(Oui, je sais que tous ces titres ne sont pas de lui, mais certains de son fils qui a repris la série après la mort de son père… Mais bon, comme ça, vous avez l’embarras du choix !)
Bande dessinée de Nathalie Osmond (scénario) et Romuald Reutimann (dessins).
Dans le potager d’Ulice le lapin, les tartocarotiers, les saladiers et les buissons de sorbets au radis ne poussent pas. Son voisin lui conseille d’acheter des nuages pour que leur pluie arrose les plants. Sur le chemin du retour du marché, la voiture d’Ulice emprunte un extraordinaire ruban de route qui emmène le lapin plus loin qu’il aurait pensé se rendre. Il rencontre alors de nombreuses personnes : en les aidant, il peut aider ensuite d’autres personnages. Au terme de cette belle chaîne de générosité et d’entraide, Ulice est finalement récompensé.
Avec ce court album sans paroles, je découvre un petit héros aux longues oreilles dont j’ai hâte de connaître les autres aventures. Heureusement, d’autres volumes de cette jolie bande dessinée sont déjà sortis et je pourrai bientôt lire la suite de cet Ulice au pays des merveilles (J’ai essayé, mais je n’ai pas réussi à retenir ce jeu de mots…)
Parfois, il s’en faut de peu pour que l’histoire change. Dans cette dystopie, Adolf Hitler a émigré aux États-Unis en 1919 et il est devenu un illustrateur et un auteur de science-fiction renommé. Il observe avec tristesse et colère la révolution communiste qui s’est étendue à toute l’Europe, notamment l’Allemagne qui est désormais sous domination soviétique, ce qu’il déplore dans son roman le plus célèbre, intitulé Le seigneur du Svastika, « cette œuvre de fiction belle aux yeux d’innombrables lecteurs tel un flambeau d’espérance en ces temps de ténèbres et de terreur. » (p. 11)
Dans un univers post-apocalyptique, Feric Jaggar est un Purhomme déterminé à nettoyer la Terre des mutants et des Dominateurs et de rendre aux humains dont le code génétique est pur la pleine maîtrise du monde. « La pureté génétique est la seule politique de survie humaine ! » (p. 24) En s’alliant à d’autres Purhommes, il fonde les Chevaliers du Svastika, puis les soldats du Svastika, mieux connus sous les initiales SS. Avec ses valeureux camarades, il mène des batailles et des massacres, prend la tête du pays d’Heldon et impose sa suprématie politique. « Aussi longtemps que Heldon se gardait génétiquement pure et appliquait rigoureusement ses lois sur la pureté raciale, l’espoir demeurait de voir la Terre redevenir un jour le fief de la race humaine. » (p. 19) Feric met en œuvre un rigoureux programme de sélection génétique, procède à des purges à tous les niveaux du pouvoir, contrôle l’armée et met sur pied l’extermination organisée de ceux qui ne sont pas jugés dignes de se reproduire. « Ils mènent tous une existence sordide et misérable ; ils sont génétiquement incapables d’amélioration. Sans aucun doute, l’euthanasie serait un service à rendre à ces malheureux, aussi bien que la solution la plus réaliste pour nous. Mais j’insiste absolument sur le fait que cette tâche doit être menée avec le minimum de souffrances, le maximum d’efficacité, et au meilleur coût. » (p. 201)
Logiquement, le résumé de ce roman fictif devrait vous rappeler quelque chose… Il ne s’agit pas simplement d’une réécriture SF de Mein Kampf ou du parcours d’Adolf Hitler. Rêve de fer s’ouvre et s’achève sur un appareil critique – évidemment fictif – du roman de celui qui n’est jamais devenu le Führer, mais qui en a très certainement rêvé. Les analyses mettent en avant le délire pathologique et psychotique de l’auteur, moquent son obsession phallique et déconstruisent ses thèses grotesques. « Son devoir d’homme pur était clair : user de tout son pouvoir pour restaurer la rigueur des lois de pureté génétique, œuvrer à leur application rigoureuse, voire fanatique, et faire plein usage de toutes les chances que lui offrirait le destin pour servir cette cause sacrée. » (p. 36 et 37) Ce faisant, c’est Norman Spinrad qui, avec une large dose d’ironie, d’humour noir, mais surtout de réalisme, met en garde contre les dérives idéologiques de certains et la facilité qu’ont les foules d’y adhérer. Il rappelle que l’humanité n’est jamais à l’abri de retomber sous le joug d’un leader mégalomaniaque et dangereux, tout en espérant qu’elle saura s’en protéger. « Nous avons de la chance qu’un monstre comme Feric Jaggar demeure à jamais enfermé dans les pages de la science-fiction, rêve enfiévré d’un écrivain névrosé nommé Adolf Hitler. » (p. 275)
Rêve de fer est une dystopie intelligente, férocement drôle par certains aspects, mais surtout parfaitement lucide. Maintenant, regardez qui les Brésiliens viennent d’élire à leur tête et dites-moi que la littérature est seulement de la littérature et que les hommes apprennent de l’Histoire…
« Ce recueil est le journal d’une relation vécue de juin 2016 à février 2017. Sa première version était beaucoup plus volumineuse puisqu’il réunissait nos deux points de vue […], qui se faisaient écho ou s’égratignaient. Nous l’avions intitulé Pas de deux. Voici Pas de côté, mon chemin solitaire dans cette histoire, des prémices aux derniers soubresauts. » (p. 9)
La narratrice parle de cette merveille qu’est l’amour naissant, des emballements cardiaques qu’il suscite et des papillons abdominaux qu’il relâche. « puis enfin / rien ne peut plus se mettre entre nous sur la voie 46 / un acarien essaierait en vain » (p. 33) Il y a des voyages en train pour s’atteindre et s’étreindre, de longues attentes que les caresses tentent d’effacer, des réflexions sur la vie en général, des instantanés d’existence. « elle a du charnu – un charmant charnu – mais qui sait si elle n’en est pas complexée si elle ne tend pas à s’en délester par la course à pied / car certaines filles, c’est ainsi, ne savent pas voir le charme de leur charnu et souffrent pour tenter de le conjurer / elles courent moins vite que moi » (p. 14) Mais l’amour, c’est aussi parfois ou souvent de la peine, de tristesse et du désenchantement. Il peut prendre la forme d’une ancienne relation qui peine à s’éteindre ou simplement celle de la mort d’un chat, compagnon de nombreuses nuits et de longues années. « le samedi matin est violent quand je croise dans l’escalier le squelette de celle que je détruis en existant » (p. 18) L’autrice sait pousser des coups de gueule contre la bienséance et réaffirmer le droit au chagrin, mais aussi chercher à échapper à ce dernier. « vous êtes nombreux à me dire / comment gérer la douleur / alors ce qu’on va faire c’est que / je vous la confie / vous me la rendrez quand elle sera / mieux éduquée / moi, je vais apprendre une langue étrangère » (p. 71)
Qu’il est difficile d’écrire sur la poésie. Mais qu’il a été doux et bon de se plonger dans ce recueil ! En fin d’ouvrage, Fanny Chiarello émaille ses mots de photos d’extérieur, comme s’il s’agissait pour elle de se réapproprier la géographie de son quotidien, d’en évacuer l’autre pour pouvoir à nouveau le parcourir sans frémir à chaque pas. C’est simple, c’est fort, c’est beau. Cette poésie non rimée, cette prose poétique qui se hâte, n’a pas le temps de reprendre son souffle : en une inspiration, elle veut tout dire. Et en cela, la poétesse ne s’embarrasse pas de ponctuation ou de majuscule. Tout doit couler, tout doit s’enchaîner. Et il n’est que les retours à la ligne qui marque la page et offre un petit répit dans l’affolement amoureux. Ah, et sinon, c’est une histoire d’amour lesbienne, mais on s’en fout. C’est une histoire d’amour.
Anne Brontë est une autrice anglaise née en 1820 et décédée en 1849.
POTIN – Son roman, La châteleine de Wildfell Hall, est considéré comme l’un des premiers romans féministes. Le jugeant contraire à la morale, sa sœur Charlotte en a interdit la republication après le décès d’Anne.
La jeune narratrice vit dans une maison hideuse avec ses parents et son petit frère. Le père est un chasseur violent et cruel. « Son goût pour l’anéantissement allait m’obliger à me construire en silence, sur la pointe des pieds. » (p 71) La mère est à peine plus vivante qu’un organisme unicellulaire. « Ma mère avait le regard d’une vache à qui on aurait expliqué le principe d’indétermination de Heisenberg. » (p. 68) Heureusement, les enfants s’aiment et se soutiennent, et le rituel du marchand de glace fait entrer un peu de magie dans leur quotidien. Jusqu’au drame qui transforme le petit garçon en une bête assoiffée de sang et de douleur. La narratrice sait qu’elle doit tout tenter pour sauver son frère. « Alors j’ai décidé que moi aussi j’allais inventer une machine et que je voyagerais dans le temps et que je remettrais de l’ordre dans tout ça. » (p. 26) La jeune fille se passionne pour la physique quantique, mais sait qu’elle doit avancer avec prudence pour ne pas perdre définitivement son frère, ni déchaîner la fureur de leur père. Les années passent et elle ne lâche pas son plan, en dépit des difficultés et des pièges que lui tend la vie. Cependant, quand on est sur la mauvaise branche de sa vie, peut-on tout se permettre au motif que l’on pourra tout effacer en revenant en arrière ?
Voilà un premier roman qui mérite largement tous les prix et éloges qu’il reçoit ! C’est vif, dynamique, très bien écrit et parfaitement construit. L’héroïne n’est pas invincible, mais elle est indestructible, avec un espoir fou chevillé au corps. Cette histoire de famille tyrannisée par une brute domestique pourrait être banale et fade, mais elle est lumineuse et inoubliable. Tout comme la plume de l’autrice et son talent pour les analogies. « J’aimais la nature et sa parfaite indifférence. Sa façon d’appliquer son plan précis de survie et de reproduction, quoi qu’il puisse se passer chez moi. Mon père démolissait ma mère et les oiseaux s’en foutaient. Je trouvais ça réconfortant. Ils continuaient de gazouiller. » (p. 60 & 61) Et je rassure ceux qui auraient des craintes : ce n’est pas un roman de science-fiction. À moins que…
Gellert Grindelwald s’échappe de prison alors qu’il devait comparaître en Europe pour ses crimes. À Paris, il entreprend de recruter des sorciers afin de mettre en œuvre son projet : imposer la toute-puissance des sorciers sur les êtres non-magiques, le tout enrobé dans un discours aussi séducteur que menteur. « On raconte que je déteste les Non-Magiques. Les Moldus. Les Non-Maj. Les Sans-Charmes. […] Je ne les déteste pas du tout. […] Mon combat n’est pas motivé par la haine. Je dis que les Moldus ne sont en rien inférieurs, seulement différents. » (p. 268 & 269) Albus Dumbledore envoie Norbert Dragonneau en France pour retrouver Croyance, le jeune homme perdu du premier film, pour éviter que Grindelwald ne l’utilise à de terribles desseins.
Alors que le premier film m’avait enchantée, ce deuxième épisode – toujours réalisé par David Yates – m’a beaucoup déçue. Mon reproche principal est qu’on ne voit pas assez d’animaux fantastiques et trop peu de vraie magie. Mon aversion grandissante pour Johnny Depp n’aide pas, mais il y a surtout un gros problème au niveau du rythme, avec des ellipses maladroites et des transitions bancales entre scènes et époques. Enfin, trop d’histoires et de personnages se croisent et la révélation finale qui se veut tonitruante est simplement inacceptable pour tout bon lecteur de la saga Harry Potter. D’un point de vue plastique, en dépit de quelques effets spéciaux grotesques et d’une scène d’introduction visuellement incompréhensible, le film est très beau. Et cela tient notamment à l’esthétique Art Nouveau qui se prête à la dissimulation de symboles. J’espère donc que Les crimes de Grindelwand est seulement un faux pas dans le cycle de 5 films envisagé par J. K. Rowling et David Yates. Quoiqu’il soit, et bien que leurs personnages aient été sous-exploités dans ce deuxième opus, Eddie Redmayne et Jude Law sauront toujours m’attirer dans les salles obscures.
Pour en revenir au livre du film et parler uniquement de l’objet, aucune déception ! La couverture dessinée par le duo de graphistes MinaLima est superbe : douce, épaisse, dorée et pleine d’éléments à décrypter et à retrouver dans le film. Et quand vous ouvrez le livre, vous êtes accueillis par une constellation du plus bel effet. Un glossaire des termes cinématographiques permet de se familiariser avec le déroulement d’un film et la mise en scène. Et chaque page est bien plus qu’une feuille de scénario : c’est une expression modernisée de l’Art Nouveau. Bref, un bien beau bouquin qui rattrape la déception d’un film moyen.
Les riches heures de Jacominus Gainsborough, ce sont les moments importants de la vie de ce lapin né tout petit-petit, qui attrape une patte folle et qui traîne toute sa vie un peu de mélancolie, tout en apprenant à aimer l’existence, à profiter des douceurs et à accepter les peines. « Jacominus était petit, mais il aimait le grand. Il ne courait pas très vite, mais il était toujours assez loin. C’est-à-dire qu’il avait toujours l’air un peu absent, même quand il était bien là. » Avec ses amis Policarpe, César, Agathon, Byron, Léon et Napoléon, et avec la jolie Douce, il traverse une vie qui vaut la peine d’être vécue, parce qu’elle est la sienne. « Je n’ai pas un héros, et ma vie n’a pas été simple. Ce fut une petite vie, vaillante et remplie. Une bonne petite vie qui a bien fait son travail. »
Je vous invite vivement à découvrir toute la poésie de cet album aux dessins doux et riches. Ouvrez l’œil pour dénicher chaque détail, chaque grain de poussière, chaque frémissement de moustache. Le ratio entre le texte et l’image change à chaque page : soit le premier prend toute la place, soit il cède le terrain à la seconde, en se limitant à une légende qui rehausse l’illustration. Il y a aussi des collections de vignettes, comme des photos des petites choses qui marquent l’existence et l’emplissent de sens et de bonheur.
Pour les petits comme pour les grands, ce grand album est un ravissement qui offre de riches instants de lecture.
Lucie peut téléporter les légumes. Ça tombe bien, elle déteste ça, tout comme les fruits, et préfère les frites et les biscuits. Elle n’aime pas trop non plus calculer les aires des triangles. Et dans ses rêves, elle suit un poisson qui a la taille d’un homme et un homme-cochon qui mange absolument tout et n’importe quoi. Mais tout cela n’est pas un rêve : Lucie a des pouvoirs magiques et aucune idée de la façon de les maîtriser ! « Il te faut à tout prix un mentor ! À ton âge, tu bouillonnes d’imagination, ce qui rend ta magie très puissante, mais aussi très instable. Tu dois apprendre à contrôler tout ça ! » (p. 42) Avec l’aide de son guide, Lucie Corvus va devoir très rapidement maîtriser ses pouvoirs pour éviter que la ville ne soit couverte de nacre. Et accessoirement, apprendre que 5 fruits et légumes par jour, ça donne pas mal de puissance…
Délicieusement espiègle et loufoque, ce roman jeunesse s’achève sur des recettes de potions magiques très faciles à réaliser à la maison (et délicieuses !) et sur un quiz qui vous dira quel type de sorcier/sorcière vous êtes. Pour ma part, je suis une sorcière chtonienne et j’adore les boissons magiques à base de framboises et de mangues !
Boni est un petit lapin blanc très mignon. Entre ses parents parfois à côté de la plaque, son grand-père acariâtre, sa baby-sitter inquiétante et ses six petits frères insupportables, il mène une vie plutôt normale. Sauf quand le grand Bruno l’embête à l’école. Heureusement, il a ses copains et la jolie Brigitte. Tu as vu la nouvelle ? Elle est vraiment belle ! […] / Bof, je n’aime pas ! elle a des dents de lapin ! » (p. 20)
Ces comic-strips très connus au Québec sont résolument absurdes et très souvent hilarants. Mais le problème de la compilation est que certains gags récurrents lassent assez vite, conséquence très certainement évitée grâce à la publication au compte-goutte dans les journaux. Mais je pinaille, ce petit Boni m’a vraiment fait marrer et j’ai hâte de lire les autres albums !
Quatrième de couverture – Le 5 juillet 1839, une machine gigantesque appelée TAUPE s’enfonça dans le sol afin d’atteindre le centre de la Terre. Son équipage était composé de cinquante personnes. Tout était planifié pour qu’ils puissent survivre et entretenir la machine afin qu’elle accomplisse sa mission. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu, car deux passagers clandestins s’étaient glissés à bord. Le premier était un chat fouineur que nous appelâmes Tapetum. Le deuxième, c’était moi.
Ce « moi », c’est Jules, jeune narrateur embarqué malgré lui dans une formidable aventure mécanique et humaine. « On creuse la terre pour installer un nouveau pays tout là-bas au fond. Et on sera bien chanceux si on arrive ! » (p. 63) Le projet semble insensé et très vite tout se déglingue : la machine et les hommes. Car les taupistes ont bien des secrets à dissimuler, leur passé étant aussi sombre que la terre dans laquelle ils s’enfoncent. « Le plan de TAUPE était parfait, l’équipage y prenant place comme un assemblage de rouages. Mais le concepteur n’avait pas pris en compte que les hommes ne sont pas des machines. Il leur fallait une autorité qui les surveille. Même propulsés sous terre pour une mission vitale, ils étaient incapables de s’autodiscipliner. » (p. 136) Et reste la grande question : TAUPE pourra-t-elle reconduire l’équipage à la surface afin qu’il raconte ce qu’il a découvert au centre de la Terre ?
Avec sa machine ultraperfectionnée, Nico Bally propose un roman aux accents steampunk tout à fait réussi ! Moi qui ai dévoré les romans de Jules Verne quand j’étais jeune (et moins jeune), j’ai retrouvé dans ce texte l’essence des voyages extraordinaires publiés chez Hetzel. Petite madeleine de Proust et belle découverte ! De Nico Bally, je vous conseille également Pipirate ! et Le Baron Miaou.
En décryptant les constructions sociales de la féminité et de la masculinité dans les familles hétéroparentales, l’autrice réfléchit aux relations de couple et de famille et plus largement aux relations sociales des représentants de chaque sexe. Elle dénonce les schémas qui se transmettent depuis des siècles et que les générations reproduisent sans les remettre en question. Elle dénonce surtout la place donnée/imposée à la femme par le patriarcat et les institutions. « Historiquement, la femme n’a pas bénéficié du même droit de propriété sur le corps de l’homme. » Par ailleurs, elle enjoint les femmes à ne pas s’enfermer dans cette place, à ne pas accepter les reproches incessants et à prendre en main leur corps et leur sexualité. « C’est ma faute s’il n’est pas sympa avec moi ! Si seulement je n’avais pas été aussi ennuyeuse / chamailleuse / petite-bourgeoise / rabâcheuse / paresseuse / lunatique / talentueuse / prétentieuse / susceptible / potelée / rougeaude / gourmande / insomniaque /flemmarde et nulle en bricolage… il ne m’aurait pas traitée comme ça ! » Enfin, sans angélisme ni mièvrerie, elle appelle à l’amour et au respect.
Tout cela peut sembler bien facile, bien mignon, bien culcul, mais ça ne l’est pas. Je ne suis pas friande des graphismes de Liv Strömquist, mais je suis enthousiasmée par ses démonstrations. Chaque chapitre présente les sujets clairement, avec une ironie bien sentie et nécessaire, en se fondant sur des exemples concrets, des personnalités que tout le monde connaît. Et si le titre met en avant un homme, c’est pour mieux évoquer les sentiments de son épouse. Cet essai graphique est excellent et pertinent dans un monde où la parole des femmes se libère. Dans le même genre, je vous conseille les écrits de Mona Chollet, notamment Beauté fatale.
« Parmi la multitude des enfers ici-bas, je vis, au commencement de ce siècle, tourner l’implacable machine de la grande industrie intellectuelle et vomir à grandes fournées ses séries de troufions de l’esprit et son lot de déchets. On nommait ces chaudrons les classes préparatoires. » (p. 9) Avec cet incipit acerbe qui donne le ton du texte, le narrateur entame une longue diatribe contre le système d’enseignement supérieur à la française. Avant que survienne une guerre dont on ne sait rien, mais qui a tout ravagé, l’homme a subi l’ineptie d’une machine à broyer les âmes et les corps, alambic cruel censé sublimer les esprits. Dans cette supérieure usine à démolir règnent des Professeurs aux méthodes vicieuses. « Peu de choses amusaient encore le vieux vampire ; après tout, son errance pouvait être lassante. Nous rendre nos devoirs en se moquant de nous, briser nos rêves d’enfant en donnant des lectures perverses de nos comptines, humilier ses élèves de toutes les façons, cela allait de soi. » (p. 86) Ainsi, si l’étudiant hagard parvient à déjouer les mille et un pièges du latin, il aura encore à endurer l’ironie tiède d’un corps professoral dont la vocation a laissé place à l’amertume. Et pourtant, bien que brisé, affamé, épuisé, le narrateur développe une capacité grandissante à fustiger la bêtise, comme contaminé par les hautes exigences de ses maîtres. « Pauvres petites créatures qui usent de la force sans savoir réagir à l’intelligence. » (p. 101)
Comment supporter l’absurde aliénation du cerveau entièrement tourné vers un but chimérique, j’ai nommé le sacro-saint concours ? Ayant usé mes jupes et ma santé sur les bancs de la khâgne, je me suis complètement retrouvée dans la peinture qu’en fait Arthur Nesnidal. Le style ultra-sophistiqué de l’auteur pourra en dérouter certains, mais il illustre à merveille les attentes sadiques de certains professeurs : à plusieurs reprises, j’ai constaté que certains notaient moins la qualité de la réflexion que la tortuosité de l’expression. Comme si maîtriser les méandres sadiques et pompeux de la langue était une poudre aux yeux suffisante pour convaincre de la compréhension profonde d’un sujet. « Ces élus savaient tout ; ils interposaient Barthes à leurs contradicteurs comme les Jésuites fourraient leurs Saintes Écritures au coin d’une virgule pour broyer les païens du pilon de leur science. Que pouvait-on répondre aux initiés du dogme ? » (p. 21)
Il y a un passage qui m’a replongée dans la terreur que j’avais d’un professeur, être terrible que, 12 ans après avoir quitté la prépa, je n’arrive pas à chasser de mes cauchemars. Passage qui illustre le mépris institutionnalisé de ces pontes qui ne doutent de rien : « Hors sujet. […] Vous auriez pourtant dû en sortir autrement, le sujet était fait pour qu’on le réussisse. […] Vous, Mademoiselle, dites-nous ce que vous en avez pensé, vous qui avez raté votre devoir. » (p. 47) D’aucuns diraient que ce genre d’attitude est censé fortifier le cœur et le caractère. Mais a-t-on jamais rendu un âne plus intelligent en le convainquant d’avancer à la force d’un fouet ? Je ne nie pas que l’hypokhâgne et la khâgne m’ont apporté une fabuleuse masse de connaissances et des méthodes pour réfléchir et exprimer clairement ma pensée à l’oral et à l’écrit. Mais comme le narrateur de La purge, j’accuse un système violent qui se fonde sur un socle friable pour produire des élites qui, à leur tour, feront tourner ledit système. L’absurdité de ce dernier est d’ailleurs parfaitement démontrée – et démontée – par le monde apocalyptique dépeint à demi-mot par le narrateur : est venu un conflit qui a renversé l’ancien ordre établi, balayant du même coup institutions politiques, économiques et enseignantes. Preuve que produire des élites ne suffit pas à faire tourner le monde.
La purge est un premier roman aux accents vengeurs et imprécateurs, riche d’indéniables qualités, et je suis curieuse de lire les prochains écrits d’Arthur Nesnidal.
Pierre Gazio vit au Caire depuis des années. C’est une ville qu’il connaît – mieux, qu’il comprend. Pour en proposer un aperçu – forcément partiel et partial –, c’est par le métro qu’il propose au lecteur d’arpenter la cité égyptienne. Il en montre son fort caractère religieux, musulman évidemment, mais aussi chrétien : Le Caire abrite plusieurs fois qui s’entendent du mieux qu’elles peuvent et s’accommodent d’une promiscuité souvent incontournable. Mais au-delà de la religion et même sous les voiles que certains imposent, la ville est moderne, bigarrée et bruyante. Et c’est sous terre qu’elle se fait frondeuse et que les amours illicites peuvent se vivre. « Ce peuple si conservateur, voire si réactionnaire sur le chapitre des mœurs, fait preuve d’une indifférence bien proche de la tolérance lorsqu’il vit sous la terre. […] C’est dans le métro que l’espoir luit. » (p. 47) Pierre Gazio parle aussi de ses relations avec des Cairotes, des différences entre eux et lui, mais aussi de tout ce qui les rapproche, notamment le merveilleux métropolitain, importation européenne qui fait plus que faciliter les déplacements géographiques. Il permet un certain mélange des classes, voire une éphémère élévation sociale. « Le métro a permis au bas peuple d’accéder à la félicité sans pareille de partager les mêmes trottoirs que les bourgeois polyglottes et les étrangers résidents. » (p. 9)
Devant la beauté antique gâchée par l’urbanisme galopant et anarchique, Pierre Gazio discerne encore des touches de délicatesse et des panoramas dignes d’être peints. « Ce que j’ai préféré, c’est la vision par-dessus le mur d’enceinte, d’une lessive multicolore séchant à un balcon si proche qu’il semblait faire partie du palais. » (p. 42) Hélas, la ville est profondément marquée par des stigmates politiques du 20e siècle et par la toute récente révolution manquée du pays. Et il suffit de s’engouffrer dans le métro pour aller à rebours de l’histoire du pays, au gré des noms des stations ou des évènements qui se sont déroulés à proximité. Plus qu’un carnet de voyage, c’est un périple dans le temps qu’offre l’auteur, toujours avec bienveillance envers cette ville qu’il aime, mais aussi avec une pointe d’humour délicieuse. « Pour un peuple qui compte parmi les premiers à avoir conçu la vie après la mort, il n’y a rien d’extraordinaire à croire qu’au-delà du terminus de la ligne Hélouan – El Marg, existe une station de métro. » (p. 163)
Moi qui ne connais que l’enfer du métro parisien (que ceux qui parlent de moments de grâce empruntent la ligne 13 un lundi matin à 8 heures…), je rêve maintenant de découvrir Le Caire avec pour seul guide touristique l’ouvrage de Pierre Gazio. De station en station, en déambulant dans les rues où il achète des délices locales et où il rencontre ses amis, je suis certaine qu’il est possible d’apercevoir la vérité authentique de cette ville mythique. Mais sans doute me faudrait-il plus d’un ticket et plus d’un voyage pour en faire le tour. « Tant de stations m’attendent dont j’ignore jusqu’au nom ou qui n’en ont pas encore parce qu’elles n’existeront que dans deux ou trois ans. Pour explorer l’en-dessous, l’en-dessous du Caire, il me faudrait quelque chose qui ressemble à l’éternité. » (p. 191)
S’il n’y avait personne pour les lire, les aimer, les partager et les faire vivre, à quoi servirait les livres ?
Le lecteur est au bout de la chaîne du livre, mais c’est un maillon aussi important que les précédents, car de lui part et repart toute la chaîne. Qui a lu lira !
Je vous propose donc de terminer cette semaine consacrée aux femmes qui font les livres par Marine, une amie lectrice qui aime la bonne bouffe végétarienne (oui, c’est toujours un critère important pour moi en amitié), qui porte un discours féministe pertinent et qui me prête souvent des livres.
Quand as-tu commencé à lire pour le plaisir et en quantité ?
Dès que j’ai appris à lire. J’ai un souvenir très précis du premier livre que j’ai lu, à 6 ans. C’était le Club des cinq aux sports d’hiver d’Enid Blyton. Ma tante me l’avait offert alors que j’avais quatre ou cinq ans, en me disant « Ce sera pour quand tu sauras lire ». J’avais pris ça comme un défi, je n’ai eu de cesse que de savoir le déchiffrer. J’ai enchaîné avec tous les autres aventures « des cinq ». Je garde encore aujourd’hui un profond attachement à ces personnages et à leurs aventures.
Quelle formation as-tu suivie ?
J’ai un Bac littéraire et une licence de droit. Je me suis un peu cherchée après ma licence : j’ai d’abord fait de la criminologie, puis de l’histoire du droit avant d’avoir une révélation pour le métier d’archiviste et de faire un second master en archivistique.
Que conseillerais-tu à un lecteur qui ne sait pas comment choisir dans l’abondance de livres ?
De trouver un média dans lequel il se reconnaît et de prêter attention aux références culturelles qui accompagnent les programmes. Je consomme beaucoup d’audio (radio, podcasts) et il est rare que je ressorte de l’écoute d’un programme sans au moins un titre de bouquin qui me fait envie. Participer à un club de lecture est aussi un moyen génial d’élargir son horizon littéraire ! Et quand on vit en ville, la bibliothèque municipale est fort pratique : les bibliothécaires n’ont rien à nous vendre et sont formés pour donner à chaque profil de quoi faire son bonheur.
Quel livre as-tu relu le plus souvent et pourquoi ?
Les quatre premiers tomes d’Harry Potter que j’ai lu en boucle entre mes 12 et mes 15 ans. Puis j’ai relu l’intégralité de la saga jeune adulte, je l’ai redécouverte en anglais il y a trois ans et actuellement je lis les versions illustrées (il en sort une par an). Je ne me lasserai jamais de ces livres, maintenant ils font partie intégrante de moi. C’est un univers qui m’est devenu profondément familier et dans lequel je me sens bien.
Quel livre recommandes-tu le plus ?
Les deux tomes des Culottées de Pénelope Bagieu. J’ai envie de les offrir à tout le monde. Je pense que ces bandes dessinées sont d’utilité publique. Au-delà de la démarche féministe essentielle, on y puise une force, un élan pour réaliser ce qui nous tient à cœur et ne se laisser décourager par aucun carcan.
Selon toi, qu’est-ce qu’un bon livre ? Que doit-il apporter à son lecteur et/ou au monde ?
J’en distingue plusieurs sortes. Il y a d’abord les romans d’évasion qui permettent d’échapper à la pesanteur du quotidien ou à la laideur du monde. Les meilleurs sont ceux dont l’auteur a une belle plume, un bon sens du suspense et une vaste imagination. Il y a ceux qui nous apportent un éclaircissement sur notre propre monde. Et ceux qui nous aident à construire notre pensée. Les meilleurs sont ceux qui compilent ces trois critères. Je pense par exemple à la trilogie À la croisée de mondes de Philip Pullman qui ont été un immense plaisir de lecture tout en remuant pas mal de sujets de réflexion.
Comment passe-t-on du livre à l’écriture ?
Chez moi, lecture et écriture sont profondément reliées. Enfant, j’avais du mal à « lâcher » des personnages adorés une fois le livre refermé. Je les avais en tête comme des amis imaginaires et m’est très vite venu le besoin de transposer à l’écrit ces aventures que je me racontais. J’ai écrit mes premières fanfictions (sur le Club des cinq évidemment !) vers 7 ans. Je continue encore à en écrire actuellement, sur l’univers d’Harry Potter et sur d’autres. Pour moi, l’écriture a longtemps été un moyen de « prolonger la magie », tout comme on consomme des produits dérivés. Sauf qu’écrire est beaucoup plus fort qu’acheter, c’est un pouvoir créateur qu’on s’autorise. Depuis quelques temps, je commence à créer mes propres univers et personnages.
Le livre est un bien culturel, mais aussi un bien de consommation très particulier.
Pour en parler, place à Fabienne, une libraire. Place à Place Ronde, nouvelle librairie lilloise ouverte depuis avril 2018 et sise 8 place de Strasbourg ! Outre des livres, vous trouverez aussi un service de bed and breakfast et une galerie d’art.
Je suis de plus en plus adepte de la légèreté de ma liseuse et des livres numériques, mais Fabienne est ma dealeuse attitrée de livres papiers.
Comment êtes-vous venue au métier de libraire ?
Reconversion professionnelle après un licenciement à 51 ans, envie de retrouver des « relations humaines » en fin de carrière, faire passer les idées, dessiner un nouveau modèle économique pour la librairie. Défi 😉 À quoi servent les compétences acquises en 31 ans si un jour on ne les met pas au service de ce que l’on aime, de son propre projet ?
Quelle formation avez-vous suivie ?
Master Centrale Lille, Création reprise entreprise puis INFL, puis 1 an de stages en petites, moyennes et grandes librairies pour étudier et monter plusieurs projets de création ou de reprises : on apprend sur le tas !
Comment une jeune librairie peut-elle s’imposer sur le marché du livre face aux géants du commerce en ligne et au piratage des ebooks ?
S’imposer, je n’y crois pas. Faire différent oui, gagner une place sur le marché et sa vie. Riche d’idées, d’échanges mais pas d’euros. Cultiver la différence.
Quel est le livre que vous avez recommandé le plus souvent à vos clients ? Ou celui que l’on vous demande le plus souvent ?
Galet de Mathieu Siam, le livre qui m’a « sauvée » après plusieurs échecs (vertus de l’échec) et m’a conduite. Et Place Ronde est la première libraire B&B de France : la différence en un coup d’œil !
Quels sont les réalisations dont vous êtes le plus fière dans votre librairie ?
Son ambiance : chacun le reconnaît et récent les ondes positives du lieu. La lumière sur les livres dans ce lieu est magique, la danse du feuillage des platanes avec le soleil du matin… Le charme du lieu est mis en valeur au service du Livre.
Quels sont vos projets pour les mois/années à venir ?
Faire tourner Place Ronde, créer un café littéraire/galerie et faire grandir ma seconde « fille », rencontrer des textes, des personnes humaines et pourquoi pas une autre PlaceRonde au bord de l’océan… on a le droit de rêver, non ?! « Que ferais-tu si tu n’avais pas peur ? » … Vivre, maintenant que la librairie a vu le jour.
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Vous pouvez retrouver Fabienne et les actualités de la librairie Place Ronde sur Facebook et Twitter.
J’ai d’abord rencontré Stéphanie Hochet par ses textes. La magie des réseaux sociaux a fait la suite et nous nous sommes découvert un amour commun des chats et des lapins. Ont suivi un beau moment dans un café et quelques repas végétariens où nous avons parlé de tout, de rien, du monde. C’était chouette.
Sans l’être de lettres, nous serions bien en peine de lire. C’est donc au tour de l’autrice de répondre à mes questions.
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Comment êtes-vous venue à l’écriture ?
J’ai commencé à écrire quand je vivais à l’étranger, en Écosse. J’avais 22 ans et j’étais à un tournant de ma vie. Je lisais depuis le début de l’adolescence, je me plongeais dans les romans avec avidité. Le premier livre que j’ai lu à 9 ans est Dialogues de bêtes de Colette (auquel je consacre une entrée dans Éloge voluptueux du chat). Vers 13 ans, je me suis passionnée pour des univers comme celui de Conan Doyle dont j’ai dévoré tous les Sherlock Holmes puis Tolkien qui m’a fascinée. Plus tard, j’ai lu Cocteau, Yourcenar, Mauriac, Zola, Céline tant d’autres. Je me souviens d’avoir été frappée par le style de chacun. J’avais besoin du roman pour vivre des vies plus intéressantes que la mienne. Je me rappelle ne pas avoir éteint la lumière avant 3 heures du matin en découvrant Colomba de Prosper Mérimée, j’avais 15 ans.
L’écriture est venue bien après. D’abord parce que je ne me suis jamais dit que j’allais devenir écrivain, ensuite parce que j’ai beaucoup tâtonné : poésie, textes courts, puis finalement roman.
Quelle formation avez-vous suivie ?
Je ne compte plus mes brouillons, mes manuscrits des débuts qui n’étaient que des tentatives romanesques. Je n’ai jamais été inscrite dans un atelier d’écriture mais, ce qui est amusant c’est qu’aujourd’hui j’en dirige deux : un dans un collège et l’autre à Sciences Po.
Mes études en littérature anglaise m’ont apporté un recul sur la langue, ça a contribué à me former également. Rien de tel qu’une version pour se délecter des milles possibilités du français.
Pourquoi faut-il encore écrire aujourd’hui ? Et que faut-il écrire ?
Je ne pense pas que l’écriture soit en danger. Le roman va continuer d’exister parce que tant de gens en ont besoin. Je ne crois pas un instant les oiseaux de mauvais augure qui prétendent que l’époque « est la fin du roman ».
Il ne « faut » écrire que ce qui nous tient à cœur. L’écriture doit venir d’une nécessité intime.
Si vous ne deviez choisir qu’un sujet pour tous vos prochains textes, quel serait-il ?
L’ambiguïté. Qui peut se traiter de mille façons.
Quelles sont les productions dont vous êtes le plus fière ?
Et comme je viens de finir mon abécédaire Éloge voluptueux du chat, celui-ci me semble important.
Quels sont vos projets pour les mois/années à venir ?
Porter devant le public mes prochains textes, voyager, écrire encore. Je suis aussi tentée par un texte sur un animal mal connu et souvent ambigu : le lapin.
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Vous pouvez retrouver Stéphanie Hochet sur son site et sur son blog.
Un livre, ça se met en page, sur papier comme en numérique. N’avons-nous pas tous été, au moins une fois, séduits par la beauté d’une page de texte harmonieuse, par l’agencement régulier des chapitres, par la fantaisie d’une police d’écriture ou l’extravagance des notes de bas de page ?
Aujourd’hui, je laisse la parole à ma passionnante amie Audrey avec laquelle je partage la passion des livres, des chats, des apéros et de la bonne bouffe végétarienne et l’envie d’un monde plus juste et plus beau. Audrey est graphiste de livres numériques. Késaco, me demanderez-vous ! Lisez, lisez, vous comprendrez !
Comment es-tu venue à l’édition numérique ?
J’y suis arrivée en tant que lectrice d’abord ! Je suis une amoureuse de la lecture depuis toujours. Et j’étais même assez fétichiste du livre-objet, “l’odeur du papier”, toussa. Une belle édition me fera toujours battre le cœur. Un jour, il y a peut-être 15 ans de ça, je suis tombée par hasard sur le site du Project Gutenberg (coucou les membres du club #RéhabilitonsLesClassiques qui se reconnaîtront !), qui numérise et met à disposition des dizaines de milliers de livres du domaine public, gratuitement. La caverne d’Ali Baba pour qui aime les classiques ! J’en ai téléchargé plein. Sauf qu’il était hors de question que je les lise sur mon ordinateur (quand même, faut pas charrier). Et la liseuse n’avait pas encore été inventée. Donc ils ont pris la poussière (virtuelle) dans un coin de mon disque dur pendant quelques années.
Vers 2007, j’ai découvert le forum MobileRead dédié à la lecture numérique, les premières liseuses à e-ink (ça coûtait un bras à l’époque…) mais aussi l’eBookwise 1150, liseuse mastoc à l’écran LCD verdâtre et pixellisé, assez laide mais d’une ergonomie étonnamment réussie (meilleure qu’un livre papier, déjà), qui coûtait un quart du prix. Je ne voulais pas mettre une fortune, vu que je n’étais pas sûre d’aimer (si j’avais su !), c’est donc celle-là que j’ai prise, et malgré l’esthétique quelque peu primitive, le poids et la taille du truc, ça a été le coup de foudre. J’ai adoré cette liseuse et je l’ai gardé des années, mais le jour où j’ai vu un écran à encre électronique (e-ink) pour la première fois je ne pouvais plus revenir en arrière. Je me souviens encore d’avoir été réellement émerveillée et d’avoir passé un long moment juste à l’observer, sans rien lire. C’était un écran e-ink sans surcouche et il avait vraiment l’apparence d’une feuille de papier imprimée, jusqu’au très léger grain qui venait des minuscules billes de pigment. Quand on tournait la page et le texte se métamorphosait on aurait vraiment dit de la magie, un truc tout droit sorti du monde de Harry Potter.
Sur ce même forum, il y avait des passionnés qui créaient de belles éditions numériques des livres du domaine public, et les mettaient à disposition de tout le monde. J’ai commencé à faire de même, avec les livres que j’avais envie de lire. Le format epub n’existait pas encore mais quand il a commencé à émerger un peu plus tard je m’y suis intéressée de suite. J’étais graphiste web à l’époque, donc très à l’aise avec le HTML et le CSS, et l’epub repose là-dessus. De fil en aiguille je me suis formée et puis j’ai commencé à proposer mes services aux éditeurs. J’ai été peut-être la première ou en tout cas parmi les premiers graphistes à produire des livres numériques en France, et j’en ai formé plusieurs autres.
Quelle formation as-tu suivie ?
J’ai suivi une formation de graphiste webdesigner après avoir fait des études de lettres et de beaux-arts. Sans le savoir, c’était la formation parfaite pour la fabrication d’ebooks, car j’ai acquis à la fois une bonne compréhension de la maquette et un œil pour la mise en page, mais aussi les compétences techniques du web (HTML et CSS notamment) qui sont les mêmes technologies utilisées pour les ebooks. Par la suite, je me suis formée aux techniques spécifiques à l’édition numérique moi-même, en suivant l’évolution de l’industrie au fil du temps, par exemple avec l’émergence du format epub.
Éditer des ebooks / éditer des livres papiers, quelle différence ?
Je réponds à cette question d’un point de vue purement technique, n’étant ni éditrice ni autrice. De ce point de vue, jusqu’à un certain point, aucune. Toute la partie écriture / correction / édition est la même, que l’on prévoie une sortie en papier ou en numérique. Et pour 99 % des livres, ça ne diverge qu’au moment de la fabrication et de la vente, et encore, plus ou moins tôt selon les méthodes. On peut très bien partir sur un même fichier InDesign en prévoyant les 2 formats papier et numérique. Il y aura un supplément de travail sur la maquette finie pour l’adapter au format numérique, c’est là où j’interviens. Mais pour un roman avec une mise en forme simple, si le fichier a été bien préparé, ce n’est pas très lourd. Plus la maquette est complexe, ou si la maquette n’a pas été bien structurée, plus cette partie sera importante. Si aucune édition papier n’est prévue, je ne passe pas par la case InDesign mais directement à la conversion du fichier source au format epub, avec la création des styles et le traitement du code.
Là où les deux divergent très nettement, c’est lorsqu’on aborde la question de livres « enrichis » de contenu multimédia. Par exemple j’ai fait pour une cliente une très chouette édition de Cyrano de Bergerac, qui propose, en plus du texte intégral de la pièce et de nombreuses images, des ressources pédagogiques, un lexique dont les définitions surgissent en tapant le mot d’un doigt, et plusieurs extraits vidéo et audio de productions notables. Impossible de faire ça en papier. Cela dit, à mon avis, l’enrichissement doit être employé à bon escient. Il prenait tout son sens dans cette édition de Cyrano ; mais je pense que le support ne doit pas remettre en question la nature du récit ; un livre numérique reste avant tout un livre, tout aussi légitime et intéressant que son équivalent en papier, et se suffit absolument à lui-même.
Il y a aussi des différences en termes de coûts. Fabriquer un livre numérique coûte sensiblement moins cher que de fabriquer un livre papier. Déjà une maquette papier coûtera très souvent plus cher que la fabrication numérique (ce qui n’est pas aberrant ; c’est du boulot, une maquette, surtout pour un travail de qualité). Surtout, ensuite, il y a toute une série de frais liés à l’impression qu’on enlève complètement pour une édition numérique. Inutile d’acheter le papier ni de payer l’impression. Il n’y a rien à transporter, et un peu d’espace sur un serveur ne coûte pas bien cher comparé à un entrepôt. Si un livre papier ne se vend pas bien, l’éditeur récupère les invendus pour les envoyer au pilon où ils seront détruits ; ça induit des coûts supplémentaires de transport et de stockage entre autres, sans parler du gaspillage immense de ressources. S’il se vend très bien, et que l’on veut faire un nouveau tirage, alors on paye à nouveau tous les frais de l’impression, du transport, du stockage. Si on veut sortir une nouvelle édition pour porter des corrections dans le texte ou rajouter une préface ou d’autres éléments, ou bien faire une édition poche, c’est carrément à partir de la maquette qu’il faut tout payer comme la première fois. En numérique, une fois qu’on a créé le fichier, en supposant que le travail d’adaptation numérique a été correctement fait, on peut le reprendre pour porter des corrections, rajouter des textes supplémentaires ou d’autres éléments pour une nouvelle édition, modifier la couverture ou la mise en forme du texte, très facilement et à peu de frais. En plus, il ne sera jamais épuisé. C’est vraiment très intéressant pour un éditeur, en fait.
Notez que cela est surtout vrai pour le format epub, car il s’agit d’un format ouvert et on peut accéder directement au texte et au code pour y intervenir ; dans le cas d’un livre au format Kindle, qui est un format propriétaire fermé, il faut reprendre le fichier source à partir duquel on a généré le fichier Kindle, le retravailler, puis procéder à la conversion de nouveau. C’est pour ça que je conseille à tous mes clients, même ceux qui vont s’auto-éditer sur la plateforme d’Amazon, de faire faire et de conserver précieusement un fichier epub de chaque titre, ne serait-ce que comme format d’archive.
Quelle est la plus-value culturelle ou symbolique des ebooks ?
En un mot, je dirais que la plus-value la plus importante est celle de l’accessibilité. Le numérique peut aider à démocratiser la culture en la rendant accessible d’une façon totalement nouvelle.
Accessibilité géographique, d’abord. Imagine que tu habites en rase campagne, ou au fin fond de la brousse australienne, ou bien dans un pays en voie de développement, sans la moindre librairie ni bibliothèque pour des kilomètres (voire même des centaines de kilomètres) à la ronde. De nos jours, il y a pas mal de gens qui vivent dans des endroits très isolés ou mal-desservis, mais il y en a très peu (et de moins en moins) sans un accès à internet, ne serait-ce que via leur téléphone. Grâce au numérique, tu peux avoir accès à pratiquement n’importe quel livre, instantanément, et sans frais de port qui peuvent être rédhibitoires. Imagine comme ça débouche l’horizon d’un.e gamin.e qui aime lire (et c’est tout aussi vrai pour les adultes). Et avec l’accès à la culture, l’accès au savoir et à l’éducation. Des écolier.e.s peuvent avoir accès à des textes scolaires qui n’auraient autrement peut-être jamais été acheminés jusqu’eux. C’est assez magique, je trouve, surtout lorsqu’on sait l’effet de l’éducation sur la vie d’une jeune femme.
Je reviens au Project Gutenberg que j’ai cité plus tôt. Le fondateur de ce merveilleux site, Michael S. Hart (accessoirement, l’inventeur de l’ebook, rien que ça !), s’était donné pour mission « d’aider à briser les barreaux de l’ignorance et de l’illettrisme ». Et selon lui, quel meilleur moyen de lutter que « d’offrir un maximum d’ebooks à un maximum de personnes ». C’est pour ça qu’il s’est lancé dans la numérisation des textes du domaine public, avec l’objectif de proposer un milliard d’ebooks libres et gratuits. C’est un peu mon héros, ce type. Il s’y est employé jusqu’à sa mort, et son rêve progresse encore vers sa réalisation grâce aux passionnés du monde entier qui participent bénévolement à ce projet et offrent à chacun.e, chaque jour un peu plus de notre patrimoine culturel partagé. Dans le même genre, citons aussi Ebooks libres et gratuits, autre site merveilleux qui propose des livres du domaine public en français de très belle facture.
Accessibilité physique, ensuite. Le numérique facilite la lecture aux malvoyant.e.s et aux dyslexiques, entre autres. Sur une liseuse, n’importe quelle édition devient un livre en gros caractères (moi-même qui ne suis qu’un peu myope, j’apprécie énormément le confort de lire sans mes lunettes en grossissant le texte). On peut choisir d’afficher le texte avec une police de caractère dessinée spécifiquement pour aider avec la dyslexie. Un livre numérique peut être lu par une synthèse vocale ou peut même comporter une version audio intégrée qui lira le texte page par page, pour aider avec l’apprentissage de la lecture ou la compréhension. Ça aussi, c’est magique.
Dans un autre registre, on peut aussi parler de l’accessibilité à la publication grâce à l’auto-édition, phénomène qui n’aurait jamais pu prendre un tel essor sans le numérique qui démocratise également cet aspect-là.
Quelles sont les productions dont tu es le plus fière ?
Je vais avoir l’air de me vanter affreusement, mais en vrai je suis assez fière de toutes mes productions ! Quel que soit le projet, j’essaye d’y apporter le même soin et la même attention, et de fournir un livre de qualité. Pour moi, un livre numérique n’est pas un produit inférieur ; il peut – il doit – être aussi beau et agréable à lire qu’un livre papier. Exigence de lectrice, et exigence de professionnelle. Ce n’est pas pour rien que mon site s’appelle « les beaux ebooks ». Mais il y en a quelques-unes qui sortent du lot quand même.
D’abord, le tout premier livre que j’ai fait au format epub, en 2009. J’ai pris un texte du domaine public, Three Men in a Boat, de Jerome K. Jerome, avec des illustrations. J’avais envie de tester les limites du nouveau format, donc je me suis vraiment lâchée pour la mise en page. J’ai notamment fait des habillages du texte sur des images non-rectangulaires, où le texte épouse la forme de l’image. En maquette papier, ce n’est rien à faire ; en numérique c’est plus compliqué, surtout en sachant que le texte est fluide et va s’adapter dynamiquement à la taille de l’écran et à la taille des caractères… Je me suis vraiment éclatée, et comme pour ne rien gâcher, c’est un livre drôlissime d’un auteur brillant et que les illustrations sont géniales, je pense que mon ebook a fait plaisir à pas mal de gens, ce qui est vraiment chouette.
En plus, quand j’ai fait ce livre, il n’existait encore aucun outil informatique pour créer un fichier epub ; je l’ai fait à la main avec des outils du web et le bloc-notes de l’ordinateur (saisir à la main dans le bloc-notes le content.opf d’un livre avec 26 fichiers xhtml, une police embarquée et 86 images, la blague ). Quand Val Marković, un développeur motivé, a décidé de coder un éditeur d’epub pour faciliter la chose, on a pas mal discuté de ce qui deviendrait Sigil (encore l’unique véritable éditeur d’epub), et il a utilisé mon livre tout au long du projet comme fichier de test. J’en suis encore super fière. 🙂
Un autre dont je suis particulièrement fière, c’est un projet récent, et dont j’ai parlé sur mon site, Le Putain d’énorme projet – pardon, Le Putain d’énorme livre du bonheur qui va tout déchirer, d’Anneliese Mackintosh. Mes expérimentations avec Three Men, mais surtout les 10 ans d’expérience qui ont suivi m’ont bien servi sur ce livre, qui comporte de très nombreux éléments de mise en forme qui m’ont demandé des journées entières de réflexion et de recherches et de tests avant de trouver une solution. L’ironie, c’est que généralement, les détails dont je suis la plus fière sont ceux qui sont, objectivement, tellement insignifiants que personne n’y fera jamais attention (mais MOI je sais :p). Par exemple, des pointillés fluides sur un ticket de caisse, en sachant que la tabulation en epub, ça n’existe pas. Ce livre repose sur mon travail précédent et certaines astuces m’avaient déjà servi ailleurs, mais il y a aussi pas mal d’innovations, et c’est l’adaptation la plus complexe que j’ai encore jamais réalisée. J’ai eu un bol monstrueux, car la maquette papier a été préparée par quelqu’un qui comprend très bien l’adaptation numérique (Marie Vaugrenard, chez e-Dantès ; rendons à César…) et elle a fait un travail incroyablement carré pour me faciliter la tâche. Il y avait malgré tout un boulot assez énorme sur la maquette pour préparer la conversion, avant d’attaquer la création du fichier epub. Mais je ne sais vraiment pas comment j’aurais fait si j’avais dû partir d’une maquette fait avec les pieds. J’y aurais passé des semaines.
Quels sont tes projets pour les mois/années à venir ?
Ça dépend en grande partie de mes clients ! Il y a potentiellement un joli défi à relever, comparable au Putain d’énorme livre tout en étant complètement différent, si l’éditeur décide de tenter l’aventure en numérique ; je n’en dis pas plus pour l’instant, on verra si ça se fait. Tu peux croiser les doigts parce que ça serait un projet super intéressant, très casse-tête, j’adore ça. Mais j’espère qu’il y aura aussi la dose de romans pépères dans le mix, car c’est aussi un plaisir de soigner les petits détails d’une mise en page toute simple, c’est très zen.
Plus sérieusement, je suis en train de préparer la version anglaise de mon site, My Beautiful Ebooks ; ça me permettra de proposer aussi mes services dans les pays anglophones où l’édition numérique marche très bien. Comme n’importe quel freelance te dira, il vaut mieux avoir plusieurs petits clients qu’un seul gros, donc je suis toujours à l’écoute quand on me contacte pour un projet, et comme je suis bilingue, ça pourrait m’ouvrir de nouveaux horizons.
J’aimerais aussi recommencer à faire de belles éditions de livres du domaine public, en partie pour mon propre plaisir de lecture, et pourquoi pas les proposer à tout le monde, sur mon site. Tu as dû comprendre que le domaine public est quelque chose que je défends très fort ; notre patrimoine culturel partagé qui nous enrichit tou.te.s. Le partager, le mettre en avant, c’est quelque chose qui me tient à cœur. Je commencerais par refaire mon édition de Three Men in a Boat ; dans l’ensemble, il a plutôt bien vieilli, mais il y a un ou deux détails qu’il faudrait revoir, et puis entre temps, j’en ai beaucoup appris sur les bonnes pratiques, et le format aussi a évolué ! Après celui-là, qui sait… il y en a tellement qui me font envie !
Pirater, c’est voler, mais c’est tellement facile. Et le format numérique est tellement plus accessible que le format physique. Alors, pour ou contre la gratuité totale des ebooks ?
Hm, c’est une question complexe à décortiquer en vrai, car ça touche à plein d’autres sujets imbriqués. Pour commencer, laisse-moi bien dire que je trouve absolument normal qu’un auteur / une autrice soit compensé.e pour son travail. Par contre quand on sait que le copyright se prolonge jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur.e (même le plus jeune de ses éventuels enfants sera retraité, voire mort à son tour !), on se rend compte que la polémique autour du partage de fichiers ne se réduit pas simplement à la question de rémunérer ou non les auteur.e.s, car personne n’a besoin d’argent dans l’au-delà. La notion du piratage est inextricablement liée à la question du copyright. La législation est complexe et je ne prétends pas être compétente pour une analyse en règle, mais je suis assez d’accord que la législation actuelle autour du copyright a besoin d’une profonde réforme. Souvent le piratage est agité comme un épouvantail (il n’y a qu’à voir les articles aux titres tendancieux… et d’ailleurs, déjà le terme « piratage » en soi…) pour parasiter le débat et détourner l’attention des vraies questions de fond. Et j’ai l’impression que ça a pour effet d’étouffer un peu le développement du numérique en France, c’est dommage.
Tout cela dit, n’oublions pas non plus que l’accès gratuit à un livre peut se faire de façon tout à fait licite ; un emprunt à une bibliothèque (cœur avec les doigts sur la Bibliothèque Numérique de Paris ! et sur toutes les bibliothèques numériques de France et de Navarre et du monde entier), un texte du domaine public (je cite encore le Project Gutenberg ou ça commence à faire trop ?) ou de creative commons… et aussi qu’il y a une énorme différence entre une opération de contrefaçon à grande échelle, et le partage (qui en soi est une valeur positive tout de même, dont la diabolisation me paraît extrêmement dangereuse) entre amis et famille, qui permet de faire découvrir des auteurs de façon organique. Je ne compte même plus le nombre de livres que j’ai acheté après avoir lu un premier titre prêté par une copine qui me disait « il faut que tu lises ça ! »
Grâce au groupe Babelio Lille/Nord, j’ai rencontré Delphine. Le hasard a voulu que nous soyons voisines pendant un moment. Notre passion commune des livres (et de la bonne bouffe végétarienne) nous a rapprochées et j’ai découvert son activité de relieuse.
J’en ai déjà un peu parlé sur Twitter, mais depuis longtemps, je voulais faire relier mon exemplaire de Sainte Lydwine de Schiedam de Joris-Karl Huysmans afin de le conserver plus longtemps et pouvoir le relire. Je l’ai confié Delphine qui lui a refait une beauté ! Voyez vous-mêmes avec ces photos avant/après !
Design sans titre – 1
Delphine a gentiment accepté de répondre à quelques questions pour présenter son activité.
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Comment es-tu venue à la reliure ?
Je suis passionnée par les livres depuis toute petite, après avoir étudié la littérature et commencé une carrière dans l’édition, je voulais savoir ce qu’il y avait derrière les couvertures, je n’avais aucune idée de la manière dont les pages étaient attachées ensemble ou de ce qu’il y avait derrière le dos d’un livre. J’avais besoin de comprendre et surtout de le faire manuellement. C’est comme ça que je suis entrée dans un atelier de reliure et que je n’en suis jamais sortie.
Quelle formation as-tu suivie ?
Je n’ai pas de formation académique, j’ai appris aux côtés d’artisans relieurs dans leurs ateliers, tout d’abord chez Catherine Gaumerd à Montréal pendant 5 ans, c’était merveilleux de tout découvrir dans le concret, de suivre les projets des relieurs et très vite, les commandes sont arrivées. Puis je me suis inscrite à l’Atelier du Livre de Mariemont en Belgique à mon retour en France, j’ai beaucoup travaillé la restauration et maintenant je suis un cours sur la dorure. Je me forme en permanence, ça répond à ma curiosité et l’exigence du domaine : chaque livre est différent !
Est-ce que relier, c’est relire ? (oui, c’est philosophique tout ça…)
Bien sûr, relier c’est donner vie ou donner une nouvelle vie à un livre. C’est donner au lecteur l’occasion de lire un livre abîmé qu’il avait peur de casser. C’est aussi donner une nouvelle identité, toucher de nouveaux lecteurs. Il y a tout le travail de création, le choix des matériaux, des couleurs, l’illustration, le titrage, toutes les relectures sont possibles !
Face à la numérisation grandissante des contenus écrits/imprimés, pourquoi est-il important de préserver ce métier d’art ? Est-ce un métier anachronique ou superflu ?
Le livre imprimé et le livre numérique cohabitent, les deux ont leur fonction, le lecteur a une relation différente aux deux. Nous créons plus d’attachement au livre papier et nous avons besoin de relieurs pour les créer ou les restaurer. Il y a dans mon travail la magie du livre papier qu’on ne trouve pas dans le numérique, quand un client veut restaurer le livre de cuisine de sa grand-mère, on est dans l’humain à part entière ! C’est la même chose lorsqu’on remet une reliure d’art à un écrivain qui a gagné un prix. Ce sont toujours des histoires d’amour, c’est la beauté de ce métier.
Quelles sont les productions dont tu es le plus fière ?
Je ne m’étais jamais posé la question ! J’ai la chance et la joie de ne faire que des projets que j’aime et je suis fière de tout. J’ai un beau parcours et j’aime les défis et proposer de nouvelles choses. Cette année je travaille avec des matériaux plus originaux comme le tissu (les torchons !) ou encore le liège, je suis fière quand je parviens à un résultat intéressant. Je réfléchis beaucoup au projet que je vais construire dans le cadre d’un atelier d’artiste avec l’Imprimerie Nationale en 2019, voilà un partenariat duquel je ne suis pas peu fière !
Quels sont tes projets pour les mois/années à venir ?
Je n’ai pas de planning, je vais là où le cœur me porte, au gré des rencontres et des opportunités et m’engage dans des choses très différentes. Je tiendrai un stand à la Biennale des aquarellistes, je prépare des carnets pour les ventes de noël et participerai très certainement à un salon à ce moment-là, je travaille sur le partenariat avec l’Imprimerie Nationale, j’adorerais réaliser des petits ateliers dans des maisons de retraite et surtout je traîne à ouvrir une page sur Etsy car le temps me manque, mais c’est dans mes priorités ! Donc, à suivre !
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Si vous avez des vieux livres à relier, n’hésitez pas à contacter Delphine via sa page Facebook. Et si vous lui dites que vous venez de ma part, vous n’aurez droit à aucune réduction, mais sans aucun doute au meilleur des accueils !
Louisa May Alcott est une autrice américaine née en 1832 et décédée en 1888.
POTIN – Elle a contracté la fièvre typhoïde pendant son service d’infirmière durant la guerre de Sécession et est décédée deux jours après la mort de son père.
Parce que #MeToo. Parce Marie Laguerre. Parce que Christine Blasey Ford. Parce que Tara Fares. Parce que Nadia Murad. Parce que la GPA pour toutes. Parce que j’ai été agressée dans le métro, sifflée dans la rue, méprisée par des employeurs. Parce que ça suffit, ces millénaires de domination phallocrate. Et parce que, sans aucun doute, la culture nous sauvera tous, ou au moins celles et ceux qui se battent pour ça.
À tout cela, je veux opposer la force des femmes et la beauté des lettres et des mots.
La semaine prochaine, pas de chronique de livres, mais des interviews de femmes qui font les livres.
Non, pas de tribune féministe parce que l’art est universel. Ces femmes ne parleront pas au nom des femmes ni pour toutes les femmes. Mais j’ai voulu les mettre à l’honneur dans un monde qui, hélas, les laisse trop souvent de côté. Je vous laisse voir les sélections et les lauréats des prix littéraires d’automne si vous avez des doutes…
Vous trouverez ici les liens vers toutes les interviews, ajoutées jour après jour.
Album d’Hiiragi Nonaka (autrice) et Keiko Matsumoko (illustratrice).
Choco et Coco reçoivent enfin une invitation très attendue : Cacao les invite à la fête des pommes qu’il organise chaque année. La saison de ce fruit délicieux a enfin commencé. « Le ciel est tout bleu. […] Il n’y a pas un nuage. Ça, c’est bien la couleur de l’automne. / Le vent est frais et l’air est pur. » Comme tous les ans, les lapins se retrouvent sous un pommier majestueux, et ils sont chaque automne de plus en plus nombreux à venir se régaler de ce fruit délicieux. La cueillette va bon train dans ou sous les branches, mais bientôt, il est temps de préparer la grande tarte aux pommes que tous les lapins partageront à la fin de la journée. « Alors que le pommier a donné plein de pommes pour plein de petits lapins, il semble avoir toujours autant de fruits rouges, brillants sous la lumière du crépuscule. À l’année prochaine ! »
Les illustrations magnifiques de Keiko Matsumoko – qui ont fait l’objet d’une exposition en 2013 – enchantent cette douceur histoire dont s’échapperait presque l’odeur de la tarte aux pommes ou le craquant acide du petit fruit rouge. Les images sont douces et agréables pour les jeunes lecteurs, mais elles sont loin d’être niaises et leur grande qualité en font des œuvres que l’on pourrait encadrer. Ce bel album chante les plaisirs de la vie, les joies simples et gourmandes qui sont celles que je préfère. Comme l’automne qui est une saison que j’aime particulièrement, car elle succède à l’écrasant été qui me convient si mal et annonce l’hiver qui me ravit tant, mais surtout parce que la lumière automnale n’en finit pas de m’émerveiller par ses variations et sa délicatesse.
Jacques Rougeron est bègue. « Pour chaque mot étudié, il en trouvait deux autres. Des mots pour bègue. Des mots de relève, de secours, de remplacement. Des mots qui attendaient la défection d’un autre, cachés dans les fourrés du fond de la gorge. » (p 69) Son meilleur copain, le petit Bonzi lui a dit qu’il existe des herbes qui guérissent de tout, alors Jacques mange celles qui poussent au bas de son immeuble. Il a bien conscience que ce n’est pas bien normal : à l’instar de tous ses mensonges et de toutes ses bêtises, il l’écrit sous son sommier, attendant la sanction paternelle comme une évidence et une délivrance. « Jacques a toujours cette peur. Il a peur de rentrer. Peur de la nuit qui vient. Peur de la maison. Peur de demain surtout. Il se dit que demain est trop près d’aujourd’hui, que les demains, tout peut arriver. » (p. 49) À l’école, heureusement qu’il a le petit Bonzi pour l’aider face aux copains pas toujours sympas et face à Manu, l’instituteur si gentil qu’il en est désemparant. Mais cela ne suffit pas. Par un enchaînement affreux d’angoisses, de dissimulations, de mots qui se dérobent, voilà que Jacques annonce une information terrible à l’école, pas tout à fait vraie ni tout à fait fausse, mais certainement pas véridique : pour s’en protéger à la maison, il renchérit avec un mensonge encore plus énorme devant ses parents. Hélas, ces derniers ont rapidement rendez-vous avec Manu : la date s’approche, c’est vendredi, c’est dans deux jours, c’est demain. Jacques s’attend à mourir, écrasé par la révélation de ses inventions et de ses conneries de gamin.
Le petit Bonzi, c’est un peu l’antithèse d’une scène célèbre du film Les 400 coups, à savoir que le mensonge affreux du gamin n’est jamais découvert ni puni. Mais ça n’empêche pas qu’une personne en soit victime. Et c’est d’autant plus bouleversant que le sacrifié est un adulte, un adulte aimant, un adulte triste qui par son effacement rend à un petit garçon le lien avec un père qu’il croyait perdu. « C’est important, un père. C’est grave, un père. C’est essentiel, un père. Même méchant, même absent, même ailleurs, même quand il lève le martinet. » (p. 137) C’est le premier roman (et le premier roman tout court de l’auteur) de Sorj Chalandon que je lis. Ce ne sera pas le dernier. En moins de 180 pages, l’écrivain offre un texte percutant, au style qui tord les entrailles tant il est juste et profond. Il prouve la puissance des surnoms qui, bien souvent, marquent l’identité profonde des êtres, là où l’état civil entrave l’individu ou l’éloigne des autres. Ayant presque tout lu de Philippe Claudel (ô tristesse infinie), il me fallait un autre immense auteur de langue française du même tonneau pour me consoler. Et soyez certains que c’est avec des délices infinies que je vais me noyer dans l’œuvre de cet écrivain.
Siddhartha est le bel enfant d’un brahmane respecté. Il est aimé et admiré et son avenir semble tout tracé, sur les pas de son père, mais il est profondément insatisfait. Cherchant le sens profond de l’existence, il devient un Samana pour vivre une ascèse nomade. Suivi de son cher ami Govinda, il marche pendant des années en suivant les enseignements de ses maîtres, mais cela ne lui suffit pas. Quand il rencontre le premier Bouddha, il perçoit la grande clarté et la vérité de sa doctrine, mais cela non plus ne suffit pas à emplir son cœur. « Un but, un seul, se présentait aux yeux de Siddhartha : vider son cœur de tout son contenu, ne plus avoir d’aspirations, de désirs, de rêves, de joies, de souffle, plus rien. Il voulait mourir à lui-même, ne plus être soi, chercher la paix dans le vide de l’âme et, par une abstraction complète de sa propre pensée, ouvrir la porte au miracle qu’il attendait. » (p. 25) Siddhartha ressent terriblement la difficulté d’atteindre au Nirvana. Par curiosité et peut-être aussi par facilité, il tente d’y toucher en passant par les plaisirs de la chair et du négoce. Évidemment, une fois encore, cela ne suffit pas. « Sans doute, il avait des moments de bonne humeur et même de gaieté ; mais il était bien obligé de reconnaître que la vie, la véritable vie passait à côté de lui sans le toucher. » (p. 68) Ayant tout goûté jusqu’au dégoût de tout, ayant connu plusieurs naissances à lui-même et au monde, il s’engage à nouveau sur la voie de la vie saine, de la vie sainte, comprenant enfin qu’il faut plus d’une existence pour atteindre l’Unité.
Je m’intéresse depuis peu – et vraiment en dilettante – à la spiritualité bouddhiste, grâce à ma rencontre avec une adepte devenue une amie. Pas question de conversion pour moi, mais plutôt d’étudier les liens profonds et évidents qu’a cette pensée avec le christianisme, notamment avec le catholicisme qui reste ma religion. La bonté et l’écoute de l’autre/l’Autre n’ont pas besoin d’être rattachées à un dogme pour être universelles. Avec ce roman philosophique d’Hermann Hesse, je m’éveille un peu plus à certaines évidences.
Usagi Yojimbo, ça veut dire « lapin garde du corps ». C’est ce qu’est Miyamoto Usagi, un ronin : ce samouraï est sans maître depuis la mort de ce dernier lors de la bataille d’Adachigahara. Il parcourt les routes du Japon, en solitaire, mais toujours serviable envers ceux qui en ont besoin, parfois contre rémunération, souvent pour honorer le bushido, le strict code des samouraïs. « Mon honneur m’oblige à exécuter la dernière volonté de ce fidèle samouraï. » (p. 39) Il croise d’autres guerriers, des chasseurs de prime, des seigneurs, des ninjas et met ses lames aiguisées au service de nobles causes. « Je vous dois la vie de mon seigneur… Une dette dont je ne pourrai jamais m’acquitter. » (p. 46)
Les chapitres se succèdent comme des feuilletons, les premiers semblant être totalement indépendants les uns des autres, mais progressivement se mettent en place des arcs narratifs qui placent Miyamoto au centre de complots ou de vengeances. Cette œuvre est une excellente façon de découvrir les traditions japonaises. Mais j’avoue ne pas comprendre ce que sont les lézards/dinosaures qui pullulent dans les pages… L’anthropomorphisme des personnages n’empêche pas la présence de quelques humains qui sont traités à égalité avec les animaux.
En dépit de son format, cette histoire n’est pas un manga, mais bien une bande dessinée. On la lit dans le sens occidental traditionnel et le découpage des planches est – hormis quelques écarts – également tout à fait classique pour un lecteur européen/américain. Point curieux : les onomatopées n’ont pas été traduites de l’anglais vers le français, alors que le reste du texte l’est. Avec de nombreuses références et un humour plutôt fin, l’histoire est vraiment plaisante à suivre. En outre, le dessin en noir et blanc atténue la violence en « invisibilisant » le sang.
Soyez certains qu’après ce premier volume, j’ai bien hâte de poursuite ma découverte des aventures du noble et courageux lapin garde du corps. J’avais déjà craqué pour Kevin Costner en bodyguard, mais voilà un mâle dont j’emploierais bien les services si j’étais une star…
Kansas, un été étouffant. Hayley se prépare à un tournoi de golf qui peut décider de son avenir. Tommy est plus que jamais obsédé par la jolie Tessa. Norma se consacre entièrement au concours de beauté auquel doit participer sa fille. La rencontre entre ces trois personnages doit beaucoup au hasard et sans doute autant à la malchance : à croire qu’il est préférable de se faire renverser par une voiture, parfois. Tandis qu’une tornade se précipite sur le Kansas, un ogre rôde dans l’obscurité, prêt à se repaître des innocences qui osent s’aventurer la nuit dans les rangs de maïs. « Les gamins, on les dévorait dans les champs à la nuit tombée. Les gamins, on les faisait hurler derrière les portes closes. » (p. 158) Et enfin, il y a Helena : arrêtez de la chercher, elle est partout à force d’être absente.
Ce second roman de Jérémy Fel ressemble à s’y méprendre, dans certains chapitres, à du Stephen King et à du Joyce Carol Oates. « Tommy savait que la créature vivait quelque part au-dehors, attendant patiemment le moment où elle pourrait définitivement lui voler son âme. Et qu’elle ne repartirait qu’en l’ayant piétinée, digérée. » (p. 90) Comme ces deux monuments de la littérature américaine, l’auteur français maîtrise l’art de la narration poisseuse et pesante, ce qui sert avec brio son propos. On est dans du gore jouissif, et beaucoup de fluides corporels sont répandus. « Pour se débarrasser du monstre, il fallait le frapper en plein cœur. » (p. 474) Par certains aspects, ce roman m’a rappelé Alex de Pierre Lemaitre, ou quand les victimes sont coupables et vice-versa…
Grâce à Helena, personnage en creux qui cristallise toutes les douleurs de ce long roman, Jérémy Fel rend un puissant hommage aux mères poules, aux mères louves, aux mères dragons. « Tu sais, une mère se trompe rarement sur le potentiel de ses enfants. » (p. 60) Ce que je retiens surtout de cet excellent texte, c’est la puissance de l’imagination, et sa frontière ténue avec le réel. Du fantasme le plus suave au cauchemar le plus douloureux, le cerveau humain cherche toujours à s’échapper d’un quotidien terne ou d’un épisode insupportable. Et l’auteur a parfaitement rendu ce nécessaire besoin de fuir, d’oublier, de dissimuler. Je vous conseille également son premier roman, Les loups à leur porte, tout aussi excellent !