Ce qui reste de la nuit

Roman d’Ersi Sotiropoulos.

Constantin Cavafy et son frère John ont quitté Alexandrie et leur famille pour faire un tour d’Europe. Alors que l’affaire Dreyfus secoue encore Paris, Constantin essaie de faire publier ses poèmes par Jean Moréas. Mais ce dernier, en trois mots, prononce une sentence douloureuse que le poète ressasse jusqu’à la nausée. Ses efforts et son acharnement ne semblent pas porter de fruits. « Ça faisait si longtemps qu’il travaillait sur ce poème et voilà qu’il lui fallait de nouveau se pencher dessus. Non, il ne pouvait pas le jeter. Il y avait de la force là-dedans. Il était remarquablement conçu. » (p. 33) Pendant des nuits entières, dans sa petite chambre et à la lueur des bougies, il reprend les mêmes vers, les mêmes mots et travaille avec obsession. « Il aspirait plus que tout à s’affranchir du lyrisme et des fioritures, à extirper le superflu, à trancher dans le gras pour aller droit à l’os. » (p. 63)

Autre chose l’obsède et le tourmente, la beauté des hommes. De cet homme surtout, si jeune, si lumineux, aperçu un soir et jamais oublié. L’évocation de ce souvenir est alors puissamment érotique et sensuelle. « On pourrait les mordre ces lèvres et elles pourraient vous le rendre passionnément, et ensuite comme on se retirerait pour les contempler, repérer un infime soupçon de débauche se dessiner aux commissures, les marques invisibles d’un probable vice. » (p. 128) Constantin passe d’un extrême à l’autre, entre morosité trouble et exaltation dangereuse, à la fois poussé et freiné par ses désirs. « Qui sait s’il ne se promenait pas dans le même quartier. Si leurs trajectoires ne les rapprochaient pas l’un de l’autre à chaque instant. Une si douce nuit. Les poèmes pouvaient attendre. » (p. 159) Mais le beau garçon a été avalé par Paris et le poète reste seul avec son désir qui est tellement lié au souvenir de sa mère, image horrifique de femme vieillissante en quête d’affection.

Constantin maudit les maîtres qui l’écrasent par leur talent, comme si leur présence tutélaire bloquait son inspiration. Mais il ne cesse jamais de chercher, même quand le désespoir guette et s’insinue dans chaque instant. « Et cependant il y avait des poèmes qui se concentraient simplement sur un infime détail, songea-t-il. Ils attrapaient un fil, une petite trame du cycle de la vie. Une chose presque inexistante dans le fatras général des passions et des évènements. Ils l’attrapaient et le décortiquaient. Et ces compositions qui s’inspiraient d’un rien s’avéraient être parfois des chefs-d’œuvre. Ils l’attiraient, ces poèmes-là. » (p. 155) Il est souvent pris d’une envie de tout détruire, de faire table rase et d’annihiler son œuvre. Éternellement insatisfait, Constantin est près de céder la tentation du néant pour ne pas subir la douleur du rejet, aujourd’hui ou demain. « Que l’œil de quelqu’un tombât sur un vers inachevé, un poème en cours d’écriture, l’eût fait bondir hors du tombeau. » (p. 230) Finalement, que retiendra l’histoire de Constantin Cavafy ?

Je ne connaissais pas ce poète largement reconnu en Grèce. Le portrait qu’en fait Ersi Sotiropoulos est tourmenté, flamboyant, digne des poètes maudits français. Je regrette un peu qu’il n’y ait pas plus de ses poèmes dans le roman. Les quelques vers qui sont présentés montrent une inspiration familiale profonde, une sorte de mythologie des origines. Tant que ça ne tombe pas dans l’autofiction qui me déplaît tant, ce substrat littéraire m’intéresse beaucoup. Je vais chercher à en savoir un peu plus sur le poète et je vous laisse avec le sublime incipit de ce texte.

« La Terre semblait encore plate alors et la nuit tombait d’un coup jusqu’aux confins du monde, là où quelqu’un de penché vers la lumière de la lampe pouvait voir des siècles plus tard le soleil rouge s’éteindre sur des ruines, pouvait voir, au-delà des mers et de ports dévastés, ces pays qui vivent oubliés du temps dans l’éclat du triomphe, dans la lente agonie de la défaite. » (p. 13)

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L’éveil

Premier roman de Line Papin.

À Hanoï, des filles et des garçons se croisent, s’aiment et se blessent. Juliet, fille du consul australien, s’amourache de ce jeune Français croisé dans une soirée. « C’était étrange, cette fascination qu’elle avait, comme si… je ne sais pas… comme si j’étais l’élu ou une connerie de ce genre. » (p. 36) Après des années à y vivre, Juliet découvre Hanoï, au-delà des murs et de la climatisation du consulat. S’autorisant enfin cette soif de nouveauté, elle s’éveille, embellit et s’épanouit. « C’était moi, il fallait me voir, ce soir-là, j’étais folle et merveilleuse d’être aimée, d’aimer… » (p. 87) Hélas, ce garçon qu’elle aime tant a un passé et des blessures d’amour non cicatrisées. Ces blessures ont un nom, Laura. Laura était tellement vive, trop vive. « C’était une petite fille ; elle a dû se tordre quelque chose à l’intérieur, qui ne se répare pas. Elle a l’air folle, oui, d’une folie cinglante, agressive, qui produit de la joie et le bruit mat d’une pierre cognée contre une autre. » (p. 103) Le jeune homme et Laura se comprenaient sans se parler, réunis dans l’exclusion commune de la lecture. Quand Laura se meurt, le jeune Français ne peut plus vivre. Et Juliet ne sait comment le garder.

Impossible de ne pas penser à la brûlure que m’a laissée L’amant de Marguerite Duras. J’ai trouvé dans le premier roman de Line Papin un peu de cette fièvre de vivre et de ressentir, mêlée de désespoir et de douleur. Dans la moiteur chaude de Hanoï, les amours croisées et douloureuses sont forcément plus exotiques pour le lecteur qui ne connaît pas la ville.

Sans en abuser, Line Papin manie avec talent les points de suspension. En ne disant pas tout, l’auteure permet beaucoup, mais dans des limites qui ne sont jamais loin. La grâce des points de suspension n’est pas inachèvement, mais ouverture vers un ailleurs qu’il appartient au lecteur d’imaginer. En un sens, ces trois petits signes concluent bien mieux certaines phrases qu’un point franc et massif.

L’éveil est un roman troublant, étonnant, puissant et profond. Aucun doute, une voix vient de naître et je pense qu’on entendra encore parler de Line Papin.

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Un travail comme un autre

Premier roman de Virginia Reeves.

Roscoe T Martin n’a jamais voulu être fermier. Pourtant, quand son épouse, Marie, a hérité de la ferme paternelle, il l’a suivie. Mais Roscoe est passionné par l’électricité et c’est avec regret qu’il a abandonné son emploi chez Alabama Power. « On naît avec quelque chose dans les veines, pour mon père, c’était le charbon, pour Marie, c’est la ferme, pour moi, un puissant courant électrique. » (p. 67) Il a alors l’idée de tirer illégalement une ligne jusqu’à la ferme pour faciliter le travail et augmenter le rendement. Hélas, un employé d’Alabama Power trouve la mort en examinant son transformateur clandestin. Roscoe est reconnu coupable et écope de vingt ans dans un pénitencier d’État. Son ami Wilson, un noir qui vivait et travaillait avec lui à la ferme, est envoyé dans les mines. En 1920, en Alabama, la détention d’un homme de couleur avait des relents d’esclavage. Pendant des années, Roscoe purge sa peine en enchaînant des emplois plus ou moins plaisants en prison : affecté à la laiterie, puis à la bibliothèque, il finit sa peine dans le chenil, à entraîner les chiens lancés aux trousses des fugitifs. À la ferme, Marie est écrasée par les dettes et la honte : à cause de son époux, un homme est mort et leur ami souffre dans les mines. « Je te voyais passer ton temps en prison et ça aussi ça me met en colère, contre toi, parce que tu t’es infligé ça, parce que tu nous as abandonnés. »(p. 324 & 325) Marie ne rend jamais visite à Roscoe et ne répond pas à ses lettres. Et elle fait tout pour éloigner Gerald, leur fils, de ce père criminel. « Je vais lui écrire, et je lui dirai que c’est à cause de toi que je n’ai pas écrit plus tôt. Et tu vas me laisser lire ses lettres. » (p. 224) Quand Roscoe sort de prison grâce à une libération anticipée, il a encore l’espoir de retrouver sa famille, mais que reste-t-il pour lui, dans cette ferme qu’il n’a jamais aimée ?

Avec ce premier texte, Virginia Reeves propose un roman américain âpre et puissant dont le style rappelle celui de Jim Harrison ou des autres auteurs du grand Ouest. Sous la chaleur accablante de l’Alabama, l’électricité met le feu aux poudres. Pour Marie, on est loin de la Fée bleue qui apporte confort et facilité dans les ménages. « Elle ne se fiait à personne qui touchât de près ou de loin à l’électricité. Toute cette entreprise était visqueuse, malhonnête, changeante. Le courant était là, puis il n’y était plus. » (p. 194) Ce roman propose le portrait indulgent et émouvant d’un homme dont le crime est d’avoir passionnément aimé son métier et voulu aider sa famille. J’espère que Virginia Reeves continuera d’écrire : son premier roman est une vraie réussite !

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Une fille et un flingue

Roman d’Ollivier Pourriol.

Dimitri et Aliocha Koulechov étaient élèves à la Cité du cinéma, l’école de Luc Besson. Le cinéma, c’est leur passion. Faire un film, leur obsession. « Mais le cinéma, il ne suffit pas de le vouloir, c’est comme l’amour, il faut qu’il veuille de vous. Et s’il veut pas, hein, s’il veut pas ? » (p. 11) Là où le bât blesse, c’est du côté du portefeuille : quand vous êtes deux frangins inconnus, ce n’est pas facile d’avoir les moyens pour embaucher des stars et payer tout un tournage. Dimitri et Aliocha ne se sont pas laissés démonter. Et c’est derrière les barreaux qu’ils racontent leur formidable escroquerie. « D’accord on est en prison, mais on a fait un film tout seuls, sans un sou, avec une star, et même deux. » (p. 14) Pendant le Festival de Cannes, les deux frères terribles rencontrent Gérard Depardieu et Catherine Deneuve et ils invoquent Jean-Luc Godard pour inciter la deuxième à accepter de tourner dans leur film. Le scénario est simple : tourner une scène de braquage avec l’actrice. Mais, sans le savoir, l’actrice devient complice. Et voilà une arnaque montée comme un script !

Ce roman est un enchaînement de grands noms du septième art, de palaces cannois et de références culturelles en tout genre. Une fille et un flingue, pas de doute, je voudrais le voir au cinéma, comme une mise en abîme de la mise en abîme. « Alors on tourne un livre, c’est caméra-stylo, on filme les mots qu’on dit comme si on les écrivait, et on remplit la page, en attendant de la tourner. » (p. 32) Le crime des frères Koulechov est parfait, ou presque puisqu’ils sont en taule quand le livre commence. Les chapitres sont courts, comme des prises, caméra à l’épaule ou téléphone à la main puisqu’il faut bien utiliser les nouvelles technologies. Est-ce qu’Ollivier Pourriol aura un prix pour son livre ? Et pourquoi pas un César ? Meilleur scénario original !

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Les Maures

Récit de Sébastien Berlendis.

Quand il était jeune, le narrateur passait ses étés dans un camp à La Londe-les-Maures, dans une pinède proche de la mer. Sous le soleil et la chaleur, il s’est créé des souvenirs qu’il évoque pour lui et pour maintenir le lien avec son grand-père, cher aïeul malade qui s’éloigne inexorablement. « Des récits de mon grand-père, c’est cette image du peuple en vacances qui m’émeut, l’image d’une vie d’été avec ses stéréotypes à laquelle je demeure fidèle. » (p. 22) Les Maures, c’était la caravane des grands-parents et les bains de mer interminables. Ce sont les premières amours émues et balbutiantes. « Les filles s’écartent du sentier pour gagner les fougères hautes. Elles nous prennent la main, je suis un garçon qui marche derrière une fille, le sang et le cœur retourné. (p. 34) Les Maures, c’était Marie, Louise, Léna, Suzanne, Isabelle, Gilles, Tom, Thomas. « Cet été, Louise découvre la plage, les garçons, la frénésie, son corps. Avec elle, je découvre le mien. » (p. 50)

En se souvenant, le narrateur cherche à prolonger l’histoire et peut-être aussi la fragile existence de son grand-père. C’est vain et c’est sublime. « Les images d’une adolescence au soleil continuent de modeler mon désir et mon imaginaire. Je me construis dans les souffles chauds, les idylles, l’horizon bleu, le sel marin. » (p. 71) Il y a là quelque chose de l’image d’Épinal, du cliché, comme ces quelques photos de 1972 qui ont figé la jeunesse du grand-père dans un espace éternellement jeune et vigoureux. « Sans la présence de mes souvenirs et la voix de mon grand-père verrais-je autre chose qu’une étendue sèche de sable et des caravanes désolées. » (p. 81) Évidemment, le narrateur projette le filtre de son bonheur passé sur le paysage aride des Maures. Les lieux ne sont beaux que parce qu’ils ont été habités et qu’ils sont devenus le décor involontaire d’expériences fondatrices.

À coup de paragraphes courts qui ont des airs de photos de vacances et qui sont des instantanés d’émotion, Sébastien Berlendis déploie son style élégant et évocateur. Je n’ai pas passé mes vacances à La Londe-les-Maures, mais j’ai dans mes souvenirs un camping et une plage qui se sont imposés devant mes yeux pendant ma lecture. Là aussi, il y avait mes grands-parents, eux qui offraient plus que des vacances et qui permettaient des choses que les parents ne savaient pas et ce que l’année scolaire n’offrait pas. C’était la liberté et le bonheur, sans la conscience de leur fragilité. Elle, elle est venue plus tard, quand il a été moins facile d’être libre et heureux.

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L’indolente – Le mystère Marthe Bonnard

Texte de Françoise Cloarec.

En 1893, Pierre Bonnard rencontre Marthe de Méligny. La jeune femme se présente comme orpheline et elle devient immédiatement la muse parfaite du peintre. « Il la dessine comme s’il lui écrivait son désir de la revoir. » (p. 15) Dans le Montmartre du début du XX° siècle, Pierre et Marthe vivent heureux, couple autosuffisant que le luxe n’intéresse pas, uniquement tourné vers la peinture. « Elle est le thème privilégié, le prétexte essentiel de la mise en lumière de son art. Si elle montre sa fragilité, sa force réside en l’amour de Pierre pour elle. » (p. 135) Il faut dire que Marthe n’aime pas paraître, ni fréquenter le monde. Elle préfère rester chez elle, chez eux, entretenir une intimité créatrice que favorisent ses maladies et sa faiblesse nerveuse. Et Pierre est souvent bien heureux de rester auprès de son amante et de son modèle préféré. « Silhouette parfaite, elle donne à voir son corps, ses courbes. Toujours invitant aux regards, cachant ses yeux. » (p. 56) Sans cesse, Marthe se dérobe aux questions sur son histoire, il est impossible de fixer son identité sur le papier, pas comme son corps sur la toile. « Le passé, elle ne va pas l’oublier, elle va le nier. » (p. 18) En réalité, Marthe s’appelle Maria et elle lutte contre un passé qu’elle ne veut pas reproduire. Marthe/Maria cache sa famille, ses premières années et se rend entièrement disponible pour Bonnard en faisant d’elle-même et de son passé une toile vierge sur laquelle l’artiste peut inlassablement projeter ses désirs et l’image inaltérée qu’il a de sa muse amante. « Marthe devient le chef-d’œuvre du peintre. » (p. 27) Dans les toiles de Bonnard, Marthe est éternellement jeune, en pleine santé et belle. « Depuis leur rencontre, le temps s’est aboli : Marthe éternellement jeune, les seins haut, se lave. » (p. 242)

En retraçant l’histoire du modèle de Pierre Bonnard, Françoise Cloarec parle de ses recherches et de son travail autour de Marthe/Maria. « Marthe n’est pas celle que l’on croit, je vois bien qu’il y a du secret. Je cherche la Maria qu’elle a voulu taire dans les toiles, dans sa famille, dans les livres, dans les articles. » (p. 38 & 39) Comprendre qui se cachait derrière Marthe, c’est comprendre pourquoi l’héritage du couple Bonnard a été un tel scandale. Ce n’est certainement pas ce que cherchait le peintre. « Bonnard ne recherche ni l’argent ni la renommée. Sa place en peinture est singulière, peu d’artistes sont aussi effacés que lui. » (p. 97) Marthe de Méligny, c’est un peu la Mona Lisa de Pierre Bonnard, une beauté mystérieuse qui ne livrera jamais tous ses secrets. Et si L’indolente approche du cœur du mystère, il reste suffisamment à distance pour que le lecteur retienne avant tout la beauté des tableaux de Pierre Bonnard. Le reste n’est que littérature.

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Anthracite

Roman de Cédric Gras.

Quatrième de couverture : « À l’hiver 2014, dans une Ukraine survoltée, la foule furieuse se mit à dézinguer toutes les idoles communistes. Elle détruisait les plâtres, les granits, les bronzes, la fonte, les effigies, elle abattait les grands Lénine, les petits, les statues où il montrait la voie (sans issue). Elle cognait le spectre d’une URSS qui la hantait. Elle défoulait sa haine contre les fantômes soviétiques, taillant tout cela en pièces et veillant jusqu’à l’aube, comme si les sculptures avaient eu le pouvoir de se redresser à la faveur de la nuit. Et d’une certaine manière c’est ce qui arriva : l’empire fut ravivé. » Entre guerre civile et mines d’anthracite, deux amis d’enfance traversent leur Donbass natal dans un rond trip tragi-comique. Une grande épopée contemporaine

De ce roman, j’ai lu un gros tiers avant de rendre les armes. Ce n’est pas que le destin et l’actualité des anciens pays du bloc de l’Est ne m’intéressent pas, mais je n’ai pas réussi à m’attacher aux pas de Vladlen, narrateur et protagoniste de cette histoire. Ce musicien poursuivi par des séparatistes n’est pas antipathique, son amour pour sa chère Essénia est touchant et son retour au Donbass est empreint de souvenirs percutants, mais rien à faire, je me suis ennuyée dans ce voyage vers cette province ukrainienne. « Le Donbass étalait ses industries décaties et immuables, sa seule histoire. La sensibilité prorusse y était latente, la russophonie, exclusive et l’héritage, soviétique. […] La ville de Donetsk prospérait sur le butin de l’anthracite, la manne de la sidérurgie et le pactole de l’énergie. » (p. 26)

Ce n’est pas grave, j’ai bien d’autres livres à découvrir et je suis certaine que ce roman trouvera son public.

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Au commencement du septième jour

Roman de Luc Lang.

Quatrième de couverture : 4 h du matin, dans une belle maison à l’orée du bois de Vincennes, le téléphone sonne. Thomas, 37 ans, informaticien, père de deux jeunes enfants, apprend par un appel de la gendarmerie que sa femme vient d’avoir un très grave accident, sur une route où elle n’aurait pas dû se trouver. Commence une enquête sans répit alors que Camille lutte entre la vie et la mort. Puis une quête durant laquelle chacun des rôles qu’il incarne : époux, père, fils et frère devient un combat. Jour après jour, il découvre des secrets de famille qui sont autant d’abîmes sous ses pas. De Paris au Havre, des Pyrénées à l’Afrique noire, Thomas se trouve emporté par une course dans les tempêtes, une traversée des territoires intimes et des géographies lointaines. Un roman d’une ambition rare.

Quand je me cache derrière une quatrième de couverture au lieu de proposer un résumé de mon cru, c’est soit parce que je ne veux pas déflorer l’intrigue, soit parce que je n’ai pas suffisamment progressé dans le livre pour prétendre le synthétiser. Ici, deuxième cas et abandon page 230, en plein milieu d’une phrase.

J’avais pourtant terriblement envie d’apprécier ce livre. Lors de la présentation de la rentrée littéraire des éditions Stock, Luc Lang m’avait envoûtée par sa présence, sa prestance, son regard profond. Hélas, je me suis heurtée de plein fouet à l’écriture de l’auteur : dense, étouffante, omniprésente. Faites un test si vous croisez ce livre : ouvrez-le n’importe quelle page et vous verrez un espace saturé d’écriture, sans presque aucun saut de ligne. À croire que le texte reflète l’état d’esprit de Thomas, protagoniste perdu. « C’était simplement un brouillard de plus en épais autour de Camille depuis cet accident. » (p. 79) Heureusement qu’il y a des retours à la ligne pour reprendre un peu son souffle ! Ici, tout est au même niveau, discours ou récit.

J’avais pourtant terriblement envie d’apprécier ce livre, de découvrir les mystères qui entourent Thomas, son frère et sa sœur, de comprendre ce qui se passait dans la vie de Camille. « Je sens comme une malédiction qui pèse sur la famille, sur nous… » (p. 216) Mais il y a trop d’histoires dans cette histoire : des affaires professionnelles, des magouilles politiques, des secrets de famille, des cheminements personnels, etc.

J’avais pourtant terriblement envie d’apprécier ce livre. Pas réussi. La faute à qui ? Certainement pas à Luc Lang dont le travail est remarquable. Sans doute à mon esprit un peu fatigué. Mais ce n’est pas un adieu : je range Au commencement du septième jour pour un dimanche où mes neurones, mieux entraînés à la brasse coulée, accepteront de plonger dans sa masse textuelle.

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La rentrée littéraire 2016 des éditions Stock

Le 1er juin dernier, j’ai eu la chance d’assister à la présentation de la rentrée littéraire des éditions Stock.

Aujourd’hui, je vous présente mes avis sur les romans qui sont à paraître cette semaine.

J’espère que ça vous donnera des envies !

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Billevesée #243

Au théâtre, les coulisses sont la partie de la scène que les spectateurs ne voient pas, là où les acteurs attendent et où les techniciens travaillent en silence.

Elles doivent leur nom aux glissières qui permettaient de déplacer les panneaux décoratifs visibles sur la scène.

En coulisses, ça coulisse.

Alors, billevesée ?

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Les tribulations d’un Chinois en Chine

Roman de Jules Verne.

Quatrième de couverture : Le richissime Chinois Kin-Fo vient de se trouver soudainement ruiné. La vie, qui lui paraissait jusqu’alors insipide, lui devient insupportable. Il contracte une assurance-vie de 200 000 dollars en faveur de sa fiancée Lé-ou et du philosophe Wang, son mentor et ami à qui il demande de le tuer dans un délai de deux mois, tout en lui remettant une lettre qui l’innocentera de ce meurtre. Avant le délai imparti, Kin-Fo recouvre sa fortune, doublée. Il n’est plus question pour lui de renoncer à la vie. Mais Wang a disparu avec la lettre et il n’est pas homme à rompre une promesse ! Voilà donc Kin-Fo condamné à mort, par ses propres soins ! Une seule ressource : retrouver Wang. Et Kin-Fo de se lancer dans le plus haletant des périples au pays du Céleste Empire.

Ce roman est très plaisant, mais tellement prévisible. Je n’en connaissais que le titre, pas une ligne d’intrigue et pourtant, j’ai tout vu venir à des kilomètres, qu’il s’agisse de rebondissements ou de la philosophie hédoniste développée par les personnages. « C’est qu’il en est du bonheur comme de la santé. Pour en bien jouir, il faut en avoir été privé quelquefois. » (p. 44) L’intrigue est un excellent voyage à la sauce Jules Verne, mais sans grande surprise pour moi.

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L’œuvre d’une nuit de mai

Nouvelle d’Elizabeth Gaskell.

Edward Wilkins a hérité de son père une affaire d’attorney florissante. Hélas, il aime les belles choses et aspire à se faire un nom dans le monde, et ses revenus sont loin de couvrir son train de vie. « Il envisageait avec une souveraine déplaisance la nécessité d’approfondir en détail l’état actuel de ses ressources pécuniaires. » (p. 37) À la mort de son épouse, il s’est rapproché de sa fille Ellenor pour laquelle il a développé une affection profonde. C’est donc avec dépit qu’il envisage le mariage de son enfant, d’autant plus que la famille du prétendant, Ralph Corbet, espère une dot conséquente. Et voilà que lors d’une fatale nuit de mai, un évènement tragique se passe sous le toit de Wilkins. Témoin de la faute de son père, Ellenor doute de pouvoir épouser son fiancé, même après la mort de Wilkins. Que va-t-il advenir de la jeune fille et de ses espoirs matrimoniaux ?

Je suis assez déçue par cette nouvelle dont le ressort tragique se tend sans jamais se relâcher : c’est profondément frustrant. Je retiens tout de même le beau portrait qui est fait de Dixon, le domestique complice et dévoué. Après plusieurs textes d’Elizabeth Gaskell, je vais me laisser un peu de temps avant de revenir à son œuvre, peut-être vers ses textes plus conséquents, comme ses romans.

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Le fils

Roman de Philipp Meyer.

Eli McCullough est né en 1836 au Texas. Enfant, il assiste au massacre des siens par les Indiens et est emmené en captivité. Pendant des années, il vit avec les Comanches et adopte leurs mœurs. « Le seul problème, c’était de garder son scalp. » (p. 10) De retour parmi les Blancs, il devient Ranger, s’enrichit considérablement grâce au bétail et se fait connaître sous le surnom de Colonel.

En 1915, son fils, Peter McCullough, ne se pardonne pas le meurtre de la famille Garcia dont les siens sont responsables. « Je me demande su je suis en train de devenir fou ou si je n’aime pas assez ma famille ou si, au contraire, je l’aime trop. S’il n’y a que moi ici qui sois sain d’esprit. » (p. 94) Les rivalités entre les Texans et les Mexicains sont de plus en plus fortes, mais Peter refuse d’y prendre part, contrairement à ses fils.

En 2012, Jeannie, la petite-fille du Colonel, git sur le sol. Cette vieille femme se remémore sa jeunesse intrépide et comment elle a sauvé le ranch de la faillite en exploitant les gisements pétroliers. Elle se souvient de ceux qu’elle a aimés et perdus. Dépositaire d’un héritage considérable, elle ne sait pas à qui elle peut le léguer.

Le texte se compose du récit entremêlé de trois générations. J’aurais préféré suivre chaque personnage individuellement, chronologiquement et jusqu’à la fin de son histoire. Le découpage fait sens avec les révélations finales qui, si elles ne sont pas retentissantes, justifient le suspense mis en œuvre. J’ai de loin préféré le récit d’Eli, sa captivité chez les Indiens et la légende qui l’entoure au fil des années. « Critiquer le Colonel, c’est comme critiquer Dieu, ou la pluie, ou les Blancs, bref, tout ce qu’il y a de bien sur terre. » (p. 205) Le journal de Peter McCullough n’est pas inintéressant, mais je n’ai pas été sensible au ton volontiers geignard du personnage. Quant au récit de Jeannie, c’est lui que le découpage dessert le plus, car il empêche de vraiment s’attacher à cette femme indépendante et volontaire.

Il y a quelques très beaux passages sur le mode de vie des Comanches, entre dépeçage de bisons et vol de chevaux. La violence est omniprésente dans ce roman : sa motivation est la lutte pour les territoires, entre les Blancs et les Indiens, puis entre les Texans et les Mexicains. L’ironie est puissante puisque les mêmes schémas se répètent à chaque génération : seul change l’antagoniste. « Ils croyaient que personne n’avait le droit de leur prendre ce qu’eux-mêmes avaient volé. Mais c’était pareil pour tout le monde : chacun s’estimait le propriétaire légitime de ce qu’il avait pris à d’autres. » (p. 625) Les échos des deux guerres mondiales se font entendre au fil du récit, avec des conséquences plus ou moins douloureuses pour les McCullough. Même si ce roman ne m’a pas entièrement convaincue, je garde une belle image de cette famille de pionniers américains dont l’histoire est faite de la pierre dans laquelle on sculpte les légendes. « Ne volez pas les McCullough, ils vous tueront ; ne les calomniez pas, ils vous tueront aussi. […] Les gens nous voient comme des êtres à part. S’ils se rendaient compte que nous sommes faits de chair et de sang, tout comme eux, ils nous pourchasseraient avec des fourches et des torches. Ou, plus exactement, avec des pieux et de l’eau bénite. » (p. 251)

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Billevesée #242

En anglais, un taxi s’appelle un cab.

C’est une abréviation du mot français « cabriolet ».

Alors, billevesée ?

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Parmi les loups et les bandits

Premier roman d’Atticus Lish. À paraître le 18 août.

Quatrième de couverture : C’est dans un New York spectral, encore en proie aux secousses de l’après-11 septembre, que s’amorce l’improbable histoire de Zou Lei, une clandestine chinoise d’origine ouïghoure errant de petits boulots en rafles, et de Brad Skinner, un vétéran de la guerre d’Irak meurtri par les vicissitudes des combats. Ensemble, ils arpentent le Queens et cherchent un refuge, un havre, au sens propre comme figuré. L’amour fou de ces outlaws modernes les mènera au pire, mais avant, Lish prend le soin de nous décrire magistralement cette Amérique d’en bas, aliénée, sans cesse confinée alors même qu’elle est condamnée à errer dans les rues. Il nous livre l’histoire de ces hommes et de ces femmes qui font le corps organique de la grande ville : clandestins, main-d’œuvre sous-payée, chair à canon, achevant sous nos yeux les derniers vestiges du rêve américain.

Ce premier roman est viscéral et percutant, les personnages sont sombres et attachants. Zou Lei est animée par une volonté puissante et indestructible : elle veut trouver sa place aux États-Unis. Elle accepte tous les boulots, endure tous les mauvais coups et extériorise sa rage dans la musculation. Skinner, tout entier rongé par le traumatisme de la guerre, erre dans un pays qui ne veut plus de lui. Confronté à une société qui rejette les exclus qu’elle a créés, il s’accroche à Zou Lei, à son traitement et à l’illusion d’une vie normale. « Il n’y a que pour certaines personnes que l’amour fait tourner le monde, dit Skinner. / C’est quoi qui tourne le monde ? / Franchement ? La guerre. / La guerre ? / Ou plutôt, je dirais d’abord l’argent. L’argent, et ensuite la guerre. Tout le monde se la joue, genre, on est patriote, le drapeau, toutes ces conneries bien-pensantes. / La société a besoin hommes et femmes courageux pour se battre. » (p. 177) Hélas, leurs solitudes conjuguées ne parviennent pas conjurer l’isolement, la peur et les angoisses. Face à la violence des autorités, du système et des hommes, Zou Leu et Skinner ne peuvent compter que sur eux-mêmes, et ce n’est certainement pas suffisant pour survivre dans cette Amérique qui écrase les êtres comme des insectes. « Plus la vie devenait terrible, plus elle avait besoin d’être heureuse avec lui. » (p. 357)

Je ressors de cette lecture très impressionnée par le talent de l’auteur, mais également très triste et appesantie par le désespoir des personnages et la fatalité de l’intrigue. Parmi les loups et les bandits est un très grand roman qui n’a pas volé ses prix en Amérique, mais qu’il faut aborder avec force, en se ménageant des portes de sortie.

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Mauvaise foi

Roman de Marie Laberge.

Patrice, policier français, et Vicky, inspectrice québécoise, travaillent dans une équipe spécialisée dans les dossiers classés. Ils sont sollicités par Jasmin Tremblay qui est convaincu que son patron, Paul, est innocent : enfermé depuis 22 ans, il n’a pas pu tuer sa mère adoptive qu’il adorait. Patrice et Vicky se rendent à Sainte-Rose-du-Nord pour comprendre ce qui s’est passé, qui a pu tuer Émilienne, dévaster sa collection de poupées et laisser un possible innocent en prison pendant si longtemps. « Paul va sortir de prison dans très peu de temps. Pourquoi se mettre à chercher le meurtrier tout à coup ? Qu’est-ce qui presse tant ? » (p. 65) Dans cette petite ville, il y a bien des secrets inavouables qui tournent autour du clergé. « Toute l’Église est une horreur et un foyer malsain où les criminels peuvent violer des femmes pour les confesser ensuite. De leurs péchés à eux ! » (p. 110) Les coupables sont nombreux et Paul n’est manifestement pas du nombre. Il y a bien des vérités à révéler et des victimes à sauver. « Quand on déterre des secrets de famille, Patrice, on n’y va pas avec une pelle mécanique. » (p. 81)

Je ne m’attendais pas à lire une enquête policière. Manque de bol, c’est bien la forme de ce roman et je ne suis toujours pas plus friande de ce genre littéraire. J’ai fini ma lecture pour le plaisir d’une immersion au Québec, pays cher à mon cœur. Je connais un peu le puissant mouvement anticlérical qui existe dans ce pays et qui fait suite à des siècles de domination religieuse sur la société. L’intrigue s’inscrit dans cette histoire sociale et tire à boulets rouges sur une Église qui ne compte plus les scandales sexuels de ses ministres. Sujet délicat s’il en est. L’auteure s’en tire plutôt bien et renoue avec des héros qu’elle a déjà mis en scène dans un roman précédent. Je doute de garder un souvenir marqué de cette lecture : de Marie Laberge, je préfère les romans qui ne sont pas policiers, comme Ceux qui restent, magnifique chronique à plusieurs voix autour d’un suicidé.

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Lapingouin – Mon monde à moi

Album de Carole-Anne Boisseau et Galaxie Vujanic (textes) et Masami Mizusawa (illustrations).

Dans ce petit album souple, on fait connaissance avec Lapingouin et son drôle de monde. « Bienvenue à Méli-Méloin, le pays où il fait bon tout mélanger… » (p. 2) Le papa de Lapingouin est un pingouin et sa maman est un lapin. À Méli-Méloin, tout se mélange pour composer des individus uniques et adorables. « Pouloulpe, moitié poule, moitié poulpe, ne boit sa soupe qu’à la paille. Et Poussouille, moitié poussin, moitié grenouille, adore manger ses nouilles avec des baguettes. » (p. 6 & 7)

Lapingouin est un petit garçon comme tous les autres. Il aime jouer avec ses amis et imaginer comment il sera quand il aura grandi. « Comme tous les copaingouins de son âge, Lapingouin invente plein de mots que tout le monde comprend même s’ils n’existent pas. » (p. 12) Lapingouin aime aussi beaucoup son papa et sa maman. À Méli-Méloin, la vie est belle !

Je connais Lapingouin depuis 5 albums, mais c’est un plaisir de découvrir cette introduction à l’univers de cet adorable petit personnage. Ma collection n’est pas complète, je continue à chercher !

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M Train

Texte de Patti Smith.

J’avais lu et apprécié Just Kids, récit de la jeunesse de l’auteure et de ses amours avec Robert Mapplethorpe. J’ai ici retrouvé avec plaisir la plume sensible et vagabonde de Patti Smith. « Nos pensées ne sont-elles rien d’autre que des trains qui passent, sans arrêt, sans épaisseur, fonçant à grande vitesse devant des affiches dont les images se répètent. » (p. 66) De sa table attitrée dans un petit café de Bedford Street à New York en passant par le Mexique, l’Angleterre, le Japon et beaucoup d’autres pays, elle donne à voir ce qui constitue la carte de son monde intérieur. À 66 ans, avec plusieurs chats, un appartement à New York, une passion pour les séries policières et les livres, l’auteure ne s’impose rien. « Je suis certaine que je pourrais écrire indéfiniment sur rien. Si seulement je n’avais rien à dire. » (p. 8) Ses déambulations physiques ou mentales ne sont ni vaines ni précises, mais autant d’errances poétiques et délicates en elle-même. « J’ai vécu dans mon propre livre. Un livre que je n’avais jamais eu l’intention d’écrire,  enregistrer le temps écoulé et le temps à venir. »(p. 156) Entre rêve et réalité, passé et présent, Patti Smith évoque des souvenirs et chante la fuite du temps, avec élégance et nostalgie.

Illustré de clichés pris par Patti Smith elle-même, cet ouvrage est un peu un inventaire à la Prévert, une carte aux trésors. On suit l’auteure sur le chemin de ses maîtres, à la rencontre des références qui ont forgé son univers artistique : livres, films, séries télévisées et musiques, nombreuses sont les œuvres qui composent son panthéon personnel. En montrant ce qu’elle aime, Patti Smith se dévoile, forces et fêlures indistinctement mêlées. « Le lecture souhaite-t-il seulement me connaître ? Je ne peux que l’espérer, tandis que j’offre mon monde sur un plateau rempli d’allusions. » (p. 54) Dans son monde intime, il y a un cow-boy qui hante ses rêves, le souvenir toujours douloureux de son mari Fred trop tôt disparu, des artistes croisés et aimés, une maison presque en ruines près d’une plage. Sans vraiment s’expliquer comment ni pourquoi, Patti perd des choses : livres, manteau et appareil photo sont autant de cailloux blancs laissés derrière elle. « Nos possessions pleurent-elles de nous avoir perdu ? » (p. 183)

Inclassable, tout comme son auteur, ce texte se savoure comme un carnet de voyage intime. Il n’y a rien à apprendre, rien à découvrir au bout du chemin, mais une multitude d’émerveillements à saisir tout au long du parcours, jusqu’au moment de revenir à la maison, dans une bienheureuse quiétude bâtie sur des certitudes simples. « Mon chez-moi est un bureau. L’amalgame d’un rêve. Mon chez-moi, ce sont les chats, mes livres, et mon travail jamais fait. Toutes les choses disparues qui, un jour peut-être, m’appelleront. » (p. 188) M Train est un charmant ouvrage, délicat et émouvant, à l’image de son auteure, poétesse maudite bénie des muses.

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Le syndrome de la vitre étoilée

Roman de Sophie Adriansen.

Stéphanie et Guillaume sont en couple depuis dix ans. C’est un amour de vacances qui a tenu le choc, qui a résisté au temps qui passe, aux études et à l’entrée dans la vie adulte. Mais résistera-t-il au désir d’enfant ? « La faim dans ma tête. Le manque qu’aucune nourriture terrestre ne peut combler. » (p. 17) Alors que les copines de Stéphanie tombent enceintes les unes après les autres, elle reste nullipare. Pas nulle, mais sans enfant. « Trinquons au bonheur des autres ! En se regardant dans les yeux, dans les yeux surtout, sinon ça ne compte pas. » (p. 191) À 28 ans, ce n’est pas si grave, mais tout de même, elle se questionne. A-t-elle fait quelque chose qui a mis en danger ses chances d’avoir un bébé ? Est-ce Guillaume qui a un problème ? Il est pourtant parfait sous tous les rapports, pendant tous les rapports. Commencent les consultations chez le gynéco, chez les spécialistes. S’enchaînent les conseils plus ou moins bienveillants de la part des proches : tout de même, si elle n’arrive pas tomber enceinte, ça doit bien être de sa faute. Entre la désinvolture du personnel médical et les reproches qu’elle s’adresse à elle-même, entre les piqûres d’hormones et les relations sexuelles programmées, Stéphanie sent bien qu’elle se fait plus de mal que de bien au nom d’un désir qui a viré à l’obsession. Il est temps de dire stop au traumatisme des examens sur le corps, sur le sexe et sur le désir, temps de se libérer de ce qui semblait figé, éternel. Pour Stéphanie, il est temps de commencer, de recommencer à vivre, d’abord pour elle avant de penser à un enfant. C’est en lâchant prise, en se rendant disponible pour elle-même qu’elle sera vraiment disponible pour le petit être qu’elle attend tellement.

Ce roman m’est entré en pleine face. Collision violente et bienfaisante. La narratrice a mis les mots sur ce qui m’obsède depuis quelque temps, la maternité. Dans une sorte de journal qui saisit des instantanés de pensée, des paroles lancées au vol, des extraits de carnet rose et des citations d’œuvres en tout genre, Stéphanie compile le pire comme le meilleur de ce qui peut entourer l’arrivée ou l’attente d’un enfant. À grand renfort de pensées magiques, comme « J’aurais un bébé dans le ventre avant la fin de la boîte de tampons, je l’ai décidé. » (p. 42), elle conjure le mauvais sort et les difficultés. Il paraît qu’un couple sur cinq rencontre des difficultés au moment de fonder une famille : Stéphanie et Guillaume seront-ils ce couple ? Entre souvenir et quotidien, Stéphanie doit surtout définir si elle sera cette femme qui se laisse dicter son exigence au nom des conventions sociales. Avec une plume moderne, efficace et directe, Sophie Adriansen parle très bien de cette grande question contemporaine : pour être femme, faut-il être mère ? Et comment faut-il être mère ? Ou plutôt, comment être femme ? C’est un très beau texte qui n’assène pas de réponses.

De cette auteure, lisez aussi Quand nous serons frère et sœur, Louis de Funès – Regardez-moi là, vous ! ou encore Grace Kelly – D’Hollywood à Monaco, le roman d’une légende.

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Billevesée #241

Le couteau suisse vient de Suisse. Bravo aux petits malins !

Plus précisément, il vient de l’armée helvète qui, dans les années 1880, fournit à ses soldats un couteau pliant doté de plusieurs outils. Ce couteau devait notamment leur servir à manger et à démonter leur fusil.

Les premiers modèles offraient une lame (ben oui, ça reste un couteau !), un ouvre-boîte (à la bouuuuffe !), un tournevis plat et un poinçon.

Alors, billevesée ?

C’est un peu trop, là…

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10 000 litres d’horreur pure : modeste contribution à une sous-culture

Roman de Thomas Gunzig. Illustrations de Blanquet.

Patrice, Marc, Ivana, JC et Kathy sont étudiants et plus ou moins amis. Ils décident de passer un week-end dans un chalet perdu au fond des bois, près d’un lac. Vous avez lu le titre, faut-il vraiment en dire plus ? Oui, ça va saigner, ça va couper, ça va souffrir et ça va crier.

Il y a quelque chose de jouissif dans ce genre de lecture qui répond parfaitement aux codes du genre dans lequel elle s’inscrit. L’atmosphère alcoolisée et sexuelle du début devient glauque et angoissante à souhait à mesure que les mystères sont dévoilés. Qu’est-il arrivé à la sœur d’un des protagonistes ? Qu’est-ce qui se cache dans la cave ? Quel secret légendaire est bien dissimulé par les habitants de la région ? Les personnages sont archétypaux au possible : le beau gosse odieux, la blonde écervelée qui ne supporte pas la solitude, l’intello déterminée à réussir, le mec cool et le pauvre gars complexé. « Je vais pas te retenir, mais je vais te dire que t’es un con. Tu n’es pas invulnérable… / JC se redressa, il tenait fermement un couteau à viande de belle taille dans la main droite. Ce gros qui m’a attaqué non plus. » (p. 65) OK, il y a des incohérences et des questions qui ne trouvent pas de réponse. Mais ce qu’on demande à ce genre de texte, ce n’est pas une démonstration : c’est du frisson !

10 000 litres d’horreur pure est un slasher et un survival qui font honneur au genre. Les illustrations sont cauchemardesques et parfaitement réussies pour installer le malaise. Et elles aident à visualiser les saloperies de monstres cachées dans les sous-sols. « Devant lui, dans le frigo ouvert, éclairé par la petite ampoule de quinze watts, il y avait la plus horrible chose qu’il ait vue de toute sa vie. C’était un paquet de chair à vif, de pattes, de doigts, de pieds. Il y avait des yeux, à différents endroits, des bouches, des dents, des nez, des extrémités pointues et d’autres griffues comme des champignons sur une carcasse d’animal mort. » (p. 119) Précision : je ne supporte pas les films de ce genre, mais les livres, allez savoir pourquoi, ça passe très bien… Allez, vous reprendrez bien une louche de gore ?

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À l’est d’Éden

Roman de John Steinbeck.

Dans la Vallée de la Salinas, en Californie du Nord, vous rencontrerez de nombreux personnages. Parmi eux…

  • Samuel Hamilton est un Irlandais qui avait la tête pleine d’idées pour améliorer le monde, mais le cœur plein de doutes face aux hommes. Présentant toujours un visage enjoué à l’adversité, il a fondé une famille heureuse dont les enfants avaient chacun un don. « Tout bien considéré, c’était une famille comme tant d’autres, ni plus riche ni plus pauvre, qui ne demandait qu’à vivre et prospérer sur le sol de la Vallée. » (p. 56)
  • Adam Trask fut un fils forcé de s’enrôler dans l’armée et haï par son frère, puis un homme méprisé par son épouse et étranger à ses propres fils. Mais il avait des rêves grandioses dont beaucoup se sont fracassés sur les écueils de la réalité. « Je veux faire de ma terre un jardin. Rappelez-vous que mon nom est Adam. Jusqu’ici je n’ai pas connu l’Éden, si ce n’est pour en être chassé. » (p. 195)
  • Cathy Ames est une femme au cœur sec et à l’esprit machiavélique qui se complait dans la luxure et la débauche. Incapable d’aimer, elle est viscéralement mauvaise et déviante. « Tu n’es pas un être humain complet, je n’y puis rien. Mais je me demande s’il t’arrive de sentir qu’il y a quelque chose d’invisible autour de toi. Ce serait horrible si tu savais que cela existe et que tu ne puisses pas l’atteindre, ce serait vraiment horrible. » (p. 447)
  • Lee, le serviteur chinois d’Adam, est d’une grande intelligence et sait sonder l’âme des hommes et pardonner leurs erreurs. Il pressent les malheurs comme les bonheurs. « Il y a une ombre dans cette Vallée. Je ne sais pas de quoi elle se compose, mais je la sens. Quelquefois, alors que la clarté du jour est aveuglante, je sens cette ombre passer et envelopper le soleil et elle aspire toute la lumière comme une éponge. […] Une noire violence menace cette Vallée. Je ne sais pas. Je ne sais pas. C’est comme si un fantôme issu de l’océan mort qui dort sous nos pieds venait hanter la vallée et troubler notre air avec le malheur. C’est une ombre secrète comme un chagrin caché. » (p. 172)
  • Caleb et Aaron, les fils d’Adam et Cathy, sont aussi dissemblables que possible, mais réunis dans leur soif d’amour. « À Salinas, nous croyions avoir tout inventé, même le chagrin. » (p. 598)
  • John, le narrateur, est le petit-fils de Samuel et le fils d’Olive Hamilton et d’Ernest Steinbeck. Il observe le passé et les êtres avec sagesse et bienveillance.

À l’est d’Éden est un texte puissant et profond. Impossible de ne le lire que d’un œil : il demande une attention complète, un investissement sans partage. Je me suis laissé happer par les existences rudes et tragiques des protagonistes. « Et les gens bâtissaient un avenir aussi riche que leur présent était misérable. » (p. 186) Au loin, la Première Guerre mondiale gronde et fauche sournoisement de jeunes Américains. Dans la Vallée de la Salinas, on continue pourtant obstinément à cultiver un sol qui manque souvent d’eau et qui étouffe sous la poussière. « On peut être fier de n’importe quoi si c’est tout ce que l’on a. Moins on possède, plus il  est nécessaire d’en tirer vanité. » (p. 10)

La symbolique biblique est puissante, manifeste dès le titre et évidente dans le comportement des personnages. La Vallée de la Salinas est à la fois le paradis et la terre promise. Les terribles affrontements entre Adam et son frère Charles, puis entre Caleb et Aaron renvoient à la rivalité funeste entre Caïn et Abel. Les fils tentent sans cesse d’obtenir la reconnaissance et l’amour du père tout en essayant de préserver le respect qu’ils lui portent. Les longues discussions ont des airs d’épiques batailles psychologiques : les hommes en ressortent épuisés, parfois brisés ou renouvelés, mais jamais intacts.

Il me reste à voir le film d’Elia Kazan, avec James Dean dans le rôle de Caleb Trask, pour parfaire une fabuleuse lecture.

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Le rapport de Brodeck – Bande dessinée

Roman graphique de Manu Larcenet. D’après l’excellentissime roman de Philippe Claudel. (Je ne suis pas objective, et alors ?)

Tome 1 : L’autre

Une nuit, peu de temps après la guerre, le village est devenu fou et a tué un étranger. On demande alors à Brodeck d’écrire ce qui s’est passé, même s’il n’était pas là, même s’il n’a pas participé. « On te demande pas un roman, Brodeck ! Tu diras les choses, c’est tout, comme pour un de tes rapports. » (p. 14) Que doit-il écrire ? Une confession ? Un plaidoyer ? Peu importe, il faut que son rapport sauve le village puisqu’une telle horreur ne saura pas rester secrète. « Il faut que ceux qui liront ton rapport comprennent et pardonnent. » (p. 16) Écrasé par cette tâche, Brodeck rédige aussi sa propre histoire et raconte son enfance, son arrivée au village, comment Fédorine l’a sauvé et comment il a essayé d’être heureux avec Emélia et Poupchette après la guerre.

Tome 2 : L’indicible

Brodeck fait de son mieux pour reconstituer les évènements. Il interroge et il confronte. Mais son rapport semble vain avant d’être achevé. « Une fois les quelques taches sur le mur nettoyées, ne restera de l’Anderer que son souvenir… et les hommes d’ici se flattent d’avoir la mémoire courte. » (p. 10) Poursuivant son cheminement intérieur, il raconte comment il est devenu un chien pour survivre dans l’horreur d’un camp pendant la guerre. Comment sa douce Emélia a perdu la parole pour avoir voulu aider des étrangères. Et combien il aime sa petite Poupchette, innocente sauvée de l’horreur. Si l’horreur du mal commis par les ennemis est si indicible, c’est probablement parce qu’elle ne parvient pas à dissimuler ce que des voisins ont fait pendant la guerre. En écrivant, Brodeck veut se souvenir, mais aussi oublier et tout recommencer.

Pour moi, Manu Larcenet, c’était Le retour à la terre et des petits personnages simples et rigolos. C’est bête de s’en tenir à des idées reçues ou à ce qu’on croit connaître, n’est-ce pas ? Avec Le rapport de Brodeck, Manu Larcenet signe un chef-d’œuvre. Les deux albums sont à l’italienne (les couvertures affichées sont celles des coffrets qui entourent chaque volume) : ce format change la perspective et l’acte de lecture. J’ai eu l’impression de dérouler un long parchemin, de réaliser un acte un peu sacré, en tout cas chargé de sens. Les dessins en noir en blanc ne noient pas le peu de texte transcrit par Manu Larcenet : en fait, la puissance de l’image rend hommage à la force évocatrice des mots de Philippe Claudel. Une preuve évidente que ce qui se conçoit clairement s’exprime tout aussi clairement. Sous le pinceau de Larcenet, une ride ou un rictus vaut mille mots, mais le texte de Philippe Claudel résonne à chaque case. Comment ne pas être saisi par la précision des visages et la beauté de ces gueules austères et farouches ? Il y a des pleines pages qui ne sont qu’envol d’oiseaux ou fils barbelés : elles ont des allures de gravure, elles sont époustouflantes. Le blanc domine et on pourrait se perdre dans la répétition de ces motifs ou dans ces paysages de neige noire. Il y a aussi des visages qui n’en sont pas, des masques d’horreur posés sur la face d’hommes qui n’en sont plus.

En mettant en images les mots de Philippe Claudel, Manu Larcenet a créé une œuvre nouvelle et puissante qui rend hommage à sa source et la sublime. Le rapport de Brodeck version Larcenet est à mettre sous tous les yeux !

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Lapingouin – Raconte-moi quand j’étais né…

Album de Carole-Anne Boisseau et Galaxie Vujanic (textes) et Masami Mizusawa (illustrations).

Lapingouin regarde les albums de famille et les photos de ses premières années. Quand Malapin lui dit qu’on fait les bébés en plantant des graines dans les ventres des mamans, il n’y croit pas vraiment. « Mais je ne suis pas une plante, moi ! […] / Tu as raison Lapingouin. C’est parce que c’est une graine très spéciale, une graine d’enfant pleine d’amour. » (p. 9) Questionnant sans relâche sa maman et son papa, Lapingouin apprend tout de sa naissance et de ses premiers jours. Pour Malapin et Papingouin, ça ne fait aucun doute, Lapingouin était le plus beau des bébés.

Lapingouin est déjà un personnage hyper adorable, choupi hors compétition. Alors imaginez ce petit bout quand il était bébé, tout dodu, tout rond, tout doux, dans des langes moelleux et une jolie tétine dans la bouche. Dans cet album, les illustrations sont moins des paysages fourmillant de détails que des gros plans dans l’intimité d’une famille heureuse et complice. Ce très beau livre aborde joliment et clairement les interrogations autour de la conception et de la naissance. Les illustrations sont toujours superbes, tendres et fleuries. Et le texte imprimé dans cette écriture cursive qui m’est chère est délicat et poétique. « Je me souviens de la première fois où je t’ai senti bouger… C’était aussi doux qu’une caresse d’ailes de papilloins. » (p. 13)

Raconte-moi quand j’étais né est un magnifique album de Lapingouin à ajouter à ma collection ! Et un jour, je veux les mêmes épingles à nourrice à tête de lapin que lui !

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La part des ténèbres

Roman de Stephen King.

Thad Beaumont est un mari et un père heureux. Il est aussi un auteur reconnu, mais il doit sa renommée aux romans qu’il a publiés sous le pseudonyme de George Stark. Ce jumeau de papier a fini par lui faire de l’ombre et il a organisé sa mort sous l’œil des médias. Parfait coup marketing, cette opération n’est pas du goût du principal intéressé : George Stark n’est pas disposé à se laisser supprimer et il vient réclamer sa place dans le monde des vivants. « Il était mort, on l’avait enterré publiquement et en sus il n’avait jamais eu d’existence réelle, mais c’était sans importance ; réel ou pas, il n’en était pas moins de retour. » (p. 93) Il s’en prend à tous ceux qui sont responsables de sa disparition et remonte inexorablement vers son créateur. Thad Beaumont et sa petite famille sont dans sa ligne de mire. « Il veut exactement ce que vous ou moins voudrions si nous nous trouvions dans la même situation. Il ne veut plus être mort. Je suis le seul qui soit capable de faire cela pour lui, et si je n’y arrive pas, ou si je ne veux pas… eh bien… il peut au moins faire en sorte de ne pas être le seul. » (p. 215)

Stephen King aime écrire sur les écrivains et leurs tourments. Quant au danger du pseudonyme, nul doute que le roi de l’épouvante sait de quoi il parle, lui qui a publié des romans sous le nom de Richard Bachman. Quand il publie La part des ténèbres en 1989, pensait-il à faire disparaître Richard Bachman ? Rien n’est moins sûr puisque son alias de papier est crédité de romans jusqu’en 2007, avec la sortie de Blaze. La question de l’auteur et de son double est ici creusée autant que possible : jumeau disparu et maléfique, némésis, mauvais génie, George Stark est tout ce que Thad Beaumont refoule depuis l’enfance. « Les pseudonymes ne sont qu’une forme plus haute de personnages de fiction. » (p. 169) Reste à savoir si un auteur peut vraiment maîtriser ses créations et jusqu’où elles acceptent de se soumettre. Pas loin, à ce qu’il semblerait.

La part des ténèbres est un très bon opus du King : des scènes gores à souhait, de l’angoisse bien dosée et ce qu’il faut de fantastique pour rendre le récit parfaitement divertissant. Et pour ce que ça vaut, méfiez-vous des moineaux.

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« Je vous écris d’Italie… »

Roman de Michel Déon.

À la fin des années 1940, Jacques Sauvage revient à Varela, petit village d’Italie. Pendant la guerre son bataillon a mis en déroute la garnison allemande qui occupait les lieux. Sur l’ordre de son ancien supérieur, l’excentrique capitaine de Cléry qui s’était proclamé roi de la ville, il doit retrouver la Contessina Beatrice de Varela et comprendre la fascination qu’elle exerce sur lui. « Elle est un mystère qui peut dévorer un homme. » (p. 19) Étudiant en histoire, Jacques doit également profiter de son séjour pour trouver des réponses aux mystères qui semblent se cacher derrière toutes les ombres de Varela. « Annoncez à Beatrice que vous voulez écrire l’histoire des Varela. Et, incidemment, éclaircissez l’histoire de l’automitrailleuse qui s’est moquée de vous pendant une semaine. » (p. 28) La ville est un vase clos figé hors du temps dans la poussiéreuse gloire de la lignée des condottiere qui l’ont dirigée pendant des siècles. Beatrice est la gardienne de ce passé qui menace ruine alors que sa sœur, l’impétueuse Francesca, est davantage tournée vers l’avenir. Il semble pourtant bien impossible de quitter Varela, sinon au prix de son identité. « Rien de nous atteindra au fond du cœur. Varela est immuable. » (p. 45) Jacques trouvera peut-être la clé des mystères de la ville pendant la fête annuelle dont les préparatifs agitent les habitants. « Le matin de la fête, la ville sembla miraculeusement guérie de sa constipation opiniâtre. » (p. 277)

Me voilà un peu embêtée. Je ne sais pas vraiment si j’ai apprécié ce roman ou si l’ennui est ce qui m’en reste. Il y a une atmosphère fascinante, entre baroque et irréalité, avec un substrat historique puissant et quasiment traité comme une légende. Il y a cet Allemand qui a disparu, ou peut-être pas. Il y a ce peintre et ce poète, artistes dont il semble impossible qu’ils aient vu le jour dans l’aride Varela. Il y a la jeune et belle Adriana qui ne rêve que de projecteurs. Il y a ce chien nommé Diavolo. Beaucoup de choses, donc, qui m’ont plu. Mais il manque un petit quelque chose et j’ai cet étrange sentiment d’inachèvement ou de frustration. La fête annuelle dont il est fait mention dès le début n’intervient qu’en toute fin de roman. Elle aurait pu être un point d’orgue ou un feu d’artifice, mais je la vois plutôt comme un pétard mouillé. Ce roman n’est pas une complète déception, mais une lecture en demi-teinte, peut-être à reprendre dans quelques années.

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Les sœurs Vatard

Roman de Joris-Karl Huysmans.

Céline et Désirée Vatard sont brocheuses. Quand elles quittent l’atelier, elles ont des occupations bien différentes. Elles rentrent ensemble chez leurs parents, mais alors que Désirée prend soin de leur mère malade et de leur père, Céline s’apprête pour ressortir rencontrer des hommes. « Un homme, ça ne tire pas à conséquence pour lui s’il s’amuse, une fille, ça l’empêche de se marier avec un garçon qui serait honnête. » (p. 59) Le père Vatard est cependant satisfait de cette situation : elle aime sa petite Céline et sait qu’il ne peut pas la retenir et il est bien heureux que sa sage Désirée reste au foyer. Aussi, quand Désirée rencontre Auguste et souhaite l’épouser, le père Vatard s’oppose farouchement à cette union, causant bien des tourments aux jeunes amoureux. Pendant ce temps, Céline abandonne Anatole, canaille peu fréquentable, pour Cyprien, un peintre aux mœurs peu recommandables, mais au bras duquel elle est fière de s’afficher. Ses amours débridées ne sont pas pour la rendre heureuse et la calme harmonie de la maison Vatard est bien secouée. « J’ai deux filles, il y en a une qui ne veut épouser légitimement personne et elle encore plus insupportable que l’autre qui voudrait se marier et qui ne le peut pas. » (p. 136)

La dédicace liminaire à Émile Zola ne manque pas de piquant quand on sait le violent reniement du naturalisme ensuite opéré par Huysmans. À l’époque de l’écriture des Sœurs Vatard, Huysmans est encore un disciple ébloui par le maître et il dépeint avec force détails l’atelier, les attitudes des ouvriers et les chiffons des demoiselles. On sent cependant déjà poindre un certain goût pour la luxure qui annonce le décadentisme de ses futures œuvres. Impossible de ne pas penser à un autre de ses textes, Marthe, histoire d’une fille, qui relatait le pauvre destin d’une ouvrière devenue prostituée. Les sœurs Vatard n’est certainement pas mon texte préféré de Joris-Karl Huysmans, mais c’est un texte qui prend toute sa place dans l’œuvre de cet auteur.

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Le hussard sur le toit

Roman de Jean Giono.

Angelo Pardi est un jeune colonel des hussards. Ce Piémontais est sur le chemin du retour, vers l’Italie, pour rejoindre les combattants de la liberté. Il doit retrouver Giuseppe, son frère de lait, à Manosque afin d’organiser la révolution des carbonari piémontais qui gronde en 1830. Mais dans une fin d’été étouffante, alors que les récoltes sont prêtes pour la moisson, le sud de la France est frappé par le choléra. « Cela est dans l’air. Cet air gras n’est pas naturel. Il y a autre chose là-dedans que le soleil, peut-être une infinité de mouches minuscules qu’on avale en respirant et qui vous donnent des coliques. » (p. 36) Premiers morts, premières paniques, premières fuites. Les cadavres noirs encombrent les rues, les villes se barricadent, les quarantaines sont mises en place et la méfiance s’installe. « J’essaye de me dépêtrer de ce pays infernal, plein de peureux et de courageux, plus terribles les uns que les autres. » (p. 90) Accusé d’avoir empoisonné les fontaines, Angelo se réfugie sur les toits de Manosque. Pendant plusieurs jours, il survit en hauteur, évitant les maisons des morts. « Actuellement, il est préférable de se tenir loin les uns des autres. Je crains la mort qui est dans la veste du passant que je rencontre. Et il craint la mort qui est dans la mienne. » (p. 432) Il rencontre et aide une fascinante jeune femme, Pauline de Théus, qui veut rejoindre le domaine de son époux.

Un texte de Jean Giono, ça fait combattre deux attitudes de gourmet : savourer ou dévorer. L’auteur est un artiste exceptionnel qui, en trois touches, donne vie à un tableau et à un paysage. « L’ombre n’était pas fraîche, mais on s’y sentait délivré d’un poids très cruel sur la nuque. » (p. 57) Dans un roman de Jean Giono, il n’y a pas que les mots : il y a les sons que ces mots supposent. Même les bruits et les fracas deviennent mélodies quand ils passent par le style de l’auteur. « Le charroi des autres tombereaux continuait dans les rues et les ruelles d’alentour. Les cris des femmes, stridents, ou gémissants, le déchirant appel au secours des voix d’hommes éclataient toujours de côté ou d’autre. Ils n’avaient en réponse que le roulement des tombereaux sur les pavés. » (p. 165 & 166) Jean Giono, auteur pastoral, peintre prosaïque, compositeur immense.

J’ai vu le film de Jean-Paul Rappeneau, avec les jeunes Olivier Martinez et Juliette Binoche, quand j’étais très jeune et je m’étais toujours promis de lire le roman. Petit détail loufoque : à l’époque, le chien de la famille s’appelait Hussard et je l’ai longtemps imaginé se promener sur les toits…

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Ô Verlaine !

Roman de Jean Teulé.

« Ah, il en aura fait du mal à ceux qui l’ont entouré ! Tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à pas être là ! » (p. 10) Paul Verlaine est un vieil homme sans le sou, malade et harcelé par deux amantes rivales qui lui soutirent des poèmes qu’elles revendent ensuite à Vanier, l’éditeur du poète. Même au pire de la déchéance, l’artiste reste superbe, en dépit des attaques narquoises de François Coppée, académicien dont les œuvres s’arrachent. Heureusement, Verlaine compte encore quelques soutiens, notamment le jeune Henri-Albert Cornuty, venu à pied de Béziers pour rencontrer son idole. Un étrange engouement naît autour du vieux poète. « La jeunesse estudiantine séchait les cours de droit et de lettres classiques pour aller vers ce révolté contre les conventions civiles et poétiques. » (p. 141 et 142) Alors que le pauvre Lelian (anagramme de Paul Verlaine) passe de la prison à l’hôpital et de l’hôpital à une pauvre chambre dans un taudis, Henri-Albert protège son maître des mauvaises critiques et des vilaines gens. « En tout cas, depuis que ce gosse est arrivé à Paris… […], vaut mieux ne pas toucher à Verlaine. » (p. 210)

Jean Teulé s’y entend pour faire revivre les poètes maudits. Après avoir beaucoup apprécié Je, François Villon et Héloise, ouille !, j’ai suivi avec plaisir et émotion les dernières semaines de Paul Verlaine. « C’est le seul génie poétique de cette fin de siècle. Il côtoie de si près le rivage de la poésie qu’il risque à tout moment de tomber dans la musique. » (p. 46) Quelques-uns de ses poèmes émaillent le roman et leur mélodie est inimitable et inoubliable. Si je vous dis « Les sanglots longs des violons de l’automne… », vous répondez ?

Me reste à lire Rainbow pour Rimbaud où Jean Teulé explore le destin de ce poète fulgurant, dont il ne fait que mentionner le nom dans Ô Verlaine !.

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La trilogie de Gormenghast

Trilogie de Merwyn Peake.

Si vous avez suivi mes billets dans la journée, vous avez dû voir que j’ai passé des heures délicieuses et pleines de frissons avec La trilogie de Gormenghast.

Tome 1 : Titus d’Enfer – Tome 2 : Gormenghast – Tome 3 : Titus errant

Avec cette lecture, j’inscris une nouvelle participation au Défi des 1000 de Daniel Fattore : 592 + 653 + 323 = 1568 pages que je vous recommande sans hésiter !

J’ai retrouvé le plaisir de la lecture avec la très bonne mini-série produite par la BBC en 2000. Cette adaptation télévisée se concentre sur les deux premiers volumes de la trilogie. Le tout jeune Jonathan Rhys Meyer incarne Finelame et Christopher Lee campe un excellent Craclosse. Visuellement, la BBC a su rendre l’atmosphère baroque, bariolée et décrépite du château rongé de mousses et de lierre, tel que j’avais imaginé les lieux pendant ma lecture. Mention spéciale à Neve McIntosh qui joue le rôle de la jeune Lady Fuchsia et qui a très bien rendu sa solitude excentrique et blessée.

Pas facile de trouver une version de bonne qualité. J’ai déniché les épisodes sur YouTube, en anglais non sous-titré. J’ai bien révisé ma langue de Shakespeare et je constate avec plaisir que je me débrouille encore très bien. Et il me reste dans la tête l’obsédante mélodie du générique.

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