La revanche des bibliothécaires

Bande dessinée de Tom Gauld.

« Le monde entier fut structuré sur le système de classification décimale Dewey. On n’aurait jamais dû déconner avec les bibliothécaires. » Voilà un incipit qui ne déparerait pas dans un roman dystopique ! L’auteur s’en donne à cœur joie avec les névroses des amoureux de la littérature ! Sous couvert d’un humour pince-sans-rire et souvent à contre-pied, il exploite des comiques de situation plus vrais que nature. On croise donc des auteurs désespérés et des éditeurs sadiques, des lecteurs compulsifs ou encore des livres qui parlent.

Les gags de Tom Gauld sont érudits, mais son humour reste toujours tendre envers ses personnages. Il pointe avec finesse les défauts des romans et propose des titres alternatifs aux grands classiques de la littérature.

Sans méchanceté, il fustige la tendance des lecteurs à glisser du papier à l’écran et à s’absorber davantage dans les réseaux sociaux que dans une intrigue de roman. « Pouvez-vous me recommander un gros roman sérieux que je peux trimballer, mais ignorer pendant que je regarde mon téléphone ? » À grand renfort de schémas complexes, Tom Gauld vous invite à vous lancer en littérature, avec des scénarios tous faits qui n’attendent que votre divin génie pour prendre forme ! Cette lecture est éminemment réjouissante : je défie quiconque aime lire de ne pas se reconnaître dans au moins un des strips de l’auteur !

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Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?

Essai de Linda Nochlin.

Le titre pose une question provocatrice, faussement simple, voire faussement simpliste. Ce n’est pas les femmes et la grandeur qu’il faut interroger, mais tout un système sur plusieurs siècles et en intégrant des éléments sociaux très divers. « La féminité ne saurait rassembler en un coup d’œil le style des femmes artistes en général, pas plus qu’elle ne saurait rassembler ceux des écrivaines. » (p. 27) L’autrice met en garde contre le biais du mâle blanc et contre les idées reçues sur l’art, le génie ou le talent. La réflexion doit par exemple intégrer le fait que les femmes n’avaient pas le droit de peindre des nus, et ce pendant des siècles, ce qui les a empêchées de perfectionner leur art selon les canons dits classiques.

Évidemment qu’il y a eu de grands artistes femmes ! Il suffit de réfléchir 30 secondes pour trouver des noms. Toutefois, il faut comprendre ce que ces femmes ont dû abandonner ou comment elles ont dû composer avec les attentes de leur époque pour gagner leur place. « Il en va de la littérature comme de la vie, et même lorsqu’une femme s’engage pleinement dans une carrière artistique, on attend d’elle qu’elle abandonne tout au nom de l’amour et du mariage. » (p. 63) À croire qu’une femme, quel que soit son domaine, ne peut jamais réussir sans sacrifier de prétendues valeurs éminemment féminines.

Linda Nochlin a publié cet essai en 1971. En 2006, elle y a ajouté quelques pages en intégrant les progrès de la recherche et le développement des mouvements féministes au cours des trois décennies passées. « L’histoire de l’art féministe est là pour semer la zizanie, pour remettre en question, pour voler dans les plumes du patriarcat. Elle ne devrait pas être prise pour une variante ou un simple supplément de l’histoire de l’art mainstream. Dans sa pleine acception, l’histoire de l’art féministe est une pratique transgressive et contestataire destinée à remettre en cause une grande partie des préceptes majeurs de la discipline. » (p. 104) Une fois encore, l’autrice rappelle que les réussites artistiques féminines existent. Il faut continuer, inlassablement, à les porter et à les montrer, mais sans s’en contenter. Les femmes doivent continuer à créer et toutes, artistes ou non, poursuivre la lutte.

Cet essai court et clair prend évidemment place sur mon étagère de lectures féministes, et je sais déjà que j’y reviendrai souvent !

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Notre banc

Roman de Saskia Sarginson.

1983, Atlantic City. Cat travaille dans un funérarium et tout son salaire sert à soutenir sa famille. Sam est un Anglais en voyage, sur le point de changer de vie. « Je veux arrêter de faire ce qu’on attend de moi pour commencer à faire ce que je veux vraiment. » (p. 48) Leur rencontre est inévitable, leur amour incontournable et leur avenir commun très incertain. Cat peut-elle rejoindre Sam à Londres ? Sauront-ils se retrouver en dépit des quiproquos et des mensonges ? « Je vais m’asseoir sur ton banc, chaque jour, et je t’attends. » (p. 151) Sam finit par percer dans la musique et Cat dans la littérature. Jusqu’en 2004, ils se croisent et se manquent souvent. « Je ne crois pas au destin. Je ne sais qu’une chose : s’il existe, il est déterminé à nous séparer, Sam et moi. » (p. 404) C’est à croire que le grand amour ne suffit pas…

Cette romance sur vingt ans est charmante, gentiment mignonne, mais bien creuse. Les considérations sont souvent convenues et générales. Les rebondissements sont très attendus et bien peu surprenants. L’autrice a doté ses protagonistes de familles dysfonctionnelles et d’enfances douloureuses : cela ne suffit pas à leur donner de la profondeur. J’ai suivi sans déplaisir les destins parallèles de Cat et Sam, mais il est certain que je ne garderai pas un souvenir impérissable de ce roman.

De l’autrice, j’ai aussi lu Jumelles : je constate avec une certaine stupeur qu’il ne m’en reste aucun souvenir alors qu’il semble que je l’avais apprécié.

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Eugène Onéguine

Roman-poème d’Alexandre Pouchkine.

Le jeune Eugène Onéguine est la coqueluche de Pétersbourg : de soirées en bals, il charme l’assemblée et joue les galants auprès des femmes. Mais vite lassé de ce tourbillon de mondanités et saisi par l’ennui et la mélancolie, il se retire à la campagne après un bel héritage. « J’étais aigri ; il était triste. Tous deux avions connu l’orage des passions. Tous deux, la vie nous fatiguait, et tous deux nous étions réservés à éprouver la malignité de la fortune et des hommes, au matin même de notre vie. » (p. 13) Loin de la ville et dans une solitude choisie, Onéguine n’est pas plus heureux. Son seul ami est un jeune poète, Vladimir Lenski, très épris de la jeune Olga. L’aînée de celle-ci, Tatiana, s’enflamme pour le distant Eugène. « Je ne suis pas créé pour le bonheur. Mon âme et lui sont étrangers l’un à l’autre. Toutes vos perfections sont vaines ; j’en suis indigne. » (p. 42) Pour une vague blessure d’honneur, Eugène et Vladimir s’affrontent au pistolet, et la suite est évidemment tragique pour les survivants. « Tu périras, pauvre enfant ; mais auparavant, éblouie par un mirage d’espérance, tu te consumeras à appeler un bonheur ignoré. » (p. 32)

Les très courtes strophes de ce roman-poème font se précipiter les événements, mais les adresses au lecteur temporisent le drame. Le narrateur parle de lui-même, de son travail d’auteur et de son texte. C’est un ressort narratif très classique, mais qui m’ennuie toujours beaucoup. Et j’ai ressenti bien peu d’empathie pour Eugène et son taedium vitae. Je comprends que Pouchkine parle de dépression, mais je pardonne toujours assez difficilement aux personnes tourmentées d’être cruelles avec autrui.

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Songes du temps

Recueil de textes de Sylvie Germain, écrits entre 1997 et 2002.

« Penser, vivre, être présent au monde, c’est essayer d’écouter, voir ce qui monte du fond des temps, se laisser troubler par des songes venus d’ailleurs, d’infiniment plus loin que soi, et cependant nous concernant au plus intime. » (p. 11) En s’attardant sur les dates répétitives du calendrier répétitives et les éléments immuables des saisons, l’autrice invite à refaire mémoire des choses passées et à comprendre, mieux et différemment, les enseignements d’hier. Parce que la foi se vit dans l’instant, le maintenant. « La fête de Pâques ne commémore pas seulement un événement extraordinaire surgi il y a quelque deux millénaires, elle inscrit cet instant dans le vif du présent. » (p. 62) Sylvie Germain évoque le temps de l’Avent, Noël, la Pentecôte ou encore les vendanges et l’hiver. Sa philosophie théologique est très érudite et nourrie de mythes et de culture littéraire, mais elle reste accessible à qui veut écouter les douces répétitions du temps. Ainsi, l’incessant ressassement du rosaire n’est pas monotone ou mécanique, il est une façon de s’ancrer dans le présent, de s’ouvrir pleinement à la Parole. «  À travers les mains qui égrènent et les lèvres qui récitent, c’est le corps entier qui participe à la prière. Le corps mis en état de veille active, tout à la fois il cueille et se recueille. » (p. 100)

Sylvie Germain m’émeut profondément avec ses romans et elle nourrit ma réflexion spirituelle et mon chemin de foi avec ses textes philosophiques. Je vous conseille le très beau Mourir un peu que je relis régulièrement.

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Bride Stories – Série de mangas

Grâce à l’une de mes sœurs, je me régale depuis quelque temps avec le manga de Kaoru Mori, Bride Stories.

Comme le titre l’indique, il est question d’histoires d’épouses : cela couvre la préparation du trousseau, les fiançailles, la cérémonie ou encore la vie maritale. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, c’est loin d’être ringard ou sexiste ! Au point que je range mes volumes de cette histoire sur mon étagère de lectures féministes, parce que le mariage en lui-même n’est pas un état condamnable et que ces différentes femmes, mariées/veuves/fiancées, sont bien loin d’être des créatures soumises.

Cette série de manga explore aussi l’histoire du 19e siècle, alors que la Russie et l’Angleterre sont sur le point d’entrer en guerre en Asie centrale, ou encore l’artisanat traditionnel : architecture, broderies, travail du cuir, etc. Tout est nourri par les recherches de l’autrice/dessinatrice et par ses voyages dans cette région du monde qui la fascine et qu’elle rend fascinante !

De tomes en tomes, j’accumule les pages et ça me permet de signer une nouvelle participation au défi des 1000 de Daniel Fattore. Cliquez sur les couvertures pour accéder à mes chroniques de lecture !

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La Bien-Aimée

Roman de Thomas Hardy.

Jocelyn Pierston, artiste sculpteur renommé à Londres, est obsédé par sa Bien-Aimée. Elle n’est pas une femme, mais une idée. « À sa Bien-Aimée, il avait toujours été fidèle ; seulement elle avait subi de nombreux avatars. Chaque femme […] n’avait été qu’une forme passagère de l’élue. » (p. 14) Exalté, plus amoureux de l’amour que des femmes qu’il croise, il peut supplier une femme de l’épouser pour, quelques instants après, sentir sa flamme tiédir parce que la demoiselle se fait moins parfaite qu’au premier abord. « Il savait que dix minutes de conversation […] avec celle qui représentait sa Bien-Aimée détruiraient l’illusion et provoqueraient immédiatement ailleurs une autre incarnation. » (p. 49) Incapable de se fixer, Jocelyn cherche sans cesse et partout celle qui incarnera complètement le fantasme qu’il nourrit au creux de son âme. « Être inconstant, c’est se fatiguer d’un être qui, lui, ne change pas. Mais j’ai toujours été fidèle à la trompeuse créature que je n’ai jamais pu saisir. » (p. 39) Les décennies passent : l’artiste reste seul, mais son cœur ne vieillit pas et brûle toujours du même feu. Un jour, il apprend la mort d’une femme qu’il avait brièvement considérée comme une compagne possible. Et soudain, il comprend : c’était elle, la première d’entre toutes, et il n’a pas su la garder ! « C’est la seule femme que je n’aie pas su aimer, et donc la seule que je regrette ! » (p. 67) Par un cruel jeu du destin, l’enfant de cette femme allume dans le cœur de Jocelyn la même passion, même si l’homme désormais mûr voit les défauts de cette jeunesse. « Est-il possible que la fille possédât les mêmes traits sans avoir la même âme ? » (p. 82) Saura-t-il enfin fixer son affection, ce chantre de Vénus ? Rien n’est moins certain.

Il ne m’a fallu que quelques pages pour trouver ce Jocelyn Pierston parfaitement agaçant et complètement risible. Il assure n’être pas inconstant, mais mon p’tit gars, je ne vois pas comment définir autrement ton comportement ! Ah oui, je sais, ce n’est pas de ta faute, c’est Aphrodite et autres dieux de l’Amour qui te tourmentent. «  Je subis une malédiction étrange, une influence maligne. » (p. 34) Le seul crédit que j’accorde à ce triste personnage, c’est qu’il ne va pas jusqu’à séduire les femmes : il les aime sans les toucher et s’en éloigne très rapidement. Et c’est peu dire que je me suis sadiquement réjouie qu’il soit blessé par là où il a péché… Toutefois, aussi détestable que soit le personnage, le récit est fameux ! Thomas Hardy ne manquait pas d’épingler les travers de ses contemporains. Je retrouve en Jocelyn l’orgueil de Jude l’obscur : ici, ce n’est pas l’ambition de réussir qui dévore le protagoniste, mais le fol hybris d’être une créature qui se croit supérieure en amour. C’est parfaitement ridicule et l’auteur nous fait rire de son personnage.

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L’arbre de santal

Roman de Tarjei Vesaas.

Hilde, la Mère, est enceinte de son troisième enfant. Les jeunes Egil et Margit surveillent cette arrivée avec circonspection, car leur mère change. Souvent, son regard se fige et elle semble absente au monde. Magnus, le Père, est impuissant à retenir son épouse et à la sauver de ce désespoir qui la saisit. « Nous ferons ce qu’elle désire. Elle croit qu’elle est condamnée. » (p. 9) En dernier recours, pour tenter de distraire Hilde, Magnus embarque les siens dans un voyage dont aucun ne reviendra indemne. Jusqu’à la ruine et l’épuisement, les membres de cette famille cheminent, solitaires, incapables de se retrouver. « Venez, rentrons. Tout ce que nous offrons ne sert à rien. » (p. 94) Seule Hilde s’épanouit à mesure que les mois passent : toutes les portes lui sont ouvertes et personne ne résiste à son charme quasi surnaturel. « Elle était un arbre, alourdi par son propre fruit, et aspirant ce que fournissaient le ciel et la terre. » (p. 85) La naissance, enfin, intervient comme une double délivrance.

Ce court roman de l’auteur norvégien est autant sombre que lumineux. Hilde est plus qu’un personnage, c’est une entité. Elle survole l’histoire, détachée des siens et du monde. Quant aux enfants, ils ont une conscience fine, voire incisive, des événements et des choses non dites : tout résonne cruellement dans leurs jeunes âmes et, déjà, ils n’ont plus le droit à l’innocence. Tarjei Vesaas excelle dans les descriptions de la nature : ici, nous passons de l’hiver à l’automne dans un mouvement majestueux, un glissement imperceptible où les changements sont des évidences. L’auteur fait de Hilde un élément presque totémique, une manifestation prophétique de la course du monde. Les quelque cent pages sont lourdes de symbolisme et de poésie, et c’est un enchantement de les parcourir.

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Le Grand Monde

Roman de Pierre Lemaitre.

Dans la famille Pelletier, il y a :

  • Louis et Angèle, Français installés au Liban et propriétaires d’une florissante affaire de savons ;
  • Jean, l’aîné, lourdaud, empoté, mal marié et aux pulsions terribles ;
  • François, dont tout le monde attend qu’il excelle à l’École Normale ;
  • Étienne, parti au Vietnam pour retrouver l’objet de son amour ;
  • La benjamine Hélène, si jolie et bien trop jeune pour être déjà si peu innocente.

Tout commence en 1948, à Beyrouth, mais rapidement le récit oscille entre Saïgon et Paris. À l’Agence indochinoise des monnaies, Étienne découvre une colossale arnaque institutionnelle. À son niveau, il tente de s’y opposer. « On se conduit en fonctionnaire : on fait chier. On chipote, on tatillonne, on ergote, on chicane. » (p. 169) Et pour retrouver son compagnon, il est prêt à tout, même intégrer une étrange nouvelle église, secte très opportune pour lutter contre le Viet-Minh. « Ici, on ne dit pas ‘la guerre’, on dit ‘la pacification’ ! » (p. 129) En France, le meurtre d’une jeune et belle actrice occupe tout l’esprit de François et nourrit toutes les angoisses de Jean. La presse se régale de ce drame aux rebondissements incessants et se plaît à pointer les insuffisances de la justice. Et quand tout tourne mal pour les enfants Pelletier, les parents sont présents et aimants.

Le lien qui est fait avec ce roman et La trilogie Les enfants du désastre, plus spécifiquement avec Au revoir là-haut, est tout à fait réjouissant ! J’espère que les volumes suivants de cette nouvelle saga évoqueront Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines, même à peine ou par un détail. Avec Le Grand Monde, Pierre Lemaitre continue de bâtir son univers romanesque dans l’Histoire française. Une fois encore, il écrit à merveille la façon dont les petits secrets et les immenses scandales façonnent les existences, souvent à l’insu des personnes concernées. J’ai déjà en ma possession la suite de ce roman et j’ai hâte d’y plonger !

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Les nouvelles aventures de Lapinot – 31 juillet

Bande dessinée de Lewis Trondheim.

Lapinot se promène en montagne. Il passe dans les ruines d’une église et au milieu d’un cimetière abandonné. Ses pas l’entraînent dans une forêt épaisse. Et nous suivons la déambulation silencieuse et contemplative de l’aimable lapin, nous demandant ce qui va lui tomber sur le râble… Eh bien, justement, rien ! Tous les ressorts de la terreur gothique sont présents, mais aucun n’est activé. Lapinot profite simplement de vacances estivales avec son amoureuse. Tout est simple, sans menace, pour le mieux. Comme le dit la quatrième de couverture, empruntés à Leon Tolstoï, « Les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Et pourtant, il y a mille petites choses à regarder dans ces quelques pages !

Avec ce huitième volume des nouvelles aventures de son célèbre lapin, l’auteur revient à un format à l’italienne, sans paroles, comme dans Les herbes folles. Cela donne un très joli petit ouvrage, mais pour moi, perfectionniste du rangement de ma bibliothèque par collection et série, c’est une torture ! Monsieur Trondheim, vous êtes l’incarnation de la loi de l’emmerdement maximum, version 9e art !

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SCUM Manifesto

Texte de Valerie Solanas.

En anglais, « scum », c’est l’ordure, le rebut, le salaud. Pour Valerie Solanas, c’est l’acronyme de Society for Cutting Up Men, et c’est déjà tout un programme !

« Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin. » (p. 9) Dans ce pamphlet, l’autrice effectue une démonstration par l’absurde poussée à l’extrême. Cela peut sembler grotesque ou délirant, mais à bien lire et relire le texte, on comprend toute la pertinence du propos.

Le postulat de Valerie Solanas, c’est que l’homme voudrait être une femme. Frustré, il compense en baisant à tout va et en projetant sur les femmes ses propres faiblesses. « Chaque homme sait, au fond de lui, qu’il n’est qu’un tas de merde sans intérêt. » (p. 16) Pour mettre en place une société plus juste où les femmes auraient toute leur place, l’autrice prône évidemment la fin du patriarcat et du capitalisme, mais surtout la mise sous tutelle des hommes, ces êtres maladifs et incomplets. « La virilité est une déficience organique, et les hommes sont des êtres affectivement infirmes. » (p. 10) Il faut redonner le pouvoir aux femmes, seules à être capable de l’assumer et de diriger le monde.

Au-delà du discours violemment satirique et agressif envers les hommes et résolument féministe, Valerie Solanas veut forcer les lecteur·ices à changer de vision sur le monde, à déplacer leur point de vue pour se mettre dans les pompes de l’autre sexe. « L’amour ne peut s’épanouir dans une société fondée sur l’argent et sur le travail dépourvu de sens. Il exige une totale liberté économique et individuelle. » (p. 47) En première lecture, le manifeste est évidemment féroce et jubilatoire : il fait hurler de rire, soit pour éviter de hurler tout court, soit pour s’entraîner à hurler, justement !

La postface modeste et lucide de Lauren Bastide éclaire le texte et donne d’autres pistes pour le comprendre et l’appliquer à notre société de 2023. Vous vous en doutez, ce petit livre prend sa place sans attendre sur mon étagère de lectures féministes ! « Les femmes, elles, prennent pour acquises leur identité et leur individualité, elles savent instinctivement que le seul mal est de nuire aux autres et que le sens de la vie est l’amour. » (p. 40)

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Dieu, le temps, les hommes et les anges

Roman d’Olga Tokarczuk.

« Antan est l’endroit situé au milieu de l’univers. » (p. 7) Le petit village polonais est traversé par trois rivières et ses habitants semblent y vivre de toute éternité. Mais l’histoire se rappelle à cette région. La guerre de 1914 frappe au loin et fait disparaître des voisins. Puis la guerre de 1939 prend ses quartiers dans la région, et chacun peut voir le visage de l’ennemi, capable du massacre inepte de chiens faméliques. « Le moulin, ce moteur qui activait le monde, s’était tu. » (p. 37) La famille du meunier, la grande maison des châtelains, la misérable existence des laissés pour compte, tout cela se noue dans une histoire unique. Il y a le temps des êtres, le temps des choses et le temps d’entités immatérielles, tous simultanés, mais certains frappés du sceau de la finitude. Alors que les générations passent, les individus se laissent porter par leurs ambitions et leurs rêves, mais comme leurs parents avant eux, il leur faudra laisser la place aux autres après eux. « Le monde ne saurait être amélioré ni rendu pire. Il doit rester tel qu’il est. » (p. 303)

Ce conte philosophique m’a rappelé Le livre des nuits de Sylvie Germain. Le réalisme magique y est discret, mais évident, et il y a cette façon de présenter l’enchaînement ininterrompu des générations et la course du temps que rien n’arrête. Il ne faut pas chercher à tout comprendre ni à tout expliquer. S’il reste des mystères, c’est que le monde – ou Dieu – l’a voulu ainsi.

J’ai découvert l’autrice avec Sur les ossements des morts qui ne m’a pas convaincue. Je suis heureuse d’avoir tenté un autre titre de son œuvre !

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Bride Stories – 13

Manga de Kaoru Mori.

Nous retrouvons ici les jumelles Layla et Layli qui ont épousé les jumeaux Sam et Sami. Les deux couples ont fort à faire, car ils accueillent dans leur maison Henry Smith et tout le village. Pendant des heures, les préparatifs sont frénétiques. Les quatre jeunes mariés font de leur mieux pour honorer leur hôte étranger. La journée s’achève sur une échappée à la mer : les jumelles font découvrir à Talas les plaisirs de la baignade. Cela donne lieu à des scènes sous l’eau infiniment belles, hors du temps. L’autrice/dessinatrice a un talent certain pour dessiner des visages gracieux et envoûtants, même si les yeux, à la mode mangaka, sont bien trop grands.

Nikolovski, l’homme de Hawkins, est toujours du voyage pour protéger le jeune Britannique. « Il se fourre toujours dans le pétrin. J’ai cru qu’il allait me claquer dans les doigts plus d’une fois ! » (p. 169) Il sent que l’atmosphère change dans la région : le danger russe grandit. Après une attaque de bandits dont lui et Ali défendent Henry et Talas, le guide est formel : le voyage doit s’arrêter. Smith reverra-t-il Amir, Karluk et tous les autres ? Si l’Anglais quitte l’histoire, je suppose que le récit va de nouveau se concentrer sur les clans Hargal et Berdan, mais aussi suivre la progression des Russes dans la région. Affaire à suivre, donc !

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Phèdre

Tragédie de Jean Racine d’après le drame d’Euripide.

Lors d’une discussion animée au sein de mon groupe de lecture lillois, il est apparu que mes camarades et moi avions des opinions très différentes sur le personnage de Phèdre. Le prochain sujet de nos échanges était donc tout trouvé !

Phèdre est l’épouse de Thésée et la belle-mère d’Hippolyte. Elle nourrit pour son beau-fils un amour interdit, mais non partagé puisque le noble jeune homme est épris d’Aricie, la fille du royaume vaincu par Thésée. Pour cacher son attirance, Phèdre se montre cruelle envers Hippolyte. Mais quand une rumeur annonce la mort de Thésée, la reine se croit libre d’aimer enfin. Hélas, les dieux sont cruels : Thésée rentre chez lui, et l’aveu de Phèdre n’est plus anodin. Pour défendre l’honneur de sa maîtresse, jusqu’où ira la vieille Oenone ?

« Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur la première. » (p. 22) Ainsi parle l’auteur dans sa préface. Phèdre ne serait donc pas coupable, son libre arbitre étant supplanté par la prédestination ? Sa vertu n’est donc point perdue puisque la flamme qui la brûle n’est pas attisée par elle-même ? « Grâce au ciel, mes mains ne sont point criminelles / Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles ! » (p. 42) Mouais… Phèdre est le personnage de Jean Racine qui m’agace le plus. Elle accuse d’abord Aphrodite de l’avoir fait succomber, puis sa pauvre servante de l’avoir mal défendue. Ce n’est jamais sa faute, voyez-vous ! Elle n’a que les mots « honneur » et « outrage » aux lèvres, mais elle se laisse surtout porter par les événements. Même la jalousie ne l’aiguillonne pas suffisamment pour la rendre actrice de son destin. « Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi ! / Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi ! » (p. 102) Phèdre a plus d’épaisseur chez les auteurs antiques puisqu’elle accuse Hippolyte du pire des affronts qu’un fils puisse perpétrer envers son père.

Et que dire que la niaise et tiède romance entre Hippolyte et Aricie ? Il est certain que cela contrebalance la passion dévorante de Phèdre, mais quel ennui ! J’avais gardé le souvenir adolescent d’une tragédie molle : mon avis ne change pas vraiment. De Racine, je préfère d’autres personnages, comme Bérénice ou Mithridate.

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Bride Stories – 12

Manga de Kaoru Mori.

Ce volume s’ouvre sur l’ennui et la façon de le tromper. Il est des périodes où l’activité est moins intense : les récoltes sont achevées, le froid est là et contraint à rester à l’intérieur. Pour s’occuper, nos personnages ont leurs solutions : rêver à des futurs brillants, regarder les chevaux, discuter ou dormir. « Depuis que j’ai commencé ce voyage, ma perception du temps a beaucoup changé. Les gens d’ici n’ont pas de montre. » (p. 9) Mais zou, plus question de lambiner, il faut reprendre la marche : Henry Smith et Talas refont en sens inverse le chemin que le Britannique a entrepris. Plus que jamais, le jeune homme est déterminé à immortaliser les communautés qu’il a rencontrées. « Si je suis venu ici, c’est pour étudier les particularités linguistiques des environs. » (p. 91) Smith manipule avec une aisance grandissante le lourd appareil photo qu’il a acheté à Ankara. Au gré de son périple, il saisit sur le verre des groupes, des intérieurs ou des individus. Il retrouve d’anciens hôtes, ce qui permet à Talas de rencontrer Amis et Shirin, les épouses conjointes. Les trois femmes échangent sur les différences de leur culture et de leur condition de femme. Une fois encore, l’histoire met en valeur les communautés féminines et les relations profondes et durables qui s’y nouent.

Encore un tome dans lequel j’ai plongé avec délice ! Un épisode est consacré au pouvoir séducteur de la longue chevelure d’une épouse sur son mari, et c’est d’une sensualité intense. Plus loin, une double page m’a éblouie avec ses tapis, ses broderies et ses bouquets de fleurs : la généreuse image est aussi baroque que superbe. Et évidemment, j’ai craqué devant l’adorable et insupportable chaton Samoussa : n’est-ce pas un prénom parfait pour un petit chat ?

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Où vont les lapins la nuit ?

Album de Marie Sellier et Marie Assénat.

La journée s’achève et la nuit tombe sur le musée de Cluny. Dans la tapisserie de la licorne, soudain, tout s’anime et les lapins prennent la parole ! « J’habite avec mes frères dans un endroit merveilleux, un paradis d’herbe rouge planté de mille fleurs. » L’un d’eux nous emmène, visiteur curieux, un peu partout dans la tapisserie. Nous croisons la belle dame, les lions, la licorne, des singes et bien d’autres animaux. « Toute la journée, nous faisons sagement tapisserie. » Et la nuit, les habitants des tentures se faufilent un peu partout ! Nous suivons notre petit guide en bottes rouges : ce charmant lapin blanc nous montre tout un univers derrière la calme tapisserie que nous pensions connaître.

Cet album est tout à fait plaisant à parcourir ! Le musée de Cluny est l’un de mes préférés à Paris et je ne compte plus les minutes que j’ai passées à compter les lapins dans les pans de la tapisserie de la licorne. L’ouvrage utilise un lexique précis et parfois technique : j’aime quand les textes destinés aux enfants ne prennent pas ces derniers pour des personnes incapables de comprendre des mots nouveaux. Quant aux lapins, je suis prête à les suivre où ils le voudront !

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La soupe Lepron

Album de Giovanna Zoboli et Mariachiara Di Gorgio.

« Monsieur Lepron prépare la meilleure soupe au monde. Il la fait avec les légumes du potager des fermiers, une fois par an, le premier jour d’automne. » Le chaud breuvage est renommé dans le monde entier et nombreux sont ceux qui envient sa recette au vieux lièvre. Y aurait-il un ingrédient secret ? « Chaque soir Monsieur Lepron, après avoir mis le sel dans ses casseroles, s’endort paisiblement et se met à rêver. » Pour répondre à la demande internationale, la famille Lepron ouvre une usine, mais le succès peut-il durer quand l’exceptionnel devient banal et perd sa saveur ?

Au gré des superbes illustrations, j’ai suivi cette belle histoire de famille, de partage et de tradition. Les rêves et les secrets ont cela de commun qu’ils s’affadissent quand on les révèle. Pour les jeunes lecteurs, il y a beaucoup à penser dans ce très bel album aux couleurs douces et un peu passées.

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Honte

Essai de Florence Porcel.

En 2021, Florence Porcel porte plainte contre le prédateur qui l’a violée deux fois. « En m’adressant à la justice, ma honte, mon incommensurable honte, deviendrait nationale. » (p. 12) Elle qui ne demande que réparation perd tout : sa carrière, ses revenus, sa vie privée. Dans ce texte, elle dénonce cette honte que la société inculque aux filles, dès le plus jeune âge, d’appartenir à ce sexe dit faible. « Ce qui n’est pas normal, c’est la honte que l’on ressent à cause de celle qui est projetée sur nous, par des individus, des idées reçues, des cultures ou des sociétés. » (p. 34) L’autrice explore les notions de dignité, d’honneur et déshonneur, d’humiliation et de culpabilité pour comprendre pourquoi, elle, victime de violences sexuelles, est celle qui a le rouge aux joues, au ventre et à l’âme. « Ma honte était la conséquence d’actions criminelles, commises par autrui. » (p. 20)

Les extraits de sa déposition et du rapport psychiatrique demandé par la justice sont glaçants de déshumanité, nourris de culture du viol et de slut-shaming. « La présomption de malhonnêteté envers les femmes est un principe qui ne faiblit pas, voire qui s’aggrave. »  (p. 71) Florence Porcel n’en revient pas de l’inégalité de traitement entre elle et celui qu’elle a dénoncé, et qui a déposé plainte pour diffamation. « Je n’ai aucun problème à ce que le prédateur soit présumé innocent. Ce qui me pose problème, c’est que l’enquête ait été faite à ce point à charge contre moi. » (p. 118) Toujours, dans les affaires de viol, cette amère rengaine qui fait de la victime la coupable. L’autrice rappelle, avec clarté et arguments, qu’il n’existe pas de bonnes victimes : il n’existe que de vraies victimes, très souvent frappées de sidération – mécanisme de défense/survie indispensable et inconscient – et à qui il ne faut pas reprocher de dénoncer ou de ne pas parler (Paye ton injonction contradictoire !). « La honte pèse lourd dans la non-dénonciation des crimes sexuels. » (p. 183)

Dans son roman, Pandorini, Florence Porcel a déjà raconté son histoire. Avec cet essai, elle tente une nouvelle fois de surmonter la honte et appelle de ses vœux qu’on laisse les victimes tranquilles, qu’on ne les enjoigne plus à se justifier et à se comporter selon des stéréotypes cinématographiques très éloignés de la réalité du viol. « Mon dossier a été classé sans suite en partie parce que deux personnes semblent persuadées qu’une victime de viol pleure forcément quand elle raconte. » (p. 109) Comme l’autrice le dit plusieurs fois, le véritable viol est silencieux, il ne fait pas de bruit. Une façon de se réhabiliter, de se libérer du poids injuste d’une faute qu’elle n’a pas commise, c’est l’écriture : utiliser des mots pour briser le silence, pour faire du bruit. « Ma honte s’est muée en porte-voix. Ce livre en est la preuve. » (p. 161) Les dernières pages sont bouleversantes : l’autrice salue ses compagnes d’infortune, ces autres victimes du même prédateur. Elle dit sa joie d’avoir trouvé des sœurs au cœur du malheur.

Chaque mot de son récit sonne juste et résonne dans le crâne comme un uppercut. Elle raconte la machine lente et douloureuse qu’est l’instruction judiciaire, les traumatismes qui subsistent des années après les viols. La dernière phrase, surtout, nous rappelle que le violeur n’est pas un monstre sauvage, dans un parking, un couteau à la main. Le plus souvent, il est Monsieur Tout-le-Monde. Parfois, il a même micro ouvert en prime time. « Le violeur en série ne se cachait pas : il était tous les soirs dans votre salon. » (p. 207)

Je serai toujours du côté des victimes. J’écoute et je crois leur parole. Les violences que j’ai subies font que je sais, je sais que c’est vrai. On n’invente pas ces choses-là. On n’a rien à y gagner. Pour autant, on ne se taira et on ne se terrera plus : ce n’est plus à nous d’avoir honte.

Évidemment, Honte prend place aux côtés de Pandorini dans ma bibliothèque féministe.

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Le grand méchant lapin

Album d’Ingrid Chabbert et Clotilde Goubely.

« Il était une fois un grand méchant lapin qui adorait embêter ses congénères. » Voilà un conte où le vilain n’est pas tout à fait effrayant, me direz-vous ! En effet, nous sommes loin de l’ogre, du grand méchant loup ou de la cruelle sorcière. Un lapin, donc… Pas de quoi paniquer, certes, mais celui-là est un vrai sale gosse qui aime faire pleurer ses camarades. Il n’y en a pas un qui résiste aux farces mauvaises du léporidé mal embouché ! Sauf, finalement, « le petit lapin sauvage si mignon à la queue en forme de pompon » : il suffit d’un courageux pour renverser la brute du potager ! La morale n’est pas vraiment édifiante, mais l’album est un délice féroce et jubilatoire.

J’ai beaucoup aimé le dessin, avec ce trait un peu flou qui superpose l’esquisse et l’image presque finie. L’histoire nous parle d’apparences trompeuses et de bravoure, mais d’une façon qui n’a rien de canonique. Est-ce vraiment un album pour les enfants ? Oui, très probablement, parce qu’il leur sera impossible de résister aux bouilles impayables des bestioles, mais je pense que les parents se marreront différemment.

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Bride Stories – 11

Manga de Kaoru Mori.

Henry Smith et Talas, la jeune veuve remariée, se sont retrouvés et décident de rester ensemble. Le mariage aura lieu, mais quand ? Surtout qu’Henry est bien décidé à refaire en sens inverse le chemin qu’il vient de parcourir afin de documenter, à grand renfort de photographies, les sociétés et les traditions qu’il a découvertes. C’est l’occasion pour lui de s’initier au maniement complexe de l’appareil photographique et des produits chimiques nécessaires à l’opération. La menace d’une guerre initiée par la Russie est de plus en plus prégnante, mais le Britannique argue que son voyage documentaire est sans doute la dernière chance pour un Occidental de collecter des informations dans la région avant des années. Avec l’aide de son jeune guide, Ali, aussi débrouillard qu’infatigable, Henry Smith prépare son équipée.

En parallèle, nous suivons l’étrange voyage de la montre perdue du jeune Anglais, des steppes d’Asie centrale au port d’Antalya. Je ne me lasse pas de parcourir les immenses horizons où se déroule cette histoire. À chaque page, je me régale des détails de broderie sur les vêtements ou des ornements de menuiseries dans les intérieurs. La suite de cette lecture m’attend à la médiathèque !

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Bride Stories – 10

Manga de Kaoru Mori.

Dans les steppes d’Asie centrale, Karluk et Azher chassent ensemble. Avec son beau-frère, le tout jeune homme n’apprend pas le maniement de l’arc et la fauconnerie équestre pour le simple plaisir de chasser avec son épouse. « Je veux surtout devenir fort ! Pour qu’en cas de coup dur, je ne sois pas contraint de rester les bras croisés ! »  (p.23) À l’approche de l’hiver, le village se prépare, engrange ses réserves et privilégie les longues heures auprès du foyer aux activités de plein air. Ailleurs, Henry Smith poursuit son chemin vers Ankara alors que les tensions avec la Russie vont croissant. L’explorateur britannique retrouve un vieil ami, Hawkins, qui le presse de rentrer en Angleterre. « Tu crois qu’en plein conflit, les gens feront la différence entre un Anglais et un Russe ? » (p. 165) Et au moment où Henry Smith se prépare à reprendre la route, il retrouve Talas, la jeune veuve qui l’avait tant charmé.

Une fois encore, j’apprécie de suivre le personnage de ce jeune Anglais un peu perdu : il est le prétexte à la présentation des coutumes et modes de vie qu’il découvre. Le procédé narratif est efficace, et même s’il est éculé, il est pertinent. En outre, j’aime le fait de passer d’un lieu à un autre et de côtoyer divers groupes de personnages.

La suite au prochain billet !

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Bride Stories – 9

Manga de Kaoru Mori.

Ce volume s’ouvre sur le rapport des personnages aux animaux, mais il surtout consacré à Pariya, encore une fois. La jeune fille comprend qu’elle doit apprendre à s’exprimer et à moins paniquer afin de garder son calme. Les négociations se poursuivent entre ses parents et ceux d’Umar, un jeune garçon qu’elle souhaite vraiment apprendre à connaître. « Tant que je me marie, je suis contente. Mais si c’est avec lui, c’est encore mieux. » (p. 34) Les deux jeunes promis sont maladroits et timides, mais tout tend à prouver qu’ils sont faits pour s’entendre ! Pariya poursuit la (re)confection de son trousseau, en apprenant à apprécier le travail de broderie et les discussions avec des filles de son âge. La petite troupe d’adolescentes exerce une influence positive sur l’explosive Pariya, ce qui lui permet de mieux gérer son impatience. « Les noces n’auront pas lieu tant que tu n’auras pas fini. » (p. 193) Ailleurs dans le village, à sa demande, Amir apprend à Karluk, son jeune époux, de tirer à l’arc. Ce mariage non encore consommé est toutefois une relation pleine de tendresse.

Avec 4 chroniques de blog à la suite sur cette série de manga, vous aurez compris que je ne me lasse pas de cet univers et de ces personnages. L’autrice-dessinatrice reproduit à nouveau de magnifiques motifs de broderies ou d’artisanat, donc j’en prends aussi plein les mirettes, pour mon plus grand plaisir !

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Bride Stories – 8

Manga de Kaoru Mori.

Le premier chapitre nous fait retrouver Anis et Shirin, heureuses de leur vie partagée dans la même maison. Mais le reste de ce tome nous ramène auprès d’Amir et Karluk, et surtout auprès de Pariya, cette jeune fille au caractère explosif qui craint tant de ne pas trouver d’époux. Après l’attaque du village par des bandits, la famille de Pariya a tout perdu, notamment le trousseau de la jeune fille, constitué depuis son enfance. Tout projet de mariage est donc suspendu tant que Pariya n’aura pas brodé, à nouveau, des dizaines de pièces de linge. Mais la broderie n’est pas du goût de cet ouragan aux longues tresses. Et même si les négociations commencent avec la famille d’un prétendant, Pariya reste anxieuse. « Il a des doutes, c’est évident. Ce n’est qu’une question de temps avant que ses illusions volent en éclats ! » (p. 167) Quand elle se compare à Kamola, une adolescente qui semble parfaitement accomplie, Pariya doute encore plus. Sera-t-elle à la hauteur d’un époux, elle qui croit ne posséder aucune qualité ?

Cette jeune Pariya a toute ma sympathie ! Son tempérament lui joue souvent des mauvais tours, mais elle a un vrai bon fond et l’envie de s’améliorer. J’apprécie surtout qu’elle ne soit pas une potentielle fiancée douce et pleine de rêves un peu niais. Plus je progresse dans cette série de mangas, plus je prends plaisir à suivre des femmes très différentes et pleines de vie. Dans l’appendice final, l’autrice parle de son voyage en Asie centrale et détaille ses sources d’inspiration. Le volume s’est peu attaché à Azher, le frère d’Amir, désormais après la tête du clan Hargal après la mort de leur père dans l’affrontement contre le clan Berdan. J’ai hâte de le retrouver pour suivre davantage la vie nomade de ce clan qui a tout perdu.

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Bride Stories – 7

Manga de Kaoru Mori.

Henry Smith poursuit son voyage en Asie centrale. Il arrive dans une ville où les femmes sont voilées et ne quittent pas leurs appartements quand des invités, surtout étrangers, entrent dans la maison. Dans ce volume, l’histoire s’attache à Anis, jeune épouse et jeune mère, mariée à un homme bon et riche, heureuse mais très seule dans sa grande maison. Sa servante lui conseille de se rendre au hammam des femmes pour trouver de la compagnie. Là-bas, dans les vapeurs des bains, elle rencontre la sculpturale Shirin, tout aussi solitaire qu’elle. Les deux femmes se lient d’amitié au point de devenir des épouses conjointes, tradition méconnue dans laquelle, après une cérémonie, des femmes déjà mariées et mères se jurent une amitié indéfectible et un soutien sans condition. « Partager sa vie avec sa sœur ouvrira les portes du paradis le jour du jugement. » (p. 121 »

J’ai beaucoup apprécié ce tome qui prend le temps de se consacrer à d’autres femmes et d’autres formes de mariage. Henry Smith, dans son périple sur les routes de Perse, est un excellent prétexte pour nous faire découvrir des traditions maritales différentes. « Tant qu’on est en mesure de leur offrir un traitement égal, on peut avoir jusqu’à quatre femmes. » (p. 162) J’ai retrouvé avec plaisir Amir dans le dernier chapitre, mais je ne doutais pas que l’autrice ne resterait pas longtemps éloignée de sa protagoniste. Je retiens surtout de ce volume les magnifiques nus féminins dans les scènes de bain. Seul bémol, les corps sont très normés : de la très gracile Anis à la pulpeuse Shirin, il y a peu de place pour les corps vieux ou gros. Cependant, l’autrice/dessinatrice montre ces physionomies dénudées sans voyeurisme ni male gaze : ce sont simplement des corps beaux, sans désir projeté ou envahissant.

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Femmes kleenex – Tragédie grotesque

Pièce de théâtre de Nicole Sigal.

Quatrième de couvertureEn France, une femme meurt tous les dix jours sous les coups de son compagnon. Difficile de faire admettre à ces victimes que ce n’est pas leur faute, qu’elles n’y sont pour rien. En entrecroisant leurs récits, en faisant entendre les justifications absurdes des violents, des pervers et des prédateurs, Nicole Sigal parvient à faire de la vérité crue et cruelle de ces témoignages une tragédie grotesque qui révèle et établit mieux qu’une critique l’horrible réalité des faits.

Ce sont plusieurs couples qui défilent sur scène, mariés, non mariés, jeunes ou plus mûrs. Une seule constante : les hommes se comportent mal envers les femmes. Ils sont certains de leur bon droit et surtout de l’impunité que la société leur accorde. « Le domicile conjugal est plus dangereux qu’un parking souterrain. » (p. 43) Ils ont réponse à tout, surtout s’il s’agit de faire taire leur compagne. Ce sont des vieux pontifiants, des insolents cyniques, tout simplement des merdeux, toutes générations confondues. Entre eux, ils sont complaisants, tous complices d’un système qui donne toujours raison au mâle. Quant aux femmes, elles ont beau raisonner, tenter de faire compatir ou valoir leurs droits, elles sont systématiquement frappées, broyées, écrasées, décrédibilisées. « Les mortes reviennent nous parler, non sans humour et poésie, de la cruauté, mais aussi du ridicule de l’homme violent, du prédateur, du pervers narcissique qui déstabilise sa femme et la fait passer pour une folle. » (p. 5)

Vous trouvez que c’est un peu fort ? Que l’autrice exagère et que ces violences sont impossibles, fantasmées, inventées ? Je n’envie pas votre naïveté : ces violences sont non seulement réelles, mais tristement banales. Alors si vous voyez une femme dans la rue avec des chaussures (pas des chaussettes, des chaussures !) dépareillées, avant de vous moquer de sa bizarrerie, demandez-vous si elle ne déambule pas ainsi parce que son conjoint a jeté un soulier de chacune de ses paires pour l’empêcher de sortir… « J’ai choisi de pouvoir rire de ce sujet grave, d’un grand rire de résistance, car à l’origine de toute violence il y a la peur et l’ego ridicule, grotesque et détraqué, d’une personne. » (p. 5)

Cette courte pièce rejoint mon étagère de lectures féministes. Et plus que jamais, elle conforte ma certitude qu’il faut croire les femmes qui témoignent de violences domestiques.

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Les joies d’en bas – Tout sur le sexe féminin

Ouvrage scientifique de Nina Brochmann et Ellen Stokken Dahl. Illustrations de Tegnehanne.

« C’est pour vous que nous avons écrit ce livre, pour vous les femmes qui n’êtes pas sûres de fonctionner comme il faut, vous qui pensez que vous devriez avoir une autre apparence. Nous espérons que cet ouvrage vous apportera l’assurance dont vous avez besoin. Nous l’avons aussi écrit pour vous qui êtes satisfaites et fières de l’incroyable organe que vous avez entre les jambes, et qui aimeriez mieux le connaître. Le sexe féminin est passionnant, et nous sommes convaincues qu’une bonne santé sexuelle passe, avant tout, par la connaissance de son corps. » (p. 12)

Dès l’introduction, le ton est donné : ce livre parle des femmes, pour les femmes. Que cela ne décourage pas les hommes de s’informer, ils ont tout à y gagner ! « Comme les autres orifices du corps, le vagin est une porte de sortie, et non pas seulement un endroit dans lequel on peut fourrer quelque chose. » (p. 71)

En présentant aux lecteur·ices des faits documentés et des informations médicales précises, les autrices leur permettent de faire des choix sexuels en conscience et en connaissance de cause. Avec sérieux, mais sans se prendre trop au sérieux, elles démystifient, elles rassurent, elles documentent, elles expliquent, elles décrivent et libèrent les pensées autour de la sexualité. « Être plus loquace sur ce dont nous souffrons pourrait favoriser un meilleur financement de la recherche sur les maladies gynécologiques, et permettre de trouver de bons traitements pour l’avenir. Tous les espoirs sont permis. » (p. 279)

Les sujets évoqués sont légion, et il est certain qu’au moins l’un d’entre eux retiendra l’attention des lecteur·ices. Virginité, pilosité pubienne, fertilité, ménopause, contraception, règles, transsexualité, désir et plaisir, maladies et cancers, identité sexuelle, hygiène, pénétration, mutilations génitales, IST, etc. Feuilletez ce livre, c’est le meilleur conseil que je peux vous donner ! « Nous pensons que le meilleur traitement contre ces angoisses de santé passe par l’information et le savoir. » (p. 278) À chaque page et quels que soient les sujets, les autrices rappellent l’importance du consentement et de l’autoappréciation. Il faut en finir avec la honte imposée aux femmes sur leur corps et leur sexualité. Libérons-nous des morales mortifères et jouissons de nos corps comme nous l’entendons !

Si ce sujet vous intéresse et/ou que vous avez déjà lu ce livre ou ne souhaitez pas le lire, tentez Le plaisir de Maria Hesse ou Ni folles ni douillettes de Floriance Gissat et Élise. Évidemment, l’ouvrage de Nina Brochmann et Ellen Stokken Dahl prend place sur mon étagère féministe et il est certain que je consulterai souvent ! Il a quelque chose de l’encyclopédie de poche (400 pages tout de même !), une sorte de l’indispensable de la santé féminine à avoir chez soi !

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Beatrix Potter – Drawn to Nature

Catalogue de l’exposition organisé par le Victoria & Albert Museum du 12 février 2022 au 8 janvier 2023.

Les livres de Beatrix Potter, ce sont 250 millions d’exemplaires vendus et 46 langues de traduction. Même si vous ne connaissez pas le nom de cette autrice/dessinatrice, vous avez déjà vu un de ses petits animaux habillés, dans des scènes domestiques ou extérieures. « Potter will always be loved for her imaginative and charismatique literary creations, from the terribly tidy Thomasina Tittlemouse to the charming rascal Benjamin Bunny. We continue to marvel at her admirable gift for capturing the beauty of the natural world. » (p. 7)

Ai-je fait un aller-retour à Londres en 24 heures uniquement pour visiter cette exposition ? Évidemment, et ce fut sans conteste le meilleur voyage de mon année 2022 ! Quel plaisir de découvrir un peu plus la carrière artistique de Beatrix Potter, puis son engagement à Lake District, dans la propriété qu’elle acquit avec son époux, pour sauvegarder une race locale de moutons.

Oui, je sais, ça, c’est un lapin, pas un mouton…

De salle en salle, j’ai apprécié les croquis et travaux de l’artiste. Ce catalogue d’exposition me permet de tout revoir, encore et encore, avec des extraits de son journal et de sa correspondance ou encore des photos de famille. J’ai retrouvé l’amour profond de Beatrix Potter pour la nature et le vivant. « Visits to the countryside provided Potter with pleasures she could not experience in London. Driving out in a pony and trap gave her freedom to explore. » (p. 47) Fleurs et autres végétaux, champignons, insectes, fossiles, tout est passé sous la loupe curieuse de la jeune Beatrix. Les lapins aussi, évidemment !, mais également les souris, hérissons et autres animaux courants. L’enfant, puis la femme sont des êtres solitaires, rêveurs et très sensibles, plus à l’aise avec les bêtes qu’avec les humains. « I don’t know what to write to you, so I shall tell you a story. » (p. 96)

L’exposition, et ici le catalogue, m’ont doucement bercée dans un univers de souris en veston, de crapauds portant bottines et de lapins facétieux courant dans les potagers. Pour moi et pour toujours, Beatrix Potter, c’est joliment nostalgique, tendre comme un songe. « I don’t remember a time when I did not try to make for myself a fairyland. » (p. 113)

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To Tube or not to Tube

Pièce de Bernadette Gruson, créée en 2021.

Quatrième de couverture – Cette pièce explore, sans panique morale ni désir de censure, mais avec naturel et simplicité, la question de l’impact de la culture pornographique sur le rapport au corps et à l’autre. Comment se construire, se faire sa propre idée sur le sexe, sur la sexualité, sur l’amour, sur l’autre, quand la gratuité combinée à l’immédiateté du streaming met les mineurs face à des images qui les font passer sans transition du mythe de « la petite graine » au youporn ?

Ariane, Zeni, Enzo et Victor. Quatre collégiens, quatre personnalités et une multiplicité de questions sur le désir, le consentement, le harcèlement, le sexisme ou encore l’identité sexuelle. « Mais je ne suis pas un homme ! Je ne suis pas un homme. Je ne suis pas normal, je ne suis pas un homme normal. De toute façon, je ne suis pas encore un homme. Je ne veux pas devenir un homme. Je ne veux pas devenir un homme comme tout le monde. Je ne suis pas comme tout le monde. Je ne suis pas comme mon père. Je ne suis pas comme Enzo. Je ne suis surtout pas comme Dylan. Je ne suis pas comme les autres. Je ne suis pas un homme comme les autres. Je ne veux pas être un homme comme les autres. Je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas qui je vais être, en attendant je suis encore un enfant. » (p. 25)

La dramaturge/metteuse en scène présente sans chichi et avec une grande lucidité les difficultés de communication entre les jeunes, notamment par le biais des réseaux et nouvelles technologies, et pas uniquement autour des sujets pesants. « Je ne sais pas ce qu’il faut dire pour exprimer ses émotions, moi ! Comment lui dire que j’aime l’attendre sur les marches, et grave kiffer quand elle est en avance, et flipper quand elle est en retard […]. »  (p. 58) Voilà, c’est simple, c’est brut, c’est du ressenti direct. Sans chercher à singer le langage des jeunes générations, Bernadette Gruson met les mots justes sur des situations complexes et pourtant tellement et parfois tristement banales à l’adolescence.

Le texte est percutant, rythmé et les échanges sont savoureux. De l’autrice, j’ai déjà u et beaucoup apprécié FESSES. Si vous en avez l’occasion, lisez les textes de Bernadette Gruson et courez voir ses pièces, ses expositions et autres performances !

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Jusqu’à Raqqa : Un combattant français avec les Kurdes contre Daech

Bande dessinée d’André Hébert et Nicola Otéro. Adaptation du récit d’André Hébert.

En 2015, André Hébert a rejoint le YPG, l’armée du Kurdistan syrien qui se bat contre Daech. Soutenir depuis la France ne suffit plus et, pour être aligné avec ses idéaux, il prend les armes dans le Rojava, cette région de Syrie où se bat le YPG. « Le militantisme me semblait plus tenir lieu de catharsis que d’un véritable acte révolutionnaire. » (p. 9) Aux côtés des Kurdes et de nombreux volontaires internationaux, André Hébert découvre les affrontements incessants, l’adrénaline, les problèmes d’organisation, la perte de frères d’armes, les zones minées et la dépendance au feu des combats. Au sein de différentes factions, il participe à la libération de nombreuses villes, jusqu’à la capitale de Daech en 2017. « Nous continuons de libérer Raqqa, immeuble par immeuble, au terme de périlleuses missions nocturnes. » (p. 94) André Hébert raconte la difficulté de retrouver une place en France après avoir connu la guerre, mais aussi la tentation de se montrer aussi cruel que celui que l’on combat. « Ce qui est important, c’est le nombre de villes que nous libérons, pas le nombre d’ennemis que nous tuons. [..] Les civils sont notre priorité. N’oublie pas le sens de YPG, unités de protection du peuple. » (p. 46)

J’ai apprécié la franchise avec laquelle l’auteur expose son expérience. Il ne se présente pas en héros ni en libérateur : il a agi au nom de ses valeurs révolutionnaires afin de rendre à la Syrie son indépendance, débarrassée du joug fatal de l’État islamique. Sans tomber dans l’excès et la représentation gore, l’ouvrage montre ce qui doit être vu : les plaies, le sang, la mort, les corps, la destruction. Jusqu’à Raqqa n’est pas une lecture facile, mais elle est marquante.

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Les bouffons du roi

Roman d’Avigdor Dagan.

L’ancien juge Kahana raconte comment son physique bossu, mais surtout son don de seconde vue l’ont fait remarquer par le major Kohl, commandant du camp de la mort où il se trouvait. Avec trois autres bouffons, prisonniers comme lui, il divertissait l’officier nazi et ses sinistres acolytes. Max l’astrologue, Léon le lilliputien acrobate, Adam le magicien jongleur et le devin composaient le cirque privé, la petite Cour des miracles d’un roi d’autant plus cruel sans ses divertissements. Les quatre hommes ont survécu, se gardant de ne rien dire de fâcheux qui leur aurait faire perdre les faveurs de leurs tortionnaires. « Survivre n’avait qu’un sens : raconter, accuser, témoigner, faire la lumière. » (p. 102) Quand enfin le camp est libéré, les bouffons se perdent de vue, mais, des années plus tard, se retrouvent à Jérusalem. Entre souvenir et désir d’oubli se niche le besoin de justice, si proche de la rage de la vengeance. Mais tuer les bourreaux est-il vain ou salutaire pour les survivants qui ont tant perdu ? « Il répétait que le crime devait être puni, que si Dieu ne se chargeait pas de châtier les coupables, il appartenait aux victimes de faire en sorte que nul n’échappe à son châtiment. » (p. 161)

Avec ce roman dont la fin annonce tant d’autres récits et laisse le lecteur en haleine comme le sultan aux pieds de Shéhérazade, l’auteur parle de l’horreur et du douloureux devoir de mémoire. « Si tant est que ces pénibles années m’aient rendu plus sage, elles m’ont appris combien il importe d’être sans importance. » (p. 13) En présentant ces quatre destins d’hommes, Avigdor Dagan chante le malheur d’un monde dont les plaies ne cicatrisent pas facilement et sont si rapidement rouvertes par d’autres fléaux. «  Il se demanda où étaient passées toutes les larmes versées en ce monde. Comment se faisait-il qu’elles n’aient pas inondé les villes, emporté les montagnes ? Pendant ces années cruelles, n’avaient-elles pas suffi pour un nouveau déluge ? » (p. 76)

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