ville est sous l’eau et accablée d’une canicule qui vicie l’eau, l’air et les esprits. Dans la maison qu’elle refuse de quitter, aux côtés de la chienne Lady qu’elle refuse d’abandonner, Zola Louisiane Jackson, ancienne institutrice, fait défiler ses souvenirs au fil de l’eau et des jours.Elle revoit son garçon, son Caryl à qui elle a tout donné, pour lequel elle aurait tout sacrifié. Dans le refuge de sa maison, refuge qui se referme sur elle, elle se rappelle les succès de son fils et les choses qu’elle n’a jamais acceptées: son homosexualité, sa relation avec Troy, son attachement à Atlanta. Zola n’a vécu que pour Caryl, mais c’est pour elle-même qu’elle doit survivre.

Après l’ouragan Betsy de 1965, l’ouragan Katrina de 2005 frappe la Nouvelle-Orléans. « Quarante ans plus tard, Betsy était de retour – quarante ans tout rond, presque jour pour jour – , le fantôme de Betsy revenait semer la terreur sur cette ville mal aimée de Dieu. » (p. 59) La Nouvelle-Orléans semble une ville maudite, une ville qu’on ne quitte pas : « On y est né, on y a souffert à peu près tout ce qu’une créature du Seigneur peut encaisser, et on y reste. Ce n’est pas le goût du malheur, non, et pas faute d’imagination. C’est juste qu’on n’a personne d’autre où aller. » (p. 54) Mais si la résignation se décline à chaque mot, Zola Jackson ne se pose pas en victime. Fille mère, veuve et mère déchirée, elle garde la force de lancer des imprécations terribles à la face de Dieu et de se moquer de ses congénères.

Ce roman se lit très vite. Il m’a moins émue que je ne l’aurais cru, sauf les passages avec le chien of course… L’auteur ne tombe pas dans les clichés de représentation des Noirs de Louisiane, ni dans les détours faciles du vaudou et des gumbos traditionnels, mais il manque une pincée de quelque chose pour que la sauce prenne. La description de l’ouragan est sommaire, réduite à des données telluriques, et c’est aussi bien : Katrina reste une force indicible, une méta-donnée en quelque sorte, sur laquelle il ne sert à rien d’écrire des pages puisqu’elle s’introduit elle-même. Des images vues et revues à la télévision, l’auteur ne prend que quelques bribes, il évite l’écueil qui aurait consister à étaler la misère. De brèves touches d’horreur en disent plus que des photos couleurs.

J’ai retrouvé dans ce texte le talent de Gilles Leroy à parler du sud américain, comme dans Alabama song. L’auteur sait rendre son texte aussi lourd et roucoulant que l’accent de là-bas. Dommage encore une fois qu’il manque une étincelle qui m’aurait rendue Zola Jackson plus accessible.

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Là-bas

Roman de Joris-Karl Huysmans.

Avec À rebours et le taedium vitae de des Esseintes encore coincés entre les dents et en travers du gosier, j’ai entamé cette lecture bien décidée à (re-)donner toutes ses chances à l’auteur, sur les conseils avisés d’un lecteur (lui aussi avisé). Bien m’en a pris, le plaisir et l’émotion ont été au rendez-vous !

Durtal, romancier, a « abandonné l’adultère, l’amour, l’ambition, tous les sujets apprivoisés du roman moderne, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais. » (p. 33) Décidé à explorer l’histoire de ce compagnon de Jeanne d’Arc devenu un féroce meurtrier enragé d’alchimie et de démonologie, de « ce sataniste qui fut, au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le plus cruel et le plus scélérat des hommes. » (p. 49), Durtal s’engage dans la découverte du Satanisme au Moyen Age et dans ses prolongements historiques. Une troublante relation s’établit entre lui et Hyacinthe Chantelouve : cette femme mariée qui le poursuit d’assiduités qu’elle voudrait ne pas assouvir a les moyens de l’introduire dans les milieux où le Satanisme se pratique, là où la Messe Noire se déroule. Durtal, épris et excédé de cette femme, progresse sur des chemins dangereux, cherchant toujours plus loin le frisson de l’inédit, de l’interdit, pour échapper à la lassitude d’une existence et d’une époque désabusées.

Le dialogue liminaire entre Durtal et son ami, le docteur de Hermies, est un violent réquisitoire contre le naturaliste et la littérature fin de siècle. Dans ce roman, Huysmans rompt définitivement avec sa période naturaliste. « Ce que je reproche au naturalisme, ce n’est pas le lourd badigeon de son style, c’est l’immondice de ses idées; ce que je lui reproche, c’est d’avoir incarné le matérialisme dans la littérature, d’avoir glorifié la démocratie de l’art! » (p. 33) Durtal oppose à la virulente diatribe de son ami une certaine tempérance teintée de cynisme: il lui demande de reconnaître « les inoubliables services que les naturalistes ont rendus à l’art; car enfin, ce sont eux qui nous ont débarrassés des inhumains fantoches du romantisme et qui ont extrait la littérature d’un idéalisme de ganache et d’une inanité de vieille fille exaltée par le célibat. » (p. 34) Durtal est dégoûté des littérateurs de son époque, il rêve d’un « naturalisme spiritualiste » (p. 36), il constate avec amertume l’échec de la littérature :  » C’était vrai, il n’y avait plus rien debout dans les lettres en désarroi; rien, sinon un besoin de surnaturel qui, à défaut, d’idées plus élevées, trébuchait de toutes parts, comme il pouvait, dans le spiritisme et dans l’occulte. » (p. 37)

Durtal est en fait atteint du taedium vitae qui a tant accablé son illustre prédécesseur, des Esseintes. Durtal est « excédé par l’ignominieux spectacle de cette fin de siècle » (p. 36), il exècre son temps, les artistes qui y paraissent et l’esprit médiocre qui se répand. Il est tenté par des fureurs de réclusion, des désirs de retrait du monde, dans une abbaye, dans une tour, dans une cave. Ne trouvant dans les plaisirs de la chair nul réconfort, pessimiste quant à l’évolution de la société, et bien que profondément athée, « il en était bien réduit à se dire que la religion est la seule qui sache encore panser, avec les plus veloutés des onguents, les plus impatientes des plaies; mais elle exige en retour une telle désertion du sens commun, une telle volonté de ne plus s’étonner de rien, qu’il s’en écartait tout en l’épiant. » (p. 41) Ce passage annonce la future conversion de l’auteur et sa fervente pratique religieuse dans les dernières années de sa vie.

De longues discussions se déroulent dans le logement modeste de Carhaix, sonneur de cloches dans les tours de Saint-Sulpice. Ce brave homme, bien que catholique convaincu, accueille à sa table Durtal et de Hermies et partage leurs échanges sur la religion, le satanisme et l’astrologie. Les hôtes font bombance chez lui et la communion des esprits s’effectue encore mieux après les festins partagés.

« Le jour où Durtal s’était plongé dans l’effrayante et délicieuse fin du Moyen Age, il s’était senti renaître. » (p. 46) Aiguillonné par l’ambition d’écrire une monographie de Gilles de Rais qui ne serait ni affaiblie ni enjolivée par les dérives hésitantes d’un esprit niais ou mou, il veut rendre à l’écrit historique ses lettres de noblesse et rendre un hommage honnête et fidèle à la mémoire du baron de Rais, « le des Esseintes du quinzième siècle » (p. 70) qui a « transporté la furie des prières dans le territoire des À rebours. » (p. 73) Durtal, quoiqu’il pense des récits de saints et des légendes dorées ne se lance dans pas moins qu’une hagiographie du personnage, que la légende a transmué en Barbe-Bleue. Mais de ce fameux récit de l’histoire du baron, on ne lit que peu de choses, tout au plus quelques notes dont l’étude est souvent interrompue par l’irruption d’un personnage ou l’intrusion de l’histoire en marche, comme l’élection de Boulanger au poste de député.

La monographie de Gilles de Rais n’est finalement qu’un prétexte pour aborder l’univers fascinant et terrifiant des mondes occultes. Durtal semble écrire un précis sur le Satanisme, en se documentant auprès de Carhaix, du docteur de Hermies et de l’astrologue Gevingey et en se renseignant sur le chanoine Docre, qui célèbre des messes sataniques. « La grande question, c’est de consacrer l’hostie et de la destiner à un usage infâme. » (p. 84) L’auteur, par les expériences sataniques de Durtal et les récits de ses personnages, n’est pas avare de détails, mais la surenchère sans cesse renouvelée prête à rire. Les hérésies et sacrilèges sont si nombreux et si extrêmes qu’ils dépassent l’horreur pour sombrer dans le grotesque.

Soutenu par son ambition littéraire, Durtal vibre aussi de désir pour Hyacinthe : cette femme qui se veut une « soeur en lassitude » (p. 102), qui lui écrit des épîtres troublantes et sibyllines, désabusées et ardentes, a réveillé « cet élan vers l’informulé, cette projection vers les là-bas qui l’avait récemment soulevé dans l’art; c’était ce besoin d’échapper par une envolée au train-train terrestre. » (p. 109) Mme Chantelouve porte bien son nom: elle appelle le mâle telle une louve enragée et se révèle carnassière dans ses amours adultères. Mais Hyacinthe rêve Durtal en incube, en démon qui ne la visiterait et ne la posséderait qu’en esprit. La possession physique abolit pour Durtal la magie qui entourait Hyacinthe: malgré ses travers tentants, elle n’est plus qu’une femme comme les autres, un être de chair dénué de sublime. Après la Messe Noire à laquelle ils assistent ensemble, Durtal n’attend plus rien d’elle et la congédie comme une fille qu’il aurait payée.

J’ai jubilé en lisant les personnages de ce roman citer d’autres personnages et d’autres titres de Huysmans. Cet auteur a en outre le talent unique, que j’avais déjà noté dans À rebours, mais qui m’avait bien moins émue, d’extirper du lexique des mots rares et fins, dont la précision exacerbée ne désigne rien d’autre qu’une infime partie de l’univers, mais partie bien plus précieuse que des étendues illimitées. Ses descriptions sont des images en mots. Les déambulations de Durtal dans les ruines du château de Gilles de Rais permettent des évocations constructrices: à chaque pas, Durtal fait se relever les murs tombés, se meubler les pièces pillées et se mouvoir les êtres passés.

La célébration du Moyen Age comme une époque puissante qui véhiculait des valeurs efficientes, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, n’est qu’un portrait en creux négatif de la fin de siècle qui dégoûte Durtal et ses amis. Huysmans se saisit de tous les prétextes pour fustiger une époque qu’il méprise. La petite histoire des cloches qu’il donne à lire par le personnage du sonneur est aussi une célébration des temps passés, au détriment du temps présent: les cloches, «  ces auxiliaires magnifiques du culte » (p. 220), incarne la pureté d’une religion que les tiédeurs n’avaient pas encore souillé et que le Satanisme ne faisait pas trembler. Et finalement, l’horreur que l’auteur a de cette époque se justifie plus que jamais puisqu’elle n’a pas su se débarrasser du Satanisme: « Dire que ce siècle de positivistes et d’athées a tout renversé, sauf le Satanisme qu’il n’a pas fait reculer d’un pas. » (p. 282) Le Satanisme est ce « là-bas » inatteignable, cet univers inaccessible, si désirable et si haï.

Maintenant que j’achève cette lecture qui clôt superbement mon année littéraire 2010, je ne tiens pas d’impatience à l’envie de lire la suite du Cycle de Durtal, avec En route, La cathédrale et L’oblat qui retracent le cheminement littéraire et intérieur de Huysmans vers la conversion religieuse. Si l’écrivain décadent m’avait déplu, le sataniste m’a ravie et j’en espère autant du converti voire du naturaliste !

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Joyeux Noël !

Joyeux Noël à tous !

Que m’a apporté Papa Noël dans sa hotte ? Des livres, comme c’est étrange !

Que dire, sinon accumuler des remerciements qui ne traduisent qu’à peine mon bonheur devant tant de générosité, bonheur davantage nourri par la joie de partager des moments conviviaux en famille que par le plaisir de déchirer les papiers et de jouer avec les rubans…

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L’étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés

Essai de Michel Pastoureau.

Du costume des jongleurs ou des bourreaux au tristement célèbre pyjama rayé des détenus concentrationnaires, du pelage du tigre au cuir lustré du zèbre, de la marinière à la livrée domestique, des chasubles sportives à l’uniforme militaire ou sportif, de l’héraldique des blasons aux drapeaux nationaux, jusqu’au code de la route et aux rayures des dentifrices, Michel Pastoureau retrace l’histoire culturelle des tissus rayés et de la rayure qui « n’est pas une forme, comme le besant, l’étoile ou la rouelle, c’est une structure. » (p. 29)

Du « caractère dévalorisant, péjoratif ou nettement diabolique de la rayure vestimentaire » (p. 11), l’auteur démontre comment « la rayure médiévale était cause de désordre et de transgression » avant que « la rayure moderne et contemporaine [se soit] transformée en instrument de mise en ordre. » (p. 15)

La notion culturelle (et non oculaire !) qui prétend que les rayures verticales agrandissent l’espace et que les rayures horizontales le tassent n’est pas tout. La rayure véhicule des traditions d’exclusion, de mise à l’écart voire de mise à l’index et de distinction. Les porteurs de tissus rayés furent tour à tour exclus, diabolisés, puis consacrés et reconnus.

La rayure n’est jamais neutre: aujourd’hui encore elle singularise et elle frappe les esprits. Les frères Dalton et leur casaque jaune et noire, Coluche et sa salopette ou Picasso dans sa marinière sont autant de représentants divers de la rayure.

Ce court essai est très bien écrit, même si je reproche à l’auteur d’être un tantinet trop assertif voire péremptoire dans ses affirmations. Mais il défend avec conviction et documents à l’appui des idées clairement exprimées et parfois originales.

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Les neuf vies de Dewey

Témoignage de Vicki Myron, avec la collaboration de Bret Witter.

Vicki Myron a écrit un livre sur son chat Dewey Readmore Books, qui a vécu une existence pleine d’amour et d’attention dans la bibliothèque de Spencer en Iowa. Son témoignage était resté plusieurs semaines dans la liste des meilleurs best-sellers américains éditée par le New York Times.

Dans ce deuxième livre, elle rassemble neuf histoires de chat : des histoires d’amour entre l’homme et l’animal, des exploits incroyables mais le plus souvent des miracles quotidiens. « Ce n’est pas un livre de contes de fées, c’est un recueil d’histoires vraies, qui témoigne de la façon dont les humains vivent avec les chats. » (p. 32)

Ce livre est loin de briller par la qualité de son style. Vicki Byron est directrice de bibliothèque, pas auteure. Et l’aide de son co-auteur n’était pas superflue. Je soupçonne en outre la traduction de pécher par endroits. Mais le style n’est pas tout! Les histoires sont là et l’émotion aussi. Vous me direz que c’est facile de tirer des larmes en parlant de jolis minets et de gentils matous, en évoquant les histoires d’amour intenses qui les unissent à leur maître. Et oui, c’est très facile et ça marche. J’ai pleuré comme une madeleine devant ces histoires de sacrifice et de reconnaissance. « Un lien particulier se tisse avec l’animal que vous avez sauvé. […] Les animaux ne connaissent pas l’ingratitude. » (p. 113) Et c’est vrai. Pour venir d’une famille qui a recueilli plusieurs chats et chiens, je peux témoigner que le lien qui se crée est à l’épreuve du temps et de la distance.

L’auteure tisse de nombreux parallèles entre son histoire avec Dewey et celles des autres personnes qu’elle évoque. Finalement, si tous les récits d’amour entre humains et animaux se ressemblent, ils sont tous uniques. Le texte ne me laissera pas un souvenir indélébile en termes de style mais j’en garderai une émotion sans cesse renouvelée par les grands yeux humides de mon chien et de mon chat.

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On n’empêche pas un petit cœur d’aimer

Recueil de nouvelles de Claire Castillon.

Comme cela n’a aucun sens de résumer des nouvelles aussi courtes, je préfère vous livrer un extrait de chacune, pour vous allécher…

On n’empêche pas un petit coeur d’aimer – « Ils se voient sur les quais, entre deux trains. Elle vient retrouver son homme, échanger les valises, discrètement. Les gens doivent se demander quelle substance interdite elles peuvent bien contenir. Leur amour? Leur amour infertile. » (p. 10)

Gratin – « Je ne sais même plus pourquoi je me marie. Tu écoutes ce que je dis? Tu retires l’ail, hein, tu penses à mon gratin ? » (p. 20)

Salarié ou chef d’entreprise – « Quand même, c’est rassurant d’être salarié… / Oui. / Mais c’est minant de rester salarié. / Aussi. » (p. 24)

Une araignée au plafond – « Il a longtemps lutté, méprisé mes assauts, refusé mes regards, et ma main sous la table, mon pied contre son pied. Un temps, il a refusé de me voir. Je l’ai souvent fait rougir, obligé à regarder ses chaussures pour éviter mes cuisses, et admirer sa femme pour ne plus croiser mes yeux. » (p. 30)

Tolérance mille – « Mon mari est un idiot. Je vis chaque bêtise comme une injure et chaque sortie comme une épreuve. » (p. 35)

La grande plaine – « Au début, j’ai cru que ça passerait, j’ai tenu les voiles et soufflé le vent, il suffisait de l’aimer, mais ça fait des années, et ça ne cessera jamais, la boue est montée. » (pp. 42-43)

Haut-vol ! – « Pourquoi lisez-vous ce livre ? Vous suivez une analyse? Moi, j’ai arrêté le jour où j’ai compris que je cuisinais à des fins sexuelles et faisais l’amour pour des raisons morbides. » (p. 45)

La prunelle de mon œil – « Sa fourchette a ripé, elle a percé ma temps, mais c’est l’œil qu’elle visait. Quelques points de suture, de l’alcool, un baiser, et c’était oublié. Depuis je préfère regarder mes pieds. On n’empêche pas les femmes de vivre, on les laisse parler et, pire, marcher dehors. On se fiche que la mienne ne puisse plus le supporter. » (p. 51)

Petit coeur – « Tu es un radin, radasse, de la pire espèces des pingres, et maintenant que je crève, je te dis juste combien j’ai eu froid, voilà. » (p. 58)

Bêtes à concours –  « Tes membres doivent sentir qu’ils sont liés prisonniers. Quand je te libérerai, tu auras envie de danser. » (p. 62)

Corvée de liberté – « Si tu as envie d’aboyer, va donc au travail, et fais des heures supplémentaires. Ici, tu obéis. » (p. 67)

La douleur, il faut la tuer – « Pour faire taire le malheur, c’est vrai, on peut chanter. Mais pour vaincre la douleur, il faut la tuer. » (p. 77)

Cellule familiale – « Mon mari et moi avons toujours été extrêmement pointilleux sur la communication dans notre couple. Dès le début, nous avons posé la question: devions-nous, chacun, garder notre jardin secret? Nous avons jugé ces enfantillages dépassés. […] Alors, je lui dis tout, et lui, en retour, ne me cache presque rien. » (p. 81)

Petite femme –  « Je n’ai jamais vu d’enfant aimer aussi fort son père, et l’appeler ainsi mon papa. Elle est faite pour un seul homme, pourtant il la trompe, c’est sûr. »  (pp 88-89)

J’effraie – « Il paraît que mon caractère en impose. Je ne veux pas, pour autant, rester célibataire. Une occasion de trouver chaussure à son pied ne se refuse pas. » (p. 93)

Arrache-coeur – « C’est l’histoire de deux âmes qui doivent finir d’aimer. L’une parce qu’elle est vieille, l’autre parce qu’elle se sent chassée. L’homme ne veut plus de la femme, il la trouve trop jeune. Elle ne jure que par lui, elle voudrait le garder. » (p. 99)

Scène de ménage – « Ne dis rien à ta sœur, elle a eu assez de peine avec ses histoires d’hommes. » (p.111)

Mort au rat – « La nuit, il est gentil ; quelquefois, il m’embrasse dans le cou. Mais dès que j’ouvre un œil, je deviens son objet, ou parfois sa souris de laboratoire. » (p.117)

Thérèse déchirée – « Hier la serveuse a admiré le joli couple que je formais avec ma maman. Alors, Thérèse m’a reproché de ne jamais l’embrasser en public, d’être trop peu démonstratif. » (p. 120)

Voyages – « Tu disais de ta vie qu’elle serait un voyage, j’avais terminé le mien aux coins de ton visage. Je t’ai fait disparaître. » (p. 126)

Train-train – « Maintenant que tu sais les écrire, les envoyer, les effacer, tu pourras lui demander comment les éviter, les erreurs ? » (p. 133)

Une belle indifférence –  « Quelquefois, je me dis que, si je m’en allais, si je quittais mon mari, peut-être que je reverrai de nouveau. » (p. 138)

Nos enfants ingrats – « Finalement, je ne sais pas pourquoi on les attend chaque soir, on est très bien ici, tous les deux, comme avant… On aurait jamais dû avoir d’enfants. Même loin d’eux, tranquilles, on y pense. » (p. 148)

L’amour est mis à mal dans ce recueil. L’adultère, l’inceste et le vice ne sont pas les atteintes les plus douloureuses qu’on lui porte. L’auteure voulait intituler le recueil Infect. Et c’est bien ce que nous lisons, des amours infectes, des salissures d’amour, qui engendrent dégoût et répulsion mais qui suscitent aussi une macabre fascination et un intérêt trouble, avec une question ultime: peut-on faire pire ? Non, c’est impossible, et pourtant…

Je n’ai pas apprécié tous les textes. Certains souffrent d’une narration trop tordue et d’autres sont vraiment trop dérangeants. Mais ce recueil se lit rapidement et réserve des surprises de taille !

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Construire un feu

Nouvelle de Jack London.

Dans le Grand Nord américain, un homme avance seul pour rejoindre ses compagnons. Pas si seul toutefois, il est suivi d’un chien qui sait bien qu’il fait trop froid pour s’aventurer dans la nature.« Le chien, déçu, regardait le feu avec regret. Cet homme ne savait rien du froid. » (p. 28) Mais l’homme ne pense pas, c’est son premier hiver. « C’était un fait, il […] éprouvait le froid et l’inconfort, et rien de plus. Cela ne l’entraînait pas à méditer sur sa fragilité de créature à sang chaud ni, en général, sur la fragilité de l’homme, qui ne peut vivre, qu’entre d’étroites limites de températures. » (p. 10) L’homme a négligé les conseils des anciens, il ne souscrit pas au bon sens. Il ne comprend pas la nature contre laquelle il croit pouvoir gagner. Dans sa marche solitaire, il tombe dans un trou d’eau. Ses pieds et ses jambes gèlent immanquablement. Sa seule chance est de construire un feu. Mais l’homme néglige encore le bon sens. « Dans sa lutte contre le froid, l’homme était en train de perdre.«  (p. 57)

Cette nouvelle de Jack London est loin d’être celle que j’ai préférée. Mais l’auteur sait créer une atmosphère glaciale, que ce soit par l’abondance du champ lexical de l’hiver et du froid ou par la syntaxe. Les phrases sont courtes, hachées, dépourvues de sentiment. Et surtout, l’homme noyé dans l’immensité de l’hiver ne suscite aucune compassion: méprisant voire arrogant, il est perdu par sa stupidité fanfaronne.

Bande dessinée de Christophe Chabouté, d’après le texte de Jack London.

Le texte de Jack London est repris avec parcimonie, quelques phrases percutantes soulignent le dessin. Mais ce qui prime, c’est l’image. La nature apparaît blanche et noire, grise et dénuée de toute chaleur. Les quelques flammes que l’homme parvient à allumer déchirent la page, ne trouvent pas leur place dans cet univers figé, enseveli sous une glace qui semble éternelle.

Je suis une incorrigible amie des bêtes : un chien dans un texte retient toute mon attention. J’ai été frappée par la relation entre l’homme et l’animal dans cette nouvelle. Rien à voir avec Croc-Blanc qui m’avait fait verser des seaux de larmes ! Ici, l’animal a l’intelligence que l’homme n’a pas et il n’est qu’un outil, bon pour tâter les terrains incertains et peut-être se réchauffer.

Petit conseil : lire le texte et admirer la bande dessinée bien au chaud ! Les phrases et l’image ont de quoi vous refroidir !

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L’aire du muguet, précédé de La jeune fille et la mort

Nouvelles de Michel Tournier.

La jeune fille et la mort – Mélanie Blanchart craint par-dessus tout « la pluie de cendres de l’ennui » et « l’empâtement de la vie dans un limon épais et gluant. » (p. 16) Elle veut une existence épicée, piquante, acide. Son attrait pour les choses macabres est un dérivatif à l’ennui. Fascinée par une corde à nœud coulant, un pistolet chargé et des champignons vénéneux, elle refuse de laisser la vie lui voler sa mort.

« Métaphysicienne de génie, elle demeurait à l’état sauvage et ne s’élèverait jamais au verbe. » (p. 40) Mélanie appréhende la vie en philosophe candide et ignorante de son savoir. Sous-tendu par les théories de Parménide d’Élée, d’Héraclite d’Éphèse, d’Emmanuel Kant et d’Henri Bergson, le texte revisite le topos artistique de la jeune et la mort, mis en musique par Schubert. Ni macabre ni noir, ce court texte ressemble à une partie de tarots lentement dévoilée.

L’aire du Muguet – Pierre est routier. Il aime son bahut et il goûte l’immensité rectiligne de l’autoroute. Il travaille en équipe avec Gaston, un vieux routier attaché aux valeurs du métier. Deux fois par semaine, Pierre arrête son camion sur l’aire du Muguet, le long de l’autoroute A6, à la sortie de Pouilly-en-Auxois. Un jour, il rencontre Marinette, jolie bergère qui garde quelques vaches de l’autre côté du grillage qui sépare l’autoroute du reste du monde. Pour Pierre, franchir le grillage est un défi aux allures de nécessité douloureuse.

Cruelle histoire d’amour que celle de « ce garçon et cette fille, rayonnant de jeunesse qui dansaient ensemble une valse viennoise séparé par une clôture barbelée. » (p. 76)

Ces deux nouvelles très poétiques ont des accents d’hagiographies: Mélanie est toute dévouée à la mort, Pierre est tout dévoué à l’autoroute, et chacun rencontre des épreuves initiatiques et décisives. Le style de Michel Tournier, que j’ai découvert avec Vendredi ou les limbes du Pacifique, fait encore mouche.

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La natte coupée

Roman de Françoise Xenakis.

Dans un pays méditerranéen aux couleurs grecques et balkaniques, une coutume ancestrale préside les amours interdits. L’amant n’enlève pas l’objet de ses désirs: il coupe publiquement la natte de la jeune fille qu’il convoite, suprême outrage que seul le mariage peut laver. Mais pour Ada, jeune et blonde, cette natte coupée n’augure aucune union. Sa famille venge l’affront en tuant son amant et en lui ôtant la fille née ces amours illicites. Ada lance sur les siens une malédiction nichée dans un nœud de serpents et fuit les contrées souillées de son enfance. Des décennies plus tard, Madame, vieille femme richissime et tyrannique, vit dans l’angoisse de la solitude, hantée par un passé qui se matérialise devant elle en la personne d’Ada III, fille d’Ada II, sa fille. Trois générations de femmes à la natte coupée, trois générations de femmes maudites se confondent pour symboliser la féminité outragée.

Madame est une vieille femme pétrifiée dans ses souvenirs, ses regrets et ses terreurs. A la tête de palaces prestigieux, elle ne peut oublier les cabanes en pierre et terre battue de son enfance. Gorgée d’argent, méprisant cette richesse héritée d’un défunt époux homosexuel, Madame rêve de puissance : « Elle avait un faible, un faible immense pour le pouvoir politique. Celui de l’argent, dont rêvent tous ceux qui détiennent le politique, elle l’avait et en savait tout. Mais l’autre… » (p.39) Généreuse voire dispendieuse jusqu’à la folie, Madame reprend aussi vite qu’elle a donné.

Ada II est un personnage difficile à cerner. On la suppose terroriste et résistante durant la seconde guerre mondiale. On la suppose mère-fille, violée, haineuse envers les hommes. « D’autres racontaient des gestes d’elle devenus chansons. » (p.147) Ada II quitte un pays traître, sa fille sur le dos et la haine plus que jamais chevillée au ventre.

Ce prénom unique, Ada, confond les visages et les destins. D’une génération à l’autre, le nom s’étoffe et donne vie à un personnage féminin polymorphe et flou. Les histoires mêlées de ces femmes sont soumises à la rumeur, au brassage du conte et du récit rapporté. « On disait, mais que ne disait-on pas, que… » Cette phrase, répétée à l’envi, dissocie le récit de la réalité. On prend pied dans un univers féminin fait de secrets transmis et de mystères indicibles.

Ce texte avait tout pour me plaire: des personnages féminins hors du commun, une narration faite d’analepses et de prolepses, un substrat symbolique nourri, etc. Mais le style ne passe pas. La langue de l’auteure, loin d’être mauvaise ou pauvre, m’a irritée du début à la fin de ma lecture, m’empêchant de m’attacher à ces femmes et me laissant un goût d’inachevé. La jonction entre l’évènement initial qu’est la coupure de la natte et le spectacle odieux de la vieillesse folle de Madame est maladroite, malhabile voire incohérente. Les ellipses ne sont jamais pour me déplaire quand elles évoquent plus que les mots. Mais le roman de Françoise Xénakis pèche par trop de subtilité et trop d’indicible. Peut-être faut-il se rapporter à la courte biographie de l’auteure, en quatrième de couverture, pour comprendre cette économie suspecte de mots : « Mariée à l’un des compositeurs les plus célèbres de notre temps, Françoise Xenakis est magistrate. Signe particulier: n’aime pas qu’on fasse allusion aux nombreuses décorations que lui valut sa conduite pendant la guerre alors qu’elle était toute jeune fille. » De là à penser que les combats des femmes, quelle que soit leur nature, ne souffrent pas d’être soumis à la plume, il y a un pas qu’il ne me plaît pas de franchir.

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Aria

Bandes dessinées de Michel Weyland, mises en couleurs par Nadine Weyland.

L’idée me trottait dans la tête depuis quelques temps: chroniquer une série complète de bandes dessinées. J’ai choisi la série des aventures d’Aria, dont le graphisme et l’univers fantastique et ésotérique m’ont toujours éblouie.

La fugue d’Aria – Jeune, jolie et blonde, Aria est chef militaire. Elle est engagée pour entraîner une cohorte d’hommes de l’armée de Suryam, en guerre contre celle de Galbec. Fine tacticienne, elle déjoue les ruses de ses ennemis et offre la victoire à Suryam.

La Montagne aux sorcières – Sur un territoire que se disputent deux frères, d’étranges spectres effrayent la population et vicient l’air. Aria doit affronter les sorciers à l’origine de ces manifestations, déjouer les desseins d’Elfa la magicienne et délivrer le mage Kapal de l’emprise d’un pirate sans foi ni loi.

La septième porte – Aria rencontre une étrange enfant, Arcane, douée d’un pouvoir guérisseur hors du commun et d’un don de double vue. Achtanga, chef de guerre, compte bien tirer profit des extraordinaires pouvoirs de l’enfant. Mais c’est compter sans Aria qui percera le secret de la septième porte.

Les chevaliers d’Aquarius – Un étrange voyageur nommé Strabalas, vêtu d’une cape rouge et portant un masque impénétrable, révèle à Aria l’existence d’un lac miraculeux qui donne jeunesse et force à quiconque se baigne dans ses eaux. Cette promesse attire les foules. Mais qu’en est-il vraiment de l’eau de ce lac et des desseins de Glore, ancien esclave avide de vengeance ?

Les larmes de la déesse – Aria avertit le royaume de Dragunda des projets belliqueux de Glore. Mais les chevaliers d’Aquarius sont déjà là. Soumise au bon vouloir de Glore, Aria ne perd rien de son tempérement aventureux et de son esprit de justice. Combattre Glore n’est pas suffisant, il faut neutraliser le lac et tarir les larmes de la déesse.

L’anneau des Elflings – La saison des amours est arrivée pour les Elflings. La saison de la chasse aussi pour les humains cupides qui veulent s’emparer de ces graciles créatures des bois. Le jeune Lyoll et Aria ont fort à faire pour préserver le paradis amoureux et naturels des Elflings.

Le tribunal des corbeaux – Une famille de nomades est sur les traces de sa fille, Zdaïne, qui a été enlevée. Aria se joint à eux et découvre un odieux trafic de femmes à Formoria, où des corbeaux rendent la justice d’une bien étrange manière.

Le méridien de Posidonia – Un vieil homme mégalomane tue à la tâche des esclaves qui lui construire un trône taillé dans la pierre, sur le méridien de Posidonia. Faite prisonnière, Aria va briser les chaînes des captifs et mettre à mal les rêves de puissance de Zonkre.

Le combat des dames – Première incursion dans le passé d’Aria. On la découvre enfant, victime d’un sacrifice orchestré par le maître de Tarvelborg. On la retrouve adulte, en route pour les tournois de Tarvelborg, qui attirent les aventuriers en quête de gloire et de trophées. En retrouvant Orsalne et Zorkof, Aria renoue avec son passé et soulève le voile qui recouvre ses souvenirs d’enfance.

Œil d’Ange – Un livre de révélations, le Livre de Phaëlgal, reste indéchiffrable sans les effets conjugués d’une gornexe, fleur de pierre à dix pétales, et d’une femme. Aria est la femme de la situation: elle part en quête de la fleur aidée d’Œil d’Ange, un jeune homme chanceux au don de double vue. Le manuscrit déchiffré prédit à Aria un destin extraordinaire.

Les indomptables – Les habitants de la ville d’Orquerolles sont sous l’emprise d’un alcool mortel, le nak. Aria, aidée des tauroks, des bêtes sauvages dites indomptables, renverse celui qui tirait profit du breuvage.

Janessandre – Un nouveau continent, l’Améronne, regorge de richesses. Sur le port, Aria retrouve Glore et rencontre son épouse Ganièle qui lui ressemble comme une sœur. Embarquée de force sur un navire en partance, Aria découvre une nouvelle terre exotique et un peuple privée de sa déesse, Janessandre. À l’aide de la gornexe, Aria recrée la statue détruite de la divinité et libère une fureur qu’elle ne soupçonnait pas.

Le cri du prophète – Débarrassée de Glore, Aria a repris la route. Elle rencontre une communauté recluse dans une vallée dissimulée et retrouve Arcane qui a bien changé. Les prophéties du livre de Phaëlgal commencent à se réaliser et Aria offre à Ganièle et Œil d’Ange un présent très particulier.

Le voleur de lumière – Aria revient encore une fois à Tarvelborg et avance sur le chemin de ses souvenirs perdus. Un ami de son père lui révèle que son héritage lui a été dérobé, des sceptres de lumière aux propriétés mystérieuses.

Vendéric – Aria rencontre un frône, un joueur de harpe nommé Vendéric, qui vient de la lointaine contrée d’Arnolite. C’est un pas de plus vers le pays de son enfance. Mais il ne fait pas bon s’attarder dans le royaume du cruel empereur Cirénodule. Dotée d’une nouvelle mémoire et d’un savoir puissant, Aria part sur les routes pour libérer les esprits du joug de Cirénodule et secourir l’Arnolite.

Ove – Aria entre en possession d’un manuscrit qui raconte l’âge d’or d’une civilisation idyllique dans laquelle Ove et son époux Guévrenne vivaient heureux 500 ans plus tôt. Quand Aria rencontre Ove réincarnée, elle décide de l’aider à retrouver son amour perdu et la Plénade, le pays où les femmes sont les égales des hommes et où Guévrenne semble détenir le secret de la longévité.

La vestale de Satan – Aria trouve sur sa route une forêt diabolique qui réagit aux sentiments humains. Ce jardin de satan dissimule un temple d’or qui attise les convoitises. Attiré par la gloire et la richesse, Rénaël, le fils de Guévrenne, s’aventure dans la forêt, suivi de prêt par Aria. Sous les arbres, ils découvrent bien plus que l’or, ils comprennent le secret d’éternité que garde jalousement Guévrenne.

Vénus en colère – Une rencontre sur les chemins plonge Aria au cœur des souvenirs qu’elle avait occultés. Les années qui ont suivi le massacre de ses parents lui reviennent. Elle retrouve la bande d’enfants avec laquelle elle a été élevée, entre rapines et prostitution. Après des années d’errance et de traumatisme, elle peut enfin venger l’enfant qu’elle était. Et retrouver son premier amour, Tigron.

Sacristar – Tigron à ses côtés, Aria tente d’oublier son passé. Ils rencontrent une tribu d’amazones qui luttent contre un tyran, Sacristar. L’homme porte dans ses souvenirs une haine tournée vers un village entier.

La fleur au ventre – Aria est enceinte. Elle prend la route pour l’Arnolite, pays de musique et de paix, pour mener une grossesse paisible. Mais le chemin est loin d’être sans embûche: elle rencontre Arobate, un homme aux buts inavouables.

La griffe de l’ange – Le bébé d’Aria est né. Mais, surprise, il est couvert d’écailles et de griffes, grandit à une vitesse surprenante et communique par la pensée. Tigron refuse ce fils qui ne lui ressemble pas. Le jeune Sacham est hanté par un esprit et une sagesse millénaires. Il semble que le bain forcé d’Aria dans le lac d’Aquarius ait laissé des traces.

La voie des rats – Sacham est hanté par la vision de son père essayant de le tuer. Pour exorciser la peur, il décide de faire sa connaissance. En chemin, il rencontre Marvèle dont il tombe amoureux et il se découvre de surprenants pouvoirs curatifs qui déclenchent des jalousies.

Le poussar – Au pied de son chateau en Arnolite, Aria découvre un coffret remplies de lettres à l’adresse de Plume de Talébert, à Verturion. Plume se révèle être un enfant démuni auquel on a arraché son poussar, un talisman indispensable.

L’âme captive – Un homme a disparu sous l’effet d’un rayon. De lui ne subsiste qu’une bille chaude et colorée contenant son âme. Seul le souffle d’un draguédon peut briser la bille et libérer l’esprit captif. Dans son aventure, Aria découvre une puissance destructrice issue du fond des âges.

Florineige – Droguée et embarquée à son insu sur un drakkar, Aria se réveille en pleine mer avec d’autres prisonniers. Enrôlés de force dans la marine de Xarsiar, un seigneur redoutable, les nouvelles recrues doivent chasser des xérènes, fabuleuses créatures des mers. Aria fait sienne la cause des xérènes et met tout en œuvre pour sauver l’une d’elles, Florineige.

Le jardin de Baohm – Furia, fidèle cheval d’Aria, est blessé par la pointe d’une lance empoisonnée et la folie s’empare de lui, le poussant à disparaître, emportant les quelques biens et les armes de sa maîtresse. Aria part à sa recherche et rencontre une communauté, le jardin de Baohm, qui obéit à un gourou charlatan qui abuse du scalista-flocart, un champignon d’Améronne aux propriétés dangereuses.

Chant d’étoile – Aria se languit de son fils Sacham, parti vivre sur les routes avec Marvèle. Des cauchemars funestes à son sujet la poussent à sa recherche. La mère qui sommeille dans le cœur d’Aria est aussi farouche que la guerrière. Aria découvre le mal qui ronge son fils et le sauve d’un danger encore plus pernicieux.

L’élixir du diable – Aria, Sacham et Marvèle sont en route vers Vandore afin d’y soigner la famille du gouverneur. Ils font la connaissance du nain Crafouille ainsi que de l’étrange communauté des Krylfes. Aria doit maintenant se séparer de ses deux petits amis ailés. Mais d’autres Krylfirs venus en masse s’en prennent à elle.

La poupée aux yeux de lune – Une bande de saltimbanques détrousse des villageois en les hypnotisant avec une étrange poupée avant de les tuer dans leur demeure. Ils s’attaquent au château d’Aria que garde sa fidèle amie Rexanne. Aria rentre à temps pour sauver son amie. Tandis qu’une frônesse naine soigne Rexanne, Aria se lance à la poursuite de cette funeste troupe.

Renaissance – Envoyée par l’Arnolite en Ovéron pour nouer des relations commerciales, Aria est victime de la foudre. Gravement brûlée, elle est soignée par un guérisseur adepte de remèdes très naturels. À son réveil, elle s’est oubliée et ne parle que de Sacrale, une femme condamnée au bûcher cent ans auparavant pour avoir résisté à l’envahisseur trigyre. Le peuple d’Ovéron reconnaît en Aria la guerrière légendaire et attend d’elle de nouveaux exploits et une aide providentielle.

La Mamaïtha – Aria a retrouvé ses esprits et a pris les armes pour sauver le peuple d’Ovéron de la cruelle férule de Dragannath. Il lui faut l’aide de la Mamaïtha, fille d’un dieu, pour mener à bien sa mission. La jeune femme a le pouvoir d’absorber le mal-être des autres, mal qui se concentre en elle pour donner un fruit particulier.

Le diable recomposé – Aria retrouve ses amis Krylfes et pressent les malheurs de Sacham. Elle le retrouve en proie au mal d’amour et au mal d’Aquarius, couvert d’écailles. Pour les villageois, il est le diable recomposé et une menace. Aria emmène son fils en Arnolite pour le sauver encore une fois.

*****

Les premières aventures d’Aria, publiées dans le journal de Tintin, sont violentes mais légères, elles s’achèvent et laissent la place aux suivantes. « Ma vie est une chevauchée passionnante à travers le monde. » (p. 8 – Le tribunal des corbeaux) Aria est encore une jeune aventurière, guerrière à ses heures, libre avant tout. Elle joue de ses charmes et de sa prétendue fragilité pour envoûter les hommes, gagner leur confiance, se tirer d’affaire et mener à bien ses projets. Son épée au service de la justice, elle parcourt le monde en quête d’aventures et de révélations. Valeureuse et courageuse, elle dissimule des blessures tenaces. Farouche avec les hommes, son cœur est à prendre, mais au terme d’un long combat.

L’univers d’Aria se déploie dans un monde que l’on pourrait croire légendaire et mythologique mais qui est davantage post-apocalyptique : « Mon grand-père me racontait des légendes terrifiantes où il était question notamment d’une énergie porteuse à la fois de vie et de mort selon la manière dont on l’utilisait, de pollutions meurtrières… mon grand-père m’a montré ce dessin […] ce symbole était synonyme de danger, de mort, de destruction. » (p. 45 – Les larmes de la déesse) Et, de fait, Aria découvre des armes étranges, des outils issus de technologies oubliées, des substances mortelles qui ne sont pas sans rappeler les dangers du nucléaire et de l’uranium.

Aria change de contrées au gré de ses aventures et explore des mondes aux accents orientaux, latins, nordiques, africains, etc. Sur son cheval, Furia, bel étalon blanc aux airs de licorne, elle parcourt le monde sans s’encombrer de bagages. Instinctivement, elle éprouve de la sympathie pour les opprimés et sait reconnaître les cœurs sincères. Aria rencontre souvent des enfants, témoins de mondes plus purs, souvent victimes de la barbarie et de l’ignorance. Les animaux, parfois inquiétants et fantastiques, se révèlent aussi des compagnons fidèles et doués d’humanité.

Il y a un humour particulier dans le choix des noms et des personnages. L’auteur prend plaisir à croquer et à griffer certaines célébrités. Ainsi Calista Flockhart devient un champignon hallucinogène et Mimie Mathy est une guérisseuse.

Les aventures d’Aria sont teintées de mysticisme, de poésie, de philosophie et d’humanité. L’auteur dépeint des mondes soumis aux désirs coupables des hommes: l’orgueil, l’avarice, la luxure, la mégalomanie, l’ivresse du pouvoir sont dépeintes sans concession. Par un trait habile, les personnages portent sur eux la marque de leur vice. Aria, lumineuse voire solaire, échappe toujours aux sévices et ressort toujours plus fortes des épreuves auxquels les monstres inhumains la soumettent.

Bref, voici une série que j’aime beaucoup et qui n’a pas fini de me surprendre !

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Vendredi ou les limbes du Pacifique

Roman de Michel Tournier.

Le récit s’ouvre sur le naufrage de la Virginie : Robinson Crusoé est sur la plage de l’île qu’il nommera Speranza. D’abord porté par le désir de fuir cette île perdue, il s’acharne à construire un radeau qui n’a de salut que l’idée. Robinson est hanté par « la peur de perdre l’esprit » (p. 23), terrifié par la solitude et le risque de perdre son humanité. Le temps se disloque, les phases de désespoir se succèdent. Il tire de l’épave du bateau des reliques de civilisation qu’il organise pour recréer un monde humain dans un univers purement naturel. Dans un log-book, il consigne ses réflexions solitaires et ses souvenirs. Sans cesse, il lutte contre l’attrait d’une vie fangeuse, dénuée de règles et de respect pour sa personne. Pour combattre les élans de désespoir qui l’étreignent, Robinson rationalise son existence sur l’île : il dénombre, il dessine, il cultive, il thésaurise, il applique à sa solitude le carcan de la vie en société. « Ma victoire, c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n’est que l’autre nom du désordre absolu. » (p. 50) Robinson s’instaure Gouverneur de l’île, Juge, Pasteur, Général, etc. poussant à l’extrême la folie organisatrice de sa solitude.

Mais son rapport avec Speranza évolue à mesure qu’il la découvre. L’île devient compagne et femme. Robinson s’aventure dans une exploration philosophique, psychologique et ésotérique des lieux. Robinson développe un désir tellurique et végétal et il féconde, de façon quasi mythologique, la terre de Speranza, donnant naissance à des mandragores fabuleuses. Lié indéfectiblement à l’île, il la célèbre en lui dédiant Le Cantique des Cantiques. L’osmose avec Speranza est miraculeuse et se fonde sur un transfert réciproque d’humanité et de nature.

L’univers parfaitement réglé de Robinson est bouleversé quand, en voulant le tuer, il sauve un Indien Araucan destiné à un sacrifice humain. Maintenant accompagné de Vendredi, « un Indien mâtiné de nègre » (p. 148), Robinson croit pouvoir créer une véritable société, fondée sur un rapport de maître à esclave. Mais si Vendredi est reconnaissant et dévoué, il reste inexorablement libre et ne se plie pas au carcan civilisé de l’île administrée. Une catastrophe rend les deux hommes à l’état naturel. Désormais, c’est Vendredi qui enseigne. Robinson découvre un nouvel état d’existence immédiate, libéré de l’humanité policée, vers une existence vouée à la nature, à la libido, au soleil et au vent, « un chemin vers ces limbes intemporelles et peuplées d’innocents où il s’était élevé par étape » (p. 251)

Michel Tournier propose une variante sur le Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Ce naufragé d’un nouveau genre, après s’être laissé aller à la nostalgie et à la déréliction, retrace les étapes de la civilisation et les impose à l’île jusqu’à un paroxysme outrancier et grotesque que Vendredi fera voler en éclats. Vendredi n’est plus le bon sauvage qu’il faut éduquer. En détruisant l’ordre économique et moral imposé par Robinson à Speranza, il est devenu le sage qui guide l’homme vers une nouvelle réalité, qui l’initie à un nouvel ordre naturel.

Je me rappelle avoir lu l’œuvre de Defoe avec émerveillement et incrédulité, fascinée par cet homme têtu et intègre qui n’abandonne pas son humanité. Mais l’œuvre de Tournier est autrement plus bouleversante. Ce Robinson est bien plus humain que son prédécesseur : il avoue et vit sa folie, il fait l’expérience des limites de la raison et de la réalité. En se fondant dans la grotte et en fécondant la combe rose, il explore une sexualité nouvelle : seul avec l’île, il n’est pas solitaire, sa perversité végétale est créatrice et l’aide à se détacher des aléas de l’état humain. Assuré d’une descendance, aussi mythologique soit elle, il n’a plus à craindre de disparaître ou de ne jamais quitter Speranza. Sa troisième période d’existence sur l’île, après le désespoir et la rationalisation maladive, est d’une poésie sans égale : entièrement tourné vers le soleil et le vent, Robinson devient un élément tellurique, parfaitement intégré dans la vie sauvage de Speranza.

Voilà un des textes les plus puissants que j’ai lus. La variation de Michel Tournier sur le thème de la robinsonnade est une réussite. Les accents poétiques et philosophiques du texte sont beaux et offrent de quoi méditer. Voilà un livre que je recommande et la postface de Gilles Deleuze est passionnante !

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Zelda

Texte de Jacques Tournier.

Le couple formé par Scott et Zelda Fitzgerald est de ceux qui font les légendes. Beaux et célèbres, ils se sont aimés avec passion et se sont déchirés de même. En arrière-plan, on retrouve la mythologie de la première rencontre du couple, sur fond de ballet et de coupes de champagne. Le texte présente les dernières années du couple et particulièrement de Zelda. Entrée tôt dans la folie et la dépression, elle passe de clinique en hôpital. Les rémissions nourrissent l’espoir mais ne durent jamais. Zelda perd pied, s’enfonce dans un univers dont Scott ne peut plus la sauver. Elle écrit Accordez-moi cette valse et elle sublime son histoire, elle écrit pour s’autoriser à vivre et réaliser ses ambitions d’artiste. De son côté, Scott se débat dans l’alcool mais écrit plus furieusement que jamais. En réponse au texte de sa femme, il écrit Tendre est la nuit, « qui est un adieu à Zelda, un adieu à lui-même, à ce qu’ils ont été dans l’exubérance de leurs vingts ans. » (p. 91) Quelques pages laissent la parole à Scottie, l’enfant chérie du couple. Elle se rappelle de ses parents amoureux, souligne l’intensité de la correspondance qu’ils ont échangée.

Ce texte est extrêmement court et se lit en une heure à peine. Je l’ai ouvert pour faire suite à la lecture du roman de Zelda, pour y trouver un peu plus. Mais ce texte est décevant, plat, simple compilation de faits laconiques. Sa forme est brouillonne, entre biographie d’artiste, tranche de vie, témoignage et correspondance. Me voilà doublement déçue par le récit de l’histoire du couple Fitzgerald…

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Accordez-moi cette valse

Roman autobiographique de Zelda Fitzgerald.

Alabama est la dernière fille du strict juge Austin Beggs et de son épouse Millie. Choyée et couvée à outrance, elle grandit dans un monde où chaque caprice lui est accordé. « Glaneuse d’enthousiasmes vagabonds, elle s’appropriait tout ce qui tombait à portée de sa main. » (p. 27) Très jeune, elle vit l’amour par procuration en regardant ses aînées, Joan et Dixie, entrer dans le tourbillon des soupirants et des bals. Dans la moiteur, la touffeur et « l’apathie mélancolique du Sud » (p. 36), Alabama devient une Belle du Sud, jeune fille qui fait tourner les têtes des officiers américains qui vont et viennent lors du premier conflit mondial. « La guerre amenait dans la ville des tas d’hommes qui, sauterelles bienveillantes, s’attaquaient au fléau des filles sans mari qui avait frappé le Sud depuis son déclin économique. […] Les filles tourbillonnaient de l’un à l’autre avec l’impulsion interne d’un cocon que l’on dévide. » (p. 71) Alabama collectionne les insignes des officiers et flirte éhontément avec plusieurs hommes en même temps. L’officier David Knight parvient à ravir son cœur. David a des ambitions d’artiste et acquiert assez vite une renommée dans le monde de la peinture. Les époux Knight connaissent le succès mondain et l’arrivée de la petite Bonnie marque l’apothéose de ce couple amoureux idéal. L’argent leur brûle les doigts, file à toute allure en divertissements et accessoires. Le couple s’échappe en Europe et les failles apparaissent. Alabama flirte avec un aviateur français et David se ronge de jalousie, alors qu’il a bien du mal à créer. « David était plus âgé qu’Alabama; il ne s’était jamais plus senti vraiment heureux depuis son premier succès. » (p. 197) Malheureuse et délaissée, Zelda se lance à corps perdu dans la danse, elle veut devenir étoile de ballet. Elle s’acharne et plie son cors à une volonté plus grande que la douleur. Le couple dérive, sombre. Ni Alabama ni David n’ont la force de le sauver.

Alabama/Zelda est une Scarlett O’Hara moderne. J’avais beaucoup aimé le texte de Gilles Leroy, Alabama Song et j’avais fondu en étudiant The Great Gatsby de John Scott Fitzgerald, qui romance également la rencontre entre une belle jeune fille riche et un officier issu d’un milieu modeste. Le texte produit par Mrs Fitzgerald avait tout pour me plaire mais c’était sans compter le style de l’auteure. La langue de Zelda est sinueuse, pâteuse et plonge le lecteur dans un état d’abrutissement dangereux. Il m’a été très difficile de me concentrer dès la seconde partie du texte. Avec les premières jalousies et les premières rancœurs, le texte devient épais et collant. Assister au théâtre de ce couple qui surjoue l’amour et tous les sentiments est pénible. La vie emphatique que mène les époux Knight/Fitzgerald se traduit par un style ampoulé très indigeste.

Alabama est une jeune femme inconséquente, profondément malheureuse alors qu’elle sait tout avoir. Le spectacle de la déchéance de son mariage et de la perte de ses illusions est douloureux. Le texte s’achève sur une fin de réception, entre les coupes vides et renversées et les chaises déplacées, comme la fin d’un grand tourbillon et le retour à la solitude qui suit une douce pagaille. Le livre se lit assez vite mais il ne m’a pas charmé.

Il faudra que je tente Tendre est la nuit, écrit par Mr. Fitzgerald pour avoir un autre point de vue sur la vie de ce couple unique.

Pour finir, l’illustration plus nette de la première de couverture. Zelda a bien mérité son titre de Miss Alabama en 1920 !

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Peau de caniche

Roman de Dominique Zehrfuss.

« Moi aussi, je fus un chien, dans une autre vie, un caniche. Les souvenirs remontent peu à peu à la surface. Quels étranges souvenirs, et comme ils me semblent irréels aujourd’hui… Je voudrais les écrire par bribes, un peu comme on se pince pour se prouver que l’on ne rêve pas. Et comprendre pourquoi tout cela s’est passé, pourquoi j’ai endossé la peau d’un caniche, un caniche d’une époque disparue. Mais si le monde change, les caniches, eux, restent toujours les mêmes. » (p. 10)

La narratrice revient sur ses années d’enfance, sur son rôle de « caniche-cupidon » (p. 69) entre ses parents. Elle assiste à la comédie d’amour que jouent et rejouent ses parents. Adulte, elle cherche « comment raconter cette étrange enfance d’animal de compagnie. »  (p. 58) Elle a été l’enfant de l’amour mais aussi l’enfant-cocarde, celui porté haut pour prouver la réussite d’un couple au-delà des scandales. Issue du troisième mariage de sa mère, la narratrice a la tâche de justifier une union aux senteurs de souffre. « À moi, on m’a attribué un rôle que je prends très au sérieux, n’en connaissant pas d’autre… Chien savant… Je dirais même caniche savant… (Non pas chien sachant beaucoup de choses, mais chien dressé à jouer un rôle bien déterminé.) Les rares fois où je suis en compagnie de mes parents, ce n’est jamais dans une situation d’enfant, mais toujours entourée d’adultes, et jouant moi-même le rôle d’une adulte miniature. C’est là que je désapprends à être ce que je suis: une enfant. […] J’apprends à dissimuler ce que je pense et à endosser mon costume de caniche: souriante, aux aguets, silencieuse, mais prête à répondre à toutes les questions que l’on me pose… […] J’ai été le Robert Benzi, le Yehudi Menuhin, le Mozart des caniches. » (p. 29)

Entre une mère orgueilleuse et impériale et un père soumis et zélé, l’enfant échappe parfois à la touffeur de cette parodie d’amour grandiose. Confiée à une famille italienne pour quelques vacances ou en compagnie de sa demi-sœur Danielle, elle goûte quelques instants d’enfance, avant de retrouver son enfer personnel. « Dans notre trio infernal, les rôles sont curieusement distribués. À ma mère, le rôle de la divinité. Mon père et moi sommes ses adorateurs. Elle n’a pas d’autres tâches dans la vie que de se faire vénérer. Nous avons peur de réveiller son courroux dont nous connaissons les conséquences désastreuses. » (p. 83)

La narratrice rassemble des souvenirs faits de lettres, de textes, de photos et de récits entendus. Son témoignage est touchant, mais manque, à mon sens, totalement de crédibilité. Le récit est partiellement autobiographique, se nourrit et se libère des traumatismes de l’auteure. Mais cette enfance de caniche est trop bizarre, trop incongrue et trop bouffonne pour être vraiment émouvante. C’est un récit familial trop amputé, si soumis aux ellipses et à l’indicible qu’il en devient inaccessible. Aussi troublant que soit le spectacle de cette enfant qui se noie dans la religion et le whisky pour sauver la paix familiale, aussi irritante que soit la parade éhontée de cette mère indigne et de cette femme orgueilleuse, aussi pitoyable que soit la soumission béate de ce père fantoche, il manque à ce texte une émotion réaliste pour prendre corps dans l’esprit du lecteur.

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Fille du destin suivie de Cadeau pour une bien-aimée

Romans d’Isabel Allende.

Fille du destin – Bébé abandonné sur le pas de leur porte, sur le port de Valparaiso, Elisa a été recueillie et élevée par les Sommers. Choyée et tendrement aimée, elle vit pendant seiez ans entre les leçons de piano et de couture de Mis Rose et les recettes de Mama Fresia, sa nourrice indienne. Cette existence idyllique vole en éclat le jour où elle rencontre Joaquin Murieta, employé de la Compagnie britannique d’import-export que dirige Jeremy Sommers. Elisa fugue la maison de son enfance pour suivre son fiancé vers la Californie où vient de naître la fièvre de l’or. Mais ce monde-là est bien différent du Chili où elle a grandi. Dans la nouvelle nation qu’elle découvre, Elisa noue des amitiés solides et découvre le monde cruel des grands espaces.

Les premières amours d’Elisa m’ont rappelée L’amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez. Elisa est une enfant surprotégée et nourrie d’amour, tout comme Fermina Daza. Elle aussi croit voir en l’amour sa première chance de goûter à la liberté. La romance entre Elisa et Joaquin est néanmoins beaucoup moins policée que celle que présente Marquez. L’amour n’est qu’un prétexte à l’échappée belle d’une jeune femme timorée, mais déterminée.

Les descriptions des espaces californiens ressemblent au nature writing. La différence entre le riche monde bourgeois du Chili et l’aprêté de la vie sur les routes californiennes est saisissante. Elisa prouve qu’elle peut vivre partout, aussi difficile que soit l’adaptation. La fièvre de l’or ne bénéficie pas d’un traitement très nouveau et souffre de quelques lieux communs assez désagréables.

Ce roman est agréable mais je n’en garderai pas un souvenir profond. Ce récit de femme ne m’a pas vraiment touché, même si j’ai apprécié la peinture d’un Chili que l’auteure sait rendre vivant et coloré.

Cadeau pour une bien-aîmée – Pour faire sienne une femme mariée et prétentieuse, un homme peut lui envoyer des champs de fleurs, des forêts de bouquets ou des rivières de diamants. Il peut également l’épier partout, au théâtre, dans la rue et au restaurant. Mais le plus important est de la faire rire. Ainsi elle tombe toute prête dans ses bras. C’est le secret d’une relation bien commencée.

Ce texte court, à mi-chemin entre la nouvelle et le conte, est savoureux. Bien mieux tourné que le récit précédent, il déploie humour et causticité. Avec un accent légèrement philosophique, il se lit comme un traité de séduction ou comme les mémoires d’un séducteur. Voici un texte que Casanova n’aurait pas renié !

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Moi Phoolan Devi, reine des bandits

Autobiographie de Phoolan Devi.

Phoolan raconte comment elle a porté la honte sur sa famille quand, mariée et violée à onze ans, elle a osé de révolter et ne pas accepter son malheur en silence. Déterminée à se battre pour ses droits, elle fuit. Rattrapée maintes fois, violée encore plus souvent, elle supplie mais n’émeut jamais ses bourreaux. Quand son oncle demande à des bandits de l’enlever, Phoolan ne sait pas que c’est sa plus grand chance. Un chef de bande l’épouse et lui donne la force qu’elle cherchait pour se venger. Devenue la reine des bandits, elle ne sera plus jamais une victime.

L’auteure ne relate que la partie violence de son existence. Son récit n’aborde pas son accession au poste de députée de son pays. Témoignage brutal, le texte insiste sur les conflits entre les castes en Inde. La violence est omniprésente dans les faits et dans les mots. Incapable de juger du texte original, je souligne le travail du traducteur qui fait de cette autobiographie un cri de révolte audible dans chaque phrase.

Je ne suis pas friande des autobiographies (probablement un reste de ressentiment envers JJ Rousseau…) et je n’apprécie pas les récits de femme larmoyants et misérabilistes. Néanmoins, le récit de Phoolan Devi illustre brillamment les difficultés de ceux qui osent se rebeller contre leur sort et demander un peu plus d’humanité à leurs congénères.

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Une veuve de papier

Roman de John Irving. Titre original : A widow for one year.

Alors que Ruth n’a que quatre ans et que l’été 1958 touche à sa fin, sa mère Marion disparaît. En quittant les Hamptons et le village de Sagaponack, Marion quitte le souvenir de la mort de ses deux garçons, Thomas et Timothy, tués dans un accident de voiture. Elle laisse derrière elle un époux qu’elle n’aime plus, une fille qu’elle a trop peur d’aimer et Eddie, un jeune amant trop amoureux. Ruth grandit auprès de son père Ted, un auteur-illustrateur de livres pour enfants, et dans le souvenir entretenu de frères qu’elle n’a pas connus. Elle devient une romancière de renommée internationale. À la veille d’épouser son éditeur Allan, elle retrouve Eddie, l’assistant de son père durant l’été 1958 et l’amant fougueux de sa mère. Eddie en est persuadé, il a retrouvé Marion qu’il n’a pas cessé d’aimer. À Amsterdam, lors d’une tournée de promotion, Ruth vit une expérience terrifiante, née de ses terreurs d’enfants.

Ce roman parle d’auteurs et du besoin d’écrire. Ted, Marion, Eddie et Ruth sont tous romanciers. Le premier écrit et illustre de terrifiants récits pour enfants, la deuxième sublime sa douleur de mère dans des romans policiers de modeste facture, le troisième écrit et réécrit à l’envi son expérience sensuelle avec Marion, sa première amante. Ruth est la seule dont le talent est mondialement reconnu. Elle fonde son art sur l’imagination uniquement, déniant aux souvenirs la force d’être le substrat convaincant d’un roman. Ces quatre personnages reconnaissent « l’autorité de l’écrit » (p. 173), qu’il soit fondé sur le souvenir ou sur l’imagination pure.

La première de couverture est intelligemment illustrée. Ce crochet solitaire est un parmi tous ceux laissés sur le mur après le départ de Marion qui a emporté toutes les photos des garçons. La photographie est un personnage du roman, au moins dans la première partie. Les frères disparus sont maintenus présents dans les innombrables portraits d’eux qui ornent les murs de la maison de Sagaponack. Autour des clichés s’élabore une complexe et raffinée mythologie familiale. « Ruth était élevée dans la présence écrasante de ses frères morts, mais aussi dans l’importance sans égale de leur absence. » (p. 90) Ruth, bébé pansement, connaît tout de l’histoire de ses frères et fait des photographies des éléments du quotidien. Le départ de Marion qui ne laisse que des crochets auxquels il est impossible de se retenir crée un vide que ne comblera que l’écriture.

Le roman est clairement divisé en trois parties dont chacune se centre sur un personnage. La première partie se déroule durant l’été 1958. Eddie, 16 ans, arrive dans les Hamptons avec une idée assez floue du job d’été qu’il devra assumer: assistant et chauffeur de l’écrivain Ted Cole. Il apparaît très vite que Ted n’a engagé Eddie que pour « l’offrir » à Marion qui s’en empare sans honte, retrouvant auprès de lui une féminité éteinte. Au milieu du couple qui se déchire, Eddie n’est qu’un témoin, à peine un acteur puisque tout le monde écrit à l’avance son rôle, dont il assume le poids avec résignation. La deuxième partie débute en 1990. Ruth est adulte, romancière à succès, et elle tergiverse sur la proposition de mariage d’Allan. Sur le point de débuter un nouveau roman, elle s’embarque dans une aventure bien peu recommandable. La dernière partie se tient en 1995 et introduit le personnage d’Harry Hoekstra, policier d’Amsterdam, qui cherche le témoin anonyme d’un meurtre sordide. Si Ruth ne semble être le personnage principal que de la deuxième partie du livre, tout tourne autour d’elle. De son enfance à ses mariages, elle est au centre de tout.

Au récit propre se mêlent des extraits ou des textes entiers des personnages auteurs. Les trois contes de Ted Cole (La souris qui rampait entre les cloisons, La trappe dans le plancher et Le bruit de quelqu’un qui essaie de ne pas faire de bruit) illustrent des situations dans lesquelles Ruth est plongée: ils entourent les terreurs d’une brume d’irréalité, ils subliment la peur et lui refusent le droit de s’installer, s’imposent comme une fuite du réel vers l’imaginaire. De même, les premiers chapitres des livres de Ruth prennent pied dans le récit et font écho à ses propres expériences. Elle à qui les lecteurs reprochent d’écrire sur des faits qu’elle n’a pas vécu (mariage, veuvage, grossesse, divorce, etc.) finit par être l’illustration même des textes qu’elle a écrit. Elle devient cette « veuve pour un an », cette veuve de papier qu’on lui a reproché de décrire.  Il y aussi tout un chapitre qui reprend les épanchements de Ruth dans son journal intime. Faute de connaître le personnage, on connaît ses pensées. Enfin, quelques chapitres des textes de Marion offrent une variation sur le thème des enfants disparus. Ils sont l’exutoire dans lequel la mère blessée tente de retrouver pied.

La langue de John Irving est savoureuse: elle allie des descriptions minutieuses voire cliniques à un langage grossier et trivial qu’enrobe parfois une poésie folle. L’auteur manie la prétérition et les effets d’annonce avec talent. Le récit n’est qu’un constant développement de détails, une retouche infinie de situations. Il me semble aussi que le texte est une variation autour de la quête: celle d’un adolescent après son premier amour, celle d’une mère après ses enfants, celle d’une romancière après son œuvre, celle d’un policier après la vérité, etc.

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Les chemins de Katmandou

Roman de René Barjavel, tiré du film éponyme d’André Cayatte de 1969.

Jane et Olivier vont à Katmandou, au Népal. Ils prennent chacun des chemins différents pour des raisons différentes. Dans un mélange de drogue, d’alcool et de sexe, ils cherchent un dieu ou Dieu, qui sait? Ils vont se perdre sur les chemins de l’inconnu et avancer vers le néant. L’ascension vers Katmandou est semée d’embûches et s’éloigne des chemins de félicité espérés par les jeunes qui entreprennent la route. Brutalement exposés aux dangers et aux compromis, les jeunes gens perdent l’âme qu’ils croyaient trouver au bout de la route.

Le livre évoque le film, avec des allusions au tournage faites sur le ton d’une voix off. En plein mouvement hippie, le récit dénonce les paradis mensongers et les échappées vaines de jeunes gens en quête de sens.

J’avais lu ce livre en pleine adolescence et il m’avait efficacement prévenue contre la drogue et les automobilistes qui prennent des auto-stoppeurs… L’avoir relu n’a pas atténué la puissance du récit et la violence de certains passages. Pour moi qui ai lu tout Barjavel au lycée, je considère ce livre comme une exception heureuse dans l’œuvre de l’auteur, une tentative d’écriture hors des sentiers battus et rebattus par Barjavel.

Il ne manque plus que la découverte du film pour remonter aux sources du texte.

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Le polygone étoilé

Roman de Kateb Yacine.

Quatrième de couverture : « D’un bout à l’autre du monde méditerranéen, un motif ornemental revient avec une puissance obsédante. C’est une sorte de rosace, ou plutôt un polygone pointant vers l’extérieur des angles offensifs. » Rencontrant Jacques Berque à Tunis en 1958, Kateb Yacine décidait que tout son travail procéderait (et avait, depuis l’origine, procédé) de la figure du « polygone étoilé ». Ce livre au carrefour du roman, de la poésie et du théâtre, à la frontière du récit et de l’oral, peut être considéré à juste titre comme fondateur de la littérature algérienne moderne. »

Les habitués de ce blog savent que citer la quatrième de couverture révèle mon incompréhension ou mon désappointement. Sans fioriture, je dis simplement que je suis passée à côté du livre. Sa forme est déconcertante : la poésie se mêle à la prose, le narratif alterne avec des dialogues théâtraux, les descriptions s’enchaînent avec les réflexions. Il me semble que le texte révèle toutes les voix de l’Algérie, qu’il s’efforce d’incarner chacune d’elle et de leur donner la parole. Voyageant entre proximité historique et temps immémoriaux, le récit semble se dérouler comme une tapisserie à trous, un long ruban qui ménage des analepses. Entre ballade populaire et poésie épique, Le polygone étoilé a des airs de cosmogonie algérienne, comme si le récit concentrait en une seule et même place tout ce qui fait le pays.

J’ai saisi des bribes du voyage de Lakhda et de quelques autres Algériens. Ils quittent l’Algérie clandestinement, rejoignent Marseille, puis essaiment en France en fonction du travail, jusqu’à Lyon, Grenoble, Paris. La colonisation, la décolonisation, le rêve de revenir au pays riche et reconnu sont des repères omniprésents. La pauvreté de l’émigré algérien ne fait aucun doute, mais s’entoure d’un fatalisme grinçant: « Ça fait rien / C’est un Algérien / qui travaille beaucoup / et qui mange rien […] Un Algérien / prolétarien / qui souffre et qui dit rien. » (p. 59 et 60) Les prénoms des protagonistes s’effacent peu à peu au profit d’identités qui portent une histoire. Ammar, Hassan et les autres disparaissent pour devenir Mauvais Temps, Pas de Chance, Visage d’hôpital, Face de Ramadan. Ces nouvelles désignations racontent chacune une portion de l’histoire des émigrés algériens.

Certains thèmes semblent être récurrents voire fondateurs. La femme apparaît tel un fanal, sa beauté est chantée et reconnue, presque crainte. Nedjma, personnage d’un précédent roman éponyme de l’auteur, apparaît à la fin du récit, mais floue, comme esquissée. « On connaissait Nedjma sans la connaître. » (p. 152) Cette impression est également celle du lecteur. Il est évident que Le polygone étoilé renvoie et rappelle les autres textes de l’auteur, mais subtilement, comme une grille de lecture à superposer à tous les récits.

L’instance narratrice est polymorphe. Tantôt distante voire absente, elle livre le récit de Lakhdar et de ses comparses. Elle disparaît dans les passages poétiques, à moins qu’elle soit son incarnation la plus pure. Un « je » apparaît parfois, flou et sans nom. Difficile de savoir qui tient le récit, qui le délivre et pourquoi. Mais il semble que ces questions ne sont pas fondamentales pour appréhender l’histoire.

Me voilà à la fin de la lecture d’une œuvre majeure de la littérature moderne et je suis dépitée de n’en tirer que du sens théorique, de ne reconnaître que des trames. Je suis déçue de ne pas avoir ressenti le texte. À se demander si les études littéraires n’empêchent pas parfois une approche libérée et purement sensible…

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Le Rayon-Vert

Roman de Jules Verne.

Samuel et Sébastien Melvill – frère Sam et frère Sib – sont les tuteurs de leur nièce orpheline, la jeune miss Helena Campbell. Tendrement attachés à la jeune femme, ils sont décidés à lui offrir un mariage convenable. Ils ont choisi un prétendant du nom d’Aristobulus Ursiclos, savant de son état. Les bons oncles ne doutent pas que leur protégée acceptera l’union. Mais Helena est une jeune personne au caractère affirmé. Sans refuser l’offre de ses oncles, elle soumet sa réponse à une condition: elle veut voir le Rayon-Vert, ultime rayon émis par le soleil à son coucher sur une ligne d’horizon de mer dégagée. La vue de ce rayon rare et extraordinaire est réputé pour faire la lumière dans le cœur de ceux qui l’observent. Les oncles, la jeune fille et quelques membres de la maisonnée partent donc pour les côtes maritimes de l’Écosse à la poursuite de ce phénomène optique exceptionnel. Pendant leurs aventures, ils sauvent un jeune peintre, Olivier Sinclair, qui gagnera rapidement le cœur d’Helena. Les contretemps et les aléas météorologiques empêchent pendant plus d’un mois à l’équipée d’assister au spectacle du Rayon-Vert.

Ceux qui me connaissent savent ma passion pour Jules Verne. Après avoir étudié Vingt mille lieues sous les mers en khâgne, je me suis promis de rédiger un jour un étude sur les personnages féminins dans l’œuvre de l’auteur. Le rayon-vert me donne déjà du grain à moudre avec cette histoire d’amour et ce personnage féminin. Helena est une Écossaise pure souche, de noble nature mais au caractère aussi fougueux que ses illustres ancêtres, tel Rob Roy.

Les gravures de L. Benett, présentes dans l’édition originale de l’éditeur Hetzel, grand partenaire et ami de Jules Verne, sont le pendant indispensable du texte. Les mots sont frémir et les images soutiennent l’effroi et l’émotion. Les descriptions des paysages de la belle Calédonie trouvent tout leur éclat dans les gravures.

Aristobulus Ursiclos s’oppose aussi sûrement au personnage d’Olivier Sinclair que l’eau s’oppose à l’huile. « S’il avait été un singe, c’eût été un beau singe – peut-être celui qui manque à l’échelle des Darwinistes pour raccorder l’animalité à l’humanité. » (p 333) Prétentieux et savant au-delà de tout ridicule, Aristobulus rationalise toute chose et s’applique à dénier l’existence de toute poésie. Pour lui, tout possède une explication scientifique. Olivier Sinclair incarne le héros romantique courageux. Empreint de poésie et de sensibilité, il partage la quête d’Helena.

Jules Verne, dans cet autre voyage extraordinaire, excelle une nouvelle fois à vulgariser la science au profit des jeunes esprits. Le baromètre, élément indispensable, devient un personnage particulièrement locace dans le récit. De ses oscillations dépendent les journées de la troupe. Les différents types de nuage sont évoqués, les tempêtes maritimes sont au rendez-vous. Mais ces éléments physiques trouvent une résonance toute littéraire et romanesque. Pas de cours magistral mais des aventures où la nature est partie prenante du dénouement.

La romance est discrète et fait la conclusion de ce roman. Il n’y a pas d’épanchement larmoyant ou passionnés. Helena et Olivier s’aiment, mais discrètement. On sent que l’auteur n’est pas à l’aise avec les affaires de cœur. Sans expédier le dénouement amoureux, il n’en dit pas beaucoup. Moins d’un mois après s’être rencontrés, les tourtereaux s’épousent et s’installent dans le manoir écossais des oncles. L’amour n’est pas un voyage extraordinaire pour Jules Verne, mais une affaire à ranger derrière des murs solides et des volets fermés.

Un grand moment de plaisir pour une lecture très rapide (moins de 1 heure 30…) ! Pas de doute, je ne suis jamais déçue par le grand Jules !

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Pendant que la planète flambe – 50 gestes simples pour continuer à nier l’évidence

Bande dessinée de Derrick Jensen et Stéphanie McMillan. Offert par Liliba dont voici l’avis.

Bananabelle et Kranti sont deux amies. La première est optimiste et pense qu’il suffit de suivre des listes et des préconisations pour sauver la planète. La seconde est plus que pessimiste, elle est réaliste et voit toujours le revers de chaque médaille. « Nous irons tranquillement, docilement vers la fin du monde, si vous nous laissez croire qu’acheter des ampoules basse consommation suffira à nous sauver. » (p. 15) Alors qu’elles tentent, à leur niveau de sauver le monde des désastres écologiques qui le guette, des robots aliens décident de manger la Terre. Contre force or, le Président de la première puissance mondiale leur accorde tous les permis pour se régaler des ressources naturelles terrestres. Ces aliens sont très étonnés de constater combien il est facile d’obtenir ce qu’on veut des humains. (planche suivante page 20)

Un lapin en peluche (hiiiiiiiiiii ! j’adore !) borgne (pauvre petit bout !), Bunnista, devient activiste militant : il détruit des barrages qui causent la mort des poissons et libèrent des animaux de laboratoire. Immanquablement, il devient aux yeux des puissances un terroriste. Tous les lapins sont diabolisés, « ce sont des machines à tuer. » (p. 141) Les puissances politiques et économiques ne tolèrent pas qu’on les empêche de mener leur business frauduleux. Mais la nature n’entend pas se laisser faire. Si les hommes politiques et les multinationales sont décidés à faire toujours plus de profit au détriment de la vie, la vie elle-même se rebelle. Les animaux dénoncent les dérives humaines qui ont détruit l’harmonie avec la nature. Bêtes, bestioles, plantes, rochers, chacun s’arme de son courage et de sa rage pour détruire les robots aliens qui mangent la terre. Mais ce n’est qu’un premier combat. La machine humaine, faite de production intensive et de business de « surconsommation durable » (p. 26), continue à scier la branche sur laquelle elle est assise. Et ce n’est qu’ensemble que les hommes et la nature sauront réagir. « Rendez au lieu de prendre encore. » (p. 152), voilà le mot de la fin d’un loir avisé.

La dédicace « À nos mères »  est un aveu émouvant de culpabilité. Nos mères sont-elles fières de nous voir détruire la terre? Au sens de mères, j’entends bien plus que notre maman, j’entends toutes les femmes, toutes les faces de la nature et de la vie. La Terre n’est pas à vendre, ni aux multinationales, ni aux aliens, ni aux hommes.

La bande dessinée met en garde contre les listes qui masquent le problème et semblent le rendre facile à résoudre. 50 gestes pour la terre ou 365 gestes pour sauver la planète sont des évidences, mais pas des panacées. Le sous-titre de la bande dessinée est un pied de nez à ces fascicules. Le texte met aussi en garde contre les pacifistes extrêmes et les doux rêveurs écologiques dont l’action – ou l’inaction – ne sert en rien les intérêts de la survie écologique. Si prendre une arme n’est pas la solution, l’heure n’est cependant plus à la méditation. Les utopistes écologistes et démocrates, incurables optimistes, ne servent pas la cause qu’ils défendent. L’action est désormais le nerf de la guerre. Reste à trouver quelle action mener.

La bande-dessinée dénonce la manipulation des médias et de l’information et critique avec une bonne dose de vitriol les procédés télévisuels: « Et maintenant, il est temps de marquer une pause avec un message de notre sponsor, Monsanto. Restez avec nous après la pub pour une grande enquête sponsorisée par ExxonMobil, que vous ne voudriez rater à aucun prix, intitulée: Le réchauffement climatique facilitera-t-il le bronzage? » (p. 131) En quelques mots, on trouve de la publicité, de la futilité et de la manipulation. Pour le lecteur averti, il ne manque plus qu’une piqûre de rappel et un (re-)visionnage du Monde selon Monsanto et de Une vérité qui dérange.

Un point récurrent m’a un peu fait tiquer. Le Président américain, aux airs de George Bush non dissimulés, est un incompétent légèrement alcoolique et infantile. Il se prend pour le maître du monde. C’est lui qui vend le monde à tour de bras, au plus offrant. Le scénario accuse donc clairement les USA – la mention de Monsanto et ExxonMobil prévient tout doute à ce sujet. Mais voilà, rejeter entièrement la faute sur les USA, c’est un peu gros. Même si ce pays, puissance mondiale numéro 1, est un fabuleux pollueur, il n’est pas le seul coupable. D’autres pays comme la Chine ou le Mexique et même la France ont bien des progrès à faire pour redresser la barre et tenter de sauver ce qui peut l’être. Ce n’est pas du pro-américanisme, mais un simple partage de responsabilité. Il ne sert à rien de se passer la patate radioactive, tous les pays sont concernés.

La lecture de cette bande-dessinée est rapide et plaisante. J’ai beaucoup aimé les personnages : les méchants sont moches, les gentils sont plus agréables à regarder. Il y a quelques planches un peu rudes : la visite du laboratoire d’expérimentation animale, les vivisections, etc. Enfin, du moment qu’on touche aux animaux, moi je craque… L’histoire se déroule vite et intelligemment. Les dialogues sont percutants et il me semble qu’ils balaient largement tout le sujet : les fausses bonnes solutions sont dénoncées, les abus également mais les réussites sont soulignées et c’est peut-être ce qui manque le plus aujourd’hui dans la communication écologique: certes, le tableau est noir, mais rester dans le défaitisme et l’échec n’est pas la solution. Sans devenir d’indécrottables optimistes, il s’agirait de communiquer avec davantage d’espoir.

Bref, voilà une œuvre percutante, que je vais relire souvent !

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Les sorcières d’Eastwick

Roman de John Updike.

Alexandra, Jane et Sukie sont trois femmes divorcées. Elles sont aussi sorcières et déploient des pouvoirs considérables quand il s’agit de nuire aux personnes qui leur sont néfastes: déclencher des tempêtes, nouer des aiguillettes, faire cracher des plumes, modeler des fétiches vaudous, rien ne les arrête! Leurs premières victimes ont été leurs époux. À elles trois, elles créent un cône de pouvoir sous lequel leur magie s’exerce et au sein duquel elles conservent force et puissance. Toutes maîtresses d’hommes mariés, elles prônent une vie débarrassée de la tutelle masculine. L’arrivée de Darryl Van Horne, homme mystérieux, tentateur, frustre, incarnation du Mal, leur donnent des sueurs froides. Si Alexandra se voit bien finir sa vie avec cet homme, elle n’est pas seule à le convoiter. Les trois amies connaissent dans le manoir qu’il occupe des parties fines qui confinent à l’orgie et à la débauche la plus poussée. L’intrusion de la jeune Jenny, fille de l’amant décédée de Sukie, dans leurs messes noires, renversent le pouvoir. Alexandra, Jane et Sukie s’allient pour combattre celle qui leur volent leur homme, leur espoir et leur confiance.

L’ouverture in medias res m’a immédiatement captivée. J’ai sauté dans le livre à pieds joints et je m’y suis plu. La compagnie des trois sorcières est un baume pour les âmes complexées. Ni fantastiquement belles, ni particulièrement talentueuses, Alexandra, Jane et Sukie déploient des trésors de séduction qui sont le reflet de leur confiance en elles-mêmes. Certaines de leurs charmes, sachant en user, elles avancent tête haute dans une société où l’émancipation féminine est encore une injure. Un peu artiste, chacune s’exprime dans la matière. Alexandra réalise des petites bonnes femmes en céramique, Jane manie l’archet avec assez de talent pour que son violoncelle soit demandé dans les paroisses et Sukie met sa plume au service du journal local.

En pleine tourmente de la guerre du Vietnam, elles osent penser à autre chose et proclamer le pouvoir féminin: « Seule une conjuration de femmes empêche le monde de s’écrouler. » (p. 35) Elles se savent investies d’un pouvoir sans fin, celui de guérir et d’apaiser. Elles revendiquent l’adoration des hommes et la reconnaissance de leur puissance matricielle: « Les hommes sont violents. […] Même les plus doux. C’est biologique. De n’être que de simples auxiliaires de la reproduction, ça les rend fou de rage. » (p. 249)

Eastwick est une bourgade particulière : « Il décuplait les pouvoirs des femmes, ce bon air d’Eastwick. » (p. 17) Dans l’état de Rhode Island, il y a comme une enclave où les femmes divorcées développent des pouvoirs surprenants. Personne n’ose le dire mais tout le monde sait que les trois amies ne sont pas tout à fait des femmes normales. Souvent évoquée, Anne Hutchinson semble être le modèle féminin ultime.

Darryl Van Horne est un personnage inquiétant. Ses mains couvertes de poils noirs fascinent et dégoûtent. Il dégage une odeur de soufre qui ne laisse aucun doute sur ses accointances. Ses travaux chimiques et ses grandes innovations technologiques ne sont que de la poudre aux yeux. Baratineur et vulgaire, les lèvres sans cesse maculées de salive, il incarne le démon lubrique, attirant et répugnant, auxquels les femmes rêvent de se frotter sans oser l’avouer. Peu à peu, il supplante les autres amants des trois amies, il devient leur unique référent.

L’ironie a la part belle dans la narration. Les femmes mariées enchaînées à leurs époux, les enfants boulets, les chiens baveux sont tous gratifiés de portraits au vitriol. Alexandra, Jane et Sukie s’y entendent pour faire connaître le fond de leur pensée. La langue de bois n’est pas de mise et le puritanisme américain est bien mis à mal. La fin du récit qui se projettent plusieurs années plus tard est aussi très ironique. Alexandra, Jane et Sukie n’ont pas être pas réussi si bien qu’elles le croyaient…

Loin de partager toutes les idées féministes des trois héroïnes et de loin de souscrire à toutes leurs recommandations et pratiques, j’ai apprécié ce livre pour l’éclairage qu’il apporte sur les seventies en Amérique. S’il y a les hippies et le Flower Power, il y a aussi les femmes et les bourgades provinciales engoncées dans les conventions d’un autre âge. L’écriture de John Updike est drôle, flirtant avec le sublime et le grotesque, oscillant entre la préciosité et la vulgarité. La question de l’instance narratrice m’a beaucoup tourmentée: le narrateur utilise parfois le « nous », mais ne s’identifie pas. Il semble appartenir à la communauté bien-pensante d’Eastwick, mais il semble aussi prendre le parti des sorcières. Donc, un grand flou autour de ce narrateur.

Le film de George Miller, paru en 1987, avec Jack Nicholson, Michel Pfeiffer, Susan Sarandon et Cher est un bon film. Nicholson crève l’écran, comme toujours. Mais… ce film ne ressemble au livre que par le titre ! Tout est inversé ou ignoré. Dommage… Les deux œuvres peuvent se lire/voir indépendamment l’une de l’autre, aucune ne déflore l’autre !

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Les nombreux mondes de Jane Austen

Texte d’Isabelle Ballester.

Jane Austen se targuait de « n’être que la biographe de ses personnages.«  (p. 101). L’œuvre d’Isabelle Ballester présente avec originalité la vie de la célèbre romancière anglaise: Jane Austen croise ceux qui sont devenus ses personnages comme s’ils étaient des membres réels de la société anglaise. Ainsi, les sœurs Bennet, le beau Mr Darcy, la caustique Emma, la perfide Lady Susan ou les sœurs Dashwood évoluent entre Bash, Londres et les plaines anglaises. Dans la veine de toutes les réécritures ou suites qu’ont connues les œuvres de Jane Austen, la biographie de l’auteure ouvre des possibilités folles et des voies riches ou dangereuses. « La profusion littéraire quasi hémorragique de Jane Austen masque une vie familiale agitée, pleine de soucis et d’épreuves. Appréciée de ses pairs, connue de ses lecteurs, financièrement plus à l’aise, Jane se trouve confrontée à des décès qui l’accablent. »  (p. 208) Mais loin d’être une somme sur la vie de l’auteure, entre sa famille et sa passion, le texte se distingue par son originalité et sa transversalité. Il est aussi foisonnant et percutant que les romans de Jane Austen qui avait si bien su croquer les travers de ses contemporains.

Le texte est complété d’encarts historiques et de précisions culturelles fort à propos sur les us et coutumes de la société anglaise sous la Régence. Des chronologies historiques, politiques, personnelles et littéraires mélangent réalité et fiction: la naissance d’Elizabeth Bennet bénéficie de la même importance que la victoire de Waterloo. Les illustrations sont nombreuses, diverses et originales: photographies de demeures anglaises, gravures, dessins, portraits, premières de couvertures des œuvres de l’auteure ou jaquettes des adaptations à l’écran, etc. Le livre est beau, son format original, la couverture est souple et douce et les illustrations égayent la lecture. Il est néanmoins dommage de rencontrer tant de coquilles et de fautes de grammaire…

Le dernier chapitre est un hommage de John Kessel à Orgueil et préjugés de Jane Austen et Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, intitulé Orgueil et Prométhée. Mary, une des cadettes de la famille Bennet et vieille fille, rencontre Victor Frankenstein, le père de la créature. S’ensuit une aventure tragique pour Kitty, la dernière fille Bennet, et une plongée philosophique pour Mary.

Je recommande sans aucun doute cet ouvrage aux amoureux de Jane Austen, à tous ceux qui connaissent sur le bout des doigts ses œuvres et à ceux qui voudraient dépoussiérer leur approche de la romancière. J’ai lu ce livre en quelques heures, un vrai plaisir !

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Contes carnivores

Recueil de contes de Bernard Quirigny.

Sanguine : Deux hommes descendus dans le même hôtel se retrouvent un soir autour d’une histoire peu commune, où une femme se dissimule derrière une carapace peu commune. « Un peu de sang dans du jus d’oranges pressées, oui, chaque dimanche depuis 15 ans. » (p. 21)

L’épiscopat d’Argentine : Une femme de ménage dans le palais épiscopal d’Argentine s’étonne des allées et venues et des habitudes nocturnes de l’évêque. « Nous avons tous de petits fardeaux à supporter, et celui de l’évêque de San Julian était un corps en trop avec lequel il lui fallait composer. » (p. 43)

Qui habet aures… : Édouard Renouvier entend toutes les conversations où il est question de lui et s’emploie à corriger ses erreurs. Mais comment combler une lacune qu’on ne peut pas identifier ?

Quelques écrivains, tous morts : Florilège d’auteurs inconnus et morts. « J’ai découvert grâce à Pierre Gould un grand nombre d’écrivains méconnus, littérateurs de l’ombre ignorés par les faiseurs d’anthologie. » (p. 57)

Quiproquopolis (Comment parlent les Yapous) : « Le yapou n’est pas une langue de poètes, c’est une langue de boute-en-train. […] Le quiproquo et le malentendu sont, avec la guerre tribale et l’anthropophagie, les quatre piliers de la société yapou. » (p. 70)

Marées noires : Les membres de la SCMN, Société des Connaisseurs de Marées Noires, se ruent sur les plages souillées par les catastrophes pétrolières. « Après avoir recouvert quelques kilomètres de côte, le pétrole s’oxyde au contact de l’air et se disperse dans la mer. Parfois, des écologistes et bien-pensants le récupèrent à la pelle et détruisent sans vergogne ces couches gluantes d’un noir parfait qui nous ravissent, nous autres gens de goût. » (p. 85)

Mélanges amoureux : Édouard Renouvier (encore lui) jongle entre une épouse et trois maîtresses. Dans la chambre d’hôtel qu’il loue à l’année, les miroirs dévoilent ses secrets. En réalité, les miroirs se souviennent toujours de ceux qui se sont reflétés en eux.

Chroniques musicales d’Europe et d’ailleurs : Gaudi et son gaudiophone, Yoshi Murakami et son projet fou de faire vibrer la tour Eiffel, Eduardo Morrant et ses compositions impossibles à jouer, une mélodie audible sur une mince portion de terre en Colombie Britannique, un « traité de musicologie odoriférante » (p. 123), un pianiste qui a oublié comment jouer, tout cela donne à la musique un caractère improbable voire impossible.

Souvenirs d’un tueur à gages : Qu’il s’agisse d’exécuter un homme d’affaires qui s’ennuie, d’abattre un homme à la place d’un autre, de détruire le diable, d’aider un peintre à effectuer son ultime autoportrait, de choisir entre les explosifs ou le poison, la vie d’un tueur à gages n’est pas banale.

Le carnet : Un « écrivain en devenir » (p. 149) qui manque cruellement d’imagination rêve de dérober le carnet de notes d’un écrivain prolifique. Mais si ce carnet ne tenait pas toutes ses promesses?

Extraordinaire Pierre Gould : La vie de Pierre Gould est loufoque, pleine de rêves et de projets.  » Trois projets signés Pierre Gould: un annuaire permanent des donneurs de leçons rédigé en équipe et actualisé chaque mois, qui recenserait tous les pédants, cuistres et pontifiants sévissants dans les journaux et sur les ondes; un guide des écrivains surestimés, stigmatisant quelques littérateurs morts ou vivants, à la mesure de leur réputation; une anthologie des jurisprudences gondolantes qui rassembleraient les cas les plus curieux dont ont eu à connaître les juridictions judiciaires et administratives, au cours du dernier siècle. » (p. 165-166)

L’oiseau rare : Jacques Armand est un artiste réputé pour ses œufs peints, œufs d’oiseaux ou de poissons. Dans sa production, un œuf reste mystérieux : on ne sait pas quelle espèce l’a pondu.

Une beuverie pour toujours : Dans les pays de l’Est, il existe un breuvage, le zveck, réclamé à cor et à cris par les ivrognes. « Le zveck, c’est une beuverie pour toujours. » (p. 197)

Conte carnivore : « La puissance destructive du monde végétal a toujours été pour Latourelle l’objet d’un vif intérêt. »  (p. 207) Le botaniste est passionné par la Dionaea Muscipula, la plus dangereuse des plantes carnivores. « Leurs mâchoires sont comme des mécanismes d’acier, prêts à broyer tout ce qui passe à leur portée. » (p. 214-215)

Ce recueil est délicieux et se dévore à toute allure ! La boulimie littéraire, ça existe! Les textes sont très bien écrits, fulgurants et grinçants. À lire Bernard Quirigny, on se dit que l’homme est son propre chasseur et sa propre proie.

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La montagne de l’âme

Roman de Gao Xingjian.

Quatrième de couverture: « Après avoir tutoyé la mort, un homme quitte Pékin pour partir en quête de son Graal intérieur: la mystérieuse « montagne de l’Âme ». Entre tradition millénaire et vestiges de la Révolution culturelle, il sillonne la Chine des années quatre-vingts, égrenant récits fantastiques et légendes populaires au fil d’un voyage picaresque, poétique et profondément moderne. »

Quel récit déroutant ! La quête de Graal annoncée sur la quatrième qui me paraissait déjà totalement inadéquate pour décrire le chemin initiatique et réflexif d’un Chinois. Gare à la confusion ! On ne mélange pas impunément les références culturelles…

L’Express décrit le roman du prix Nobel de littérature 2000 comme « un guide du routard céleste dont les pages se dispersent sous les vents du large, comme des cerfs-volants. » Belle expression, mais le Routard offre des informations claires et détaillées et ce n’est pas le cas du roman de Xingjian. J’ai parcouru les pages sans comprendre grand-chose.

Certes touchée par la poésie qui émane des descriptions, frappée par le pittoresque des légendes et des récits fantastiques, je n’ai pas réussi à suivre les pas du personnage. J’ai fini le livre en diagonale, tentant en vain de me raccrocher aux têtes de chapitres. Ce texte m’a paru hermétique, doté de clés qui ne sont pas données au début de la lecture. Peut-être se révèlent-elles au cours du livre, mais je n’ai pas eu la patience de les attendre, ni de les chercher.

Décidément, la littérature asiatique passe ou casse avec moi, jamais de demi-mesures !

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L’enquête

Roman de Philippe Claudel.

« C’est en ne cherchant pas que tu trouveras. » L’enquêteur est pourtant missionné pour chercher des explications à la vague de suicides survenus au sein du personnel de l’Entreprise. L’Enquêteur se heurte à l’absurdité et l’absence de sens de la Ville et de ses habitants. Le Policier, le Garde, le Guide, le Responsable, le Psychologue, tous semblent perturber à dessein sa mission et se mettre en travers de sa route même pour les actions les plus banales. Dans l’Entreprise, chacun a un rôle bien défini et personne ne quitte les rails dans lesquels il avance. L’Enquêteur, « un être scrupuleux, professionnel, attentif, rigoureux et méthodique, qui ne se laissait pas surprendre ni perturber par les circonstances ou les individus qu’il était amené à rencontrer au cours de ses enquêtes » (p. 70), est perdu dans un monde qu’il ne comprend pas et doit se résoudre à l’inexplicable.

Comment ne pas penser au terrifiant Château de Kafka! Mais la ressemblance est subtile. Philippe Claudel explore davantage le côté social du monde. Là où chacun est réduit à un rôle, « dans un système impersonnel et asexué de fonctions, de rouages, un grand mécanisme sans intelligence dans lequel ces fonctions, ces rouages interviennent et interagissent en vue de le faire fonctionner » (p. 221), l’Enquêteur n’est qu’un rôle parmi d’autres. Le roman est nourri de théâtralité, avec des entrées et des sorties fracassantes, des personnages dont le masque est figé pour l’éternité, des répétitions et des scènes qui semblent déjà écrites. L’Enquêteur se perd dans « cet univers forcément faux, totalement onirique et qui n’était en rien la vie. » (p. 142) Et qu’est-ce que le roman, le récit, si ce n’est une apparence de réel sans le souffle de la vie?

L’absence totale d’anthroponymie ou de toponymie rend l’onomastique factice: l’intrigue se déroule nulle part et est menée par personne. La non-personnalisation des protagonistes ou des lieux rend le récit universel mais intangible, encore plus impalpable. Dans l’impossibilité de nommer, de s’accrocher à des référents qui ne soient pas schématiques, le texte devient un canevas désincarné et transposable à l’infini. Le récit n’en est que plus percutant. En n’accusant personne, il désigne tout le monde.

Les 23 suicides dénombrés dans l’Entreprise, gigantesque matrice tentaculaire qui englobe la Ville – qui est la Ville – l’énigmatique portrait du vieil homme qui préside chaque lieu, les appels désespérés d’un inconnu, le sentiment de mort que ressent l’Enquêteur et le final dans une plaine désertique font de ce roman une somme d’angoisse et de questionnements. S’agit-il d’un voyage initiatique? D’une acceptation de la mort? D’un futur apocalyptique? D’une réalité différée? D’une critique de la société qui tue et engloutit ses membres sans considération aucune? Après tout, qu’importe la réponse. Le lecteur est l’Enquêteur, l’auteur est le Fondateur, le texte est l’Entreprise. Chacun doit tenir sa place, même s’il ne la connaît pas et ne la comprend pas. Le Fondateur ne sait pas ce qu’il a fondé, l’Enquêteur ne sait plus sur quoi il doit chercher. Ultime réponse, à mettre en regard de la première phrase citée: « Ici, c’est en se bandant les yeux qu’on réussit à voir. » (p. 262)

Philippe Claudel signe un texte fort qui, s’il m’a moins enchantée que Le rapport de Brodeck, n’en reste pas moins une réussite stylistique. Je l’ai lu en deux heures, happée par le destin malchanceux de l’Enquêteur, avide de poursuivre avec lui l’expérience glaçante d’un univers dénué de logique apparente. Encore une belle découverte de la rentrée littéraire 2010!

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Je veux l’homme parfait !

Bande dessinée, scénario de Goupil et Douyé, dessin et couleurs de Laetitia Aynié. À paraître le 27 octobre 2010.

En trois chapitres, cette bande dessinée va apprendre aux demoiselles à composer avec leur Jules. Il est là, mais pas toujours tel que les amoureuses l’avait imaginé : il ne sait pas où se trouve le panier de linge sale, il ne trouve que la bière ou les bonbons dans les magasins, il laisse traîner ses yeux dans des décolletés qui ne sont pas ceux de sa dulcinée, etc. Cet album apprend aux filles comment changer leur Jules sans changer de Jules. Puisque le Prince Charmant n’existe pas et que les robots ne peuvent pas tout remplacer, ce guide donne quelques leçons et exercices pour rendre l’homme de votre vie idéal.

Si certaines situations sont très largement caricaturales et frôlent avec le Vénus/Mars dont on nous a suffisamment rebattu les oreilles, la conclusion est sensée, drôle et décomplexée. L’humour est au rendez-vous au fil des planches.

Les illustrations sont fraîches et légères, les situations sont faciles et classiques, mais revisitées par un pinceau agile. Les (més-)aventures de cette fashionista et de son Jules sont traitées avec tendresse. Voilà une bande dessinée agréable. Le nom de guide ne lui convient pas vraiment : il n’y a pas de recette magique pour la vie à deux. Mais le rire est au rendez-vous, et c’est tout ce qui compte.

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Pour quelques gouttes d’alcool

Roman de Matt Bondurant.

Années 1930, comté de Franklin en Viriginie. Howard, Forrest et Jack Bondurant arrosent la région d’alcool de contrebande. Howard, revenu de la première guerre mondiale, dissimule une blessure intime derrière une apparence de brute et une soif irraisonnée d’alcool. Sanguin et brutal, il veut faire fortune vite. Forrest est le cerveau, c’est lui qui organise la production et la distribution, sous la façade très factice d’une station-service. C’est aussi lui qui s’oppose au diktat des autorités locales et qui refuse de payer la taxe. Jack, le benjamin, est pétri d’ambitions démesurées et de rêves de réussite flamboyants. Régulièrement, les frères Bondurant s’opposent au shérif et à ses adjoints, et au-delà s’opposent au procureur Carter Lee. Les coups de feu, la violence et la légende qui entourent les Bondurant attirent l’attention d’un écrivain-journaliste : Sherwood Anderson, celui dont Hemingway et Faulkner ont moqué le style tout en s’en inspirant.

La Prohibition levée en 1933 et l’Alcohol Tax Unit offrent un arrière-plan intéressant pour un roman qui aurait pu l’être davantage. L’intrigue est là, les personnages aussi. Mais la construction du récit empêche la sauce de prendre… On navigue entre les années 1929, 1930, 1933, 1935, dont la mention  n’est pas systématique en début de chapitres. La confusion temporelle, si elle est voulue, dessert l’histoire et le rythme.

Les descriptions de distilleries clandestines, d’alambics de fortune et de caches montagneuses sont belles et rugueuses, mais elles sentent le cliché, la poussière. Rien de nouveau dans ces peintures d’un monde clandestin. Pourtant, on sent bien la volonté de ces hommes assoiffés d’alcool et d’argent. La crise de 1929 et la sécheresse de 1930 sont des malheurs supplémentaires dans la vie rude des habitants du comté de Franklin. Ce comté, réputé pour être le plus violent des États-Unis et celui où circule le plus d’alcool, est un décor angoissant, âpre et plein de promesses trop peu exploitées. Le roman noir n’est pas au rendez-vous, ou pas tout à fait.

L’auteur est le petit-fils d’un des frères Bondurant. Il fait œuvre de récit familial, mais c’est la fiction qui l’emporte maladroitement. La conclusion est clairement autobiographique, mais les 300 pages précédentes sont de l’ordre du roman, du fictionnel. Les extraits des gazettes locales sont un ancrage dans la réalité, mais ils sont anecdotiques. La fiction aurait pu l’emporter sans problème – j’aurais d’ailleurs préféré – mais le mélange des genres est mal maîtrisé.

Sherwood Anderson, personne réelle, entre dans la fiction par la petite porte. Il est censé rapporter les faits, mener l’enquête, pour en faire un article. Sa présence est plus qu’anecdotique, elle frise le ridicule. Il sert de faire-valoir à l’auteur lui-même. Auteur méconnu et sous-estimé, il ne regagne pas en noblesse dans ce texte. Obsédé par Willie Carter Shape, genre de Calamity Jane de la Prohibition, il mène une investigation plate et peu active. Blessé par les critiques et les moqueries de ses contemporains, il ressasse un rêve d’écrivain et de reconnaissance littéraire. Si la littérature lui sort des tripes, comme il le prétend, elle n’est pas mise à l’honneur dans le texte de Matt Bondurant.

La lecture de ce texte ne m’a pas déplu. J’ai lu le livre assez vite en attendant que quelque chose se passe, que les pistes soient suivies ou qu’elles se rejoignent. Je l’ai fini sans difficulté mais avec un sentiment de pas-assez. C’est vraiment dommage parce que ce récit promettait beaucoup et les frères Bondurant, « des types disent qu’à force de fabriquer leur whisky, il est entré dans leur sang. […] Il s’est ancré en eux et n’en est plus reparti. » (p. 234), incarnent sans mal des personnages noirs à souhait, comme on voudrait en croiser plus souvent.

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La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao

Roman de Junot Diaz.

En République dominicaine, toutes les familles connaissent le fuku, une malédiction familiale tenace qui semble se transmettre de génération en génération. Dans la famille d’Oscar, il apparaît sous la forme d’un homme sans visage et le contresort – ou zafa – prend la forme d’une Mangouste Dorée qui apparaît aux moments opportuns pour relancer l’espoir et l’envie de vivre. Oscar Wao est un jeune homme obèse et asocial, passionné jusqu’à l’indigestion de SF et de Fantasy. À l’âge où les jeunes de la diaspora dominicaine ne pensent qu’à cumuler les conquêtes sexuelles et à frimer, Oscar écrit des romans nourris de toutes les lectures et les films qu’il a ingurgités. Tourmenté par « son incapacité totale à bouillave » (p. 62), il tombe amoureux plusieurs fois et c’est l’amour qui le perdra. Oscar vit avec sa mère Belicia et sa soeur Lola dans le New Jersey, à Paterson, mais il effectue de fréquents voyages vers la terre de ses ancêtres, un pays durablement marqué par Trujillo, « le Tyran le plus Tyrannique ayant jamais Tyrannisé son peuple. » (p. 92)

Comme l’indique le titre, la vie d’Oscar Wao est brève mais elle paraît étonnamment longue. Dilatée par le récit des existences de ses proches, la vie d’Oscar gagne en épaisseur, devient le terme d’une légende familiale. La malédiction familiale est faite de redites et de boucles. Elle n’attend que celui qui saura la briser

Abelard Luis Cabral, le père de Belicia, était un chirurgien renommé en RD. Intellectuel tenant salon, il évitait avec soin d’aborder les sujets politiques et de parler de Trujillo. Connaissant la réputation de prédateur sexuel du dictateur et le droit de cuissage qu’il s’était octroyé sur toutes les belles femmes de l’île, il craignait pour son épouses et ses filles. En cherchant à les soustraire à l’appétit charnel de Trujillo, il a déclenché la fureur de celui-ci et éveillé le fuku qui plane sur sa descendance.

Belicia, orpheline très tôt, recueillie par une lointaine tante très indulgente, se révolte très vite contre l’existence qu’elle mène en RD. Dévorée d’ambition, rêvant d’être la plus belle femme du monde, elle devient une sublime prostituée auprès du Gangster, un proxénète proche de la famille de Trujillo. Par amour, elle endure la violence de l’homme qu’elle a choisi et du pays qu’elle abhorre. Libérée, contre son gré, du Gangster, elle part en Amérique et décide de se faire une existence selon ses désirs.

Lola, la sœur d’Oscar, se révolte violemment contre sa mère. Elle veut se libérer du poids du passé. Mais fidèle complice de son frère, elle ne part jamais trop loin pour garder un œil sur lui. Pendant quelques chapitres, elle prend la direction de la narration et son récit est une longue plainte contre sa mère, contre les hommes et la misère.

Le narrateur principal est Yunior, l’amant occasionnel de Lola et cothurne d’Oscar à l’université. Dominicain typique, il ne pense qu’aux femmes. Rien ne le disposait à devenir l’ami et le protecteur d’Oscar, encore moins le narrateur de son histoire. Le langage est fait d’argot, de verlan, de familiarités, d’anglicismes et de mots espagnols. Les références à Tolkien, Ray Bradbury et à d’autres auteurs de Fantasy contribuent à faire de ce roman un récit polymorphe et caméléon. À la fois évocation historique, saga familiale et recueil de légendes dominicaines, La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao est un texte jubilatoire et impressionnant, qui laisse sa marque après avoir laissé sans voix. Les notes de bas de page sont exagérément longues. Double parole du narrateur, à la fois soutien du texte principal et digression historique ou sociale, elles sont moqueuses et impertinentes, tendrement cruelles envers Oscar et la République dominicaine.

Après un début de lecture difficile, je n’ai pas pu lâcher le livre. Les quelques 400 pages du roman ont défilé en quelques heures. Mais j’ai de grandes difficultés à en parler ici. Il y a tant de choses à dire et à ne pas dire… Alors, j’ai très certainement oublié des points essentiels du récit. Un roman à lire dans le plus grand calme et avec attention.

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Les mystères d’Udolphe

Roman d’Ann Radcliffe.

1584. Émilie Saint-Aubert a grandi dans le refuge paisible d’un domaine de Gascogne, entourée des soins tendres et affectueux de parents aimants, au sein d’une nature sereine et généreuse. Tous les talents de l’enfant ont été développés et Émilie présente toutes les grâces physiques et morales d’une jeune fille accomplie, mais elle garde l’âme modeste. Dans les lieux paradisiaques qui entoure La Vallée, le château de son père, Émilie partage ses journées entre l’étude, la pratique du dessin ou de la musique et de longues promenades. Quand la maladie la prive d’abord de sa tendre mère puis de son père, Émilie se voir confiée aux soins abrupts de sa tante, Mme Chéron, femme acariâtre et sans tendresse. Cette dernière épouse un Italien, le signor Montoni dont la sombre réputation le précède et ne fait qu’augmenter à mesure que ses actes révèlent sa nature violente et perverse. « Il aimait le tumulte et la vie orageuse ; il était étranger à la pitié comme à la crainte. Son courage ressemblait à une férocité animale. » (p. 481) Montoni entraîne à sa suite épouse et nièce par alliance en Italie, terre de violence où les condottieri sont légions. Dans son lugubre château d’Udolphe, gothique forteresse perdue dans les Apennins, il tient recluses les deux femmes avec pour dessein d’obtenir d’elles toutes sortes de fortunes et d’accords. Le dédale des couloirs et les chambres obscures fournissent à Émilie un nombre infini de terreurs et de craintes. Les portes dérobent de sombres horreurs et tous les recoins semblent abriter des spectres et des secrets sordides. Alors qu’Udolphe est attaqué, Émilie craint pour la vie de son amant, le jeune Valancourt, rencontré lors d’un voyage en Languedoc avec son père. Attachée au seul souvenir de l’élu de son cœur, elle préserve ses forces dans le dessein de le retrouver et de lui offrir et sa fortune et son cœur tout entier.

Ann Radcliffe sert un roman gothique de la meilleure facture. Tout est là pour susciter la terreur et les émois du lecteurs. Une longue mise en situation permet une connaissance intime de la jeune héroïne pour laquelle toute âme charitable ne peut concevoir que la plus grande pitié et frémir de la plus furieuse injustice à la vue des chagrins qui l’accablent. L’accumulation de ses malheurs est infinie, mais par un curieux effet d’accoutumance et de dépendance, la lectrice que je suis en voulait toujours plus, pour voir tout ce que la pauvre Émilie pouvait endurer, en versant comme il se doit des seaux de larmes et en se pâmant tous les sept paragraphes. Si je suis un peu ironique, c’est parce que je suis éberluée par la faiblesse des nerfs de la jeune fille, mais il semble qu’à l’époque il était de bon ton pour une femme de perdre ses esprits à la moindre contrariété ou frayeur… Petite digression: les malheurs d’Émilie m’ont rappelé ceux de la Justine de Sade, les sévices sexuels en moins. Dans les deux textes, les jeunes filles en fleur, parées de toutes les grâces possibles, sont précipitées dans des univers sombres et violents d’où seule la pureté de leur âme peut les tirer.

J’en reviens à la nature du roman gothique. Les personnages de noble nature s’opposent aux vilaines âmes qui n’entendent jamais la voix de la raison ou les plaintes éplorées des suppliantes. Les éléments mystérieux et terrifiants sont légions : voix venues de nulle part, lueurs nocturnes vacillantes, voiles noirs qui couvrent des tableaux horrifiques, ombres spectrales, portes verrouillées ou qui grincent, etc. La description du château d’Udolphe, la « gothique splendeur de son architecture, ses antiques murailles de pierre grise, [qui] en faisaient un objet imposant et sinistre. » (p. 312), s’opposent aux charmes naturels et arcadiens de La Vallée, le berceau de l’enfance d’Émilie. Le locus amoenus de Lucrèce est revisité et déplacé en Gascogne. Tout s’oppose à la merveilleuse sérénité de La Vallée dont le nom annonce déjà toutes les beautés et les vertus. À la douceur de La Vallée, nature maîtrisée et domptée par l’homme, s’oppose la sauvagerie de la nature intouchée. Les voyages d’Émilie dans les Pyrénées, les Alpes et les Apennins la confrontent à la beauté féroce de paysages accidentés et inexplorés. Son esprit fragile et enflammé par une imagination féconde la pousse à se voir sans cesse dans les pires dangers et vouée aux périls les plus mortels.

Il se peint en filigrane de ce roman une acerbe critique de la société et des mondanités. La nature telle que la célèbrent Émilie et Blanche est le seul environnement où l’âme peut communier avec le Seigneur. Le vice des sociétés et leurs penchants dénaturés sont morbides pour l’esprit et le corps. Seule une âme forte et pure peut résister aux tentations et se défaire des néfastes habitudes de la ville. Le danger n’est pas que dans les montagnes reculées ou les châteaux isolés, il est tapi dans les relations douteuses qu’entretiennent les gens du monde. Les secrets que dissimule M. Saint-Aubert autour du portrait d’une autre femme et d’un manuscrit répondent au mystère qui entoure la disparition de la signora Laurentini, ancienne propriétaire d’Udolphe. Si l’on finit par comprendre que les deux histoires se rejoignent et que les coupables sont en fait les victimes, la conclusion des deux drames tend à réaffirmer que le monde, la politique et la vie en société ne sont que frivolités et dangers. La seule source de félicité ne peut se trouver que dans la paisible retraite du monde en un lieu protégé et au sein d’une compagnie choisie et limitée.

La musique est omniprésente au fil des pages. Émilie pince plus souvent qu’à son tour les cordes de son luth. De nombreux chants mystérieux résonnent dans les bois qu’elle traverse. Le luth se fait la voix du cœur, des sentiments, des souvenirs et de la mélancolie. Le lyrisme est au rendez-vous, la suavité aussi. Tout cela concourt à accentuer l’horreur que véhiculent les éléments du roman gothique. Le luth est l’instrument de l’amour. Les amants s’envoient leurs tendres pensées via des mélodies enchanteresses. L’amour qui unit Émilie et Valancourt est une longue symphonie de promesses, d’hésitations, d’attentes, de soupirs. Dès que ces deux-là se rencontrent, on SAIT qu’il finiront ensemble. La suite d’empêchements et d’ajournements n’est même pas une mise à l’épreuve puisqu’il semble que l’univers les a destinés l’un à l’autre. Comme – je le répète – on SAIT qu’ils finiront ensemble, les misères qui s’abattent sur eux ne sont pas assez nombreuses, à mon goût ! (Sadique, moi ?)

Comme dans toute structure manichéenne, il faut que les deux parties s’identifient rapidement. Il me semble que, dans ce roman plus que dans tout autre que j’ai lus, les caractères se lisent sur les visages. Les méchants ont la gueule de l’emploi, les gentils tout autant. Si les personnages principaux bénéficient de longues descriptions qui permettent de ne concevoir aucun doute sur leur naturel, les personnages secondaires sont plus rapidement esquissés, mais plus clairement également. Les domestiques ont tous un défaut majeur qui les qualifie mieux que de longs discours : Ludovico est fanfaron mais brave, Bernardin est sournois et donc traître, etc. Le plus bel exemple est pour moi Annette, la chambrière de Mme Chéron, puis la suivante d’Émilie. La jeune personne allie à une crédulité sans fond une capacité de bavardage irrépressible. Certes de bonne nature, elle est incapable de tenir un secret : commère accomplie, elle est la gazette de tout ce à quoi Émilie n’assiste pas.

Je m’attarde un peu sur le personnage d’Émilie. L’orpheline que le destin moleste sans égard se vide de ses larmes et perd ses esprits à toute occasion : frayeur, bonheur, tout est propre à susciter ses émois. Mais l’étymologie de son prénom nous dit tout de même autre chose du personnage. Émilie vient du mot grec [haimulos] qui signifie « rusé » ou du latin [aemulus] qui signifie « qui rivalise ». Le fait qu’elle sorte vivante des tourments qu’elle affronte fait donc d’elle un personnage combattif ? Quant à la ruse, elle en est dénuée puisque son âme pure répugne à s’abaisser aux viles actions comme celles dont elle est victime. Alors, je suis peut-être passée à côté d’une part importante du personnage… Certes, elle est opiniâtre et elle refuse de laisser le vice prendre le dessus sur elle. Elle élève toujours les vertus et les oppose à ses bourreaux comme arme ultime. Mais il me semble qu’elle se laisse tout de même porter par les évènements, il y a en elle un côté poupée de chiffon très profondément marqué. Je sais qu’on ne pouvait pas demander aux filles de cette époque de se battre contre des hommes ou de prendre des initiatives, mais Émilie fait bien étrangement honneur à son prénom…

Si les filles ont un prénom, Émilie ou Blanche, les hommes ont un nom. Valancourt, Montoni ou Morano ont dans un patronyme toute leur identité. Un titre parfois complète le tout. Ce n’est pas spécifique à ce roman ni à cette auteure, mais je trouve toujours surprenant de lire dans certains textes classiques la différence onomastique entre les personnages. Les femmes mariées perdent leur prénom au profit du nom de leur époux. Les domestiques de tout sexe ne sont désignés que par leur prénom qui sont souvent emprunté au registre populaire, qui désignent le lieu d’où ils viennent ou qui sont plutôt des diminutif : Annette, Voisin, Bernardin, etc.

Le roman d’Ann Radcliffe est ce que je peux appeler une somme : près de 900 pages d’émois, de frayeurs et de questions. Tout se dénoue finalement et la morale de l’auteure est des plus pontifiantes. Voltaire l’a dit à peu de choses près avec le jardin de Candide. Comment une bourgeoise anglaise a pu décrire avec autant de finesse le charme des villages français, je ne me l’explique pas, mais l’exploit est grand ! La traduction de Victorine de Chastenay a le charme un peu désuet des temps d’avant, une teinte sépia très diffuse qui donne au récit une patine exquise.

Une question subsiste: pourquoi l’auteure a-t-elle installé le théâtre de son récit en France et en Italie ? N’y a-t-il pas en Grande-Bretagne des lieux propres à susciter la même horreur que celle qui suinte de toutes les pierres d’Udolphe ?

J’ai particulièrement goûté ce texte, ses ressorts, ses détours. Il n’y a pas plus de fantastique que de surnaturel et c’est là tout le pouvoir du roman gothique : nous faire crier au loup alors que tout s’explique rationnellement. J’ai même découvert l’existence du feu de Saint-Elme. Je sors ravie de cette lecture qui ne m’a pas essoufflée un instant !

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