Qu’est devenu Daniel Torrence, rescapé de l’incendie de l’Overlook Palace à la fin de Shining? Il a appris à lutter contre les spectres qui le hantaient, mais il s’est laissé prendre par le démon de l’alcool, comme son père avant lui. Pour Danny, la bouteille est la seule barrière qui, tant bien que mal, lui permet de tenir en respect les visions que lui envoie le Don. « Il redoutait de se perdre dans un labyrinthe de vies nocturnes fantômes et d’être incapable de retrouver la sortie. » (p. 124) Aide-soignant dans un hospice, il aide les mourants à gagner sereinement l’autre côté. On l’appelle Docteur Sleep. À sa manière, jour après jour, il fait sa part de bien.
Un matin, une enfant entre en contact avec lui : Abra n’a que quelques mois, mais elle possède déjà un Don surpuissant. Et Danny n’est pas le seul à sentir l’intensité de ce Don. Quelque part en Amérique, un groupe de voyageurs itinérants aux talents multiples décide de partir à la recherche d’Abra pour lui voler sa « vapeur ». Mené par Rose Claque, le Nœud Vrai sillonne le monde depuis des millénaires en se nourrissant de l’énergie d’enfants doués du Don. Danny et Abra devront unir leurs forces pour échapper à cette menace et débarrasser le monde de cette engeance maléfique.
WAHOO ! Stephen King mène d’une main de maître ce récit parfaitement rythmé aux rebondissements maîtrisés. Non seulement il tisse un lien cohérent avec un des classiques de son répertoire, mais il crée de plus un nouveau monstre qui vient enrichir sa collection d’horreurs. Mais ce qui me frappe le plus dans cette œuvre, c’est l’amour et la connaissance que Stephen King a de son pays, de son époque et de sa culture. On le sent connecté et informé et c’est un plaisir de voir comment il intègre naturellement des références modernes dans son œuvre : qu’il s’agisse d’évoquer le dernier roman jeunesse à la mode ou la série télé qui fait fureur en passant par une légère diatribe contre les réseaux sociaux, Stephen King est plus que jamais un homme de son temps. C’est sans doute pour cette raison que son public se renouvelle tout en restant fidèle : le King est un érudit modeste, sans condescendance et plein d’humour. Et il l’a toujours été : ainsi, restant fidèle à lui-même, l’auteur ne peut que séduire et convaincre.
Après avoir tragiquement perdu ses parents, la jeune Lavinia est recueillie par le capitaine du bateau qui emmenait sa famille en Amérique. Confiée aux soins de Belle, la cuisinière métisse du domaine, elle grandit dans la maison des esclaves et apprend diverses tâches domestiques. En grandissant, elle devient une beauté et attire l’attention du fils de la famille, Marshall. Installée dans la grande maison, elle ne peut oublier ceux qui furent plus que des amis pour elle quand elle était seule et perdue : Belle, Mama Mae, Papa George, Fanny et Beattie sont sa première famille. « Voilà ce que je sais. La couleur, le papa, la mama, on s’en fiche. On est une famille, on prend soin les uns des autres. La famille nous rend plus forts quand les temps sont durs. On se soutient tous, on s’aide tous. C’est ça une famille. » (p. 187) Lavinia est donc tiraillée entre la colline aux esclaves et la maison des maîtres et elle est prise dans le tourbillon des mensonges, des secrets et des drames qui frappent les deux familles.
Ce récit est porté par Lavinia, des années après les premiers évènements qu’elle relate. Hélas, écrire des souvenirs ne doit pas rendre la narration complètement improbable. Au début du récit, la jeune Lavinia est traumatisée et souffre de pertes de mémoire, ainsi qu’une grande faiblesse physique. Mais Lavinia adulte raconte des souvenirs d’une extrême précision, ce qui me semble parfaitement impossible. L’enfant avait sept ans et probablement bien d’autres choses à faire que de retenir les discussions qui émaillaient son quotidien. Mais non, tout est là, jusqu’au plus petit détail. Autre chose : comment peut-elle raconter des discussions qui ont eu lieu en son absence ? Quelques chapitres sont confiés à la narration de Belle, ce qui permet d’intégrer des évènements que Lavinia n’a pas vus, mais le texte souffre hélas d’incohérences qui sont bien insupportables de mon point de vue.
Par ailleurs, ce roman est émaillé de drames : les enfants ne vivent pas bien longtemps ici, ce qui colle assez avec la réalité de l’époque. Les esclaves souffrent sans cesse, battus par des maîtres et des contremaîtres brutaux et cruels : là encore, on est proche de l’histoire. Mon souci avec cette débauche de pathos et de douleurs est que La colline aux esclaves n’a pas le souffle d’un texte comme Racines : on est plus proche d’un Autant en emporte le vent, l’ampleur romanesque en moins. Bref, vous l’aurez compris, je n’ai pas trouvé mon compte dans ce roman.
Pinpin apprend le rythme des saisons, mais c’est surtout un petit lapin gourmand qui profite de chaque époque pour se régaler. « L’été l’emmène pique-niquer au potager. » En quatre pages cartonnées et vivement colorées, l’histoire est terminée, mais j’aime ce genre de petit album qui peut facilement devenir un objet doudou. En effet, avec sa grosse poignée ronde, le livre peut s’emporter partout. J’aime les dessins ronds et larges, les à-plats de couleurs et la naïveté du trait. Et, évidemment, ce lapin tout mignon.
De ce cher Antoon Krings, auteur et dessinateur qui sait si bien croquer les petites bêtes et les petits animaux, je vous conseille – évidemment – Romain le lapin magicien et Adrien le lapin.
Au volant de sa coccinelle déglinguée, Taylor Greer quitte le comté de Pittman, dans le Kentucky, pour partir vers l’ouest. Alors qu’elle fait réparer sa voiture, on lui donne une enfant, une petite Indienne. Une chose en entraînant une autre, Taylor débarque à Tucson avec la fillette, surnommée Turtle. « Elle n’est pas vraiment à moi. C’est juste qu’elle m’est restée sur les bras. » (p. 78) Taylor rencontre Lou Ann, jeune maman abandonnée par son époux et fascinée par les catastrophes. À elles deux, elles vont s’organiser une vie autour des deux enfants et peu à peu se créer la famille dont elles manquaient. Autour de ce foyer un rien de guingois gravitent une foule d’amis et de bonnes âmes : les clandestins Estevan et Esperanza, les vieilles Edna Poppy et Virgie Mae ou la dynamique Mattie.
Ce roman mêle avec talent une légèreté très fraîche et une gravité sourde : inutile de se faire des illusions, la vie, ça n’est jamais tout rose et jamais facile. C’est même parfois franchement atroce. « C’est difficile à expliquer, mais il y a des horreurs qui se situent au-delà des larmes. Pleurer, ce serait comme se faire du souci parce que les meubles vont être tachés quand la maison est en flammes. » (p. 189) Et pourtant… Turtle est une grâce dans la vie de Taylor : sans le savoir, elle interrompt ce qui aurait pu être une fuite sans fin. Cette petite Cherokee au lourd passé dépose la graine d’un avenir prometteur et réconcilie Taylor avec l’idée de maternité. « Tes enfants, ils sont pas vraiment à toi, c’est juste des gens dont tu essaies de t’occuper, en espérant que plus tard ils continueront à t’aimer et qu’ils seront toujours entiers. » (p. 314)
Offert par une lectrice amie qui me comprend, ce roman m’a grandement émue. Il aborde avec finesse des sujets d’importance : la féminité, la famille ou encore la solidarité, ce ne sont pas des thèmes que l’on peut galvauder. Barbara Kingsolver s’en garde bien et son premier roman porte en germe ce que j’ai tant apprécié dans son autre texte, Dans la lumière.
En signe de rébellion, le jeune Côme Laverse de Rondeau quitte un jour la table familiale pour grimper dans le grand chêne du domaine familial. Il décide désormais de vivre dans les arbres et n’en descendra plus jamais. « Toutes les branches des arbres sont mon territoire. Dis donc qu’ils viennent m’y pendre, s’ils le peuvent. » (p. 38) Si le voisinage considère d’abord d’un drôle d’œil ce fils de baron qui joue les acrobates, il s’habitue peu à peu à voir Côme sauter d’arbre en arbre, surveiller les alentours du duché d’Ombreuse et faire montre de mille excentricités. « Un gentilhomme est un gentilhomme, monsieur mon père, aussi bien au sommet des arbres que sur terre. […] Tant qu’il se conduit avec rectitude. » (p. 111) Le jeune noble grandit dans les futaies et les frondaisons et sa fugue arboricole devient finalement un mode de vie parfaitement réglé. Il étudie les classiques et les nouveautés, correspond avec les grands philosophes de l’époque, entreprend des travaux d’aménagement et aime comme peut aimer un homme. S’il a confié la direction du duché d’Ombreuse à son frère cadet, Côme garde la prestance naturelle des maîtres. « Je sais que lorsque j’ai plus d’idées que les autres, je donne mes idées, pour peu qu’on les accepte. Voilà ce que j’appelle commander. » (p. 197)
La littérature italienne est une des lacunes que je désespère de combler. Mais avec ce premier texte d’Italo Calvino, je ne doute pas d’avoir envie de continuer ma découverture des belles lettres de la Botte ! Que ce texte est plaisant et rafraichissant ! C’est tout à la fois une bouffée verte digne des plus belles fables écologiques et une réflexion humaniste sur les liens entre les hommes. À la manière d’un conteur des Lumières, Italo Calvino propose un personnage excentrique au regard de son environnement, mais dont l’excentricité tend finalement à la normalité en mettant en regard les déviances des comportements communément acceptés. Sans attendre, je me mets en quête du Vicomte pourfendu et du Chevalier inexistant, les deux autres volets de la trilogie Nos ancêtres élaborée par Calvino. Andiamo !
Début des années soixante. Orpheline de mère, mal aimée de son père, de ses frères et de ses grands-parents, la narratrice postule pour intégrer une sororité universitaire, la Kappa Gamma Pi. Elle espère ainsi éteindre son sentiment de solitude en se choisissant des sœurs. Admise par la Kappa, elle ne trouve cependant jamais sa place et met bien longtemps à comprendre qu’elle n’a été acceptée qu’en raison de son excellent niveau scolaire et des avantages que ses consœurs pensaient en tirer. « Mes sœurs Kappa me fascinaient comme des rapaces géants au plumage bariolé fascinent un petit oiseau chanteur caché dans les buissons. Ou qui essaie de se cacher dans les buissons. » (p. 84) Méprisée par la sororité, la jeune fille tombe dans une sombre dépression dont elle sort in extremis.
Voilà qu’elle rencontre Vernor Matheius, doctorant en philosophie à l’intelligence flamboyante et au pessimisme étourdissant. Et Vernor est noir, dans une Amérique où la ségrégation n’a pas tout à fait fini de faire des ravages. « Je n’aurais pas isolé la négritude de ses autres qualités. Certes, c’était un fait de son être. La première chose qui frappait l’œil, mais ce n’était pas un fait définissant ni définitif. » (p. 173) Vernor est indépendant, solitaire, parfois brutal. Bien qu’amants, les deux jeunes gens ne forment jamais un couple et la jeune fille s’épuise dans un amour dévorant et non payé de retour.
Finalement, elle retrouve son père mourant, défiguré par une cruelle maladie. Sur le lit d’agonie de cet homme dont elle pensait ne pas être aimée, elle déverse des torrents de larmes et de phrases réconfortantes.
Le roman se compose donc de trois parties totalement déconnectées les unes des autres. Une fois l’épisode Kappa terminé, on passa à l’épisode Vernor, puis à l’épisode Papa. L’ellipse confine ici à l’incohérence et le flou artistique n’est en fait qu’un épais brouillard. Dans chaque partie, la jeune fille est présentée comme une personne au bord du gouffre : on ne sait jamais vraiment comment elle reprend pied, ni comment elle échappe au traumatisme des évènements passés. Elle passe simplement à autre chose. Il semble que l’auteure ait voulu aborder trop de sujets pour un texte aussi court : la ségrégation, l’université, la féminité, la sexualité, l’amour, le rapport au père, tout cela se télescope sans se rencontrer et sans s’accorder.
Les personnages sont caricaturaux jusqu’à l’écœurement. Les filles sont Kappa sont superficielles, trop maquillées, vulgaires et furieusement en quête d’un époux au mépris de leurs études. Vernor est un intellectuel tourmenté au passé lourd. Mais la palme du ridicule revient à la narratrice, personnage misérable, pauvre, fatigué, toujours affamé et mal fagoté. À trop vouloir attirer la sympathie sur son héroïne, l’auteure nous fait verser dans un apitoiement excessif parfaitement pathétique et contre-productif. Comment s’attacher à la jeune fille alors qu’elle s’entête à se frotter à des univers qui la malmènent et à des personnes qui la blessent ? La dernière partie fait déborder la coupe du pathos : les retrouvailles entre le père et la fille ne sont qu’une enfilade de clichés qui n’ont plus rien de littéraire depuis des siècles.
Le texte est émaillé de citations et de références philosophiques puisque – évidemment – la jeune fille étudie la philosophie, n’est préoccupée que de la vie de l’esprit et méprise son corps et ses sensations. À plusieurs reprises, il est dit d’elle qu’elle est trop intelligente pour son bien : cette affirmation me laisse profondément dubitative tant il me semble que ce personnage est condamné à revenir sans cesse sur les mêmes chemins accidentés. Certes, la narratrice raconte son histoire a posteriori et l’on peut donc supposer qu’elle a fini par s’en sortir, mais la dernière phrase révèle un interlocuteur parfaitement absent du reste du texte, à peine annoncé dans le titre. Qui est ce personnage ? Pourquoi l’héroïne lui raconte-t-elle sa triste histoire ?
Dernière question, et non des moindres. On ne sait pas comment s’appelle la narratrice. Trois prénoms sont utilisés au fil du récit, mais ce ne sont pas les siens. On sait vaguement que son prénom est banal, mais il n’est jamais cité. Pourquoi un tel flou sur l’identité du protagoniste ? Cela n’apporte qu’un supplément de pathétique à un personnage déjà bien difficile à cerner. Faut-il partir du présupposé que, le récit s’adressant finalement à un interlocuteur proche de la narratrice, il est inutile de mentionner un prénom qui est de toute façon connu ? C’est un procédé bien compliqué et qui n’apporte rien de significatif au récit.
L’ennui et l’agacement ont ponctué ma lecture. Joyce Carol Oates est capable de tellement mieux, comme elle l’a prouvé avec Mon cœur mis à nu, roman-fleuve qui pouvait se permettre d’aborder une foule de sujets au vu de sa densité. Mais pour rester dans le monde universitaire, Délicieuses pourritures ou Fille noire, fille blanche abordaient bien mieux les figures féminines du milieu de siècle. Bref, un roman sur deux, Joyce Carol Oates me déçoit. Il ne reste qu’à espérer que ma prochaine lecture de cette auteure sera meilleure.
Album jeunesse de Sam Mcbratney (texte) et Anita Jeram (illustrations).
Alors qu’il est sur le point de se coucher, Petit Lièvre Brun demande à Grand Lièvre Brun : « Devine combien je t’aime. » (p. 9) L’amour, voilà bien une chose qu’il est difficile d’estimer et parfois d’exprimer. « Je t’aime haut comme ça, dit alors Petit Lièvre Brun en s’étirant de toutes ses forces. / Et moi, je t’aime haut comme ceci, dit Grand Lièvre Brun en s’étirant également. / C’est vraiment très haut, pense Petit Lièvre Brun. J’aimerais bien avoir d’aussi longues pattes. » (p. 14 à 17) Et finalement, quand il s’endort, Petit Lièvre Brun a compris que ce qui compte, ce n’est pas combien on aime, mais qui on aime.
Je suis totalement tombée sous le charme de cet album. Dans un adorable décor de campagne anglaise, deux lièvres aux longues oreilles, aux longues pattes et au pelage un peu feutré se lancent dans un concours de « je t’aime ». Parfois, demander à l’autre combien il nous aime, c’est avant tout lui demander s’il nous aime, tout simplement. Et tous les superlatifs n’y changeront rien : ce qui compte, c’est d’être aimé. Et quand Petit Lièvre Brun se réveillera, il découvrira qu’il est possible d’aimer au-delà du dicible.
En rédigeant ce billet, j’ai découvert que cet album avait été adapté en dessin animé et en livre pop-up. Vous comprenez la suite ? Je continue de courir après tous les lapins que je croise !
Essai historique et philosophique d’Hannah Arendt.
Le procès d’Adolf Eichmann : 16 semaines de procès ; 4 mois de délibérés ; 15 chefs d’accusation, dont 12 passibles de la peine de mort ; des milliers de documents et de pages tirées des bandes de l’interrogatoire. « Le procès est celui de ses actes, et non des souffrances des Juifs, il n’est pas celui du peuple allemand ou de l’humanité, pas même celui de l’antisémitisme et du racisme. » (p. 47)
Capturé en Argentine par le Mossad en 1960, interrogé, jugé et condamné à mort par pendaison à Jérusalem, Adolf Eichmann est un personnage déconcertant dont l’histoire et le procès n’ont cessé de pointer les bizarreries et l’impensable banalité. Hannah Arendt propose à la fois un portrait de cet homme et une longue revue détaillée de son procès. Elle revient sur l’histoire d’Eichmann et du Troisième Reich. Entre tentative d’éclaircissement et réflexion sur les fondements du mal, Eichmann à Jérusalem est un texte fondamental pour qui veut tenter de comprendre ce que fut la Shoah. « Nul n’est tenu d’obéir à des ordres manifestement criminels. » (p. 501)
Adolf Eichmann était un homme médiocre, sans grande intelligence, ni grande culture et parfaitement malhabile quand il s’agissait de s’exprimer. Il est extraordinaire qu’il ait réussi à occuper une telle place dans l’appareil de destruction nazi. Il avait le mérite d’être très organisé et zélé et c’est à force de travail qu’il devint spécialiste des affaires juives au sein du Reich. À noter qu’il n’était aucunement antisémite, ni même pro-aryen. Mais, fonctionnaire modèle, Adolf Eichmann souscrivait sans réserve aux thèses prônées par Hitler : incapable de remettre en cause la loi érigée par le Führer, il obéissait aux ordres. « Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser – à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre. » (p. 118) Adolf Eichmann est un vantard qui passe par des phases d’euphorie et d’ennui profond. Lors de son interrogatoire et de son procès, il répondait par des phrases toutes faites et faisait montre d’une mémoire, sinon lacunaire, sinon profondément encline à réécrire l’histoire. « Malgré tous les efforts de l’accusation, tout le monde pouvait voir que cet homme n’était pas un “monstre” ; mais il était vraiment difficile de ne pas présumer que c’était un clown. » (p. 126)
Hannah Arendt remet en perspective le travail d’Adolf Eichmann. Avant d’en venir à l’extermination systématique et mécanique des Juifs d’Europe, le fonctionnaire a d’abord mis en œuvre diverses solutions, telles que l’expulsion vers une autre terre. Aussi incroyable que cela semble, Eichmann avait pour obsession de mettre une terre sous les pieds des Juifs, ce qui fait de lui un sioniste convaincu et acharné. Quels que soient ses crimes, il a aidé des centaines de Juifs à quitter l’Allemagne dans des conditions favorables, sinon acceptables. Attention, il n’a rien d’un Schindler : l’objectif d’Eichmann était bien de rendre l’Allemagne jüdenrein, débarrassée des Juifs. Mais il faut accorder à Eichmann d’avoir vraiment cru qu’il était chargé de trouver une solution pour vider le pays des Juifs sans passer par la violence. Pendant un temps, ses vagues projets de déportation à Madagascar et ailleurs lui ont été laissés par un régime qui pensait déjà et depuis longtemps à une solution plus radicale. Et quand le Reich a finalement affiché ses véritables intentions, la grande faute d’Eichmann est de n’avoir pas protesté et d’avoir continué à œuvrer pour le régime. « Comme Eichmann le déclara, le facteur le plus décisif pour la tranquillisation de sa conscience fut le simple fait qu’il ne vit personne, absolument personne qui ait pris effectivement position contre la Solution finale. » (p. 226) Un peu mouton, complètement embrigadé, Adolf Eichmann a suivi le mouvement. Et le tribunal de Jérusalem n’a pas porté cela à son crédit. « Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait aussi à la loi. » (p. 253) Voilà le mal selon Eichmann : non un mal par principe, mais un mal selon la loi et selon les ordres. Voilà comment un homme aussi médiocre a pu présider à l’extermination de millions de Juifs. « Mis à part un zèle extraordinaire à s’occuper de son avancement personnel, il n’avait aucun mobile. Et un tel zèle n’est nullement criminel. […] Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. » (p. 494) C’est sur cela qu’Hannah Arendt a fondé sa thèse sur la banalité du mal.
Dans sa cage de verre, Adolf Eichmann était représenté par l’avocat Robert Servatius, dont la défense se fondait sur deux principes : les crimes d’Eichmann étaient des crimes d’État – ce que le tribunal de Jérusalem n’a jamais concédé, car cela aurait empêché tout procès – et Eichmann était un bouc émissaire. Sous la présidence de Ben Gourion, le tribunal de Jérusalem était investi d’un grand rôle. « Et si pour Ben Gourion, “le verdict prononcé contre Eichmann lui était indifférent”, la seule tâche du tribunal de Jérusalem était incontestablement d’en prononcer un. » (p. 71) Le procès Eichmann, contrairement au procès de Nuremberg, a mis les Juifs en position d’acteurs et non seulement de victimes et de spectateurs. « On pensait que les Juifs n’avaient pas le droit d’apparaître comme juges dans leur propre cause, mais qu’ils devaient agir uniquement comme accusateurs. » (p. 468) Dans sa relecture de l’Histoire, Hannah Arendt soulève aussi les terribles secrets de l’extermination des Juifs, comme la coopération des autorités juives. « Le juge Halévi découvrit, à partir du contre-interrogatoire d’Eichmann, que les nazis considéraient la coopération des Juifs comme la pierre angulaire même de leur politique juive. » (p. 238) Dans ce procès et dans l’Histoire, il est toujours bien ardu de séparer le bien du mal, chacun frayant avec l’autre.
J’avais étudié ce texte en terminale pour un projet en binôme à présenter au baccalauréat. Je gardais de cet essai un souvenir confus, mais une expression m’est restée, celle de la banalité du mal. Cette relecture, dix ans après mon baccalauréat, a des saveurs de nostalgie, car je me suis revue bûchant sur ce texte que je trouvais alors ardu, dense et bien épais pour ma pauvre ambition lycéenne de connaissances. C’est très certainement avec cet ouvrage que j’ai « appris à penser ». La clarté du propos et de la démonstration permet d’explorer des thèses épineuses, sans toujours obtenir des réponses, et de relire un épisode historique tristement célèbre qu’il ne faut pas effacer. « Les oubliettes n’existent pas. Rien d’humain n’est à ce point parfait, et il y a simplement trop de gens dans le monde pour rendre l’oubli possible. Il restera toujours un survivant pour raconter l’histoire. » (p. 409) En relisant Eichmann à Jérusalem, j’ai souvent pensé à ma récente découverte de Leïb Rochmann, avec son texte À pas aveugles de par le monde. Voilà deux textes essentiels, certes bouleversants, mais nécessaires, indispensables. Et j’arrête là avec les synonymes pour vous conseiller de vous frotter au texte d’Hannah Arendt : il est accessible et passionnant.
Alain Wagneur est directeur d’une école parisienne. À l’occasion d’une formation, il s’interroge sur le sort des milliers d’enfants juifs qui fréquentaient les écoles de la capitale pendant la Seconde Guerre mondiale. « Comment fait-on la rentrée lorsque tous les élèves ont été arrêtés, parqués dans des camps, déportés vers une destination inconnue ? » (p. 21) Wagneur se lance dans une recherche ambitieuse : comment l’école républicaine a-t-elle réagi devant les lois antijuives ? Dans les registres, que sont devenus les enfants juifs ? L’auteur propose une histoire de l’École en tant qu’institution et une histoire des écoles en tant que lieux de passage et d’apprentissage « Les bâtiments scolaires illustrent l’histoire de la République. » (p. 15)
L’auteur fréquente les archives nationales et départementales, exhumant des lettres, des circulaires, des rapports et des cahiers de liaison, à la recherche d’une manifestation quelconque en faveur de la protection des écoliers juifs. « La première manière de signaler la déportation d’un élève, c’est de ne rien écrire. » (p. 178) Ses conclusions sont édifiantes, mais jamais accusatrices. Il n’est plus temps de jeter la pierre, ni de pointer du doigt le silence de l’institution scolaire. Car il n’est pas facile d’être un juste parmi les nations quand la peur de l’occupant et le poids de l’administration entravent la révolte et la résistance. Humblement, l’auteur mène un travail qui tient plus du devoir de mémoire que de l’accusation. « L’école doit bien ces quelques graines de souvenir à ses anciens élèves. » (p. 233) Alain Wagneur rappelle qu’avec la triste affaire Merah, l’antisémitisme parvient encore sans difficulté à pousser la porte de l’école, alors que ce lieu et cette institution devraient être les meilleurs remparts offerts aux enfants de toute confession et de toute origine contre les assauts du monde. Il ne sera jamais vain de « réaffirmer l’inviolabilité de l’école ».
Alain Wagneur ne fait pas qu’interroger les archives et le passé, il se questionne aussi en tant qu’homme, tentant d’imaginer son attitude face au régime de Vichy. Il fait le récit de sa recherche et de ses résultats, doutant de sa légitimité à aborder son sujet. « Comment parler des Juifs lorsqu’on est directeur d’une école laïque ? » (p. 95) Entre récit personnel et réflexion historique, Alain Wagneur propose une sorte de texte policier, mais différent de ceux dont il est coutumier. Ici, le coupable est connu de tous et le destin des victimes l’est tout autant : ce qui importe donc n’est pas de découvrir le meurtrier ou le mobile, mais de comprendre comment le crime a été rendu possible.
Des milliers de places vides est un texte qui mérite largement sa place dans la production littéraire sur la Shoah. Et parce que l’École, en dépit de ses faiblesses et de ses erreurs, ne sera jamais une institution inutile, il est bon de rappeler la devise républicaine qui orne les frontons de ses bâtiments : Liberté – Égalité – Fraternité.
Louis Creed, son épouse Rachel et leurs enfants, Ellie et Gage, emménagent à Ludlow, dans le Maine. La maison craque un peu, mais elle est grande et le voisinage est charmant : un grand jardin et des bois tout autour, des voisins sympathiques. Mais il y a aussi cette route sur laquelle les camions passent à vive allure sans se soucier des riverains. Pas loin, il y a également un vieux cimetière dans lequel les gamins du coin ont pris l’habitude d’enterrer leurs amis à quatre pattes. « Un gosse dont la petite bête familière se fait écraser sur la route, ça n’oublie plus. » (p. 28) Et de l’autre côté du cimetière pour animaux se trouve une nécropole indienne : il y a des siècles déjà, les Micmacs prêtaient à cette terre isolée un étrange pouvoir. « Cet endroit… aussitôt que vous y avez mis les pieds, il prend possession de vous… et vous vous inventez les intentions les plus louables du monde afin d’avoir un prétexte pour y retourner. » (p. 229) Alors, quand le chat de la famille Creed se fait percuter par un camion, Louis est prêt à tout pour épargner du chagrin à sa petite fille. Mais à quoi serait-il prêt si l’un des siens devait disparaître ? Au pire, sans aucun doute.
Parfaitement glaçant ! Stephen King fait d’abord monter l’émotion en évoquant chats, chiens, lapins et autres bestioles qui, en mourant, emportent un peu du cœur de leur propriétaire. Impossible de ne pas chouiner un peu en lisant la description du cimetière des animaux. Ah, que ne donnerait-on pas pour voir revenir notre meilleur ami poilu, pour ne pas l’avoir perdu ? Puis voilà que l’auteur braque à 180 degrés : revenir d’entre les morts, ce n’est pas une partie de plaisir, surtout pour ceux qui ne sont jamais partis. Stephen King propose une profonde et touchante réflexion sur la famille, les liens qui la composent et ce que cela suppose de sacrifice pour en maintenir les membres unis et heureux. Le tout saupoudré de légendes indiennes qui font froid dans le dos !
Album jeunesse d’Agnès Vandewiele et Vivienne Breug.
Théo, Jeannot et Robin sont trois garnements qui font les quatre cents coups. Quand leur maman les attrape enfin, elle les punit en les envoyant chercher des carottes dans le potager. Et voilà que les lapereaux se retrouvent prisonniers d’un filet à oiseaux. « Pourvu que le fermier ne vienne pas dans le potager ! Il pourrait les attraper et peut-être même les enfermer dans des clapiers ! » Maman Lapin est affolée, il faut qu’elle trouve de l’aide. Heureusement, un gentil mouton vient à la rescousse des petits lapins qui promettent désormais de rester bien sages.
Bon, à première vue, voilà une histoire banale de petits chenapans pris à leur propre jeu et punis par une grosse frayeur. Mais en réalité, ce n’est pas tout à fait ça. Les lapereaux sont envoyés dans un lieu dangereux par leur mère qui est excédée par leur comportement. Il est donc totalement crétin et hypocrite que la mère s’inquiète quand elle ne voit pas revenir ses petits : c’est elle qui les a envoyés chez le fermier ! Dans The Tale of Peter Rabbit de Beatrix Potter, le jeune héros est fermement prévenu du danger de fréquenter le potager : ici, le lieu est toujours très dangereux, mais les enfants y sont envoyés sciemment. Drôle de façon d’éduquer les enfants…
Par ailleurs, je suis gênée par la représentation et les attitudes des personnages. Le dessin est charmant et les lapins ressemblent à des lapins : ils se tiennent comme de vrais animaux et ne portent pas de vêtements. Cette absence d’anthropomorphisation est un choix qu’il aurait fallu suivre jusqu’au bout. Car si je n’ai aucun problème à voir un lapin en salopette faire de la varappe ou du vélo, j’ai du mal à concevoir qu’un lapin tout ce qu’il y a de plus banal puisse monter aux arbres. Les esprits chagrins diront que j’ai perdu mon regard d’enfant : c’est justement parce que je l’ai perdu que je n’apprécie que l’on propose n’importe quoi dans les histoires écrites pour les enfants. Pour un peu, j’en perdrais mon lapin !
« Quand il était petit, Petit-gris attrapa la pauvreté. Toute la famille l’eut en même temps. » Conséquence de cette triste situation, Petit-Gris et ses parents sont jetés hors de leur maison et ils doivent fuir pour échapper aux chasseurs. Mais Petit-Gris est trop petit pour aller vite. Sur la plage, la famille construit une île à partir de morceaux de bois et de coquillages. Peut-être la vie sera-t-elle plus belle ailleurs. Mais les chasseurs refusent de les laisser partir. « Pas de papier, pas de maison. Délit de fuite, tous en prison ! » Heureusement, Petit-Gris a ramassé quelque chose qui peut le sauver et sauver sa famille.
Histoire douce-amère… Comment parler de la pauvreté et des mésaventures qu’elles causent aux enfants/lapins ? Elzbieta propose un récit qui, doucement, glisse vers le conte, comme si seule la magie pouvait sauver le jeune héros. Les dessins pastel ont un charme étrange, à la fois nostalgique et inquiétant. Et le ton de cette histoire m’a souvent rappelé Flon-Flon et Musettedu même auteur. Petit-Gris est un très bel album à lire aux enfants, mais il faut aussi prendre le temps d’en parler avec eux ensuite.
Quand un heureux couple a deux enfants, une fille et un garçon, on dit qu’il a le choix du roi. En effet, dans la succession au trône, il était important qu’un monarque ait des descendants. En ayant une fille et un garçon, il pouvait faire un vrai choix : soit marier sa fille à un prétendant de son choix et leur remettre les clés du royaume, soit confier le royaume à son fils.
Attention, l’ordre des naissances a son importance : si le premier-né est un garçon, pas de choix possible, le royaume doit lui revenir.
Album jeunesse de Marie-France Floury et Fabienne Boisnard.
Petit Lapin Blanc est assez grand pour aller à la maternelle. La maîtresse s’appelle Nathalie : c’est un chat bien gentil et Petit Lapin Blanc se fait vite des amis. À jouer aux cubes ou à chanter des chansons, il ne voit pas le temps passer. À la cantine, il y a des brocolis : chic, Petit Lapin Blanc aime beaucoup ça ! Et le soir, quand Maman vient le chercher, Petit Lapin Blanc est tout fier d’annoncer que Zizou, la tortue en peluche de la classe, lui a été confiée pour la nuit. « Zizou vit à l’école. […] Il faut bien s’occuper d’elle ! Elle passera le mercredi chez chacun d’entre vous, à tour de rôle . » La maternelle, c’est décidément bien chouette !
Ce petit album carré joliment cartonné aux couleurs vives et aux dessins ronds plaira aux tout-petits qui font leurs premiers pas à l’école. Résolument positive et enjouée, cette histoire est parfaitement bien conçue pour désamorcer la crainte de la séparation en insistant sur les bons points de l’école : les amis, les jeux, la découverte. Petit garçon et petite fille, n’ayez pas peur, l’école est un endroit merveilleux !
Éléazar, pâtre en sa jeunesse, est devenu pasteur d’hommes. « Plus tard, quand il réfléchirait aux sources de sa vocation religieuse, c’est à ce souvenir précis qu’il songerait, à ces nuits lumineuses où il rapportait à la maison dans ses bras un agneau trop faible pour marcher. » (p. 12) Mais sur les terres de la verte Irlande, il n’est pas toujours bien vu d’être protestant et Éléazar se craint condamné à la solitude jusqu’à sa rencontre avec la belle Esther, boiteuse, catholique et joueuse émérite de harpe. Tourmenté par un crime et acculé par la famine, Éléazar se résout à quitter sa terre natale pour l’Amérique. Après quarante jours d’une éprouvante traversée maritime, la famille O’Baird s’engage dans un fabuleux périple vers l’Ouest, vers la Californie. Mais à l’instar de Moïse qui, après avoir mené son peuple à travers le désert, n’a jamais pu fouler les riches terres de Canaan, Éléazar sent qu’il n’atteindra pas la fin du voyage.
Ce très court roman est une superbe réécriture de l’histoire de Moïse, homme tiraillé entre deux familles, celle de la foi et celle qui l’a adopté, prophète infatigable et exemplaire que Yahvé choisit de rappeler à lui avant qu’il foule la terre promise. Michel Tournier propose une magnifique image du désert, à la fois terre stérile et expression de l’incommensurable puissance de Dieu. « Le désert nous montre la face de Dieu faite paysage, et la tête du serpent est son symbole animal. » (p. 91) En opposant sans cesse le Buisson ardent et la Source d’eau vive – vie spirituelle d’une part, vie profane d’autre part –, le texte exalte une foi chevillée au quotidien et des hommes qui tendent sans cesse vers le sublime et la face glorieuse de Yahvé, mais qui ne peuvent se passer d’une subsistance concrète, ni se délivrer de considérations matérielles. Ce déchirement continuel est une autre sorte d’Enfer, la damnation tragique des hommes qui sont tous des anges déchus.
Je l’ai déjà constaté et vivement apprécié : Michel Tournier fait toujours preuve d’un grand talent quand il s’agit de réécrire des mythes religieux ou littéraires. Je ne peux que vous conseiller Vendredi ou les limbes du Pacifique, Le roi des Aulnes ou encore Gilles et Jeanne. L’auteur ne se contente pas de réécrire, il réinvente également les sujets dont il s’empare, leur offrant un nouveau souffle pour traverser les siècles.
Ce matin, pas question de rester au lit ! Bilou a un chouette projet pour occuper les prochains jours. « Aujourd’hui, avec tous ses amis, il va faire de l’escalade et camper dans la montagne. » Sac au dos, piolet à la main et sourire aux lèvres, il part d’un pas décidé vers le lieu de rendez-vous. En chemin, il rencontre son ami Lulu le lapin. À deux, tout est plus facile, surtout escalader la montagne. « Dépêche-toi, Bilou ! dit Lulu. Sinon, nous n’y serons jamais avant la nuit. » Heureusement, l’entraide et l’amitié viennent à bout de tout, même des pentes les plus escarpées. Et au sommet, tous les amis attendent Bilou et Lulu autour des tentes et d’un feu de camp.
Non, je ne me suis pas découvert une nouvelle passion pour les oursons, même si ce Bilou est adorable et si cet album propose une charmante histoire d’amitié et de courage. Je dédie cette lecture et ce billet à mon cher frère jumeau dont c’est l’anniversaire aujourd’hui. Pourquoi ce livre ? Parce que Bilou et Lulu sont deux diminutifs/surnoms que je lui donne depuis toujours. Et si vous voulez tout savoir, moi, c’est Bilette et Lili. Vous avouerez que ça fait sens !
Mary et Peter roulent tranquillement sur une route perdue du Nevada quand ils sont arrêtés par un policier de taille impressionnante. Le contrôle du véhicule vire rapidement au cauchemar. Ralph, Ellen et leurs enfants Kirten et David reviennent de vacances dans leur camping-car quand un policier anormalement grand leur fait de grands signes. La famille Carver n’aurait pas dû s’arrêter. Johnny est un auteur sur le déclin qui tente de renouer avec le succès en faisant un grand voyage à moto à travers l’Amérique, façon Hemingway. Si seulement il n’avait pas traversé le Nevada, ni croisé la route de ce gigantesque policier bien inquiétant. « Me lèche pas les bottes. […] Ton destin n’en sera que pire. » (p. 100)
Vous avez compris, il y a quelque chose de pourri sur les routes du Nevada. Cette chose, c’est Collie Entragian, shérif de Désolation, ville perdue du Nevada dont la population semble avoir été décimée par un tueur fou. « Ne me dites pas qu’un homme, même fort comme un orignal, a pu faire le tour de la ville et tuer deux cents personnes […] parce que, excusez-moi, mais je ne le crois pas. » (p. 295) Et dans Collie Entragian, il y a Tak, antique démon venu des profondeurs de la terre via la mine de cuivre à ciel ouvert de la région.
Tout ce que le désert compte d’horrifique est convoqué dans ce roman : busard, coyote, scorpion, serpent à sonnette et autres vermines répondent aux ordres de Tak, dans un ensemble grouillant qui n’est pas sans rappeler les terribles plaies d’Égypte. Et de fait, le roman regorge de métaphores bibliques puisque le jeune David, foi chevillée au corps s’oppose au grand Tak et qu’un personnage, celui que l’on soupçonnait le moins d’un tel acte, se sacrifie pour tenter de sauver les pauvres pécheurs qui l’accompagnent. Stephen King se plaît à faire s’affronter le mal le plus abject et le bien claudiquant d’humains que la spiritualité a plus ou moins quitté. « Pour que ça marche, il faut qu’on reste tous. Il faut qu’on abandonne notre libre arbitre au profit de la volonté de Dieu, et il faut qu’on soit prêts à mourir. Parce que c’est ce qui risque d’arriver. »(p. 434)
Ce roman est loin d’être mon préféré de Stephen King. S’il est toujours réjouissant (oui, oui, réjouissant !) d’assister à la débauche de violence mise en scène par l’auteur, le texte est un peu long et parfois bavard, notamment dans les dialogues et les récits des différents personnages. L’intérêt principal de ce texte est son roman jumeau, Les régulateurs. On y retrouve les mêmes personnages face au même monstre, mais selon un scénario totalement différent. À noter que les deux romans ont été publiés le même jour, le second sous le pseudonyme de Richard Bachman. Le maître de l’épouvante est aussi un maître du marketing et de l’évènement !
La valeur de la chanson « Joyeux anniversaire » est estimée à 5 milliards de dollars.
Je ne sais pas qui a déterminé cela, ni comment le calcul a été mené, mais une chose est certaine, on peut en acheter des bougies avec une telle somme !
Avec un jour d’avance, 5 milliards de joyeux anniversaire à mon frère jumeau !
Simon veut profiter du week-end pour rendre visite à son grand-frère. Hélas, pas de train ce soir pour aller de l’autre côté de la montagne. Plutôt que d’attendre le train du lendemain matin, Simon décide de faire le chemin à pied. « Ça fera une bonne promenade, et surtout une belle surprise pour son frère. » Simon arrivera-t-il avant le train du matin pour surprendre son frère ?
Voilà une histoire assez cocasse. Simon et son frère sont les seuls animaux de cette histoire, les autres personnages étant des humains très ordinaires. Mais aucun ne s’étonne de voir un petit lapin courir comme un dératé avec une gibecière sur le dos. Rien d’étonnant non plus à ce que Simon travaille dans une fabrique de marteaux ou que son grand-frère ait des amis hippies qui conduisent une camionnette rouge. Cet album propose toutefois une histoire très touchante : moi aussi, pour voir mon frère, je pourrais en faire des kilomètres !
Dans une vieille maison de la rue Saint-Denis, M. Guillaume tient avec rigueur et tradition son commerce de maître drapier. La marche du ménage est parfaitement réglée, sous les soins de Mme Guillaume : les deux filles de la maison, Virginie et Augustine, ne connaissent rien du monde et n’ont pas d’autres projets que ceux que leurs parents forment pour elles. M. Guillaume marierait bien son aînée avec son premier commis et tant pis si celui-ci est épris de la cadette qui n’a d’ailleurs d’yeux que pour Théodore, un peintre aperçu par la croisée. Si, finalement, les mariages s’arrangent à peu près comme tout le monde le voudrait, l’union d’Augustine et de Théodore, bien qu’initiée sous de riants auspices, fait naufrage, tant les époux sont mal assortis. Que peut faire Théodore, génie créatif et noble dispendieux, d’une épouse à l’esprit simple, voire fruste, qui ne sait que l’adorer ?
En moins de cent pages, Honoré de Balzac tire à boulets rouges contre la bourgeoisie commerçante et sa supposée médiocrité d’esprit. L’auteur méprise la passion de l’argent qui ne se traduit que par l’économie, voire la pingrerie. « N’ai-je pas entendu dire ce soir à ce jeune écervelé que si l’argent était rond, c’était fait pour rouler ? S’il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour les gens économes qui l’empilent. » (p. 56) Voilà qui n’est pas sans annoncer l’avarice pathologique du père d’Eugénie Grandet et qui entre en totale opposition avec la conception personnelle de l’auteur : prodigue au-delà du raisonnable, accablé de dettes tout au long de sa vie, Honoré de Balzac n’était pas de ceux qui comptent et qui retiennent. Cette nouvelle présente l’étendue du talent de Balzac et sa très grande maîtrise dans l’art de faire des portraits inoubliables.
Attention, je présente les trois tomes à la suite, spoilers possibles !
Tome 1 : La voix du couteau – Todd est le dernier garçon du Nouveau Monde. Tous les autres sont devenus des hommes et dans un mois, le jour de son treizième anniversaire, il deviendra un homme à son tour. Il a toujours vécu avec le Bruit, cette manifestation incessante des pensées de chacun. « Le Bruit n’est pas la vérité : le Bruit, c’est ce que les hommes veulent être vrai. » (p. 37) Le Bruit est la faute des Spackles, les ennemis qui ont répandu le virus du parler, donnant la parole à tous les animaux et tuant toutes les femmes de la planète. Todd n’a toujours connu que cela et il n’a aucune raison de remettre en question l’univers dans lequel il vit. Jusqu’au jour où il trouve un endroit où le Bruit se tait et où il rencontre Viola. Une petite fille. Il apprend alors qu’il y a des cités et des humains au-delà de Prentissville, que de nouveaux colons sont en route vers le Nouveau Monde à bord de vaisseaux spatiaux et que les Spackles ne sont pas ce qu’il croit être. Il comprend surtout qu’il se trame quelque chose de louche à Prentissville. N’emportant qu’un sac contenant le journal de sa mère, son couteau et quelques vivres, suivi de son chien Manchee et accompagné de Viola, Todd veut rejoindre Haven, une colonie qui a peut-être un remède contre le Bruit. « J’ai des ampoules et des courbatures et mon cœur me fait mal de tout ce qui me manque et de tout ce qui ne reviendra plus. » (p. 473) Alors qu’une armée d’hommes furieux se lance à ses trousses et est déterminée à prendre le contrôle du Nouveau Monde, Todd doit accepter une nouvelle vérité et une nouvelle Histoire.
Dystopie postapocalyptique, le premier tome de ce roman raconté du point de vue de Todd est une réussite narrative : les évènements et les révélations s’enchaînent sans temps mort. Todd, petit garçon au début de l’histoire, devient un homme dans la nécessité, armé de la volonté de survivre et de son couteau. « Une chose de puissance, tellement que je dois accepter d’en faire partie, plutôt qu’elle faire partie de moi. » (p. 105) Grandir n’est pas une chose facile et Todd en fait l’apprentissage douloureux.
Tome 2 : Le cercle et la flèche – À Haven, Todd et Viola sont tombés dans le piège tendu par le Maire Prentiss, qui se fait désormais appeler Président Prentiss et qui a de grands projets pour Nouveau Monde. Projets dans lesquels il compte bien impliquer Todd, de son plein gré ou non, le garçon revêtant de plus en plus une importance qu’il a bien du mal à concevoir. « Il ne peut pas tuer. Même pour se sauver lui-même. C’est ce qui le rend si spécial. Voilà pourquoi il le voulait tellement. Il n’est pas comme eux. » (p. 108) Alors que Viola est soignée par les guérisseuses de Haven, elle découvre que la résistance est en marche. Un groupe nommé La Flèche, mené par Maîtresse Coyle, s’oppose au Cercle représenté par le Maire. Rapidement, les choses tournent mal et des bombes explosent un peu partout. Todd et Viola sont séparés, chacun dans un camp différent, mais ne renonçant jamais à se retrouver. « On arrête pas de se sauver l’un et l’autre […]. Est-ce qu’on sera un jour à égalité ? / J’espère pas. » (p. 461) Désormais, les femmes se battent contre les hommes et les hommes se battent aussi contre les hommes.
Dans ce tome, La narration est portée alternativement par Todd et Viola, ce qui donne un dernier chapitre d’une très grande intensité, les voix croisées se répondant, voire se devançant. L’opposition entre homme et femme n’est pas seulement une question de genre ou de force physique, mais également de rapport à l’information et à la communication, les hommes étant seuls atteints par le Bruit. « Le silence d’une fille reste actif, ça reste une chose vivante qui dessine une forme dans tout le Bruit et son boucan autour. » (p. 20) L’évolution des personnages et de leurs sentiments est subtile et cohérente avec la progression de l’intrigue. Loin des clichés de la littérature dite « young adult », la romance entre Todd et Viola n’est pas le centre de l’histoire : elle est menée avec délicatesse, presque en marge du reste du récit. L’attirance réciproque des deux jeunes héros répond certes à des codes et semble inévitable, mais elle n’est pas le moteur de l’action. Il est davantage question d’acceptation de la différence que d’amourette et c’est un bon point supplémentaire dans cette histoire de qualité.
Tome 3 : La guerre du Bruit – Le rebondissement final du tome précédent marque l’ouverture du dernier acte de cette histoire : les Spackles sont bien décidés à attaquer et exterminer les humains, hommes et femmes, en représailles de ce qui a été fait aux esclaves spackles de New Prentissville. Le Maire Prentiss et Maîtresse Coyle vont devoir collaborer contre cet ennemi commun, mais leurs différends sont si grands que toute trêve semble impossible. Un autre vaisseau éclaireur est arrivé à Nouveau Monde et les colons sont déterminés à s’établir en paix. Mais c’est compter sans la farouche détermination de Viola de sauver Todd de la mauvaise influence du Maire. « Si c’est ce que Todd et moi ferions l’un pour l’autre, est-ce juste pour autant ? Ou bien cela nous rend-il dangereux ? » (p. 182) Avant d’arriver à la paix, il semble qu’il y a bien des obstacles à franchir, comme la haine du Spackle 1017 envers Todd. « La logique de la guerre est manifestement absurde. Vous tuez des gens pour leur dire que vous voulez arrêter de les tuer. » (p. 307)
Grand final réussi pour le dernier tome du Chaos en marche. On apprend finalement que le Bruit peut se contrôler et qu’il peut être une arme redoutable qui, comme toutes les armes, a un double tranchant. En partageant la narration avec une troisième voix, celle d’un Spackle, l’auteur a donné au texte une portée universelle : Todd, Viola et le Spackle représentent trois mondes différents qui aspirent à la paix, mais sont hélas prêts à la guerre. Par ailleurs, en faisant revenir des personnages que l’on croyait perdus, le récit retrouve une dimension d’espoir qui semblait disparue depuis la fin du premier tome. Amitié, pouvoir, différence, partage et amour sont autant de sujets traités avec subtilité en tentant de répondre à une question unique, celle de la possibilité de concilier l’individu et la communauté. La trilogie de Patrick Ness se referme sur une belle note d’espérance, au terme d’un grand travail sur l’écriture et l’occupation du texte sur la page. Le chaos en marche est un texte qui se lit et qui se regarde.
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Et hop, mine de rien, une nouvelle participation au Défi des 1000 de Fattorius : 531 + 563 + 631 = 1725 pages !
En unité de temps, un lustre représente 5 ans, et non une période indéfinie comme le langage populaire le laisse penser.
On doit cette unité à la Rome antique où un recensement de la population était effectué tous les 5 ans. Le lustre était le nom de la cérémonie de purification précédent ces recensements, cérémonie au cours de laquelle avait lieu l’élection des censeurs.
Les tracas agricoles ne manquent pas. Entre les lourdeurs de l’administration, la concurrence des pays européens, la précarité du métier, les paysans ont de quoi faire triste mine. Il y a aussi les loups, les ours, la PAC, les écologistes, l’urbanisme, la traçabilité, les scandales alimentaires, les syndicats paysans, la crise économique… Les paysans sont dépassés et déprimés, les animaux sont hilares et goguenards.
Philippe Tastet est un dessinateur de presse dont le trait à la fois caricatural et expressif évoque bien des vérités. Ce recueil est particulièrement drôle parce qu’il est doucement cruel et tellement vrai.
La question est sur toutes les lèvres depuis l’entrée en fanfare, dans l’acte I, du petit Eusèbe, lapin condamné aux galères : quelle est son histoire ? Pour connaître le crime dont il est accusé et la punition dont il est affligé, il fallait tout reprendre depuis le début. « Je me rends à Paris muni d’une lettre de recommandation de la main de mon père destinée à Monsieur de Roquefort afin que celui-ci m’intègre dans une de ses compagnies de gardes des cardinaux. » (p. 4) Eusèbe est donc un provincial venu tenter sa chance dans la capitale. Mais tout tourne mal bien avant Paris. Eusèbe s’attire les foudres du grand Veneur, Monsieur de Limon qui, bientôt promu à de plus hautes fonctions, n’aura de cesse d’exprimer sa vindicte envers le plus mignon petit lapin jamais vu dans une bande dessinée. Comme de bien entendu, les gardes du Cardinal s’opposent aux mousquetaires du Roi. De la casaque pourpre à la casaque azur, ou même couvert de chaînes, Eusèbe n’a de cesse de prouver sa valeur.
Dans le premier volet de ce dyptique qui rend hommage à Eusèbe, on croise également des personnages fascinants, comme Colvert, roué ministre comploteur, ou Monsieur de Lisière, poète affamé. Il est d’ailleurs grandement question de poésie dans cet album, sous toutes ses formes : épigrammes, sonnets ou pamphlets, la muse n’en finit pas d’être titillée. Et même Eusèbe s’y met : « Le soir dans le jardin, je dîne de carottes / Dont je fais au matin un chapelet de crottes. » (p. 46) Charmant, n’est-ce pas ? Mais Eusèbe n’est pas qu’un poète, c’est aussi un ambitieux, à sa manière. « Il ne me reste plus, pour devenir un parfait lapin du monde, qu’à me procurer une maîtresse et un bel habit ! » (p. 48) Hélas, les grands plans de notre ami aux longues oreilles ne vont pas se dérouler comme attendu. Le voilà en bien fâcheuse posture à la fin de ce onzième opus et ses retrouvailles avec un personnage qui n’a pas encore fait son entrée sur scène ne s’annoncent pas sous les meilleurs augures.
De Vingt ans après à Vingt mois avant, la référence à Alexandre Dumas crève la page et nous promet une belle plongée dans les romans de cape et d’épée, là où les mousquetaires croisent le fer et où les complots s’ourdissent dans l’ombre. Parfaitement à la hauteur des dix précédents volumes, cet opus célèbre la littérature classique, mais également l’humour. Le neuvième art n’est pas loin d’avoir trouvé son fleuron.