Oradour-sur-Glane aux larmes de pierre

Texte de Jean-Louis Marteil. Préface de Lucie Aubrac.

Le narrateur chemine dans les ruines du village supplicié d’Oradour-sur-Glane. Ses pas le conduisent au plus près des victimes de la barbarie aigrie de la Deuxième Division SS Das Reich, rompue aux massacres sur le front de l’Est. Le débarquement a eu lieu, les Alliés sont aux portes du Reich et le 10 juin 1944, « la race des Seigneur répand les ruines » (p. 16) dans un petit village isolé sur les bords de la Glane. Femmes et enfants sont entassés dans l’église, voués aux balles et aux flammes. Les hommes sont regroupés dans les granges et tombent sous le feu des mitraillettes. Peu de survivants réchappent de cette journée d’horreur où un régime de terreur, confronté à ses vainqueurs, décide d’entraîner dans son agonie sanglante les innocents du monde ordinaire.

Le narrateur/auteur, habité par le sentiment du devoir de mémoire, présente un lieu figé à jamais. Il imagine les dernières heures de serein bonheur d’Oradour et se pose la question récurrente du choix face à l’horreur. Quelle décision aurait-il, aurait-on, pris devant l’évidence de l’horreur à venir? Quelle réponse aurait-il donné? « Il est pourtant aisé, aujourd’hui, d’en donner une, ou plusieurs. Aucune ne sera nourrie de la vérité car aucune ne sera née de l’instant. » (p. 30)

De la marche du narrateur dans l’Histoire, je retiens cette phrase : « Je ne peux pas croire qu’il faisait beau le 10 juin 1944. » (p. 25) On voudrait que l’horreur se déroule dans le noir, sous les sombres nuages d’un ciel voilé. On n’accepte pas que la nature, imperturbable, n’ait pas revêtu ses habits de deuil en cette journée de massacre.

Le narrateur s’adresse à « [son] amour » (p. 15), « [sa] belle » (p. 17), et c’est elle qui donne le mot de la fin, en évoquant l’un des noms du myosotis, « Ne-m’oubliez-pas ». C’est aussi et surtout le mot du début: en entrant dans Oradour, un panonceau dit « Remember. Souviens-toi. » Pour commencer, pour continuer, il faut se souvenir, marcher sur les lieux de l’Histoire, les appréhender pour ne jamais être du côté de ceux qui les font.

« [Son] amour », « [sa] belle », il me semble que c’est également ainsi qu’il s’adresse à Oradour-sur-Glane, dans une tendresse malhabile née de l’impuissance face à la désolation et d’une part de révolte de n’avoir pas été là. « Juin 1944. Je n’étais pas né… » (p. 17) Mais ne pas avoir vécu l’horreur n’est pas tout, n’est pas une fin. Il faut se souvenir des souffrances passées.

Lucie Aubrac, dans sa préface, dit que « l’auteur n’est pas qu’un narrateur, c’est une conscience. » (p. 12) Moi qui ne connaissais Oradour-sur-Glane que par les livres et les cours d’histoire, je sais maintenant qu’il me manque de l’avoir vue.

La prose de l’auteur est chargée d’émotion. En moins de cent pages, Jean-Louis Marteil donne toute l’étendue de son talent d’écrivain, où la véracité se mêle à la poésie.

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François Lay, dit Laÿs

Biographie d’Anne Quéruel.

François Lay, Laÿs de son nom de scène, a marqué l’histoire de l’Opéra de Paris de sa voix de baryton. Chanteur virtuose, bien que n’ayant pas le physique avenant des personnages qu’il incarne, son incroyable maîtrise du chant lui vaut les honneurs de la foule et la faveur des puissants au gré des régimes politiques. Maître de chant de la reine Marie-Antoinette et Premier Chanteur du Grand Couvert pour le couple royal, il est nommé Premier Chanteur de la Chapelle des Tuileries sous l’Empire par Napoléon Bonaparte. Artiste reconnu,  il excelle dans les rôles de bons vivants amateurs de femmes et de vin et il fait salle comble à chacune de ses apparitions. Sa carrière, étonnamment longue et réussie, dure 43 ans. La Restauration le met au rebut. « On voulait lui faire payer son attitude pro-révolutionnaire et ses amitiés sulfureuses avec des ‘suppôts de la Terreur’. Son cas était aggravé par la protection du Corse. » (p. 153) Exilé dans les Pyrénées, il termine paisiblement bien que chichement une existence faite de gloire et de succès.

L’homme était un Gascon pur et dur, aussi cabochard qu’épicurien, généreux par nature et large d’esprit par conviction. Le petit paysan de Barthe-de-Neste qu’il était, rebelle à la discipline mais curieux et intelligent, adhère rapidement et durablement aux idéaux sociaux prônés par Jean-Jacques Rousseau. « Son esprit de contestation et son amour de l’égalité » (p. 19) lui font fréquenter les milieux révolutionnaires et entrer dans le club des Jacobins. Partisan fidèle, il est toutefois effrayé par la Terreur et les débordements de ses compagnons révolutionnaires. Après un emprisonnement de courte durée et blessé par des huées à Bordeaux, il décide de ne plus se mêler de politique. « Son idéal de monde égalitaire et républicain, juste et attentif aux pauvres, volait en éclat. Il se jura dorénavant de se consacrer uniquement à son art et de ne plus chercher à faire de la politique. » (p. 102)

Fidèle en amitié, il s’entoure de personnages hauts en couleur venus de tous les milieux. Il y a ses compères chanteurs, Chéron et Rousseau, avec lesquels il mène la vie dure aux différents directeurs de l’Opéra. L’illustre peintre Jacques-Louis David fait partie des intimes du chanteur et il partage avec lui une cellule à la prison du Luxembourg pendant la Terreur. Aux côtés du député Bertrand Barère, il participe à la Révolution et chante La Marseillaise devant des sans-culottes déchaînés.

Au gré des représentations de Laÿs, on découvre les opéras de Gluck, Piccini ou Grétry. La mode, des perruques aux vêtements des élégantes de Paris en passant par les différentes décorations de l’Opéra, permet une belle incursion dans cette période de changements et de revirements. Et c’est avec ravissement que j’ai eu l’impression d’assister de l’intérieur au sacre de l’empereur (voir le superbe tableau de David) au cours duquel François Laÿs a fait montre de ses talents de soliste.

La biographie proposée par Anne Quéruel est richement documentée et plaisamment écrite. L’auteure propose des portraits fins et nuancés des personnages qui ont fait l’Histoire. Le texte se clôt sur un tableau récapitulatif très intelligent qui met en regard la vie du chanteur avec les œuvres artistiques majeures de ce temps et les évènements politico-historiques qu’il traverse. J’ai découvert avec plaisir ce personnage que je ne connaissais pas et je vais maintenant fureter dans la collection d’opéras des grands-parents en espérant mettre l’oreille sur les œuvres citées dans les pages de cette biographie.

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Le degré suprême de la tendresse

Roman en pastiches d’Héléna Marienské.

Huit pastiches composent ce recueil dédié aux complexes relations homme/femme. De domination, il est toujours question, mais quand les rapports de force s’inversent, il y a de quoi dégringoler de sa chaise et du septième ciel. « Le temps n’est plus où les femmes se laissaient clouer le bec. Qu’on tente de leur encombrer la bouche, elles trancheront désormais le problème. » (p. 9) D’un fait divers cannibale pour le moins horrifique, aux allures de légende urbaine, l’auteure fait le sujet de 8 textes où le pastiche côtoie l’exercice de style. Ou comment dire huit fois la même chose sans utiliser les mêmes maux…

Restriction du domaine – À la manière de Michel Houellebecq (voir une certaine Extension…) / Pierre Hitkartoff est le dernier auteur à la mode. Reconnu pour sa plume par des lectrices déchaînées, il est conscient de sa pauvreté physique. Maniaco-dépressif, taraudé de désirs inavouables, il semble trouver le bonheur et l’épanouissement auprès de Maryse, brillant professeur en khâgne mais femme vieillissante. Dévouée à son homme, elle lui ouvre toutes les portes: celles de la gloire, celles du plaisir, celles de l’accomplissement personnel. Mais au terme du récit, on s’interroge : l’homme a-t-il encore un rôle à jouer dans la procréation voire dans la sexualité des femmes ?

La Marquise Héloïse – À la manière de Gédéon Tallemant des Réaux / La petite nièce du grand Guillaume du Bartas, auteur de La Sepmaine, était aussi belle que libertine. Sa jeunesse n’étant point le gage de son innocence, elle maniait en toutes choses sa langue avec agilité, à condition de n’être forcée à rien.

Batifoles – À la manière de Louis-Ferdinand Céline / Dans une lettre à Roger Nimier, Louis-Ferdinant Céline vitupère –  dans le langage qui a fait sa renommée – à l’encontre de son éditeur qui, pour agrémenter la publication de ses œuvres en Pléiade, lui demande d’écrire quelques pages lestes et croustillantes.

Le Rat glorieux – À la manière de Jean de la Fontaine / En rimes et enjambements, un rat, maître de guerre, glorieux conquérant de la quasi totalité du monde, se fait mettre à genoux par le joli minois d’une rate félonne dévouée au roi des Belettes.

La Barbe – À la manière de Christine Angot / Que Christine n’écrive que sur l’inceste, voilà qui finit par être barbant et rasoir pour son éditrice, pourtant toute acquise à l’œuvre de son auteure chérie. Mais si l’auteure chérie continue de creuser le sujet au risque de l’éculer, c’est qu’elle ne peut pardonner ni oublier le traumatisme qu’elle a subit. Elle propose une solution qui, pour être radicale, reste complexe à exécuter. Si tous les gars du monde…

Du trop de pudicité – À la manière de Michel de Montaigne / Si les oies du Capitole ont défendu Rome à grand renfort de cris et de battements d’ailes, les oies blanches nouvellement mariées défendent bien étrangement leur innocence. S’il est des enseignements dangereux pour les esprits débiles des femmes, l’auteur recommande d’instruire les filles à marier sur les choses de la chair, sur les choses du lit et sur les choses qui se situent sous la chemise.

Chupa Chups – À la manière de Vincent Ravalec / Virginie, superbe jeune fille d’une ZEP, s’enfuit de l’appartement familial où ne l’attendent qu’outrages physiques pour rejoindre Paris où elle décroche d’une main une licence en commerce international et de l’autre un solo au Crazy Horse. Sous le délicieux nom de Chupa Chups, elle devient la pute de luxe du Tout-Paris. Mais trop de drogue et trop de sexe l’envoie de plus en plus souvent dans des extases orgasmiques et terrifiantes où se jouent des massacres orgiaques sous la houlette bienveillante d’un Christ compréhensif et vénal.

Flora, ou l’Apparition – À la façon d’un mirifiant G. P. (voir une certaine Disparition…) / Bourbaki Junior et Aloysius Swann se retrouvent autour d’une table et de Flora, beauté peu farouche qu’un récit aux accents de Mille et une nuits rend très réceptive aux plaisirs de la chair.

L’auteure explique elle-même son titre: « Je le chipe à ce macho de Dali, qui définissait ainsi le cannibalisme: le degré suprême de la tendresse. » (p. 9) Elle justifie aussi le choix des pastichés: « Peu m’importait que les auteurs soient, ou non, célèbres. Il suffisait que je les aime, et avec tendresse. » (p. 10) De là à se dire qu’Héléna Marienské se plaît à couper la chique (à défaut d’autre chose) à ses chouchous littéraires, il n’y a qu’un pas. Elle les aime ses auteurs, au point de les envoyer se balader un peu partout. Un certain docteur Houellebecque traîne à la cour de Louis XIII. Céline et Perec sont cités à tour de bras par des intellectuels ou des poivrots.

Elle trouve son inspiration dans des registres et des époques littéraires très diverses. « Plutôt stimulant, l’absolu tabou, non ? » (p. 172) L’auteure s’empare de la plume de ses modèles avec brio, mais surtout autorité. C’est elle, désormais, qui porte la culotte littéraire. Si castration il y a, qu’elle soit physique (Allo Maman bobo) ou métaphorique (Allo Maman bobo, bis), elle s’effectue toujours avec humour et légèreté.

Quel plaisir de croiser ce bon vieux du Bartas qui a fait les belles heures de mon cours de littérature en khâgne! Tomber sur Houellebecq ainsi (re)manié m’a redonné le goût de me plonger dans ses œuvres. Il n’y a que les idiots, n’est-ce pas ? Chapeau bas à l’auteure pour le dernier pastiche. J’ai tenté le lipogramme dans une de mes nouvelles et j’ai écrit cinq lignes, en 3 jours…

Je me suis régalée de ce recueil de textes érotiques dont j’attendais beaucoup depuis longtemps. Voilà une lecture fort divertissante, impudique et adorablement insolente.

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Le petit livre des couleurs

Essai de Michel Pastoureau et Dominique Simonnet.

Au cours d’un stimulant dialogue, Michel Pastoureau répond aux questions de Dominique Simonnet. L’historien présente la couleur déclinée en six couleurs de base (bleu, rouge, blanc, vert, jaune, noir) et les demi-couleurs en évoquant les symboles qu’elles véhiculent et la place qu’elles ont tenu dans l’histoire religieuse, politique, sociale et artistique.

Le bleu, méprisé des penseurs antiques, est devenu la couleur « la plus raisonnable de toutes «  (p. 26) après avoir été l’apanage de Dieu, de la Vierge et des rois.

Le rouge, couleur de pouvoir, se retrouve dans toutes les guerres et toutes les religions, il « décrit les deux versants de l’amour: le divin et le péché de chair. » (p. 38)

Le blanc, à la fois symbole du manque et symbole de l’innocence, longtemps déconsidéré, a retrouvé tous les honneurs que l’on doit à la couleur de la lumière.

Le vert, teinte difficile à fixer, instable et dangereuse, couleur de l’Islam et du turban du Prophète, a subi pendant des siècles le désamour des occidentaux, avant de devenir le symbole de la propreté et de la nature préservée.

Le jaune, éternel perdant dans son combat avec l’or, est la couleur de Judas, la couleur des tricheurs et des menteurs, la couleur des exclus en Occident, alors qu’elle est la couleur royale du Japon.

Le noir se prête à toutes les circonstances: présent dans le deuil et la mort, il représente aussi l’autorité et l’austérité tout en s’affichant avec le dernier chic au rang des couleurs élégantes.

Reste les demi-couleurs, le rose, l’orange, le marron, le violet et le gris et toute la gamme des nuances et leur flot de symboles. Avant tout, pour qu’il y est couleur, il faut qu’il y est lumière. « Une couleur n’existe que parce qu’on la regarde. Elle n’est en somme qu’une pure production de l’homme. » (p. 105) « Une couleur, c’est une catégorie intellectuelle, un ensemble de symboles. » (p. 112)

Après la lecture bien décevante de La couleur bleue de Jörg Kastner, c’est avec curiosité que j’ai décidé d’avancer la date de lecture de ce livre que je gardais pour un prochain voyage (petit format et poids plume, parfait pour mon nouveau sac à main tout mignon tout riquiqui…) Refroidie par les considérations oiseuses de Kastner, j’espérais trouver des informations plus étayées et plus sérieuses sur la valeur des couleurs.

L’essai de Pastoureau et Simonnet est simple et très court, mais il en dit suffisamment pour remettre les points sur les i et tordre le cou aux préjugés (non, le blanc et le noir ne sont pas les couleurs qui s’opposent le mieux !) Il souffre peut-être d’un manque d’exemples, néanmoins la concision du propos permet au moins de ne pas s’éparpiller et de refermer le livre armé d’informations pertinentes.

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Les honneurs perdus

Roman de Calixthe Beyala.

Saïda Bénérafa a vu le jour dans un bidonville aux portes de Douala, au Cameroun. Élevée dans les stricts principes de l’Islam par un père qui voulait un fils, elle prend très vite conscience de sa différence. Son isolement s’accroît à mesure que les années passent. Alors que les filles du bidonville se marient ou quittent le village, Saïda reste seule. Surnommée la Vierge des vierges, elle cultive farouchement la certitude qu’une femme ne doit s’offrir qu’à son époux. Quand elle émigre en France, elle a plus de quarante ans. La vie à Belleville n’est pas plus douce, mais Saïda découvre qu’elle peut se battre pour son bonheur sans perdre son honneur.

« Je naquis comme naissent les mythes, avec des on-dits. » (p. 28) Le récit que livre Saïda est tissé de potins et de cancans qui circulent à la folle allure du téléphone arabe pour devenir légendes et certitudes. Des cases du bidonville où elle a grandi aux rues de Paris où elle devient femme, son existence se nourrit de bruits de couloir. « Depuis l’esclavage et la colonisation, la vie de chaque Africain est un conte. » (p. 373) Saïda vit un monde fait de règles orales. L’école coranique a imprimé en elle des certitudes que le temps mettra longtemps à affaiblir.

La femme est au centre de ce roman africano-français. Il y a Saïda, vierge au-delà de la ménopause, farouchement décidée à préserver son corps pour son hypothétique époux. Prête à tout céder, à tout abandonner, elle brandit envers et contre tout sa virginité comme un étendard de fierté, la preuve ultime d’un honneur que rien ni personne ne peut fouler aux pieds. Il y a les autres femmes, les mères, les épouses, les filles, les prostituées, femmes vendues ou femmes accomplies, toutes celles qui ont connu ou connaîtront l’homme. Il y a Ngaremba, noire et indépendante, écrivain public, déterminée à sauver l’Afrique pour s’acquitter d’une dette douloureuse. Le continent africain semble lui-même être femme: il engendre des milliers d’êtres et les expulse hors de son sein, vers des contrées apparemment plus vertes et lumineuses. Tous les Africains, quelles que soient leurs croyances, sont frères dans la misère d’une terre d’accueil au cœur bien sec.

Soumise à son père puis à sa cousine Aziza, entièrement dévouée à Ngaremba et à sa fille Loulouze, Saïda ploie sous le joug de la famille, du Coran et des traditions. Jusqu’à ce que… « J’en ai marre qu’on me chie dessus. Tout le monde fait ses besoins sur moi, depuis ma naissance. » (p. 348) Saïda s’éveille un jour, enfin, à la réalité, au temps dans lequel elle vit. La révolution brutale n’a pas lieu, tout se passe dans une lente prise de conscience, un éveil mesuré mais salutaire. Enfin ouverte à la vie, elle rencontre l’amour qui vivait sous ses yeux depuis longtemps.

Si certains honneurs sont perdus, il est possible d’en obtenir de nouveaux : apprendre à lire, accepter de ne pas appartenir à un homme pour être un femme. Saïda sort les épaules du bourbier dans lequel elle s’enlisait et c’est tête haute qu’elle entame son chemin de femme.

Ai-je aimé ce roman ? Je ne sais que dire. L’histoire est poignante, Saïda est un personnage attachant et héroïque à sa manière. Son épopée est riche des légendes que l’on raconte dans les veillées africaines, puissante comme un conte philosophique et simplement belle comme tout cri d’amour lancé à la face de l’univers. L’écriture est vibrante. La plume de Calixthe Beyala est enivrante, elle égrène des fumets et des épices au fil des pages. Alors pourquoi n’ai-je pas frissonné de concert avec les chairs endormies de cette vierge éternelle qui s’ouvre aux plaisirs de la vie? Incapable de marcher aux côtés de Saïda, j’ai suivi de bien loin son aventure. Et j’en suis frustrée, car c’est le genre de textes qui d’ordinaire me transportent. Si certains l’ont lu, je suis curieuse de connaître leur avis.

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La couleur bleue

Roman de Jörg Kastner.

« Roman inspiré par les carnets du peintre et gardien de prison Cornelis Bartholomeusz Suythof, rédigés à Amsterdam, à bord du voilier Tulpenburgh et aux environs de Batavia de 1670 à 1673. » (p. 9)

1669 à Amsterdam. Deux meurtres particulièrement violents sont commis en présence d’un tableau dont la couleur bleue, mystérieuse et inquiétante, semble rendre fou quiconque la regarde. Cornelius Suythof, un élève du vieux peintre Rembrandt van Rijn, décide de mener l’enquête. Il découvre un sordide trafic de femmes, des malversations au sein de la prestigieuse Compagnie des Indes Orientales et un complot de catholiques extrémistes contre l’église calviniste des Pays-Bas.

Le livre s’ouvre sur une mauvaise carte d’Amsterdam au XVII° siècle qui ressemble à une vulgaire photocopie. Le personnage principal a le chic pour s’embarquer dans des aventures tellement rocambolesques et farfelues que j’ai cessé d’y croire après la page 75. J’ai terminé les 430 autres pages, mais avec quelle difficulté! Le texte enchaîne des poncifs et des locutions usées sur la beauté des femmes, la noblesse des héros, l’infamie que traînent les pauvres et les filles de joie, et bla et bla et bla. Je ne sais pas si c’est dû à la traduction ou si le texte original est ainsi écrit, mais les anachronismes de langage sont légion! Les dialogues ne dépareraient pas dans la bouche de certains jeunes de banlieues. Le récit mélange du fantastique de mauvaise facture, des considérations sur l’art et la peinture des plus banales et des touches historiques mal documentées et bien peu référencées.

La couleur bleue, au centre du récit, est très mal servie. Couleur traditionnellement utilisée pour représenter le divin, les cieux ou le manteau de la Vierge, elle devient ici une couleur diabolique aux pigments mortifères. L’idée n’est pas mauvaise, mais elle est lamentablement traitée dans un roman d’aventure bien trop ambitieux et bien mal écrit.

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Sans parler du chien ou comment nous retrouvâmes enfin la potiche de l’évêque

Roman de Connie Willis.

En 2057, les voyages temporels sont chose courante. Sous la direction du professeur Dunworthy, une équipe d’historiens effectuent des sauts dans le passé à des fins documentaires. Pour l’historien Ned Henry, ces voyages sont loin d’être une science exacte. Il effectue de nombreux et infructueux voyages en 1940 pour réunir des informations sur la cathédrale de Coventry, détruite par un raid de la Luftwaffe. Il doit en particulier retrouver la potiche de l’évêque, hideux ornement liturgique. L’accumulation de voyages entraîne un déphasage temporel important. Ned, épuisé et confus, est sommé de prendre du repos en 1887. Cette incursion dans l’ère victorienne est loin d’être une sinécure. Ned, aidé par Vérité Kindle, une autre voyageuse temporelle, doit rétablir le continuum espace-temps en provoquant la rencontre d’une jeune fille avec son futur époux et en empêchant un chat de se noyer. « Un simple animal pourrait-il affecter le cours de l’histoire ? » (p. 171) Il semblerait que oui, et les deux historiens ont fort à faire pour enrayer la destruction de l’univers.

Je rencontre toujours des difficultés infinies pour comprendre les romans dans lesquels le continuum espace-temps est un personnage à part entière. Tout n’est qu’hypothèse, conditionnel et supposition. Qui parle de voyage temporel met forcément les pieds dans le plat de la physique quantique et de ses innombrables champs de possibilités. Loin, bien loin, d’être physicienne ou habile en gymnastique temporelle, je me suis accrochée comme j’ai pu aux pages de cet ouvrage néanmoins loufoque et amusant.

Une partie de canotage sur la Tamise permet aux personnages de rencontrer Jerome K. Jerome lors du voyage qui a nourri son texte Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien). Le sens du titre du roman de Connie Willis est ainsi patent, et le lecteur comprend quelles sont les sources et les influences de l’auteure. L’Hercule Poirot d’Agatha Christie, l’Alice de Lewis Carroll, le Sherlock Holmes d’Arthur Conan Doyle et Lady Godiva sont autant de références qui donnent au texte des résonances comiques et littéraires.

L’époque victorienne est largement décrite pour être moquée. L’engouement macabre et irréfléchi pour les spectres et les séances de spiritisme, les kermesses paroissiales pétries de charité mal ordonnée et les relations entre maîtres et domestiques sont autant de sujets qui prêtent à sourire. Les personnages venus du futur ont en outre beaucoup à faire pour respecter l’étiquette et éviter les anachronismes, ce qui donne des situations comico-tragiques du meilleur effet.

Comme l’indique le titre, les animaux sont au cœur du récit. On rencontre le bouledogue Cyril, la chatte Princesse Arjumand, des ryunkins nacrés, des cygnes belliqueux et des pigeons revanchards. Il y a aussi le chien Darwin qui descend/tombe des arbres de la même façon que son homonyme humain a prétendu que l’homme est descendu du singe… Et à en croire les manuels scolaires, il est évident que la gente animale est essentielle au bon déroulement de la grande Histoire, les oies du Capitole se posant en exemple irréfutable.

Connie Willis offre une uchronie drôle et tortueuse. Les amateurs du genre devraient y trouver leur compte. À ceux qui, comme moi, se perdent facilement dans les méandres de l’Histoire revisitée, je souhaite bonne chance.

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La relique

Roman en trois tomes de Jean-Louis Marteil.

La relique

An de grâce 1130, une communauté de frères bénédictins dans la province de Rouergue. Trop souvent rançonnée par les pillards de passage, ses coffres sont vides. Pour renflouer les caisses, une seule solution: compter sur la dévotion généreuse des chrétiens en pèlerinage. Mais pour que pèlerinage il y est, il faut une relique, faiseuse de miracle autant que possible. Puisqu’il est impensable d’en acquérir une à prix d’or, il faut se résoudre au vol et dépouiller une autre abbaye de son précieux et saint trésor. Pour mener à bien cette scandaleuse mission, le père abbé désigne les frères Abdon, Jérôme et Bernard, trois moines qui font bien souvent trembler les murs de l’abbaye et qui mettent à mal le silence et le recueillement qui seraient de mise selon la Règle de saint Benoît. Le gros moine Abdon, le maigre Jérôme et le niais et gourmand Bernard prennent la route de Tarragone, en Hispanie, pour dérober une relique de saint Vincent. Le chemin sera long et pénible pour ces hommes si différents. L’inimitié qui les rassemble n’est qu’une des épreuves qu’ils traverseront avant leur retour à l’abbaye: la faim, la nature hostile, les rencontres de mauvais aloi et les nombreux manquements à la Règle composent une aventure loufoque et hilarante à la rencontre d’un Moyen-Âge savoureux et haut en couleurs.

L’os de Frère Jean

Dix ans ont passé depuis la téméraire et incroyable aventure des trois moines bénédictins de Rouergue. L’abbaye s’est enrichie, le flot des pèlerins ne décroit pas et la relique attire toujours autant de dévots en quête de miracle. Le calme n’a pourtant pas pris ses quartiers au sein du cloître. L’os sacré déclenche des rancœurs et alimente les humeurs maussades de certains moines. Il nourrit aussi les desseins non avouables de personnages à la convoitise dévorante. Le frère Déodat, venu d’une communauté religieuse des monts d’Auvergne, est missionné par son supérieur pour le dérober au profit de son abbaye ruinée. En dix jours, la relique de saint Vincent va quitter l’abbaye de Rouergue, passer entre de nombreuses mains avant de retrouver son reliquaire, pendant que les frères Bernard, Abdon et Jérôme retrouveront les bienfaits et les déboires de la marche en pleine nature, à la recherche les uns des autres, à la poursuite de la relique et en quête d’un paradis terrestre bien improbable.

Le vol de l’aigle (À paraître le 23 juin 2010)

Deux mois après le retour de la relique en l’abbaye de Rouergue, la communauté s’agite à nouveau, si tant est qu’elle se calme parfois. Le départ des trois pèlerins étrangers qui ont rendu à l’abbaye son précieux bien est entouré d’un certain mystère et d’aucuns crient bien rapidement au miracle. Pour s’assurer de la véracité de ce miracle, l’abbé, grandement aidé par les persiflages des frères Anselme et Gabriel, jette une nouvelle fois les frères Abdon, Jérôme et Bernard sur les routes, vers Saint Jacques de Compostelle où les trois pèlerins se seraient envolés. Les trois moines ne sont pas seuls cette fois, l’âne Morel les accompagne. L’animal, aussi prompt à la ruade que réfractaire à tout bât, manifeste son caractère rebelle et entend bien ne faire que ce qu’il veut quand il le décide, tout en se révèlant un précieux et attachant compagnon de voyage. La via Tolosana empruntée par les quatre compères réserve bien des dangers: l’acedia dans laquelle s’enlise Abdon, les ours des Pyrénées ou les brigands des montagnes. Sur ce chemin de pèlerinage, les moines découvrent aussi les merveilles des cités traversées, la richesse de l’amitié et l’utilité de leur existence.

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Comment ne pas apprécier une telle incursion historique dans une période si foisonnante et propice aux récits ? La langue de l’auteur est savoureuse, sa capacité à convoquer devant nos yeux des images vivantes est époustouflante. Les couleurs et les odeurs nous parviennent du Moyen-Âge, nullement affadies par leur voyage temporel. Les situations les plus scabreuses et les plus triviales se jouent sous nos yeux et c’est avec hilarité qu’il convient d’y assister. De crotte et de puanteur, voilà le lecteur largement doté pour entrer d’un pied gaillard dans le récit picaresque de trois moines bien plus humains que saints. Attention, les mots sonnent haut et clair, sans pudeur inutile et mesquine. Cul-serrés et trouillards s’abstenir ! « Réjouissez-vous, mes frères: maintenant, les véritables ennuis vont pouvoir commencer. » (La relique – p. 83)

Loin des horreurs sanglantes qu’on a à tort l’habitude de prêter au Moyen-Âge, le lecteur se retrouve dans un monde de drôlerie et d’humanisme, le plus drôle n’étant-il pas d’attaquer l’homme là où il est le plus humain? Une malédiction particulière obscurcit régulièrement les jours et les murs de l’abbaye. Les pigeons, « entêtés enfienteurs de toitures et canalisations » (La relique – p. 23) obsède le père abbé qui ne sait comment se débarrasser de ce fléau nullement cité au nombre des plaies divines, mais qui mériterait d’y figurer en bonne place. Un autre fléau est le vin pur, non coupé d’eau, qui entraîne les moines habitués à davantage de tempérance dans les méandres de ses visions chimériques et de ses nausées.

Outre la nature éminemment comique du texte, il faut remarquer la qualité des propos historiques. La bouffonnerie ne dame pas le pion à la précision des descriptions architecturales. Des voûtes romanes, chapiteaux et colonnes des abbayes et cathédrales en passant par les hautes murailles des cités fortifiées, l’auteur maîtrise son sujet et dépeint les lieux de façon précise et éclairée, sans faire subir au lecteur des leçons fastidieuses qui n’auraient pas leur place dans ces pages. Les dangers qui menaçaient les hommes de l’époque sont évoquées sans pathos. Qu’il parle des pillards des forêts françaises ou des Sarrasins de la péninsule ibérique, Jean-Louis Marteil sait faire revivre les protagonistes qui ont fait l’Histoire.

L’ouvrage est un précis sur la vie monacale et les activités d’un cloître. L’art de l’enluminure, pratiqué dans le scriptorium, rappelle que les abbayes étaient des réservoirs de sagesse où évoluait une élite intellectuelle, hélas, coupée du monde. Les offices qui rythment la vie des moines sont habilement utilisés par l’auteur pour situer l’action dans la journée. Le Chapitre des coulpes, très strict selon la Règle de saint Benoît, est matière à bien des situations comiques largement développées par l’auteur.

Le vol de reliques, autrement appelé déplacement de reliques ou encore Translation, était chose courante à l’époque médiévale. Les voleurs s’arrangent avec leur conscience. « C’est la coutume des Translations. […] Je demande au saint s’il veut me suivre et, s’il est d’accord, il ne fait rien pour m’empêcher de l’emmener. […] C’est ainsi qu’il se pratique depuis toujours. […] Puisqu’en principe le saint est d’accord. » (L’os de frère Jean – p. 95 et 96) Quand le silence d’un saint a valeur d’approbation voire de bénédiction, on peut justifier beaucoup de forfaits après de ferventes oraisons ! Néanmoins, il convient de se méfier des silences trop éloquents. « C'[est] bien toujours la même chose avec les saints, ou Dieu, ou la sainte Marie. Ils [laissent] les hommes se débrouiller avec leurs questions, quitte à les punir ensuite d’avoir choisi la plus mauvaise des deux réponses qu’ils n’avaient point données! » (Le vol de l’aigle – p. 101)

Le récit est protéiforme: principalement picaresque, il se décline aussi sur le mode de la fable et de la satire. Les épisodes qui mettent en scène la faune sont assez proches du Roman de Renart. Les bêtes et bestioles deviennent momentanément les protagonistes de minuscules historiettes dans lesquelles ils ont des comportements très humains qui ne sont pas sans rappeler les vices et déboires que rencontrent les principaux héros de l’histoire. Les réflexions des personnages, notamment celles de frère Jérôme, portent de sérieux coups de griffe à l’inébranlable monument qu’est la sainte Église. Dans cette époque de prétendu obscurantisme, les prélats s’accommodaient assez bien de faire passer des vessies pour des lanternes. Ou autrement dit: dans le cochon, tout est bon!

Jean-Louis Marteil excelle dans la peinture de caractères divers et colorés. Le gros Abdon est un maladroit congénital qui échappe tout ce qui lui passe dans les mains quand il n’est pas occupé à bousculer et détruire une pièce d’ameublement. Le costaud Bernard est le type même de la brute au grand cœur : lent d’esprit et toujours affamé, il dissimule des trésors de bonté derrière un masque d’apparente et d’insondable bêtise. Jérôme, sec et noueux comme un cep, est la tête pensante de cet improbable trio d’amis et il est pourvu d’une langue vive et mordante. Voici pour les héros de cette trilogie. Les autres frères de l’abbaye sont aussi dignes d’intérêt. L’herboriste Anselme, chevalin d’apparence en raison d’une machoire et de dents proéminentes, est aussi fourbe que l’âne qui rue sans raison. Le frère Thomas, cellérier de son état, succombe au péché d’avarice, rejoint en cela par l’hôtelier des lieux, le frère Antoine qui, faisant fi de toute charité chrétienne, n’offre le gîte et le couvert aux pèlerins que contre espèces sonnantes et trébuchantes. Le borgne Gabriel, responsable de la relique et de sa surveillance, est plus atrabilaire qu’un ours dérangé en pleine hibernation. La palme revient probablement au père abbé, si influençable qu’on peut se demander si c’est bien lui qui tient les rênes de l’abbaye. Mais la trilogie médiévale de Jean-Louis Marteil a ceci de précieux qu’elle permet à tout lecteur de reprendre espoir en la nature humaine.

Dans cet univers de moines imparfaits, quid de la femme ? La gueuse selon Jean-Louis Marteil a la langue agile en toutes choses et l’œillade aussi dangereuse qu’une lame. Assailli d’appétits aussi inassouvis qu’inavouables, le gros moine Abdon manque de bien peu de succomber aux charmes si facilement déployés de demoiselles qui n’ont de pucelles que l’apparence. Le frère Jérôme, derrière un maintien rigide et austère, cache la marque d’une ancienne passion qui ne demande qu’un regard pour rallumer ses braises.

Que dire de plus pour convaincre tout un chacun de se procurer la trilogie de Jean-Louis Marteil ? Peut-être que ses textes se lisent vite, trois jours (et nuits) pour moi, un régal renouvelé à chaque tome. Ou peut-être que c’est vraiment le genre de récit qui met le moral bien haut, au beau fixe. Les notes de bas de page de l’éditeur (qui est aussi l’auteur) sont remarquables d’impertinence et de finesse. Ses allusions anachroniques ne le sont pas moins: le football est pressenti dans la soule, l’homme qui murmurait à l’oreille des ânes annonce un succès des salles obscures, des locutions aujourd’hui éculées semblent naître sous la langue des personnages, etc. Pour ceux qui partent en vacances, un conseil dont vous ferez ce qu’il vous plaira : glissez donc ces ouvrages entre la crème solaire et la pelle à sable du petit dernier. Et pour les moins heureux qui connaîtront les affres du travail en plein mois de juillet et août, une prescription : allez faire un tour au Moyen-Âge, dépaysement garanti !

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Les sœurs Brelan

Roman de François Vallejo. Texte non corrigé à paraître le 28 août 2010.

Marthe, Sabine et Judith « étaient trois et partageaient trois habitudes: s’accorder d’un coup d’œil, se taire au même moment et parler toutes à la fois. » (p. 9) Orphelines très jeunes, elles refusent de se soumettre à un tuteur. Marthe décide d’assumer la charge de ses cadettes. Que l’argent manque, que la famille et l’entourage les pointent du doigt, les sœurs Brelan s’en moquent. Fières et déterminées, elles resteront ensemble. « Tant que nous sommes trois, nous ne sommes pas abandonnées. […] Nous sommes sœurs depuis le début, ça durera jusqu’à la fin, si nous le décidons. » (p. 24) De la fin de la seconde guerre mondiale à la chute du mur de Berlin, elles surmontent la tuberculose de Marthe, le mariage allemand de Sabine et la passion de Judith pour un tueur en série, autant d’épreuves qui ébranlent la puissance de leurs liens sans jamais les détruire.

Les sœurs Brelan sont trois, explicite patronyme : trois femmes, trois caractères, trois volontés, mais un même regard gris et une même voix au plus fort des divergences. Et c’est au sein de la discorde qu’elles créent qu’elles se retrouvent le plus unies. Triade féminine qui fait front commun face à la famille et aux intrus de tous poils, les sœurs Brelan ne vivent que pour elles et par elles. Femmes indépendantes, manipulatrices habiles, elles savent préserver les intérêts de la sororité.

Le seul amour valable est fraternel et aucune des trois sœurs ne vit d’amours heureuses. Marthe ne connaît que l’étreinte furtive d’un malade en phase terminale. Sabine épouse un homme qui est tombé amoureux des yeux gris des trois sœurs. Judith s’amourache d’un violeur assassin qui refuse de la toucher. Les hommes ne sont pas les bienvenus. Les quelques personnages masculins du récit n’ont jamais le beau rôle : ils sont morts, alcooliques, soumis, pervers, etc.

La femme est au centre du texte. Avec ses trois visages, le trio Brelan couvre toutes les facettes et tous les âges de la féminité. Si Marthe incarne l’éternel maternel et se dévoue entièrement à ses sœurs, les cadettes voient plus loin et plus grand. Sabine triomphe en femme accomplie, les affaires se substituant à la sexualité. Et Judith reste l’enfant intouchée, même au plus fort de sa maturité physique, en s’enfermant dans des idéaux utopistes architecturaux et sociaux.

La grande maison conçue par le père Brelan, féru d’architecture et disciple enthousiaste de Le Corbusier, est un lieu étrange. Ni villa bourgeoise ni immeuble de rapport, la demeure voulait souscrire aux idéaux de l’habitat collectif façon Cité radieuse. Elle semble plutôt un étrange labyrinthe habitée par des figures de femmes imprécises. Le vaisseau fantastique des sœurs Brelan est une antique Monasix Luxe qui leur offre des virées chic et insensées.

Étrange expérience qu’ouvrir un livre sans première ni quatrième de couverture. Le saut dans l’inconnu a été total, d’autant plus que je ne connaissais pas l’auteur. La découverte est un profond plaisir. J’ai dévoré le livre en quelques heures, fascinée par les trois sœurs, ces femmes de têtes qui s’émancipent et s’assument dans les Trente Glorieuses.

Je ne présage rien des chances qu’aura l’auteur de décrocher tel ou tel prix littéraire cet automne, mais j’annonce un grand coup de cœur pour ce texte en particulier et pour cette plume vive qui se déploie avec force et délicatesse.

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Magnus

Roman de Sylvie Germain.

Un petit garçon, inséparable de son ours en peluche Magnus, a perdu tous ses souvenirs d’enfance. Façonné par les propos de sa mère et par une légende familiale, l’enfant grandit dans la fiction. Au fil des années, les souvenirs se craquèlent pour révéler les mensonges et détruire une identité factice. L’enfant devenu homme chemine d’un prénom à un autre: Franz-Georg, Adam, Magnus. Il « a reconstitué une partie du puzzle familial qui ressemble davantage à un tableau d’Otto Dix, de Georg Grosz ou d’Edvard Munch qu’à la peinture romantique que lui présentait sa mère. » (p. 65) Après s’être libéré des mensonges d’un passé qui n’était pas le sien, il lui faut trouver qui il y est et où est sa place.

J’avais été bouleversée par Le livre des nuits de cette auteure. Cet autre ouvrage est tout autant bouleversant.

La facture du texte est protéiforme: le récit se compose de « fragments » numérotés de 0 à 29 qui raconte l’histoire de l’enfant. Ils ne sont pas tous dans l’ordre. Le premier d’entre eux trouve sa place après le premier tiers du récit. Le fragment 0 clôt pratiquement le texte. « Tant pis pour le désordre, la chronologie d’une vie humaine n’est jamais aussi linéaire qu’on le croit. » (p. 14)

Il y a des « notules » au contenu informatif et neutre, pleines d’ironie dramatique quand elles entrent en résonance avec les fragments. Il y a enfin des « séquences », citations d’ouvrages d’art, de poèmes, d’opéras, de lieder et de romans qui illustrent les fragments. Les paroles de Martin Luther King, de Jules Supervielle, de Dietrich Bonhoeffer ou encore de Franz Schubert éclairent le texte comme autant de professions de foi de nouveaux saints.

L’histoire de Magnus interroge la validité des souvenirs. Les différentes formes du texte s’agencent comme un raisonnement logique: les notules ont valeur de prédicats, les fragments d’arguments et les séquences sont les exemples. Le récit devient la démonstration d’une existence: Magnus, ou quel que soit son nom, existe, mais il faut prouver qui il est.

Le récit des origines est mis à mal. D’ordinaire, il s’agit de se raccrocher à une généalogie, de renouer le lien, de s’inscrire dans une linéarité familiale. Magnus, une fois conscient et horrifié par la souillure familiale, cherche à se libérer de « cette ascendance nauséeuse. » (p. 74) Néanmoins, « il a vingt ans, et il est un inconnu à lui-même, un jeune homme anonyme surchargé de mémoire à laquelle cependant l’essentiel – la souche. » (p. 116) Magnus est une branche flottante sur les flots de l’Histoire. Magnus enjoint à se méfier des souvenirs inscrits sur un esprit vierge comme une tabula rasa. Les patronymes sont aussi soumis au doute. Si l’habit ne fait pas le moine, le nom ne fait pas l’homme non plus.

La solitude est tour à tour malédiction et salut. Enfant, le héros ne se sépare pas de son ours en peluche qui est le témoin muet et impassible des évènements d’une vie volée. Puis il y a les femmes, May et Peggy, jalons indispensables mais éphémères de la vie d’homme de Magnus. Enfin, c’est dans le retrait du monde et l’ivresse de lui-même que Magnus trouve la force de tracer sa propre route.

L’alchimie des langues, de l’allemand à l’anglais et du français à l’espagnol, ouvre un horizon de possibles. En maîtrisant ces différents langages, Magnus peut remonter les différents fleuves de son histoire, jusqu’en Islande s’il osait. Magnus est surtout le produit d’une histoire européenne, le malheureux résultat d’horreurs et de fuites combinées.

L’auteure m’a encore une fois saisie là où je suis le plus sensible. Je n’en dirai pas davantage sur ce livre. J’ai maintenant hâte de lire les autres œuvres de Sylvie Germain.

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Cœur de foot

Recueil de nouvelles, collectif d’auteurs de la République centrafricaine.

Préface de Yves Pinguilly : « La belle équipe nationale de football, les Fauves de Bazoubangui, n’a pas été sélectionnée pour la Coupe d’Afrique des Nations, pas sélectionnée pour la Coupe du Monde jouée en 2010 sur le continent africain. Peut-être est-ce pour cela que quelques écrivains ont voulu botter les mots, dribbler la syntaxe et lober la langue française parlée en Afrique. » (p.9)

Coup d’État, par Auguste Komelo Nikodro – « La constitution avait changé… en mal. L’équipe nationale de foot avait changé… en bien. C’est comme ça, on ne peut pas tout avoir. » (p. 11)

Le rival, par Ella Béatrice Mossongo Yalesso – « Zaïna tenait enfin la solution qui empêcherait son Mboya fou de foot de participer à la compétition internationale pour laquelle il avait été sélectionné. » (p. 19)

Coeur d’alchimiste, par Stevenson Oualaud – « J‘étais moi-même une pierre philosophale et les ballons que je touchais devenaient de l’or au fond des buts. » (p. 28)

Un parapluie pour l’Afrique du Sud, par Elvis Naïbino – « Peut-être que tu vas nous suivre en Afrique du Sud en t’envolant avec ton parapluie-là qui t’a protégé ce matin de la pluie des mangues ! » (p. 37)

Coeur de foot, par Émile Yazoma – « On n’a pas besoin de 4-10 pour shooter le ballon. » (p. 47)

Le Génie du foot, par Arnaud Minime – « Il aime le ballon rond, le ballon de foot […]. Ce n’est pas parce que tu as été basketteur que Ngura doit l’être. » (p. 50)

Je marquerai encore des buts, par Michel Ouédane Wesse-Kpamon – « Tu ne pouvais évidemment pas soupçonner que l’homme de ta vie puisse déambuler sur un terrain de foot avec un tube de rouge à lèvres dans sa culotte. » (p. 51)

Lepau a raté son pari, par Jeanne de Chantal Woodobodé – « Mboupa a aidé l’équipe nationale à se qualifier lors des éliminatoires de cette compétition. Je crois à ses fétiches. Les connaissances de Mboupa sont ancestrales et efficaces. » (p. 58)

Békpa glacé, par Hubert Narcisse Longuet – « Son sobriquet de « Békpa ti Bangui », soit « le tonnerre de Bangui », n’était pas gratuit. Il avait un coup de pied foudroyant. » (p. 73)

Plutôt qu’en dire trop sur chaque nouvelle, j’ai préféré livrer une citation de chacune d’elles, et donner envie aux lecteurs de passage d’ouvrir le recueil.

Le football est le sport chéri des Africains. Jouer au football, gagner ou perdre un match, c’est faire de la politique, faire l’amour, faire de la magie à l’aide de fétiches, faire de l’argent, … comme partout ailleurs ! Des noms comme Didier Drogba, Samuel Eto’o ou Michel Essien apparaissent au fil des pages, mais bien loin des stars du football international, ce recueil et ces auteurs célèbrent le sport tout simplement et ceux pour qui taper la balle reste le plus simple et le plus sain des plaisirs.

Cet ouvrage a été édité en partenariat avec l’Alliance française de Bangui et le ministère français des Affaires étrangères.

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La pluie avant qu’elle tombe

Roman de Jonathan Coe.

À sa mort, Rosamund laisse une confession enregistrée.  Ses propos s’appuient sur vingt photos méticuleusement choisies et décrites, adressés à la mystérieuse Imogen. Gill, la nièce de Rosamund, est chargée de la retrouver. Elle écoute l’enregistrement qui retrace par touches l’histoire de toute une vie, de plusieurs vies. Au fil des mots, elle découvre des secrets de famille, des erreurs et des abandons. À son oreille, la vérité d’une lignée de femmes incapables d’être des mères pour leur fille se fait entendre. Beatrix, cousine et sœur de cœur de Rosamund, Thea, la fille de Beatrix et enfin Imogen sont des femmes à qui Rosamund a tenté d’offrir un amour qui a toujours été accueilli avec indifférence, mépris ou calcul.

Chaque photo décrite est le prétexte à des descriptions plus larges de l’époque, de la situation familiale et à une plongée toujours plus précise dans des souvenirs qui appellent des anecdotes et des révélations. Le discours de Rosamund est si puissant qu’il replonge le lecteur – ou l’auditeur – dans des évènements historiques ou des atmosphères désuètes. L’évacuation des enfants anglais vers les campagnes pendant la seconde guerre mondiale est l’élément historique grâce auquel tout commence. Rosamund est envoyée chez son oncle et sa tante dans le Shropshire et c’est là qu’elle se lie si intimement et durablement à sa cousine Beatrix.

La chronologie en images se déplace en différents lieux, de la campagne anglaise au Saskatchewan en passant par l’Auvergne. C’est toute une famille, composée d’êtres récurrents et de personnes qui ne font que passer, qui se dévoile sous les mots de Rosamund. On découvre la vie amoureuse agitée de Beatrix, la vie amoureuse décalée de Rosamund, la vie amoureuse ratée de Thea.

Toute à sa confession, Rosamund n’en oublie pas d’être lucide. Comment parler d’images à une aveugle ? Comment lui faire entendre ce qu’elle ne peut voir ? Rosamund se méfie des photographies et de leur capacité de tromper ceux qui les regardent. « Comme c’est trompeur une photo. On dit que la mémoire nous joue des tours. Mais pas autant qu’une photo selon moi. » (p. 195) « Sur les photos, tout le monde sourit, c’est même pour ça qu’il ne faut jamais leur faire confiance. » (p. 211)

La confession de Rosamund est un soulagement et un devoir enfin accompli : « La seule chose qui m’importe à ce stade, c’est de faire mon devoir, de payer la dette, de te rendre ce qui t’est dû. » (p. 224) Qui est Imogen ? Pourquoi a-t-elle disparu de la famille ? Quel secret entoure sa cécité ? Autant de questions qui trouvent leur réponse à chaque photo. Les dernières révélations sont livrées à la toute fin du livre dans une lettre rédigée par un personnage auquel on ne s’attend absolument pas.

Le testament enregistré – parce que c’en est un – est aussi l’expression d’un cruel sentiment de solitude. Rosamund, entre Rebecca et Ruth, n’a pas été pleinement heureuse en amour. Il lui a manqué une famille et toutes ses tentatives pour en former une ont avorté. Proche des enfants de sa famille, nièces et neveux, Rosamund vieillit et meurt néanmoins dans une solitude assourdissante, au son des Chants d’auvergne de Canteloube.

La pluie avant qu’elle tombe, c’est un nuage noir prêt à éclater, un signe avant-coureur d’un désastre. La note introductive du livre dit que « le titre de ce roman est emprunté à une composition de Michael Gibbs. » (p. 9)

La facture de ce roman est originale et intelligente. Les propos de Rosamund sont exprimés à la première personne. La vieille femme se charge elle-même de sa confession. Ce qui reste du récit et qui n’est pas l’enregistrement de Rosamund est livré à la troisième personne par un narrateur neutre. La parole et l’oralité sont au centre de ce roman. Les phrases sont courtes et claires. L’épanorthose est largement présente dans les propos de Rosamund qui, au seuil de la mort, assume et revendique sa confession.

J’ai été très touchée par ce livre, par la mélopée de Rosamund et l’histoire bouleversante d’une famille comme les autres, ou presque.

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La femme adultère et Les muets

Nouvelles d’Albert Camus.

La femme adultère – Janine et son époux Marcel voyagent vers les plateaux du sud de l’Algérie. Dans le bus qui les emmènent loin de leur appartement, Janine découvre le désert et sa rugosité minérale. Elle s’interroge sur son mariage, ces vingt ans qui l’unissent à un homme qu’elle n’aime pas mais dont elle ne peut se passer. « Elle suivait Marcel, voilà tout, contente de sentir que quelqu’un avait besoin d’elle. Il ne lui donnait pas d’autre joie que de se savoir nécessaire. […] Elle savait que Marcel avait besoin d’elle et qu’elle avait besoin de ce besoin. » (p. 36) Si Janine est infidèle, elle ne l’est pas auprès d’autres hommes. Elle trompe son époux avec elle-même, heureuse de se retrouver unique et vivante.

Les muets – Yvars, à quarante ans, est usé par son travail. Sa jambe infirme n’est qu’une des manifestations de la vieillesse en marche. Avec ses collègues de la tonnellerie, il a tenté une grève que le patron a facilement réprimée sans répondre aux demandes de ses ouvriers. De retour à l’atelier, les tonnelliers opposent au patron un silence lourd de reproches. « Ils ne boudaient pas, […] on leur avait fermé la bouche, […] la colère et l’impuissance font parfois si mal qu’on ne peut même pas crier. » (p. 65) Mais quand un vrai malheur survient, le silence peut devenir une sentence injustifiée.

Dans ces nouvelles, j’ai retrouvé l’amour de Camus pour l’Algérie, si présent dans ses autres textes. Avec le désert, le soleil et la mer omniprésents, comme des personnages à part entière, le texte semble monter de la terre elle-même, être moins la voix des hommes que la voix d’un pays.

Les deux nouvelles sont aussi l’expression du déchirement. Janine est déchiré entre son mariage et un besoin irrépressible de liberté. Yvars est déchiré entre la loyauté envers ses camarades et la compassion envers son patron. Derrière les déchirements de ses personnages, c’est l’auteur qu’on entend, avec son attachement viscéral à la terre algérienne qui s’oppose à la sympathie qu’il témoigne au peuple algérien épris d’indépendance.

Il était temps que je me remette à lire Camus. Depuis L’Étranger et La peste, j’ai laissé passer trop de temps sans ouvrir les pages d’un texte de cet auteur que j’apprécie tant.

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Les amants de la terre sauvage

Roman de Katherine Scholes, à paraître le 3 juin 2010.

Mara a grandi en Tasmanie. Quand elle rencontre John à Melbourne, elle décide de le suivre en Tanzanie. Dans les années soixante et dans cet état africain qui cherche à s’émanciper des habitudes européennes, le couple rêve de transformer leur lodge en un lieu de repos destiné à la découverte de la nature sauvage, et non plus aux safaris sanglants auxquels s’adonnent de riches touristes en quête de sensations fortes. Trois ans après leur mariage, Mara et John se sont éloignés. John est souvent absent et Mara contemple avec lassitude la désillusion qui a remplacé ses espoirs de jeunesse. Le lodge n’a pas changé de visage et les difficultés financières s’accumulent. Quand une équipe de tournage américaine investit les lieux pour achever son film, Mara croit qu’un nouveau départ est possible. Mais, troublée par Peter, l’acteur principal, elle doit choisir entre un bonheur à portée de main et la fidélité qu’elle conserve à son époux.

On assiste à la naissance d’une femme. Retirée dans l’ombre d’un époux qui ne la comprend plus, sans assurance, elle s’épanouit dans l’action qui concrétise ses projets. Devenue Bwana Memsahib, elle gagne le respect des employés. Embauchée pour être la doublure de la vedette féminine du film, elle se découvre un talent d’actrice qui lui permet les libertés que la réalité lui refuse.

Je regrette que le tournage du film ne soit qu’un prétexte à l’intrigue amoureuse, intrigue bien plate cependant. L’auteure effleure trop rapidement le thème du cinéma-mensonge, du cinéma-mirage. Tout comme elle ne fait que survoler les paysages tanzaniens que je suppose magnifiques. Et tout comme elle laisse l’embryon de romance mourir de lui-même pour être à peine ranimé à la fin du roman.

Les quelques références à Karen Blixen et à son livre La ferme africaine dont a été tiré Out of Africa, au film African Queen ou aux romans d’Ernest Hemingway sont appropriées mais bien dommageables pour ce roman, parce qu’il est impossible de ne pas comparer le texte qu’on a sous les yeux aux œuvres magistrales précédemment citées, au grand désavantage du roman de Katherine Scholes.

Le roman est une pâle copie des romans d’amour et d’aventure qui fleurissent en période estivale. Avec quelques épisodes ridicules: le sauvetage du jeune bufflon enlisé dans la boue est émouvant, mais bon, ça ne va pas plus loin.

Le titre original, The Hunter’s Wife, est bien plus significatif que le titre de la version française. Ce dernier annonce bien plus que ce que l’on peut lire. Le titre original a l’avantage de présenter le personnage de Mara comme la femme d’un autre, celle qui est inaccessible et celle qu’on ne peut pas avoir. La quatrième de couverture est aussi trop prometteuse et la lecture, qui aurait pu être agréable, devient frustrante.

L’histoire est sympathique mais c’est loin d’être de la grande littérature. J’avais lu, de la même auteure, La reine des pluies qui m’avait laissé sensiblement la même impression. Les amants de la terre sauvage a tous les atouts pour devenir le roman à succès sur les plages en 2010, ce qui ne certifie pas pour autant la qualité de la lecture.

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Bonjour tristesse

Premier roman de Françoise Sagan.

Cécile, à un âge inconnu, raconte l’été de ses 17 ans. Elle passait l’été dans une villa au bord de la Méditerranée, avec son père Raymond, séducteur impénitent, et une de ses maîtresses, Elsa. Après quelques jours de parfaite détente et de nonchalance, à se soûler de soleil, de chaleur et de mer, Cécile avait compris que les vacances allaient prendre un autre visage. Anne Larsen, une ancienne amie de sa mère, femme de goût et de tête, était venue partager leur retraite ensoleillée. Entre Raymond et Anne, l’attirance était telle que, très vite, il fût question de mariage. Pour Cécile, il était inconcevable que son père lui échappe, et il lui était inconcevable de plier devant cette femme si belle, si attirante, si dangereuse.

Le titre de ce roman est le deuxième vers d’un poème de Paul Éluard, À peine défigurée. La narratrice ouvre et ferme son récit au son de la tristesse. « Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. » (p. 7) « Je répète ce nom très bas et très longtemps dans le noir. Quelque chose monte en moi que j’accueille par son nom, les yeux fermés: Bonjour Tristesse. » (p. 180)

Cécile et son père entretiennent une relation filiale des plus étranges. Plus complices et amis que parents, ils rattrapent à leur façon les quinze ans que Cécile a passé au couvent, loin d’un père ne pouvant s’encombrer d’une enfant. Complaisante et acquise au style de vie de son père, elle n’en envisage pas d’autre ni de plus idéal, sans attache ni complication sentimentale.

Anne est une femme policée et cultivée. Elle met un terme à la vie de bohème de Raymond et sa fille, introduit dans leur quotidien des valeurs morales et bourgeoises. Du point de vue de Cécile, Anne est l’intruse qui la sépare de son père. La machination cruelle qu’elle met en place est trop lourde pour ses frêles épaules de gamine naïve. Trop jeune pour jouer les Merteuil, elle est trop vieille pour être une Lolita efficace.

Raymond est un personnage falot, un homme en retrait et inconsistant. Expert dans la chasse séductrice, il est impassible quand il est la proie que se disputent plusieurs femmes, pour différentes raisons. Cécile refuse de perdre son complice. Anne est légitimement attachée à son futur époux. Elsa venge son orgueil blessé. Raymond est une marionnette molle qui fait les volontés de toutes. Il plie face à Anne et lui abandonne l’éducation de Cécile. Il ne résiste pas aux attraits déployés d’Elsa et il plonge tête la première dans le piège tendu par sa fille.

Si Cécile vit son premier été d’adulte, au rythme de la romance qui la lie à Cyril et des méandres de sa relation avec Anne et son père, si elle entreprend des choses funestes, elle subit aussi beaucoup ce qui se déroule autour d’elle. Tout ce qu’elle initie lui échappe et elle se laisse porter, indolente et faible.

J’ai beaucoup aimé le rythme des mots. J’y ai trouvé une grande langueur parfois secouée d’une violence inattendue. Tout se déroule au rythme de l’été et de sa chaleur écrasante, mais les personnages comme les mots se révoltent parfois contre cette immobilité forcée, et on est face à une écriture qui se débat.

Les descriptions des paysages de la Côte d’Azur ressemblent à des aquarelles. L’auteure donne l’essentiel, on reconnaît les formes, on devine les éléments, mais aucun détail ne vient perturber l’attention qu’il faut porter au drame qui se noue. On a l’impression que le décor s’efface, s’épure, comme sur une scène de théâtre où il s’agit davantage de suggérer que de montrer.

Très court roman qui se lit vite et qui marque. La narration est fluide, l’écriture de Sagan est séduisante. Je la découvre avec ce texte et il était plus que temps! Maintenant que le premier pas est fait, les autres n’en seront que plus agréables.

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L’amour aux temps du choléra

Roman de Gabriel Garcia Marquez.

Florentino Ariza est un jeune employé des Postes quand il croise le regard de biche de la toute jeune Fermina Daza. « Ce coup d’œil fortuit fut à l’origine d’un cataclysme d’amour qui, un demi-siècle plus tard, ne s’était pas encore apaisé. » (p. 74) Après plusieurs années d’une cour clandestine faite de lettres poétiques, de sérénades au violon, d’effleurements et de camélias blancs, Florentino vibre toujours pour sa belle, mais l’enfant est devenue femme et elle considère d’un œil dédaigneux les élans du cœur de son soupirant. Elle épouse rapidement le jeune Juvenal Urbino, médecin formé à Paris, homme d’ambition et d’avenir, décidé à sauver sa ville et ses concitoyens des ravages du cholera morbus. Si leur mariage tient bon face aux « grandes catastrophes conjugales » et aux « minuscules misères de tous les jours » (p. 39), la passion de Florentino n’en est pas moins constante et, pendant cinquante ans, il renouvelle à Fermina « [son] serment de fidélité et [son] amour à jamais ». (p. 68)

Si j’ai été très emballée par la première moitié du livre, j’ai fini par me lasser par des personnages et de l’intrigue. Fermina, « la demoiselle idéalisée par l’alchimie de la poésie » (p. 85), est agaçante, versatile, hautaine et bien trop consciente du pouvoir de ses charmes. Florentino tente de « se faire un nom et une fortune pour la mériter » (p. 205) mais, même si sa persévérance paie, son entêtement et sa façon d’idéaliser la capricieuse bourgeoise sont assez hypocrites. Il fait de la séduction de masse clandestine sa spécialité. Pour résumer son comportement: les honorer toutes, n’en admettre aucune. Juvenal, citoyen impliqué, catholique pratiquant, patricien des mers du sud, est bien loin des folies amoureuses de l’ancien amoureux de son épouse. Sa vie n’est qu’habitudes réglées et luxe prosaïque. Ses succès sanitaires dans la lutte contre le choléra sont admirables mais bien peu romantiques.

Le choléra? On en parle beaucoup dans ce livre. On vante les exploits de Juvenal, on pleure les morts des anciennes épidémies, dont le père de notre médecin. Mais on n’en parle en fait pas vraiment. Le microbe reste en dehors de la ville dès que Juvenal y pose le pied, à son arrivée de Paris. Même si le choléra frappe encore dans le pays, il ne fait pas de mal à nos protagonistes. J’espérais un peu une histoire façon Le hussard sur le toit dans la chaleur moite d’une ancienne ville coloniale. Ce choléra m’a fait l’effet du loup après lequel le petit Pierre crie si fort: beaucoup de bruit pour rien. Comme pour le légendaire trésor du galion englouti dans la baie de la ville, dont tout le monde parle mais que personne n’a jamais vu.

Le ridicule s’invite même dans la terreur que génère cette maladie si foudroyante. De quoi souffre le héros désespérément amoureux de sa lointaine beauté? De constipation chronique… On est loin des affres du choléra et de ses épanchements manifestes.

L’indolence de la narration est aussi étouffante que l’atmosphère qui précède les pluies tropicales qui inondent la ville du littoral caribéen où se déroule l’histoire. La lourdeur du récit est aussi le fait de la répétition systématique et maniaque des noms complets des personnages. Il n’y a de Florentino qu’Ariza, de Fermina que Daza et de Juvenal qu’Urbino. Les prénoms ne suffisent pas et il n’y a que le patronyme qui crée une identité. Fermina est peut-être une femme mariée, mais pas assimilée à son époux. Il y a sûrement de quoi faire avec l’onomastique dans ce roman, mais je ne m’y risque pas, je frôle l’overdose à force de lire les mêmes noms!

J’ai trouvé ce roman trop long, trop lent, trop répétitif, trop descriptif et pourtant j’aime les descriptions! J’hésite maintenant à regarder le film de Mike Newell adapté de ce roman. Bon, Javier Bardem tient le haut de l’affiche, je vais faire un effort…

Je pense être passée à côté de l’humour et de l’ironie de ce texte de Gabriel Garcia Marquez. Ou plutôt, je n’y ai pas été sensible. Du même auteur, j’avais largement préféré Cent ans de solitude. La narration était bien plus tortueuse et exigeante, mais je n’avais pas décroché d’une ligne!

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L’attrape-cœurs

Roman de J. D. Salinger.

Holden Caufield est renvoyé de son collège privé quelques jours avant Noël. Il quitte l’établissement de nuit, sans prévenir ses parents, et s’embarque pour trois jours de déambulation et d’aventure.

J’ai échoué page 102, et j’ai refermé le livre plus qu’excédée. Je n’ai pas réussi à m’habituer à la langue si familière du jeune héros. Que ce soit les mots ou les tournures de phrases, ce parler m’a horripilée. Le garçon est le fils d’une bonne famille de la bourgeoisie new-yorkaise, mais il s’exprime comme un caïd du pire des lycées publics de banlieue. Je ne sais pas s’il parle de cette façon pour ce donner un genre ou s’il est simplement incapable d’assimiler les règles grammaticales fondamentales.

Baratineur, il est « le plus fieffé menteur que vous ayez jamais rencontré ». (p. 27). Alors il est bien difficile de suivre son récit, qu’il livre un an après sa palpitante échappée belle. Difficile de savoir s’il raconte des salades ou s’il est sincère.

Je dois être trop vieille pour ce genre de lecture. Les errances et les tergiversations d’un adolescent rebelle me laissent froide, et même m’agacent. Dommage, voici un classique qui m’échappe.

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Je vais bien, ne t’en fais pas

Roman d’Olivier Adam.

Depuis le départ inexpliqué de son frère Loïc, « son silence assourdissant, le trou noir qui suit » (p. 38), Claire progresse péniblement, jour après jour. Caissière dans une supérette de quartier, elle voit défiler les produits et les clients pressés. « On voit bien qu’elle est très belle, très fragile. […] Elle a quand même un petit air triste. […] Il se peut bien qu’aux larmes d’irritation s’en soient mêlées d’autres, de fatigue, de lassitude. » (p. 26-27) Claire ne comprend pas pourquoi son frère chéri est parti, pourquoi la prétendue dispute entre lui et leur père a pris de telles proportions. Heureusement, il y a les cartes postales qu’il lui envoie, qu’il n’envoie qu’à elle, ces quelques mots qui sont ce qui subsiste de lui par-delà l’absence dévorante, « je pense à toi, je t’embrasse, je vais bien, ne t’en fais pas. » (p.41) Mais au-delà des lettres, que reste-t-il ?

Le lien qui unit Claire à son frère et le manque étourdissant qui résulte de son absence sont de ceux que je ressens physiquement. Si on m’enlevait mon frère jumeau…  « Loïc lui manque. Les mains de Loïc sur son front, prise au creux du chagrin. Leurs chemins mêlés. Tous les deux dans les mêmes pas. » (p. 124)

La narration est très fluide. Et c’en est étonnant. Le sujet est grave, l’atmosphère pesante. La fragilité et la douleur de Claire crèvent la page. Mais le récit ne verse dans un pathos dégoulinant. La détresse de la jeune fille est teintée de pudeur, enfouie dans les éloquents silences des souvenirs. Le lecteur n’est pas voyeur. Il assiste à la peine de Claire comme, parfois, on assiste à une explosion de larmes en pleine rue. Le moment prend à la gorge, comme ce roman.

C’est la famille moyenne, la famille traditionnelle, qui est dépeinte ici. Des parents, deux enfants, un pavillon en banlieue, des habitudes. C’est une famille d’autant plus banale qu’elle a des secrets, les fameux secrets de famille, ceux qui se cachent sous tous les toits, derrière toutes les portes. Dans ce roman, le secret de famille acquiert une noblesse nouvelle, la légitimité désespérée du mensonge par omission.

Le film de Philippe Lioret m’avait bouleversée. Si ce n’est quelques changements – Claire est renommée Lili, et elle et Loïc sont jumeaux – l’histoire est la même, délicate et pudique. L’interprétation de Kad Merad est sobre et touchante. Mélanie Laurent est convaincante, bien qu’un peu trop fraîche pour le rôle. La grande force de ce film, c’est sa bande originale, notamment le très remarqué et remarquable U-turn d’Aaron.

Le roman se lit vite, à peine une heure pour moi. Il laisse une belle image, un goût de nostalgie pour l’enfance, quand nos meilleurs amis étaient nos frères et sœurs, à la vie, à la mort.

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L’empreinte de l’ange

Roman de Nancy Huston.

Mai 1957, à Paris. Saffie, vingt ans, arrive de Düsseldorf. Elle frappe à la porte d’un grand appartement bourgeois de la rue de Seine. Elle a répondu à une offre d’emploi pour un poste de bonne à tout faire. Derrière la porte, il y a Raphaël Lepage, vingt-huit ans, flûtiste de renom. Il tombe immédiatement amoureux, fou amoureux de Saffie qui accepte de l’épouser après un mois seulement. L’aime-t-elle? Non. Elle semble fermée au monde, inaccessible. Mais quand elle rencontre Andras, le luthier de son mari, son cœur s’éveille. L’amour est là, brûlant, entre le juif hongrois et l’allemande. Saffie commence une double vie, de chaque côté de la Seine. Pendant ce temps, la guerre d’Algérie fait rage et s’ajoute aux conflits intérieurs et aux batailles que chacun traverse.

Bouleversant roman ! Tant de choses à dire !

Saffie est une femme « scindée en deux. Rive droite, rive gauche. Le Hongrois, le Français. La passion. Le confort. » (p. 220) Elle n’aime pas son époux, mais c’est grâce à lui qu’elle est française, qu’elle a pu se débarrasser de son identité civile d’allemande. Auprès d’Andras, elle est juste une femme amoureuse et heureuse, qui s’ouvre à la réalité.

De son mariage avec Raphaël, par « le martyr sacré des mères » (p. 95), Saffie a conçu un fils, Emil, le témoin silencieux et consentant de ses amours adultères. « Emil est son prétexte; son alibi; le sine qua non de ses amours avec Andras. Emil est leur otage. » (p. 260) Raphaël est le père biologique, le père civil. Mais Andras est le père de cœur. Emil est l’innocent qui accepte la faute. Et l’empreinte de l’ange, qu’est-ce donc? C’est « la fossette entre la racine du nez et les lèvres. […] C’est ici que l’ange pose un doigt sur les lèvres du bébé, juste avant la naissance – Chut ! – et l’enfant oublie tout. Tout ce qu’il a appris là-bas, avant, en paradis. Comme ça, il vient au monde innocent. » (p. 191)

La guerre d’Algérie tient le fond du décor. Mais « les Lepage de la rue de Seine sont peu préoccupés par ces histoires. » (p. 80) Saffie vit en dehors du temps et des choses, elle ne voit rien, ne ressent rien, retranchée dans une indifférence protectrice. La nonchalance de Raphaël la conforte dans cet état d’esprit. Mais aux côtés d’Andras, elle ne peut plus se cacher de l’Histoire. Elle ne peut plus faire semblant. Andras est un sympathisant à la cause des Algériens. Il refuse l’inaction et le défaitisme. Il force Saffie à ouvrir les yeux, à affronter la peur et la laideur de leur temps.

La seconde guerre mondiale est derrière eux, mais la haine et la peur de l’autre est toujours là. L’autre, il est allemand nazi, russe communiste, juif, algérien musulman. La haine semble transférable d’un peuple à l’autre. Andras refuse de considérer que la France est en paix : « C’est pas fini la guerre ! […] Entre 40 et 44, la France se laisse enculer par l’Allemagne, elle a honte alors en 1946 elle commence la guerre à l’Indochine. En 54 elle la perd, les Viets l’enculent, elle a honte alors trois mois après elle commence la guerre à l’Algérie ! » (p. 166) Les erreurs grammaticales sont celles qu’Andras, de langue maternelle allemande, commet quand la langue française lui fait défaut.

La haine et les souvenirs font mauvais ménage. Saffie garde des images traumatisantes de son enfance pendant la guerre, elle tait des vérités détestables sur elle et les siens. Andras a vu des horreurs et refuse celles qui sont commises dans les rues de Paris, les ratonnades et les humiliations. L’Allemande apatride et le Hongrois juif, ennemis par l’Histoire, sont alliés dans l’amour et guérissent l’autre de ses blessures.

La voix narratrice vole d’époque en souvenirs, floute les frontières, permet au passé et à ses douleurs de se mêler au présent. Elle est aussi sarcastique quand elle s’adresse au lecteur. Elle prétend que si l’on a pas vécu les douleurs de Saffie, on ne peut pas comprendre son histoire. La voix narratrice est aussi cinglante avec les exactions nazies: « il y aura toujours quelqu’un pour venir […] raconter encore un autre drame, une autre horreur, c’est littéralement inépuisable. Quelle aubaine pour les romanciers, cet Hitler ! » (p. 268) Et hop, un petit coup de griffe à la littérature concentrationnaire!

Il y a la musique de Raphaël, ses deux flûtes chéries et sa technique du souffle circulaire. Il y a Bach, Tchaikovsky, Jolivet, Debussy ou encore Marin Marais dont les airs joués par le flûtiste raisonnent au fil des pages. Cette musique est belle mais tellement inefficace ! Et Raphaël est tellement ridicule avec ses idéaux artistiques ! « La musique, c’est ma lutte à moi. Jouer de la flûte, c’est ma façon à moi de rendre le monde meilleur. » (p. 285) Raphaël, combattant d’un nouvel âge ? Pas vraiment…

Ce livre pourrait se lire à toute allure, on se laisserait facilement prendre à la violence de la passion et au déchaînement de l’Histoire. Mais pour une fois, j’ai pris mon temps. Parce que l’histoire est dense, étouffante presque. L’amour est bouleversant, agressif presque dans sa beauté parfaite. J’ai pleuré souvent au fil des pages.

Loin d’être un autre roman sur l’Allemagne nazie et l’Holocauste ou une diatribe envers le gouvernement du Général de Gaulle pendant la guerre d’Algérie, l’histoire est simplement le récit d’un amour qui n’est peut-être pas né au bon moment ni avec les bonnes personnes. Mais c’est comme ça, on ne peut rien y faire, c’est l’amour, tout simplement.

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J’abandonne aux chiens l’exploit de nous juger

Roman de Paul M. Marchand.

Sarah est le fruit d’un amour d’été, d’une fulgurante nuit de juillet, « née de père inconnu, ou distrait ». (p. 32) Élevée seule par une mère aimante, elle ne rencontre son père qu’à la toute fin de son adolescence. Son père, Benoît, ne savait rien de son existence. Entre eux s’initie une relation unique. Ils ne sont pas père et fille, ils n’ont pas grandi comme tels. Alors leur amour n’a rien de filial. Sarah et Benoît s’aiment d’amour, comme une femme et un homme peuvent le faire. Ils n’essaient pas de rattraper le temps perdu ni de combler les vides, ils construisent simplement une autre relation, en dehors des liens du sang. Si Sarah envisage cette relation avec rébellion et insolence, prête à tout pour faire accepter leur amour, Benoît est freiné, tourmenté par la certitude de faire quelque chose de mal, quelque chose comme « le huitième péché capital ». (p. 47)

La narration est tenue par Sarah, à la première personne. Son récit voyage entre ses passés et son présent. Elle replonge dans ses souvenirs et dans les époques de sa vie avec ou sans Benoît: son enfance choyée auprès d’une mère célibataire, sa décision de rencontrer son père, leur découverte l’un de l’autre, leur relation, la mort de Benoît et la vie après son décès. Benoît n’a vraiment la parole qu’une fois, et d’une traite, à la fin du récit, quand Sarah relit une énième fois la lettre qu’il a laissée avant son suicide. Sa parole est affolée, il lui faut tout dire en quelques pages, tout justifier, et se faire pardonner.

La relation amoureuse s’impose, tout simplement. Sans le passé commun, sans le lien filial, Sarah et Benoît sont rattrapés malgré eux par l’amour sensuel. « Tous les deux avons essayé d’y échapper, en sachant au plus profond de nous-mêmes, que ça finirait par arriver. » (p. 41) Mais pour inévitable qu’elle soit, leur romance est interdite par la morale: « notre histoire était une épreuve, et […] notre vérité, si elle devait être dévoilée, n’aurait jamais raison de l’immense dépotoir de toutes les opinions unanimes et de la sottise qui les accompagne ». (p. 52)

Sarah est plus libre dans son amour, plus aventureuse, moins complexée. Benoît assume pour deux la honte, le tabou et la conscience de la faute, de l’inceste. Mais C’est Sarah la plus forte. « De nous deux, je pense que c’était moi la plus adulte. Sa mort a scellé cette certitude. J’étais prête à affronter le monde entier. Benoît, lui, ne voulait pas de ce combat. […] Pour lui, cet amour portait un nom, et ce nom était synonyme de crime. » (p. 113) « J’étais juste une femme, une jeune femme qui l’aimait comme une femme et à qui tout le reste importait peu… Mais ce fameux ‘reste’ lui importait encore. Il en était même malade de ce ‘reste’. Il se corrodait de ce ‘reste’. Je le tuais de ce ‘reste’. » (p. 103)

Benoît se suicide, « mort de savoir à quel point il est difficile d’être différent ». (p. 144) Dans la lettre qu’il laisse à Sarah, il explique ses peurs et ses raisons, il pointe du doigt les différences de caractère entre eux, les différences de force : « J’avais peur, tu étais au-dessus de tout ça toi; les contingences de la prudence, les affres de la filiation, moi j’y pensais tout le temps. » (p. 190) Sa culpabilité, née des inhibitions de la société et du poids de la morale occidentale chrétienne, est plus forte que le sentiment amoureux. Il ne sent pas père, mais il n’affronte pas l’opinion qu’il projette en pensée dans tous les esprits de ceux qui pourraient savoir la nature du lien entre lui et Sarah.

Sarah se sent coupable de la mort de Benoît, coupable « uniquement en aimant et en étant aimée de retour. » (p. 65) Elle pense avoir tué « un homme qu'[elle aimait] et qui trouva la mort de le savoir. » (p. 65) Mais il n’y a pas que la culpabilité qui ronge Sarah. Il y a le ressentiment. En refusant de vivre leur amour, en refusant de vivre tout court, Benoît l’a trahie, l’a reniée. Alors, à son tour, il lui faut bannir Benoît de ses souvenirs, bannir la douleur.

La mère de Sarah, celle qui a accepté une grossesse surprise, est une épaule stable et douce. Ni intrusive ni juge, sans vraiment savoir ce qui bouleverse son enfant, elle l’a reprend sur son sein pour lui offrir le réconfort de son amour et de son expérience. « Elle m’avertissait que j’allais maudire le temps qu’il me faudrait pour oublier, et que, par dessus tout, je maudirais le temps lorsque, enfin, j’aurais oublié. » (p. 167)

Sarah a parfois des paroles qui sonnent comme un petit manifeste pour l’inceste, pour la légalisation et l’acceptation de l’amour entre enfant et parent. « C’est choquant l’inceste ? Pourquoi le serait-ce d’abord ? Si tel est le cas, toute personne aimant une autre personne commet une offense. » (p. 202) Je n’adhère pas à l’idée, et ce n’est pas le propos. Ce n’est pas ce que propose l’auteur. ce qu’il présente ici, c’est une histoire d’amour, unique comme elles le sont toutes, douloureuse également. Bien entendu, on peut s’interroger sur l’audace de l’auteur qui s’empare du tabou absolu, celui qui est nécessité pour l’espèce, et qui en fait un récit romancé. Mais je ne m’y risque pas.

Au-delà de l’inceste, on s’interroge sur les relations parents/enfants, sur la nature du lien. Dans une conversation avec sa mère, Sarah fait surgir une vérité brutale : « Qu’est-ce que ça fait d’avoir un enfant ? », à quoi sa mère répond : « C’est comme avoir un pistolet sur la temps, toujours. » (p. 167) Sarah n’a pas de père, mais elle a une mère dont l’amour n’est pas moins grand ni moins violent que celui que lui témoigne son père-amant.

L’écriture de ce roman est une gifle. Elle mêle poésie de la douleur et de l’interdit à des revendications amoureuses impossibles, des diatribes contre la société à l’esprit étriqué. Il y a des phrases sublimes et des passages chocs. On ne sort pas indemne de la lecture. Mais il faut l’oser cette lecture, sans aucun doute.

Sarah et Jacques Brel, c’est la passion et la déchirure : « Je n’écoute plus Jacques Brel. […] Il connaît notre histoire. Brel est une violence, un lynchage auquel j’ai renoncé. […] Je n’écoute plus Brel; dans toutes ses chansons, c’est Orly que j’entends. » (p. 156 et 166) Je termine donc sur la chanson de Jacques Brel, auquel l’auteur a emprunté une phrase de son titre Orly : « Mais ces deux déchirés, / Superbes de chagrin, / Abandonnent aux chiens, / L’exploit de les juger. »

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Orgueil et préjugés et zombies

Roman de Jane Austen, repris par Seth-Grahame Smith. « Seth Grahame-Smith est un écrivain et scénariste américain qui ne s’est jamais remis de la lecture de Jane Austen. »

Quoi de neuf dans le chef-d’œuvre de Jane Austen? Les cinq filles Bennet ont toujours leur petit caractère, Mrs Bennet cherche toujours à les marier et les préjugés vont toujours bon train dans la petite société qu’elles fréquentent. Tout est pour le mieux, ou presque. Depuis quelques générations, Dieu a fermé les portes de l’Enfer, et les zombies sortent de terre pour se repaître de cervelles et contaminer les vivants. Les occupations des jeunes filles de bonne famille sont alors un peu différentes. Au lieu de s’exercer au point de croix ou au piano, elles passent des heures dans le dojo familial, où elles s’entraînent au combat et affutent leurs armes. Les sœurs Bennet sont le Pentagramme de la Mort et défendent la région des attaques des zombies.

« C’est une vérité universellement reconnue qu’un zombie ayant dévoré un certain nombre de cerveaux est nécessairement à la recherche d’autres cerveaux. » (p. 7) La première phrase du roman est habilement réécrite. Mais pour le reste du texte, il n’y a pas beaucoup à dire. La traduction des deux versions est l’œuvre du même homme, Laurent Bury. Seth Grahame-Smith a conservé le texte de Jane Austen et s’est contenté d’insérer de temps en temps des évènements horrifiques.

Mais l’horreur est traitée sur le mode de la dérision. Les cadavres ambulants en décomposition sont ridicules, les massacres sont hilarants, les combats sont improbables. On sent tout le passé de scénariste de l’auteur. Il y a du Tarantino là-dessous, des références aux mauvais films de zombies ou aux films de sabre asiatiques.

Le roman de Jane Austen est réputé pour la représentation d’un univers extrêmement féminin et féminisé, où tout tourne autour de la jeune fille à marier. La réécriture de Seth Grahame-Smith injecte un peu de testostérone dans ce monde saturé d’oestrogène. Dans les salons, on ne joue pas au whist, mais à Caveau et Cercueil, un jeu de cartes assez macabre. La dentelle et les rubans ont fait place aux fusils Brown Bess et sabres Katana. Les gouvernantes sont remplacées par des maîtres du temple Shaolin et des guerriers ninjas. Le salon de lecture où les femmes se retrouvent est devenu un dojo où les filles s’exercent à la position de la Grue, de la Blanchisseuse enivrée, des Griffes du Léopard ou du Paysan balayé par le vent. Une dispute entre femmes où les mots faisaient mouche tourne au combat au sabre où le sang coule. Les priorités ont changé: « L’unique objectif de Mr Bennet était de maintenir ses filles en vie. Celui de Mrs Bennet était de les marier. » (p. 9) Mr Bennet gagne un peu de crédibilité dans cette version. Il n’est plus ce bonhomme reclus dans sa bibliothèque. Il a à cœur de préserver sa famille. Il faut dire que le principal sujet de conversation a changé, et qu’il peut enfin se rendre utile!

Étrange rencontre que celle de l’univers anglais et du monde asiatique. Des références typiquement britanniques sont renversées. À l’heure du thé, on boit plutôt du jus de bambou noir. Les jardins anglais deviennent des jardins zen avec des bassins où nagent des carpes koï. La réécriture est amusante, mais après quelques pages, je suis vite revenue au texte original.

Les premières de couverture de deux livres ont été habilement travaillées. La réécriture présente les mêmes portraits que ceux exposés sur l’original. Mais ils ont subi des avaries. On croirait voir toute la famille de Dorian Gray après des années de vicissitude. La tapisserie rose est ânée, dégradée par l’humidité et la poussière. La lecture est amusante, mais pas vraiment édifiante. L’œuvre de Jane Austen n’y gagne rien, si ce n’est davantage d’éclat quand on la compare à sa cadette.

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Grands Zhéros de l’Histoire de France

Essai de Clémentine Portier-Kaltenbach.

L’auteure présente avec humour une liste non exhaustive mais sévère de « nos grands nuls, nos piteux, nos médiocres » (p. 9) qui sont responsables des défaites et des fiascos de l’histoire de France. Elle tire des « oubliettes de l’histoire les nuls et les perdants de tous poils. » (p. 10) Voici la liste de ces zhéros.

  • Yves de Kerguelen qui n’a jamais posé le pied sur les îles qui portent son nom
  • Pierre-Charles-Silvestre de Villeneuve, « le négatif absolu de l’amiral Nelson » (p. 106)
  • Hugues Duroy de Chaumareys, « le naufrageur de la Méduse«  (p. 125). L’homme « se confond avec le désastre dont il fut responsable. Il a disparu, comme dissout, aspiré, par l’œuvre de Géricault. » (p. 125)
  • Soubise, grand zhéro de la guerre de Sept Ans et responsable de la défaite de Rossbach.
  • Emmanuel de Grouchy, maréchal d’Empire, « bouc émissaire de la défaite de Waterloo » (p. 117), tiré d’un oubli dont il se serait satisfait par le poème L’expiation de Victor Hugo.
  • François Achille Bazaine, réfugié à Metz, qui laissa la Prusse remporter la guerre en 1870.
  • Le général Georges Boulanger, « champion toutes catégories de l’occasion manquée » (p. 205) qui, après avoir ébranlé la troisième république, a laissé filer sa chance en s’enfuyant avec sa maîtresse.
  • L’abbé Desfontaine, critique littéraire très jaloux de Voltaire. Les deux hommes s’affrontent à coup de lettres, d’articles, de manifestes, de dénonciations et de calomnies.
  • Jean-Baptiste Suard, critique littéraire, homme de lettres et censeur de Louis XVI, acharné envers Beaumarchais dont il a censuré à plusieurs reprises La folle journée ou le mariage de Figaro.
  • Népomucène Lemercier, « ennemi irréductible du romantisme, il s’opposa par deux fois à l’élection de Victor Hugo à l’Académie Française. Un nain interdisant à un colosse l’accès au Panthéon de la littérature ! » (p. 254)
  • Léon Bonaparte, fils aîné et bâtard de l’illustre empereur, noceur dépensier, « quoi qu’il entreprenne, cela tourne mal! Et ses échecs sont d’autant plus accablants qu’ils sont, par la force des choses, mis en balance avec les succès fulgurants de son papa. » (p. 262)

Principal et unique reproche que je formule contre cet essai : l’abus de points d’exclamation ! Ils ont tendance à décrédibiliser le propos historique et donnent au texte l’accent d’un script de show télévisé. Ce point (d’exclamation) écarté, l’essai se lit très bien. Les faits historiques sont brièvement résumés, suffisamment pour saisir toute la grandeur des bêtises de nos zhéros français. Si parfois les sources semblent manquer et si les biographies semblent bien maigres, il ne faut pas l’imputer au travail de l’auteure. Elle signale très justement en introduction qu’il n’est pas aisé de trouver de la documentation et des écrits sur des hommes voués aux gémonies par un pays tout entier.

Tous les zhéros restent des hommes. Même s’ils sont marins d’eau douce, piètres militaires ou mesquins intellectuels, il est facile de les prendre en sympathie, ces pauvres bougres encombrés d’un talent trop grand pour eux ou aveuglés par une idiotie qui confine au grand art!

Si l’auteure s’y entend pour réhabiliter la mémoire de grands petits hommes, il y a des personnages historiques qui ne se sont pas gênés pour tirer à vue sur les grands idiots de leur époque. Clémenceau semble être un spécialiste en la matière. De Félix Faure, il a dit: « En entrant dans le néant .. il a dû se sentir chez lui ! » (p. 7) De Paul Deschanel, il a dit : « Il a un bel avenir derrière lui. » (p. 72) Et du général Boulanger, il a dit qu’ « il [était] mort comme il [avait] vécu … en sous-lieutenant. » (p. 206)

Un bon moment de lecture pour les amateurs d’histoire et d’ironie. À lire avec humour et second degré !

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Indian Creek

Récit autobiographique de Pete Fromm.

L’auteur raconte comment, alors qu’il était étudiant en biologie animale à l’université de Missoula, il a tout abandonné pour vivre sept mois au milieu des Rocheuses, dans le parc naturel de Selway-Bitterroot. Embauché par l’office de la pêche et de la chasse de l’Idaho, il est chargé de surveiller un bassin où grandissent des alevins de saumon. Avec pour seul logis une tente de toile et pour seule compagnie une jeune chienne nommée Boone, Pete Fromm affronte l’hiver des Rocheuses et la solitude glacée d’une enclave reculée.

Il s’agit clairement d’un témoignage. L’auteur raconte son histoire, à la première personne. Il pose un regard plus mûr sur une folle expérience de jeunesse. Folle parce que vécue après un certain nombre de décisions inconsidérées. Nourri de récits de trappeurs, comme ceux de Jim Beckworth, de Hugh Glass ou de A. B. Guthrie, plein d’idées romantiques sur la vie en pleine nature, il s’engage sur un coup de tête dans une aventure humaine qui frôle avec la survie.

Ce saut dans l’inconnu et dans l’immensité blanche de l’hiver est avant tout un saut dans la solitude, le silence et le temps. D’abord fort occupé à préparer ses réserves de bois pour affronter le froid, très vite Pete est rattrapé par le danger de l’ennui et de l’inaction. « Je commençais à deviner que tâcher de rester occupé allait sans doute devenir la plus importante de mes occupations. » (p. 40) Mais s’occuper n’est pas la plus grande difficulté, il faut d’abord trouver quoi faire : « En acceptant de venir ici, j’avais dans la tête une vague idée de liberté: n’obéir à personne, ne faire que ce que je voulais. Il me semblait maintenant avoir négligé le fait tout simple que même si je pouvais faire tout ce qui me chantait, et à n’importe quel moment, il n’y avait rien à faire. […] Et si je perdais la raison à force d’ennui ? » (p. 52)

Heureusement, la nature offre très vite à l’auteur des perspectives alléchantes. Ce coin de nature qui n’appartient qu’à lui pendant tout l’hiver est un lieu à conquérir à force de marches et d’explorations dans les bois et les montagnes. À cela s’ajoutent les plaisirs inconnus de la chasse et de la trappe pour lesquelles l’auteur se découvre des talents insoupçonnés. Au hasard de ses traques et de ses promenades, il rencontre les animaux emblématiques des Rocheuses sauvages: l’orignal, le mouflon, le wapiti, la grouse et le raton laveur pour les plus sympathiques, le puma, le lynx, l’ours, l’aigle et le coyote pour les plus inquiétants.

L’auteur était à cette époque un gamin perdu, aux idées parfois irréfléchies. Il frôle plusieurs fois la mort et s’engage dans des aventures inconsidérées. Il se sait gauche et dénué de l’expérience que les chasseurs du coin étalent avec fierté. « Faudrait-il que je regarde toujours par-dessus mon épaule pour vérifier que personne ne me surprenne en train de faire une idiotie dont seul un blanc-bec pourrait avoir l’idée ? » (p. 67) Cependant, après des mois d’expériences diverses et de situations incroyables, il se sent devenir un autre homme, davantage conscient de ses capacités et plus fort de ses limites.

La solitude et le silence tant redoutés des débuts, l’inquiétude paniquée de l’homme seul, font rapidement place à un sentiment de plénitude. Il est chez lui dans cette vallée isolée, il recherche et protège sa tranquillité. Aussi ne supporte-il pas le flot des touristes qui envahissent les lieux dès le retour du printemps. Il a développé une jalousie possessive à l’égard d’une nature indifférente et éternelle, qui ne se laisse pas posséder simplement parce qu’un homme a affronté ses rigueurs pendant sept mois.

Ces sept mois sont une éternité toute relative. L’auteur s’interroge souvent sur ce qui se passe en dehors, dans la civilisation, le vrai monde qu’il devra retrouver à l’issue de cette expérience unique. Est-il en train de tout manquer, de se priver d’une part de sa jeunesse ? Ou vit-il plutôt un moment parfait parce qu’éphémère ? « Pendant tout ce temps passé à regretter ce que je manquais dans l’autre monde, jamais je ne m’étais rendu compte de ce que je manquerais en quittant Indian Creek. […] Il me restait toute une vie à vivre dans la civilisation, mais à peine quelques mois à vivre ici. » (p. 170)

Pete Fromm, avec son récit autobiographique, s’inscrit dans le courant littéraire nord-américain du Nature Writing. Les éditions Gallmeister ont fait connaître ce genre en France. Et je suis très attirée par cette littérature, même si je ressens la difficulté de l’écrire. L’auteur le dit lui-même : « J’étais venu ici pour avoir une histoire à raconter, mais il se passa un certain temps avant que je ne trouve quelque chose à dire. » (p. 221) Peu importe le temps qu’il a fallu à Pete Fromm pour coucher ces mots sur papier, le résultat est époustouflant. Pour avoir vécu quelques mois d’hiver au Québec, j’ai reconnu certaines des sensations décrites pas l’auteur : le froid aigu qui grignote le nez et les doigts, le bonheur d’avoir chaud par – 20°C parce qu’on s’affaire à dégager un chemin, la magie de la neige qui chante sous les pieds ou de la glace qui craque dans les arbres. La beauté des espaces vierges de toute trace et le silence assourdissant d’un horizon calfeutré de neige sont des paysages superbement rendus par Pete Fromm.

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Mon cœur mis à nu

Roman de Joyce Carol Oates.

Abraham Licht est un homme entreprenant à l’orée d’un siècle dont il compte profiter. Fieffé coquin et escroc patenté, l’homme est rompu au mensonge et à la mascarade. Le domaine où il excelle ? Délester les riches et les idiots de leur fortune. Abraham Licht voit en ses enfants la projection de son ambition sans fin. Dans la famille Licht, il y a l’aîné, Thurston, un homme séduisant, la fierté de son père, mais qui se détournera de ses voies. Il y a Harwood, ombrageux et jaloux, prêt à tout pour prouver à son père sa valeur. Il y a le noir Elisha qui renie sa couleur de peau pour satisfaire les projets de son sauveur. Il y a Millicent, si fine et si jolie, la fille adorée d’Abraham, aussi rouée qu’elle est belle. Il y a Darian, petit génie musical incompris et si peu considéré. Il y a Esther, gauche et inquiète, bercée de rêves romantiques et d’idéaux humanitaires. De 1891 à la veille de la première guerre mondiale, le patriarche envoie sa progéniture à travers le pays. Il la perd, la retrouve, la renie et la maudit.

« S’il prenait à un homme ambitieux l’envie de révolutionner, d’un seul coup, l’univers de la pensée humaine, l’occasion est là, la route de la renommée immortelle s’ouvre devant lui, droite et sans embarras. Tout ce qu’il a à faire est d’écrire et de publier un tout petit livre. Le titre devrait en être simple, quelques mots ordinaires: « Mon coeur mis à nu ». Mais ce petit livre devrait être fidèle à son titre. Personne n’ose l’écrire. Personne, en admettant que quelqu’un ose, ne pourrait écrire. À chaque touche de la plume enflammée, le papier se tordrait et s’embraserait. » La citation tirée de Marginalia, d’Egdar Allan Poe, en introduction du roman, promet bien des choses. Joyce Carol Oates a osé écrire et avec maestria ! Le papier ne s’est pas enflammé, et le livre n’est pas petit… et heureusement ! Le plaisir n’en est que plus grand !

L’argent est le nerf de la guerre et une entité incontournable de ce roman. « Abraham Licht est d’abord et avant tout un capitaliste américain. […] Il ne vénère qu’une seule chose: l’argent. » (p. 124) Ses entreprises sont aussi impressionnantes que les sommes qu’il perd sur un simple revers de fortune. Expert en tractations financières, en paris sportifs, en spéculations boursières ou investissements immobiliers, Abraham Licht ne vit que pour l’argent. Ses escroqueries renvoient les malversations d’un Madoff au rang de loto paroissial. Toutes les grandes villes américaines sont rançonnées: New York, Baltimore, Washington, Philadelphie, etc. Et c’est bien un pays aussi vaste que les États-Unis qui convient aux projets démesurés d’Abraham Licht.

Génie de l’arnaque et orateur hors pair, il est aussi un expert en déguisements. Pour chaque nouvelle entreprise malhonnête, il invente pour lui ou ses enfants un nouveau personnage au passé clinquant bien que mystérieux et exotique. Abraham Licht « comme Ulysse, est l’homme aux mille tours, l’homme de la ruse, du calcul et de la duplicité. » (p. 256) Les enfants Licht sont initiés très jeunes au travestissement et à la mascarade. « Il leur donne à apprendre les grands monologues de Shakespeare, qui, selon lui, contiennent toute la sagesse naturelle du monde, en miniature. » (p. 146) Les enfants deviennent des acteurs rompus à la duplicité, capables d’endosser et d’incarner une nouvelle identité puis de l’abandonner avec autant de naturel que le simple fait de s’habiller.

Le danger est toujours là d’être démasqué, reconnu, confondu. C’est pour cela que Papa Licht a mis en place son « catéchisme » (p. 152 à 154) En trois pages, le patriarche liste des règles, des principes fondamentaux de survie et de protection. Ces règles permettent de participer au Jeu. « Père a enseigné: le Jeu ne doit jamais être joué comme s’il n’était qu’un jeu. Et le butin récolté, qu’un butin. » (p. 89) Le Jeu, c’est ce qui permet à la famille Licht de s’emparer du monde, de le revendiquer. L’enseignement d’Abraham est sans appel: « Le Jeu est ce que je dis qu’il est. » (p. 335)

Les premiers chapitres du roman semblent ne pas appartenir au même récit. On assiste au dépouillement de victimes trop crédules, aux aléas des paris hippiques, sans trouver de fil conducteur. Et soudain, tout prend forme. On comprend que ces chapitres étaient, comme aux échecs, des coups pensés à l’avance dont on observe le brillant résultat sur un plateau où ne reste qu’un vainqueur. C’est aussi ça le Jeu, et le favori Licht, même s’il essuie des défaites, reste le grand gagnant.

La famille Licht est composée de coupables qui sèment le mal dans le monde. Les fautes sont nombreuses: vols, abus de confiance, mensonges, dissimulation, luxure, colère. Il y a un peu des sept péchés capitaux dans les agissements des Licht. Le plus grand de tous est l’orgueil, l’hybris des Grecs antiques : tout est démesure pour Abraham Licht et certains de ses enfants. Le monde n’a pas de frontières assez reculées ni de barrières assez infranchissables. L’orgueil des Licht est tel qu’il se rit de la mort. Thurston, Harwood, Elisha disparaissent du monde et y reviennent, sous d’autres formes, se jouant des lois de l’univers, avec une désinvolture bravache et dangereuse.

Il y a faute, et il y a Faute. La faute de l’inceste ou celle de l’adultère sont commises, mais elles ne sont pas graves dans le sens biblique, elles sont graves dans le sens d’Abraham Licht. Quand ses enfants le déçoivent, la punition est sans appel : ils sont reniés, oubliés, bannis de la famille et de la mémoire. Et pour réparer la Faute, l’offense qui lui a été faite, Abraham Licht envisage simplement de concevoir de nouveaux héritiers, qu’il modèlera davantage à son image.

Abraham Licht est le Père. Seigneur en sa demeure et sur ses héritiers, il a fait siens certains passages de la Bible dont il se moque cependant avec mépris. « Et Dieu vit que cela était bon » ou « Croissez et multipliez-vous » : tout est Genèse pour Licht et par Licht. Ses enfants sont comme issus de son sein propre. Si Abraham Licht est un homme qui cherche en toute femme une Vénus Aphrodite, s’il est un homme passionné de belles personnes, il n’arrive à garder l’affection et la fidélité d’aucune. Les enfants Licht n’ont pas de mères: elles sont mortes, enfuies, dissoutes dans les brumes d’un passé nébuleux. Abraham est père et mère. Les héritiers courent après l’affection de leur géniteur, avec la terreur de le voir disparaître. Et Abraham Licht est un père anxieux et surprotecteur: « [il] se tourmentait […] qu’une catastrophe puisse arriver à l’un ou l’autre de ses enfants. » (p. 171)

Abraham Licht a installé sa famille dans l’ancienne église des Nazaréens évangéliques, à Old Muirkirk, une terre sauvage dans la vallée de Chautauqua, cernée de marais. L’environnement semble fermé au reste de l’univers et à la marche du monde. « Les marais ne changent jamais, […] ils étaient là au commencement du monde et seront là à sa fin. » (p. 293) Les lieux sont inquiétants, propices aux légendes et aux rencontres funèbres. La vieille femme aux longs cheveux blancs est un présage funeste et le fruit noir et sucré est de ceux qu’il ne faut pas croquer. Old Muirkirk génére ses propres histoires et alimente les mystères : « Tant d’histoires couraient sur Abraham Licht, tant de récits fantaisistes sur ses femmes, ses enfants, sa profession… «  (p. 115) Et Abraham Licht laisse dire: plus les gens parlent, plus ils inventent et moins ils en savent.

Dans ce roman, l’histoire se moque de l’Histoire. Mon coeur mis à nu, ce sont les mémoires d’Abraham Licht, « deux mille pages de mémoires, […], le travail de soixante ans et l’oeuvre de sa vie. » (p. 758) Abraham est un personnage d’envergure et sa vie est grandiose. En comparaison, les agissements des personnages réels qui traversent le récit paraissent bien ridicules, bien vains en regard des machinations perfectionnées du patriarche. Henry Ford ou Theodore Roosevelt sont des hommes dont l’Histoire a retenu le nom et les oeuvres, mais qui n’arrivent pas à la cheville, et encore moins au panache, d’Abraham Licht !

Le roman est fleuve, mécanique implacable qui entraîne le lecteur dans un monde de délicieuses duperies. Qu’il est bon de voir les pigeons se faire plumer ! L’écriture de Joyce Carol Oates est fine, incisive, elle dévoile avec une précision chirurgicale les purulences d’un monde dont les plus rusés savent tirer profit. Roman à lire, à lire !

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Nounou

Roman de Michel Jeury.

Céline arrive de son Morvan natal pour se placer comme nourrice à Paris. Elle doit pour cela laisser son propre fils Augustin aux soins d’une nourrice d’institution. Au Grand bureau des nourrices, on lui trouve une place dans la famille Langlais, riche et connue du Tout-Paris. Céline s’attache rapidement à Victor, le nourrisson qu’on lui a confié. La vie dans la capitale révèle la beauté et la finesse de la jeune provinciale. Très vite, elle séduit le fils de la famille et le précepteur des enfants Langlais. Mais Céline reste fidèle à son époux, un homme qui dépense le salaire de sa femme en boisson et qui se désintéresse de leur enfant. Céline, pure et fraîche comme aux premiers jours, découvre une vie bourgeoise faite de manigances, de fourberies et de dédain. Elle se prend aussi à rêver d’une autre vie.

Voilà un très joli récit, entre province et capitale. Le personnage de Céline est charmant et élégamment présenté. Elle m’a rappelé Denise Baudu du Bonheur des Dames. Ingénue, mais forte d’un bon sens campagnard, elle affronte aisément les pièges de la vie parisienne. Un peu Cendrillon des temps modernes, avec un prince tout aussi moderne, Céline incarne la réussite modeste des petites gens dont l’ambition n’est pas dévorante.

La condition des nourrices est bien écrite et, il me semble, abondamment documentée. L’examen médical que subit Céline est digne de la foire aux bestiaux. Céline, comme tant d’autres pauvres provinciaux, est contrainte de quitter son village pour se « vendre » à Paris. Les Auvergnats portent le charbon, les Alsaciens sont ramoneurs, etc. Chaque province envoie dans la grande et brillante capitale une belle partie de ses forces vives et de ses talents. Tous ces déracinés sont perdus dans un Paris qui a besoin d’eux, qui les tolère, mais qui les méprise. Le rapport Paris/province est exclusivement fondé sur l’argent.

Dans le Paris de 1888, à la veille de l’Exposition Universelle, le lecteur rencontre Gustave Eiffel et son extraordinaire construction métallique. Les Langlais, riches entrepreneurs, côtoient les artistes et les intellectuels de l’époque. Alphonse Daudet fait partie des familiers. Le Tout-Paris est dépeint avec ironie: il y a ceux qui y évoluent avec aisance, ceux qui voudraient faire de même, ceux qui rêvent d’y entrer et les autres.

Le texte oscille entre roman historique et fresque sociale. L’écriture est fine et entraînante. Le roman se lit vite et laisse un agréable souvenir.

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Entre chiens et loups

Roman de Gilbert Cesbron.

Roland Guérin vit avec sa mère, veuve d’un officier mort à la guerre. Depuis son enfance, Roland s’interroge sur ses sentiments patriotiques et son courage. Professeur dans un lycée parisien, il s’engage dans les forces d’Algérie. Partout, il tente d’imposer ses idées de non-violence. Sous le nom de Fabrice, il signe dans Le Voltaire des chroniques qui font sa réputation. Jusqu’au jour où il décide de ne plus se cacher et de prendre part aux évènements.

Poignant, ce récit porte un éclairage émouvant sur la guerre d’Algérie. Roland vit son enfance dans l’ombre d’un héros de guerre, une guerre qui marque encore son quotidien. Le conflit qui oppose la France à la plus grande de ses colonies est enfin l’occasion pour Roland de s’illustrer comme l’a fait son père en son temps. Mais les enjeux sont différents, la nature du conflit est autre, et Roland ne peut se cacher longtemps derrière ses belles idées pacifistes. Des deux côtés, il y a des combattants qui s’affrontent au nom de principes invincibles.

Il est dommage de trop en dire sur ce texte. Sa densité empêche un résumé fidèle et une analyse brève. Je vais me contenter de dire deux mots sur le titre. L’expression reprise ici véhicule de nombreuses idées. La France vit dans la pénombre, prise au piège d’une situation politique trouble. Le pays avance en aveugle, inquiet du moindre faux pas. Les hommes ne sont ni des héros ni des bourreaux. Ils ont tous une part d’ombre intimement mêlée à leurs élans humanistes.

J’ai découvert ce livre au collège. J’ai pleuré tout au long de la lecture. L’émotion est toujours la même aujourd’hui.

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La flèche du temps

Roman de Martin Amis.

Tod Friendly se réveille d’une douloureuse agonie. Et voilà que tout recule: sa vie, le temps, le monde. L’univers a enclenché la marche arrière. Tod rajeunit, retrouve l’usage et la maîtrise de son corps, il retourne sur les pas de sa jeunesse avec tous ses souvenirs de vieillesse. Mais étrangement, le personnage change. Le vieil homme débonnaire qui offrait des jouets aux enfants devient un homme avide de conquêtes féminines. Il devient surtout un homme aux multiples visages et multiples noms. Tod Friendly cache un secret et il en prend connaissance en même temps que le lecteur.

La narration prend aux tripes! Et ce n’est pas qu’une image… Le narrateur est une voix qui semble intérieure voire supérieure à Tod, tout en étant la sienne. Du « je » qu’utilise la voix narratrice, on passe au « nous » qui inclut le narrateur et Tod, et au « il » qui n’est que Tod. Pas de règle dans les changements. D’un paragraphe à l’autre, la voix se fait polyphonique ou désincarnée. La voix narratrice est Tod, mais le phénomène de distanciation est tel qu’on croit entendre la voix d’un frère siamois qui ne lâcherait pas Tod d’une semelle. « Parasite ou passager, je voyage avec lui. » (p.96)

Le narrateur s’adresse au lecteur, il livre un témoignage crédule sur la marche du temps et la vie de Tod. Il est intimement lié à Tod, mais impossible d’en savoir davantage sur lui. Il est là, et il semble se demander, autant que nous, pourquoi et comment. Tod ignore son existence. « Nous sommes ensemble dans cette histoire, absolument, mais il est trop seul, ce n’est pas bien. Son isolement est total. Parce qu’il ne sait pas que je suis ici. » (p. 26) « C’est sûrement le hasard qui m’a accroché comme ça à Tod mais il ne doit pas savoir que je suis ici. Et je me sens seul… » (p. 47)

La voix narratrice se fait juge, amie, philosophe, moralisatrice. Elle exprime tous les sentiments que Tod n’exprime pas. Tod agit: c’est un homme à femmes, un médecin, un aventurier. Tod est dans l’action mais les émotions et l’introspection sont l’oeuvre de la voix narratrice.

Tod Friendly est un homme au passé trouble qui se cache derrière des identités diverses: John Young, Hamilton de Souza ou Odilo Unverdorben, il est insaisissable. À mesure qu’on découvre son passé et sa jeunesse, il semble se redessiner. Ce que l’on a lu devient autre. Et Tod Friendly, dont le nom dispose si aisément à la sympathie devient peu à peu moins amène.

Le secret du personnage principal se dévoile par bribes. Tod, à mesure qu’il remonte vers sa jeunesse, est assailli de rêves troubles et horrifiques. On se doute qu’il y a de l’horreur et de l’innommable dans son passé, mais lui même ne le sait pas. « Il voyage vers son secret. […] Ce sera mauvais. Ce sera mauvais et incompréhensible. Mais j’apprendrai une chose (et cette certitude me réconforte), je saurai à quel point son secret est mauvais. Je connaîtrai la nature de l’offense. Je sais déjà ceci. Je sais que c’est lié aux ordures et à la merde et que ça tombe à un mauvais moment. » (p. 96) Ce secret, quel est-il ? Je n’en dirai pas davantage ici, d’abord parce qu’un secret ne se révèle pas et surtout parce que j’en ai déjà trop dit…

« J’ai juste l’impression que le film est en train de passer à l’envers. » (p. 18) Voilà à quoi ressemble la vie de Tod et la course du temps. Tod se réveille à l’hôpital, c’est-à-dire qu’il revient sur les pas de sa propre mort. Il ne semble pas exister d’évènement déclencheur. Le monde tourne ainsi, à l’envers. Mais pour avoir conscience de la marche arrière, il faut bien avoir conscience de la marche avant. Et voilà qui est si étrange et si réussi dans ce texte. Le narrateur raconte en toute innocence tous les processus d’une vie, mais à l’envers, et sans que ça le choque, ou si peu. Les rares prises de conscience dont il bénéficie sont des anomalies. « J’ai déjà remarqué bien sûr que la plupart des conversations seraient beaucoup plus compréhensibles si on les repassait à l’envers. » (p. 80) Dans le monde de Tod, une rencontre se termine avant de s’être produite, on passe aux toilettes avant d’avoir mangé, on roule en marche arrière, les bébés remontent dans le sein de leur mère et les conversations commencent par « au revoir ». Le lecteur doit se livrer à une gymnastique particulière. Mais lire les dialogues tels qu’ils sont imprimés est surprenant: il ont un sens !

Alors, on pourrait croire que tout va mal. Mais si les bonnes choses vont à l’envers et s’annulent, les mauvaises font de même. Ainsi les blessures guérissent puisqu’elles n’ont pas lieu, les lettres brûlées surgissent du feu et les miroirs brisés reprennent leur place sur le mur. De même, l’horreur la plus terrible n’épouvante plus puisqu’elle n’a plus lieu et que tout concourt à l’annuler.

La flèche du temps est une notion liée à la thermodynamique. L’auteur joue avec les notions fondamentales de la physique en proposant un récit qui met en scène l’histoire et l’Histoire. C’est comme à l’école quand il fallait tracer une frise chronologique, mais dans l’autre sens. Ce qui compte, ce n’est pas plus le résultat, mais les causes. Au début du livre, Tod se plaît sous le gouvernement de Reagan. Puis il trouve sa place au sein des militants qui protestent contre la guerre du Viet-Nam. L’assassinat de JFK et les premiers pas sur la Lune sont des évènements majeurs, mais bien peu considérés par le narrateur qui constate plutôt que la sécurité obtenue par les surveillances ultra-développées des nouvelles technologies fait défaut. Avec lucidité, il déplore le recul du progrès et des avancées technologiques.

À proprement parler, il n’y a pas de voyage dans le temps puisqu’il n’y a pas d’aller-retour, ni même projet d’aller quelque part. Le temps se contente de suivre un chemin qui, s’il n’est pas celui de la physique, est pourtant celui qu’il ne peut pas se résoudre à ne pas emprunter. Le récit ne relève pas de la science-fiction. Au contraire, le narrateur nous raconte tout avec un bon sens et une sincérité déconcertants: à aucun moment il n’envisage avoir pris la mauvaise voie.

Ce livre se lit facilement et avec curiosité. L’histoire m’a rappelé celle de Benjamin Button, écrite par Francis Scott Fitzgerald (Oubliez le film, il est trop cul-cul !) Voilà un texte qui fait réfléchir sur la responsabilité humaine. L’Histoire relue à l’envers, annulée par les bons soins d’une horloge temporelle farfelue, devient moins laide. Les grandes horreurs de ce siècle tombent dans l’oubli d’une conscience qui ne les a jamais formées. Enfin, l’auteur décompose avec brio les petites habitudes de notre quotidien, et l’humour se fait féroce dans la description des scènes les plus intimes de la vie privée. Bref, un texte à lire absolument !

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Solange Sand ou la folie d’aimer

Roman de Christine Drouard.

« Ma mère m’aime parce que je suis sa chair et ses os, mais je lui déplais. » (p. 156) La jeune Solange, fille de l’illustre auteure George Sand, grandit avec le manque cruel de l’affection maternelle. Très tôt mise en pension, l’enfant se languit de Nohant et de son Berry natal. Délaissée au profit de son frère Maurice ou des amants qui se succèdent, Solange entretient avec sa mère une relation faite de lettres et de disputes, de réconciliations et de brouilles reconduites. À mesure qu’elle grandit, elle charme l’entourage de sa mère qui tente de la marier avec un pâle jeune homme du Berry. Solange s’émancipe et choisit d’épouser Jean-Baptiste Clésinger, sculpteur renommé pour son art et ses débauches. Solange reste cependant seule: ses filles meurent jeunes, son mari la fuit et sa mère lui ferme sa porte. Solange, étrange absente des biographies qui fleurissent autour de la vie de sa mère, prend la parole et raconte son histoire.

Cette biographie romancée est pleine de risques! L’auteure fait parler Solange. Cette enfant délaissée se réapproprie un peu de sa substance en accaparant la narration. On est bien plus enclin à la croire puisqu’elle s’adresse à nous sans détour. À son récit s’ajoutent des extraits de correspondance privée et de journaux d’époque. Ces quelques éléments véridiques, trop rares, peinent à donner au texte une vraie portée historique. L’évocation d’évènements de l’histoire de France sont trop ténus. On survole, de bien trop haut, la Révolution de 1848, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, la guerre franco-prussienne de 1870, la transformation de Paris par les bons soins d’Haussmann. La force de la biographie s’en ressent puisque son sujet semble bien peu chevillé à son époque.

Le récit est nourri de fantasmes et de légendes dont George et sa fille sont les héroïnes. Qui est le père de l’enfant ? Quelles sont ses relations avec les proches de sa mère ? L’auteure prend le parti de faire affirmer à son héroïne des suppositions non confirmées. Bien maigre complément pour la véracité historique du témoignage…

Au fil des pages, on croise les familiers de George Sand. Il y a ses amants: Jules Sandeau, Alfred de Musset, Frédéric Chopin, Prosper Mérimée peut-être. Il y a les amis et les proches du cercle intellectuel de l’auteure : Franz Lizst, Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Eugène Delacroix, etc. Cette profusion de célébrités nuit au récit. La moitié de ces personnes n’ont pas de lien direct avec Solange. J’ai parfois eu l’impression de lire du « remplissage ». Il semble y avoir si peu à dire sur la fille Sand qu’il faut obligatoirement repasser par la mère pour nourrir le récit.

Mais l’histoire, si on décide d’ignorer la véracité et de ne s’en tenir qu’au texte, est touchante et bien écrite. Solange est une fille négligée, une épouse mal-aimée et une mère malheureuse. Sur les rondes épaules de cette belle jeune femme pèsent bien des malheurs. Elle semble si peu faite pour la vie qu’elle a menée: « J’étais née pour le coin du feu pour être aimée paisiblement et vivre en femme vertueuse et médiocre. Les passions violentes n’auraient pas dû être mon lot. » (p. 188)  Tout en elle clame l’amour de la terre de Berry et des habitudes campagnardes. Parisienne malgré elle, elle vit dans l’ombre de sa mère, géant littéraire et monstre féminin. Cette mère qu’elle appelle affectueusement puis ironiquement « mon George », cette mère à la pointe de l’avant-gardisme féministe lui refuse le droit d’être une femme épanouie et libre.

Le texte se lit vite, très vite. L’écriture est simple, parfois un peu trop. Peut-être trop de pages pour un si maigre sujet. J’aurais préféré que l’auteure prenne le parti de la romance et l’approfondisse. Au diable la crédibilité historique puisqu’elle elle apporte si peu ! Puisque la vie de Solange Sand semble écrite sur des fantasmes et des bribes enfumées, autant forcer le trait et faire de cette existence si ténue une nouvelle légende ! Bref, je suis frustrée d’Histoire et de fantaisie.

Petit détail surprenant: dans ces pages, j’ai encore rencontré Gustave Courbet et son Origine du monde. Ce tableau accompagne beaucoup de mes lectures depuis quelques mois…

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La diagonale du traître

Recueil de nouvelles d’Hervé Hamon.

« Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu. » Milan Kundera signe la citation qui ouvre le recueil et qui donne le ton de ces douze tranches de vie.

Agnès C. – Agnès C.  est atteinte d’un carcinome bronchogénique. L’équipe médicale, présidée par l’éminent professeur Malbert, sait que l’issue est déjà écrite. La résistance de la jeune femme va ébranler tout le service et tempérer l’intérêt généreux du professeur.

Nouvelle Star – Numéro 113 dans la file d’attente qui passe devant le jury d’un célèbre télé-crochet, une jeune fille attend son tour. Accompagnée de sa meilleure amie Zouzou, elle a bravé le froid de la nuit et l’attente interminable. Se faire repérer dans la masse n’est pas chose facile, elle l’apprend à ses dépends.

Les yeux dans les yeux – Guerre froide, sous le mandat de Nixon. Lioubov Stepanovitch Khabliov est un agent russe qui tente de passer à l’Ouest en vendant des informations. Il doit convaincre le général Bromfield de sa motivation. Ailleurs, en Russie, un chef militaire suit avec attention une opération qui implique deux agents doubles qui ne se connaissent pas et qui se trompent mutuellement.

Dégage – Par téléphone, un homme apprend que sa femme le quitte pour un autre. Passée la première stupeur et les bilans douloureux, il reprend le fil de sa vie. La dernière trahison arrive quand il faut partager la maison.

Donnant donnant – Un flic attend beaucoup des informations d’un indic. Il découvre enfin qui chapeaute un important trafic de drogue, de filles et les jeux clandestins. Mais les motivations de l’indic sont des plus malsaines: en aucun cas, il ne cherche l’anonymat. Ses révélations sont une vengeance.

53° congrès – Un militant politique s’ennuie ferme à un énième congrès de son parti. Tout en profitant des charmes étalés d’une journaliste peu farouche, il analyse les relations entre courants politiques plus ou moins proches. « Ne soyez pas vulgaire, ne me dites pas que la politique est l’art de trahir. » (p. 87)

Jour de gloire – Un jour comme les autres, ou presque. Jérôme Trabuc, obscur écrivain d’une soixante d’années, apprend qu’il est le lauréat du prix Goncourt. « Cette plume allait être considérée comme grande, à l’aune de la seule monnaie qui vaille dans les mondes des Lettres – la réputation. » (p. 96) Mais ceux qui décident du destin des hommes sont versatiles.

M. Singh – Un touriste français fait le tour de l’Inde. À Bénarès, il s’offre les services d’un guide. L’homme, indien et hindou pure souche, n’est pas le dernier à critiquer le fonctionnement de son pays, au point d’accuser l’hindouisme de tous ses maux, et de rêver d’une Inde bouddhiste et moderne.

Sans famille – Albert est membre du Parti depuis la seconde guerre mondiale. Alors résistant saboteur, il appartenait à une famille. En 1963, les choses ont changé. Le Parti n’est plus qu’un ensemble de tendances qui s’attaquent les unes les autres. Accusé d’aventurisme contre le Parti, Albert doit se défendre contre les siens et contre son meilleur ami, Paulo.

Tellement formidable – Pour une chaîne télévisée du service public, un producteur, un réalisateur et un auteur s’affrontent dans la création d’une fiction. Mais rien ne dépend d’eux, tout vient d’en haut, d’une direction manipulatrice et inaccessible.

L’infidèle – Un jeune élève de province, en khâgne au lycée Henri IV, se rebelle contre la tyrannie intellectuelle instaurée par un professeur détestable et borné. Mais revenir chez lui, affronter ses parents qui lui ont tout sacrifié, c’est un combat plus douloureux. « Se cultiver, ma parole, il me semble bien que c’est trahir. » (p. 155)

Un Judas pareil – Quand Jean Dourduf décède, dans le petit village de Louvéac, le drame est plus municipal qu’humain. En effet, qui va incarner Judas, cette année, dans la passion du Christ à laquelle tout le village prend part? In extremis, le percepteur accepte le rôle. Et quel rôle ! « Percepteur, c’est déjà une sérieuse croix à porter. Alors Judas… » (p. 165)

Douze nouvelles délicieuses autour de la trahison. D’où vient-elle ? Qu’est-ce qui la motive ? Les raisons sont nombreuses : la haine, la jalousie, la lâcheté, l’argent, le pouvoir, la vengeance, la peur, etc. Le traître n’est pas toujours coupable, pas toujours mauvais, mais toujours humain.

Chaque nouvelle est teintée d’un humour toujours un peu grinçant, un peu noir. Le sourire est toujours un peu forcé, le rire un peu jaune. Et chaque lecteur peut se retrouver dans ces récits. La trahison, ce n’est rien d’autre qu’un dérapage, pas toujours possible à éviter.

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La tente rouge

Roman d’Anita Diamant.

1500 avant notre ère. Dina fait le récit de sa vie, auprès de ses « quatre mères », Léa, Rachel, Zilpa et Bilha, de ses douze frères et de son père Jacob, sur la terre de Canaan. Elle a grandi sous la tente rouge, espace clos exclusivement féminin, où les femmes accouchent et se dérobent aux yeux des hommes pendant leurs cycles. Unique fille de son père, enfant chérie des femmes de la tribu, elle devient sage-femme. Violée par le fils du gouverneur de la ville voisine, elle s’éprend de lui. Les amants décident de se marier. Mais les frères de Dina crient au déshonneur, et la circoncision de tous les hommes de la ville ne leur suffit pas pour sceller une alliance. En une nuit, tout bascule. Dina et sa famille fuient Canaan pour l’Égypte, rejoindre Joseph, un des fils perdus. Les talents de Dina dans l’art de la maïeutique la précèdent. Son passé toujours sur ses talons, elle ne se laisse jamais terrasser.

Portrait de femme et hommage à la féminité, ce roman est charnel, brûlant. Dans la pénombre moite de la tente rouge, les secrets de la féminité se transmettent de mère en fille. Dina incarne tous les âges de la femme : fille, sœur, femme, épouse et mère.

Traversé de personnages bibliques, le texte se présente comme un récit de temps immémoriaux, une version plus féminine de la Bible. L’auteure excelle dans l’évocation de paysages désertiques brûlants et de villes orientales magnifiques. Des dunes stériles de Canaan aux bords fertiles du Nil, la nature est partie prenante du récit, entité hautement féminine et féconde, dont les cycles ne sont pas sans rappeler ceux que Dina traverse. 

Je lis et je relis ce roman avec un plaisir sans cesse renouvelé. Les péripéties entraînent dans une lecture avide et impatiente. Les personnages sont finement dépeints, toujours d’un point de vue féminin. Bref, la femme est à l’honneur, avec pudeur et puissance, sous ses plus beaux aspects.

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