À mon cœur défendant

Roman de Thibaut de Saint Pol.

En juin 1940, la Wehrmacht est aux portes de Paris. Au Quai d’Orsay, comme dans tous les ministères français, c’est l’affolement. C’est dans l’odeur de papiers brûlés et dans le vacarme d’une fuite désordonnée que Madeleine, jeune employée de bureau, se voir confier un des symboles de l’honneur de la France, le traité de Versailles. L’inestimable parchemin fait la preuve de la culpabilité de l’Allemagne lors de la précédente guerre. À ce titre, le Führer veut s’en emparer pour le détruire. De Paris à Toulon, en passant par Lyon et Montpellier, Madeleine tente de mettre la relique en lieu sûr, suivie de près par Heinrich, un officier allemand déterminé à détruire lui-même le Diktat, cette preuve infamante de l’humiliation subie par son pays en 1919. En 2009, Théobald, le petit-fils d’Heinrich, frappe à la porte d’une vieille femme recluse dans une petite commune du Var.

Une lecture bien décevante voire agaçante. J’ai trouvé l’écriture détestable, au croisement du pire de tous les romans de gare, des romans d’aventure à deux sous et des romans historiques de bas étage. Le prétexte historique n’est pas mauvais, bien au contraire. « Sans le Diktat, on ne comprend pas grand-chose au XX° siècle. » (p. 72) Courir sur les traces du traité de Versailles a son charme, même si certaines pages m’ont désagréablement rappelé le mauvais Da Vinci Code de Dan Brown. Hélas, tout n’est que caricature dans ce roman.

Les rancœurs présentes des deux côtés du Rhin sont incarnées dans des personnages trop peu travaillés et improbables. Certes il y a eu des héros pendant la guerre, mais Madeleine n’est pas crédible. La petite employée administrative sans envergure devient une pasionaria en quelques jours. « Nos soldats étaient les plus forts, et notre cause plus juste. » (p. 11) Sa réaction face au régime de Vichy est inappropriée : la majorité des Français a accueilli Pétain en sauveur et sa demande d’armistice comme la seule façon d’éviter la boucherie de 14-18. Les récriminations sont venues plus tard, après la première euphorie dissipée.

Heinrich est plus convaincant. L’officier de la Wehrmacht, dévoué au Reich, plein de morgue envers les vaincus, est un espion satisfaisant tant qu’il joue au chat et à la souris avec la petite française qui prend le temps de batifoler avec lui au lieu de s’en tenir à sa mission. Son mépris des SS est justifié bien que trop répété. Cependant, ses pensées nostalgiques sur la beauté de son pays et la chaleur de son foyer sont des clichés ridicules. Il fait du traité de Versailles le responsable de tous les maux de l’Allemagne, il impose le Diktat comme raison absolue d’entrer en guerre contre l’Europe entière qui a réduit son pays à la soumission. En cela, il pense comme les Allemands de cette époque. Et c’est là que le bât blesse ! Aucune nuance, aucune finesse dans la psychologie du personnage ! Et comme dans le pire des romans d’espionnage, les deux agents ennemis succombent à l’amour et renoncent pour partie à leur mission.

La construction du roman présente un certain intérêt. Le récit de Madeleine, le journal d’espion d’Heinrich et le récit de Théobald occupent successivement les chapitres du roman. Les informations importantes sont ainsi dévoilées par des narrateurs auxquels on ne s’attend pas. Le style emphatique de Madeleine est tout simplement insupportable: elle ne sait que réaffirmer son engagement patriotique en pointant du doigt les Français apeurés qui ont préféré se faire discrets. Elle brandit sa mission comme une preuve de vertu morale, entrecoupant son discours d’allusions agaçantes à sa piété religieuse et de diatribes mélodramatiques envers l’envahisseur. J’ai préféré la langue utilisée par Heinrich, le style télégraphique, très succinct, la forme de notes écrites rapidement au cœur de l’action, en prise avec la réalité. Mais là aussi, son emphase patriotique est imbuvable. Reste le discours de Théobald, son mépris affiché pour le peuple français qui réécrit l’histoire pour nier ses responsabilités ou endosser le beau rôle. La quête de réponses sur le passé de son aïeul revêt malheureusement les apparences d’un voyeurisme fouineur très déplaisant.

Alors… suis-je passée à côté de ce livre supposé faire vibrer ma fibre patriotique? Est-ce un roman ironique, à lire au second degré? Si c’est le cas, la quatrième de couverture est trompeuse. Est-ce un vrai roman historique sur fond d’espionnage? Dans ce cas, l’auteur aurait dû creuser davantage son sujet au lieu d’accumuler les clichés que tout le monde a déjà lus. Je trouve la première de couverture affreuse, mais les goûts et les couleurs… Étrange de trouver ce roman chez Plon qui m’a toujours paru être une maison de qualité.

Voilà probablement un texte à faire lire à des adolescents : il y a de l’aventure, suffisamment mais pas trop d’histoire pour donner l’impression de lire « un livre de grand », les personnages sont faciles à cerner (et on en fait bien vite le tour !).

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Juliet, Naked

Roman (épreuves non corrigées) de Nick Hornby. À paraître le 6 mai 2010.

Gooleness, au nord de Londres. Annie et Duncan partagent une passion pour Tucker Crowe, « obscur musicien des années 80 » (p. 64) qui n’a rien produit depuis vingt ans. Si Annie présente un intérêt raisonnable pour l’oeuvre de l’artiste, Duncan est un « crowologue » « tuckercentrique » (p. 22 et 14) Après avoir reçu les maquettes d’un album paru en 1986, Juliet – maquettes rassemblées sous le titre de Juliet, Naked – Duncan s’empare de la nouveauté. Mais son avis et celui d’Annie divergent, tout comme leurs chemins. Après quinze ans d’une relation stérile, Annie végète et se morfond dans un inassouvi désir d’enfant. De l’autre côté de l’Atlantique, Tucker Crowe est bien loin des fantasmes que ses fans nourrissent. Père trop vieux d’un enfant inquiet, aux côtés d’une énième épouse qu’il sait ne pas rendre heureuse, il regarde avec ironie les théories qui fleurissent sur sa réclusion et son silence.

Entrecoupé de faux articles prétendument tirés de Wikipédia et qui introduisent de nouveaux sujets ou de nouveaux personnages, le récit est bourré d’un humour féroce à l’encontre des dérives de l’Internet. S’il permet de trouver à peu près tout et n’importe quoi, il rassemble surtout des illusions, des mensonges et des théories farfelues nourries par des pseudo spécialistes. « Tout le monde a son site Web. […] Plus personne ne tombe dans l’oubli. » (p. 55) Et pourtant, Tucker Crowe aimerait bien qu’on l’oublie, qu’on « [arrête] de gloser à perte de vue sur un truc qui se serait passé dans des chiottes à Minneapolis. » (p. 75)

Le récit pose des questions finement traitées sur le rapport entre la vie d’un personnage public et ceux qui la décortiquent comme une patte de crabe. Entre ce qu’un fan croit savoir de son idole, ce qu’il érige en vérité, les supputations dont il ne démord pas et la réalité de l’existence d’un artiste et sa vie privée, il y a des différences notoires. Et quelle ironie quand le fan dénie à l’artiste le droit de détenir la vérité sur sa propre vie ! Peut-être parce que « la vérité au sujet de qui que ce soit est décevante. » (p. 89)

Beaucoup de questions sur l’art se bousculent au fil des pages. Qui est qualifié pour parler d’une œuvre ? Le néophyte, simple amateur d’une expression artistique, ou le spécialiste, traqueur du moindre détail, prêt à sacrifier sa vie au profit de la compréhension d’une création qui ne dépend pas de lui ? Faut-il parler d’art en terme de ressenti ou en terme de science ? Plus poussée même, une autre question: le public est-il à même de parler d’une œuvre d’art, d’en comprendre l’origine et la portée ? N’y a-t-il que son créateur pour savoir en parler et délivrer son sens? Sans que l’on sache en fin de roman qui a le plus de droit et de légitimité pour parler de l’oeuvre, tout le monde a pu y aller de son commentaire. « C’est ce qui est génial avec le grand art, non? […] Ca peut vouloir dire des tas de choses » (p. 244) « à moins de reconnaître que toute opinion est valide. » (p. 260)

Ce qui est très touchant dans ce roman, c’est le délicat et pudique effeuillage auquel les personnages se livrent. Comme Juliet, Naked, que j’ose traduire par « Juliet, Nue » ou « Juliet, Mise à nue », Annie et Tucker Crowe se dévoilent, d’abord à eux-mêmes dans leurs échecs et leurs regrets, puis à l’autre. Annie tente de reprendre en main sa vie, de rattraper quinze ans qui lui ont échappé sans qu’elle fasse rien pour les retenir. La relation cyber-épistolaire qu’elle entretient secrètement avec Tucker est une vengeance molle à l’encontre de Duncan. En le privant d’une vraie relation avec son idole, elle se réapproprie un peu d’estime d’elle-même et elle réveille la conviction éteinte qu’on peut lui porter de l’intérêt. Tucker ne se fait pas d’illusion sur l’échec de son existence. Gaspillées en beuveries et vaines relations, ses belles années sont loin. Il ne lui reste que l’envie d’être là pour son dernier garçon, le jeune Jackson, et de ne plus s’embarquer dans des histoires qu’il sabotera quoi qu’il arrive. Le mythe des années 80 n’est plus là depuis longtemps. La statue est tombée et il ne reste que l’homme, plein de failles et tellement plus accessible.

Parsemé de références à des romans de Charles Dickens, Le magasin d’antiquités, Barnaby Rudge ou Nicholas Nickleby, le récit est un hommage aux époques révolues qui suscitent la nostalgie de ceux qui refusent de voir la page se tourner. L’exposition sur les évènements de l’été 1964 dans la petite station balnéaire qu’organise Annie pour le musée de Gooleness est un autre de ces hommages au temps qui passe. Quelques photos jaunies, une affiche de concert, les restes d’un requin échoué sur la plage, et le tout compose une nature morte aux effluves salines. Chacun contemple les possibles qui se sont envolés et dresse un bilan aux teintes grises.

J’en arrive à la fin de mon blabla, avec un aveu: mon billet souffre des mêmes questionnements que le roman… à savoir qui peut parler d’une œuvre. Vraiment, le texte m’a transportée. J’ai eu envie d’être née en 1960 pour avoir connu des légendes du rock sur scène. L’histoire d’amour même pas esquissée entre Annie et Tucker m’a mis des fourmis dans le ventre et dans les yeux. J’ai senti toute l’indolente noblesse de Gooleness avec l’envie furieuse d’y passer mes prochaines vacances, juste à écouter de la musique et à lire sur une plage, face aux flots gris. Bref, émue aux larmes et pas capable de le dire proprement, sans images mièvres de gamine romantique… Me voilà, petite blogueuse, empêtrée dans des théories de critique artistique, avec tout plein de sentiments que je n’arrive pas à partager. Mais c’est peut-être aussi bien: en ne rationalisant pas mes émotions, je les garde plus brutes et elles me plaisent davantage.

Je n’ai jamais lu d’autres textes de Nick Hornby, mais après Juliet, Naked, aucun doute que je vais combler mes lacunes. L’auteur m’a prise par la main pour m’entraîner dans un monde d’embruns et de concerts enfumés, et j’en redemande, où qu’il puisse m’emmener.

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Le compas de Noé

Roman d’Anne Tyler, à paraître en mai 2010.

Licencié à 61 ans, un an avant sa retraite, Liam Pennywell décide de redonner du sens à sa vie en la simplifiant. « Il y avait bien longtemps que sa vie avait cessé de ressembler à quelque chose. » (p. 7) Il emménage dans un appartement plus petit, se sépare de vieilleries et décide d’envisager l’avenir plus sereinement. Le lendemain de son emménagement, il se réveille à l’hôpital sans aucun souvenir de la nuit précédente. De l’agression qu’il a subie, il ne garde qu’une plaie à la tempe gauche et une morsure à la main. Obsédé par son amnésie passagère, il questionne à tout va, mais se heurte à l’indifférence à peine dissimulée de ses trois filles, du corps médical et de la police. Dans le cabinet d’un neurologue, il rencontre Ishmael Cope, un homme d’affaire sujet à des troubles de la mémoire. Le magnat est accompagné d’Eunice. Boulotte, mal fagotée et un peu empotée, Eunice séduit Liam. Elle est peut-être sa dernière chance de bonheur.

Quelle lecture ! J’ai reçu ce livre hier et je l’ai dévoré dans la journée ! Le texte n’est pas un roman policier dans lequel la victime mène l’enquête. Ce n’est pas non plus un traité sur la résilience. C’est un touchant questionnement sur la vie d’un homme de soixante ans et les perspectives de bonheur et d’avenir qui lui restent. Le bilan est bouleversant. Liam est veuf, remarié puis divorcé. Il n’a pas vu grandir ses filles, connaît à peine son petit fils et entretient une relation distante et ennuyée avec son père. Son passé professionnel est peu reluisant, il a peu à peu abandonné tout projet ambitieux.

Et il rencontre Eunice (« née pour la victoire en grec »). Eunice a un emploi particulier, un peu souffleuse de répliques, comme au théâtre, un peu « disque dur externe » (p. 123). Rafraichissante et différente, elle égaye les journées désœuvrées et solitaires de Liam. Chaque homme est responsable de son propre bonheur. De son malheur aussi. Entravé par des idées d’un autre âge, il se refuse une dernière part de félicité.

Pourquoi ce titre ? Le patriarche biblique qui a sauvé l’espèce humaine et la faune du Déluge ressemble un peu à Liam. Embarqué sur son arche, sans horizon à rejoindre ni terre où accrocher son regard, il ne doit qu’attendre: attendre la clémence de son dieu, attendre en survivant que les eaux se retirent pour pouvoir poser le pied sur un morceau de terre solide. Liam erre, seul, sans autre perspective d’avenir qu’une retraite forcée dans une solitude assumée. Les remous amoureux qu’il éprouve avec Eunice sont une dernière tentation, les tensions qui l’opposent à ses filles sont une ultime épreuve avant de trouver la paix, de s’engager sur une voie sereine et dégagée.

C’est une très belle lecture, pétrie de sentiments. J’en garderai un beau souvenir. A tous les amis blogueurs qui me font le plaisir de passer par ici, je recommande ce roman.

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Le paquet, pièce pour un homme seul

Pièce de Philippe Claudel.

Un homme soliloque sur une scène. Il traîne derrière lui, avec lui, contre lui, un paquet qui semble lourd et dont la forme massive rappelle celle d’un corps. Dans une adresse au public et au monde, il raconte avec précipitation une vie, sa vie, toute une existence qui semble réussie mais dont le récit recèle des failles étonnantes.

Cette pièce n’est pas une tirade. Le discours s’interrompt pour laisser place à de longs effets visuels pendant lesquels le personnage s’affaire sur son paquet sans que jamais on ne puisse voir ce qu’il contient. Est-ce l’épouse de cet homme seul? Ou la noirceur du monde? « Moi j’ai seulement pris tout ce qui traînait, nos bassesses, nos veuleries, nos promesses reniées, toute la laideur du monde et celle de nos actes, et j’en ai fait un gros paquet. » (p. 80)

L’homme se livre avec frénésie à une relecture de sa vie. Après une litanie de mensonges sur sa réussite professionnelle et sociale, il dévoile ses faiblesses et ses échecs. Se dessine alors le récit d’une vie fantasmée qui emprunte à L’assommoir et à Germinal un peu de leur puissance pour nier la médiocrité et la solitude.

Entre des phrases toutes faites aux allures de slogans publicitaires, des listes de faits divers, des réclames ou des morceaux de recettes culinaires, le discours s’emballe, esquisse des sujets, les abandonne et les reprend. Il semblerait que ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on raconte, mais pourquoi on le raconte. L’homme se vide devant un public silencieux. Teintée d’un peu de psychanalyse de comptoir comme celle que l’homme trouve auprès de Roger Freud, son analyste, l’histoire débitée sur le ton saccadé et assourdissant d’une émission télévisée est un exutoire, un déballage salutaire, une confession voire un testament. L’homme débite tout, abandonne tout et peut s’en aller.

La force d’un pays se mesure-t-elle à la taille de son principal dirigeant? C’est ce que l’homme sous-entend: « Nous fûmes grands jadis, et de cette grandeur dont les échos ébranlaient les peuples lointains et les terres envieuses, il ne reste rien. Nous sommes passés, en l’espace de cinquante ans à peine, du mètre quatre-vingt-treize du Général de Gaulle aux ridicules 1670 millimètres de l’actuel résident du Faubourg Saint-Honoré. » (p.44) Mais l’homme fait aussi l’apologie des imbéciles: « L’imbécile donne de l’espoir. C’est sa mission sur terre. C’est d’ailleurs pour cela que dans bien des pays progressistes et démocrates, nous en élisons un à la tête de l’État. » (p 46) A cheval entre revendication politique, programme électoral et discours traditionaliste, le monologue est une harangue molle pour un retour aux vraies valeurs. Molle puisque personne ne vient défendre l’homme ou acquiescer à son discours.

Le soliloque s’achève sur une ultime pensée, adaptée de Blaise Pascal et de ses espaces infinis. La scène retourne au noir et au silence. Chaque lecteur/spectateur peut s’en retourner avec son paquet. J’aurais aimé assister à une représentation de la pièce. Elle a été créée par l’auteur en janvier 2010 au Petit Théâtre, à Paris. L’homme était joué par Gérard Jugnot. La performance doit être impressionnante: autant de texte, des phrases si longues, sans réponse!

Philippe Claudel a une nouvelle fois su me séduire. Sa pièce est violente, elle bouscule, elle ne peut pas laisser indifférent. Après avoir été éblouie par Le rapport de Brodeck, je suis ravie, littéralement, par cette pièce. Elle se lit à toute vitesse, et elle doit être relue, à la lueur des derniers aveux de l’homme solitaire.

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La libraire a aimé

Roman de Sophie Poirier.

Corinne et Paul ont pris l’habitude de se retrouver tous les soirs à la terrasse d’un café. Ils partagent un whisky et leur amour des livres. Tous deux libraires, pétris des douleurs de leur passé, ils ne savent rien de l’autre que cette passion commune pour la littérature. Un soir, Paul ne vient pas. D’abord brisée, Corinne essaie d’avancer. « Il y a un homme, et au début je ne savais pas que je l’aimais, mais maintenant je suis sûre, certaine de l’amour pour lui, cet homme-là a disparu. C’est quand il a disparu que j’ai compris pour l’amour. » (p. 43) Et un jour, Corinne croit reconnaître le visage de Paul dans une exposition photographique qui présente des portraits de personnes décédées. « Elle avait compris que sa vie n’aurait jamais aucun sens si Paul restait mort. » (p. 23) Armée de son amour, elle mène l’enquête pour le retrouver, pour le rencontrer vraiment au-delà de la terrasse de café de leurs rendez-vous littéraires. Sa quête place sur son chemin des personnages fantasques et attachants: un photographe bedonnant fasciné par les cadavres, un oncle aux allures de prince russe et son domestique nain, Paul Auster et son épouse Siri Hustvedt, Peter le pianiste américain et une vieille anglaise qui collectionne les objets brisés pendant les disputes qui l’opposaient à son défunt mari.

Le récit est servi par une narratrice voyeuse qui suit pas à pas les pérégrinations de Corinne. Tout en finesse, elle épie ce couple étrange qui se retrouve tous les soirs, elle élabore des suppositions, elle dresse des portraits, elle comble les blancs. Mais très vite, son récit se déroule sans elle. C’est Corinne qui entraîne le lecteur, sans le savoir et sans le vouloir.

L’enquête amoureuse est jolie, gentiment trépidante. On survole sans vraiment atterrir les avenues de la Big Apple et les villages de Provence. Il me semble que certains passages ne sont pas aboutis. Le roman ne fait que 70 pages et je regrette que l’on ait fait qu’effleurer certains personnages. Des histoires s’esquissent à peine que, déjà, il faut repartir sur la trace de Paul, l’amant disparu.

Paul… Voilà un homme agaçant. Et malpoli. On ne quitte pas une dame ainsi, sans prévenir, sans rassurer, sans laisser une adresse. J’ai trouvé Corinne bien courageuse et persévérante, mais aussi un peu folle de courir ainsi après un homme fantôme.

Le titre résonne comme la rubrique littéraire d’un magazine. En ouvrant le livre, je m’attendais presque à des conseils de lecture ou à des avis critiques. Encore un manque dans la narration. A moins que le livre tout entier soit une recommandation : ne pas abandonner quand on aime ou le manuel de l’amoureuse entêtée.

L’histoire est charmante, mais je n’en garderai pas un souvenir profond. Le texte se lit vite et avec plaisir, sous la douceur chaude d’une frondaison généreuse, un après-midi de printemps. Voilà probablement le plus doux des souvenirs.

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Trois femmes puissantes

Roman de Marie Ndiaye. Prix Goncourt 2009.

Il y a Norah, 38 ans, avocate en France, fière d’une réussite qu’elle a forgée seule, sur les miettes d’une famille détruite par l’inconstance d’un père absent et égoïste. Norah répond à l’appel de ce père, dont elle a gardé l’image d’un homme puissant et arrogant, sûr de sa réussite et de la suprématie de son argent. Le père qu’elle retrouve est un homme diminué, glouton, qui dort dans les branches majestueuses d’un flamboyant défleuri. Les retrouvailles en Afrique, sur les ruines de la richesse du père, sont amères. Norah accuse le père d’être un monstre qui a fait peser sur le ventre de ses enfants des démons inamovibles. Venue pour défendre son frère Sony, Norah découvre l’inanité de son existence française sans pour autant se sentir chez elle dans ce pays d’Afrique qui lui a ravi un père et un frère.

Il y a Rudy Descas, 43 ans, marié avec Fanta et père de Djibril. Il a quitté l’Afrique après une trouble histoire de violence envers des adolescents. Arrachée à Colobane où elle avait un brillant emploi de professeur de littérature, Fanta dépérit en France où rien n’est fait pour elle. Rudy rumine sans cesse ses échecs professionnels et personnels. Il traîne avec lui des souvenirs traumatisants d’une enfance blessée par une mère qui ne l’aimait pas assez pour ce qu’il était. Obnubilé par la statue d’un artiste qu’il accuse d’avoir volé son image et poursuivi par une buse, érinye funeste qui révèle ses faiblesses, il a cessé depuis longtemps d’être l’homme que Fanta a épousé.

Il y a Khady Demba, silencieuse, enfermée dans son inutilité de veuve inféconde. Chassée par la famille de son défunt mari, elle doit retrouver sa cousine Fanta, installée en France. Lâchée sans appui dans un monde dont elle ne connaît rien, abusée par un amant sans scrupule, elle ne cesse de répéter envers et contre tout son nom: Khady Demba, Khady Demba, Khady Demba. Elle est Khady Demba.

Les relations entre Afrique, le Sénégal plus précisément, et la France font encore l’objet d’un traitement fantasmatique. Les exilés africains en France vivent dans la nostalgie d’une terre chaude et vibrante. Les prisonniers de la terre africaine placent en la métropole l’espoir d’une vie plus riche et prometteuse. Entre miroir aux alouettes et miroir déformant, les deux terres suscitent des rêves aux formes et aux couleurs différentes.

Les liens entre les trois parties du roman sont ténues voire improbables. Kadhy Demba est l’employée du père de Norah et la cousine de Fanta. Elle aurait mérité de figurer au centre du roman pour que le lien soit davantage visible. Mais la dernière place lui convient cependant, car le récit de son combat vers la liberté est le plus beaux des trois. Je n’ai pas apprécié le récit central. Pourtant dénué d’insoutenables jérémiades, le récit de Rudy Descas est insupportable de misérabilisme. Ce personnage ne sait pas être un homme. Étouffé par une mère illuminée de pensées religieuses, écrasé de remords et de regrets, il traîne derrière lui la misère de l’humanité sans volonté. Norah est un personnage complexe qui navigue entre culpabilité et révolte, affligé d’une amnésie trouble et onirique.

Trois femmes puissantes, ce titre ne me convainc pas. Norah a réussi comme avocate mais sa vie intime est envahie par un homme qui ne lui apporte rien. Et elle ne parvient pas à se libérer du ressentiment qu’elle a pour son père. Fanta se laisse dépérir dans la fadeur d’un pays qui ne la réchauffe pas et auprès d’un époux qui ne renforce pas sa nature de femme. Khady Demba, peut-être, est une femme puissante. Trahie par un homme, elle gagne seule, pièce après pièce, son passage vers l’Europe, au prix de son honneur et de sa vie.

Au terme de chaque partie, un « contrepoint », qui porte bien son nom, éclaire le personnage féminin d’une lumière plus douce, consolatrice et apaisante. En quelques ultimes lignes, la femme est pardonnée, restaurée, rétablie dans sa puissance et sa suprématie.

Quant au roman en général, je ne suis plus si étonnée qu’il ait gagné le Goncourt. C’est du Gallimard pur jus sur un ton élitiste qui ne semble s’adresser qu’à des intellectuels chanceux, capable de saisir les enjeux humains et politiques d’une décolonisation qui n’en finit pas et d’une féminité sans cesse bafouée et foulée aux pieds. Sans être déplaisante, loin de là, la plume de Marie Ndiayé manque de proximité voire d’humanité.

La première de couverture indique « roman » sous le titre. C’est, à mon avis, une qualification abusive. L’œuvre de Marie Ndiayé relève davantage du recueil de nouvelles que du roman, puisque chaque partie peut se lire indépendamment des deux autres. Ce ne sont pas des chapitres, à peine des parties. Ce sont des récits fortuitement juxtaposés dont je ne retiendrai, je pense, que le dernier.

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La serre aux orchidées

Premier roman d’Anne Duret.

Au fond d’une malle ayant appartenu à son aïeule, Clara trouve une lettre qui s’achève sur ces mots: « C’est du plaisir que naîtra la Vie Nouvelle. » (p. 14) Cette phrase, cri de libération féminine et d’émancipation sexuelle, bouscule Clara et ses habitudes. La jeune biologiste décide de partir au Vietnam pour trouver la Serre aux orchidées, laboratoire d’hybridation botanique et école spirituelle. « Cette lettre exhal[e] l’odeur de l’aventure et son corps [veut] en profiter. » (p. 15) Sous prétexte de recherche moléculaire pour l’industrie cosmétique, Clara s’offre une parenthèse de six mois dans un pays qu’elle ne connaît pas, décidée à trouver des réponses et à combattre ses peurs. « Ce qui lui était difficile, c’était jouir de la vie, jouir tout court. » (p. 31) Avec l’aide de Mme Violet, directrice de la Serre, et de la troublante et muette Mia, Clara s’aventure sur des chemins de plaisir qui la conduisent vers sa plus grande découverte: ses envies ne sont pas condamnables et il n’appartient qu’à elle de les écouter pour mieux les assouvir.

Le sous-titre, Roman initiatique d’une jeune femme ordinaire, est bouleversant de concision. À le lire en première de couverture, je craignais un récit ésotérique aux accents new-age, entre hallucinations hypnotiques et morale ronronnante pour trentenaire coincée. Belle surprise que cette lecture au final ! Au fil des pages, l’auteure oppose deux facettes de la femme: la femme de devoir et la femme de plaisir. Laquelle faut-il suivre, quand, comment et pourquoi, ce sont autant de questionnements qui ne restent pas vains. Je ne prétends pas que ce roman est un traité de développement personnel comme il en fleurit beaucoup trop dans les mauvais rayons des avides librairies commerciales. Mais il offre de jolies perspectives et de sympathiques envolées en dehors du carcan que certaines femmes s’imposent.

Passé outre l’agacement causé par la lecture d’une énième réécriture un peu vide du topos littéraire qui fait de la fleur une métaphore de la femme, je me suis laissée emporter par la douce et violente poésie des découvertes de Clara. « La serre réveillait en elle cette furieuse nature jouisseuse qui dort dans le sein des femmes et que trop souvent elles s’interdisent de vivre. » (p. 64) L’initiation est simple: il s’agit pour Clara, « si craintive du plaisir et qui [a] une soif inextinguible de la jouissance, réprimée par des idées, par des mots, par des principes » (p. 125), de découvrir quelle femme elle est, quelle femme elle dissimule.

L’initiation passe par le combat. Clara doit vaincre ses peurs, son angoisse d’être désirable, son inquiétude de ne pas savoir assumer son désir, ses doutes sur sa sensualité et son potentiel de séduction. La recherche du plaisir devient moins un but qu’un cheminement. Le plaisir réalise la femme: « Jouir est un droit élémentaire, ou un devoir absolu, comme vous voulez. Jouir changera tout. Jouir assiéra la place des femmes dans la société. Sans la jouissance, il manquera toujours quelque chose à la puissance féminine. » (p. 199)

Bien loin des traités de féminisme enragé, le récit n’accuse ni ne repousse les hommes, au contraire. Pas de femme sans homme, pas de femme si elle n’est tournée vers l’Homme, celui qui lui correspond et pour lequel elle a le devoir de se préparer. Les disciples de la Serre suivent les enseignements d’Alexandra Legrand, celle qui en 1920 a fondé ce lieu de botanique et de développement. Le nom de ce personnage fictif m’évoque celui de son homonyme, Alexandre le Grand. L’homme a conquis de vastes territoires et asservi des milliers d’hommes. La femme propose de conquérir son propre territoire intérieur et de se libérer de la soumission aux hommes en gagnant une connaissance intime de son plaisir.

La question du plaisir féminin est traité de deux points de vue, traditionnellement opposés : celui de la pensée occidentale chrétienne et celui de la pensée orientale. Là où la morale  occidentale sanctionne le plaisir comme un péché et une dégradation de l’âme, la philosophie orientale voit une célébration du divin, un rapprochement possible de l’accomplissement intérieur ultime. Clara, toute pétrie des certitudes et des tabous de la première pensée, s’ouvre lentement à la seconde. Mais la découverte se fait avec respect, sans reniement systématique ni mise à l’index. Clara avance sur une nouvelle voie, en se libérant de ses traumatismes passés et en acceptant de voir l’amour sous une autre lumière, sous laquelle elle n’est plus passive mais pleinement actrice de son plaisir.

J’ai beaucoup ri à la lecture de la comparaison du désir avec une fringale: « Quand on a faim, on ouvre la porte du frigo et on mange. » (p. 137) Si ça pouvait être aussi simple…

Liée à une orchidée qu’on lui a offert à son arrivée, une phalaenopsis pantherina, Clara apprend à trouver seule ses propres réponses, à se découvrir féline. Dans un cheminement fait de dépassements et de renoncements, Clara fait sa plus belle rencontre: la femme qu’elle est.

Sans faire de ce roman mon livre de chevet, je pense que je retournerai y puiser quelques idées, de temps en temps. Où est le mal de se vouloir jolie, juste pour soi un moment, sans penser à séduire ni devoir le faire ? Je recommande ce livre à toutes les femmes mais je le rappelle, il ne contient pas de réponse ni de révélation, juste les expériences d’une femme ordinaire.

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Pierre et Jean

Roman de Guy de Maupassant.

Pierre et Jean Roland sont deux frères que tout oppose, le physique comme le caractère. Entre eux perdure un sentiment puissant d’amour et d’émulation. Jean, le doux, le calme, hérite un jour d’un mystérieux ami de la famille, Léon Maréchal, dont le décès bouleverse sa mère. Pierre, le violent, le jaloux, soupçonne alors un passé trouble dans lequel sa mère n’est pas aussi pure et intouchable qu’elle semble désormais l’être. Entre Pierre et Jean, le lien est rompu. Un climat de suspicion et de haine s’installe. Jean, tout à ses amours avec la belle Madame Rosemilly, ne mesure pas l’ampleur du gouffre qui le sépare de son aîné. Il faut que la vérité éclate, et quand elle est révélée, elle chasse ceux qui l’ont déterrée.

La figure du père est bien malmenée dans ce roman. M. Roland Père est un petit bourgeois aux vues médiocres et aux projets limités. Le père supposé de Jean est une figure d’absence et d’éloignement. Guy de Maupassant pensait que Gustave Flaubert était son père. Les soupçons de l’auteur quant à sa filiation prennent un visage violent et tourmenté. L’image de la mère, loin de celle de la femme vertueuse et respectueuse, se teinte de mystère et de soufre. Un peu Emma Bovary, Mme Roland a été une femme légère, étourdie par la prestance d’un homme dénué des tristes habitudes maritales.

L’omniprésence de la mer – le récit se déroule au Havre – est hypnotique. Que les flots soient à l’étale ou qu’ils se déchaînent, ils attirent les regards. Les grands moments dramatiques éclatent près de l’élément liquide. Et c’est la mer qui sépare, qui exclut Pierre du cercle familial. Le thème du secret de famille est finement traité par l’auteur. C’est en ouvrant les tiroirs, en fouillant la lingerie et en cherchant des lettres que la vérité apparaît au jour. Le lecteur participe presque physiquement à la quête de preuves. Parfaitement voyeur, il farfouille avec jubilation dans les petites affaires d’une famille apparemment sans histoire.

Ce roman très court, aux accents pleinement naturalistes, se lit avec délectation et férocité. Qu’il est bon de voir ce qui se cache derrière les rideaux des voisins !

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Lacombe Lucien

Scénario de Louis Malle et Patrick Modiano.

Seconde Guerre Mondiale. Lucien veut entrer dans la Résistance. Mais il n’a que 18 ans, et les maquisards le renvoient chez lui, refusant de s’encombrer d’un gamin. Alors, sans trop savoir comment ni pourquoi, il devient collabo et entre dans la police allemande. Rapidement aguerri, il effectue froidement les besognes les plus odieuses. Le hasard place sur son chemin France Horn, une jeune fille juive dont le père, un renommé couturier parisien, est retenu prisonnier par un autre policier français dévoué à la Gestapo. L’amour de Lucien et France est menacé. Avec la grand-mère de la jeune fille, les deux amants s’enfuient dans la campagne française pour vivre clandestinement leur passion, en attendant la fin de la guerre.

J’ai lu ce texte quand j’étais au collège, quand mon programme d’histoire m’a fait découvrir plus nettement l’histoire des résistants et des collaborationnistes. Le professeur avait évoqué le livre. De retour chez moi, j’ai interrogé ma mère qui a miraculeusement sorti l’œuvre des étagères surchargées de notre bibliothèque. J’ai commencé ma lecture après le dîner jusque tard dans la nuit, et je n’ai pas dormi. J’avais douze ans et depuis je me demande souvent quel camp j’aurais choisi. Il me semble que la frontière est mince, infime, mouvante, entre le héros et le traître.

L’entrée de Lucien dans la Gestapo semble tellement fortuite, si peu destinée à se produire, comme un dérapage sur une plaque de verglas qu’on n’aurait pas vue mais qu’on aurait préféré éviter, comme un accident de voiture qui envoie dans le mur. Ce jeune homme a tellement envie de s’investir, d’être dans l’un des camps, de participer à cette guerre sans la subir, qu’il prend ce qu’on lui donne, sans discernement. Une fois enrôlé, il la subit malgré lui, en accomplissant des horreurs dont il n’a pas conscience et pour lesquelles il n’éprouve aucun remords. Il n’y a que l’amour pour le dessiller.

Le titre m’a toujours interpellée. Pourquoi le patronyme avant le prénom? Comme si on procédait à un appel, à la lecture d’une liste au son de laquelle il faut lever la main pour répondre présent. Ou alors, ce garçon qui désire tellement être un homme, met en avant son patronyme, il affiche la marque qui le rend l’égal de ceux qu’il accompagne.

Le texte se lit vite, il est très visuel, très probablement en raison de sa nature. Je cherche maintenant le film réalisé par Louis Malle. Pas de crainte à avoir sur l’adaptation puisque le texte est un scénario. Avis aux cinéphiles qui passent par là : si vous pouviez me prêter ce film…

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Le chef d’œuvre inconnu

Nouvelle d’Honoré de Balzac.

Le jeune Nicolas Poussin est avide de découvrir les techniques de peinture de maître Frenhofer. Introduit auprès du peintre par Porbus, il est empli d’admiration. Sa curiosité est éveillée par la mystérieuse toile que peint Frenhofer et qu’il refuse de livrer aux regards. Le maître ne parvient pas à terminer son chef d’œuvre, La belle noiseuse, portrait de femme qu’il veut plus vrai que nature et dont il affirme qu’aucune femme de chair ne surpassera en beauté. Nicolas Poussin propose au maître de comparer sa toile avec sa maîtresse, la belle Gillette. Pour Frenhofer, le verdict est sans appel, sa vierge peinte est au-dessus de toutes les femmes du monde. Pour Poussin et Porbus, à la vue du chef d’œuvre enfin dévoilé, il n’y a que stupéfaction et désarroi.

Frenhofer est un personnage faustien, vendu à la peinture pour une femme d’exception et trompé dans le marché insane qu’il a contracté. Génie aux portes de la folie, retranché des réalités et aveuglé par des années de recherche de la beauté, il ne reconnaît plus la grâce vivante. Le maître dont le jeune peintre voudrait tout apprendre est un artiste qui ne sait plus rien.

Balzac fait entrer par la petite porte des artistes peintres de renom. J’apprécie toujours la synesthésie d’un texte, quand les mots en disent plus en passant par les images ou les odeurs. Le texte est court, fulgurant comme un trait de peinture sur une toile blanche.

Voici un des chefs d’œuvre trop peu connus de la Comédie Humaine. À lire sans aucun doute!

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L’entrave

Roman de Colette.

Renée Néré redoute l’amour. Elle a quitté Max pour y échapper. Elle s’éloigne de May et Jean pour détourner ses yeux d’une passion qui la gêne. Mais Jean la suit. Commence entre eux un amour qui les effraie et les éloigne l’un de l’autre, un amour lourd de silence à écouter. Pour garder Jean, pour préserver le sentiment, Renée doit apprendre l’humilité et la patience. Pour sauvegarder leur amour, elle doit s’oublier et se fondre en l’homme qu’elle aime.

Le combat de cette femme est bouleversant. Libre et forte d’une indépendance qu’elle revendique comme un droit gagné au combat de l’amour, elle doit rendre les armes face à plus fort qu’elle. L’amour est l’entrave ultime, celle qui la prive de son individualité. Mais quand celle-ci devient un poids, elle plonge avec délice dans l’amour libérateur et fédérateur. C’est en couple qu’elle se retrouve, qu’elle s’accomplit et qu’elle se découvre.

Mentir, tricher, fuir ou jouer, voilà les verbes que Renée s’emploie à combattre pour retenir son homme, celui qui lui échappe et qui emporte avec lui son propre dynamisme, sa vie, son essence. Le don d’elle-même, ultime, sacrificiel, qu’elle offre à Jean est une renaissance. En s’oubliant totalement, en reniant son passé et ses habitudes, elle renaît et s’incarne en phénix de l’amour.

Le texte est court, c’est une gifle. À chaque lecture, je suis bouleversée et j’en redemande. À chaque lecture, je réapprends la valeur de l’amour.

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La main de Dieu

Roman de Yasmine Char.

Elle a quinze ans. Elle vit au Liban. De son pays, elle ne connaît que la guerre, la ligne de démarcation. Fille d’un homme libanais et d’une Française qui les abandonnés, elle grandit seule, en équilibre fragile entre deux mondes. Il y a les traditions musulmanes de la famille du père. Et il y a les espoirs occidentaux du lycée français. En robe verte à volants, la jeune fille court sur la ligne de démarcation en priant Dieu qu’il l’épargne, qu’il la sauve de la violence.

La ligne de démarcation, « no man’s land, frontière des deux religions » (p. 17), c’est la ligne directrice du roman. Tout a une place, d’un côté ou de l’autre de cette frontière: la jeune fille et la femme, les chrétiens et les musulmans, le père et l’amant, l’innocence et le crime. Mais il n’y a pas de bon ou de mauvais côté. Chaque pas chancelant que la jeune fille pose sur la ligne est un pas de plus dans l’incertitude. Incapable de choisir un camp, elle s’empare de tout et veut profiter du meilleur. Cri patriotique tout entier, la jeune fille incarne un pays en guerre : « Je ne suis pas une fille, je suis un soldat, avec mon âme, avec mon sang, je libérerai ma patrie. » (p. 53) Mais quelle est sa patrie, on ne le sait pas.

La robe verte virevoltant dans les rues et dans l’horreur est un faux symbole d’espoir. Il n’y a pas d’espoir puisqu’il n’y a pas de dialogue, pas d’échange, puisque la ligne de démarcation est plus solide et infranchissable qu’un mur.

J’ai trouvé dans le texte des échos de Barbe Bleue, notamment dans la pièce fermée interdite, lieu de mystère et d’attraction. Aux côtés de l’amant français, la jeune fille transgresse l’interdit, brise le tabou de la sexualité et s’oppose au père. Le fantasme d’un homme autre que le père est si fort qu’elle oublie même qu’elle est une enfant et qu’elle ne se voit plus qu’en femme absolue, guerrière de l’amour, dévouée à l’homme jusqu’à l’horreur. Il y a aussi des traces de L’amant de Marguerite Duras. La rencontre brutale et dévorante entre une jeune fille et un étranger, la passion charnelle sans avenir, les scènes érotiques et intimes sont de brûlants rappels de l’œuvre de la romancière française.

Le texte se lit vite, mais j’ai peu apprécié l’usage du français dans le récit des souvenirs. Le temps mis à plat, réduit à une unique immédiateté, sans recul ni projection rend le récit peu digeste et opaque. Mais la figure de la jeune fille est touchante, finement traitée dans ses doutes et ses révoltes.

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Erik Orsenna et l’Archipel des Mots

Romans d’Erik Orsenna.

La grammaire est une chanson douce

Thomas et Jeanne, frère et sœur, ont perdu tous leurs mots après la fabuleuse tempête qui a submergé le bateau qui les conduisait en Amérique, vers leurs parents. Arrivés sur une île inconnue, ils sont recueillis par un vieil homme noir très souriant et son beau petit-fils, Jeanne et Thomas commencent à redécouvrir les mots, les phrases. Ils réapprennent à les aimer et à les respecter.  La richesse de la langue et le plaisir d’en user s’emparent d’eux. Les enfants rencontrent des phrases abîmées, des mots galvaudés et toute une organisation grammaticale. Sur cette île, il leur faut cependant se méfier de Nécrole pour qui la grammaire n’est qu’un outil, et pas une poésie.

Les chevaliers du Subjonctif

Jeanne et Thomas résident toujours dans l’Archipel des Mots. Jeanne tente, du haut de son adolescence timide, de percer le mystère de l’amour. Son enquête est perturbée par les peurs du didacteur Nécrole qui veut gendarmer la langue. Suspectée d’être une opposante au régime, elle s’enfuit sur l’île du Subjonctif pour retrouver Thomas. Là, elle découvre un univers peuplé de désirs et de possibles, où tout se dégage de la réalité pour la rendre plus belle, pour faire vivre l’espoir.

Voir aussi mon billet sur La révolte des accents, qui fait suite aux deux précédents titres.

L’Archipel des Mots réserve bien des surprises. On y fait des rencontres attendrissantes et drôles. Les mots prennent la parole, imposent leurs lois et leur mode de vie, comme ces adverbes farouchement célibataires qui refusent tous les accords. Jeanne est une jeune fille touchante et intrépide, parfois un peu agaçante. Tout semble ne devoir tourner qu’autour d’elle. Ce qui est joli dans son parcours et dans celui de son frère, c’est l’initiation à la vie toute en poésie, sans gros mots ni leçon de morale.

Les textes illustrés d’aquarelles sont parfaitement accessibles aux jeunes lecteurs. Ils proposent une approche ludique de la grammaire et quelques solutions pour en mémoriser des règles difficiles. A faire lire, sans aucun doute, aux enfants.

Voir aussi Dernières nouvelles des oiseaux, joli conte sur la liberté et l’indépendance des enfants.

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La colonie pénitentiaire et autres récits

Nouvelles de Franz Kafka.

La colonie pénitentiaire – Un visiteur se voit présenter une machine de justice complexe. L’officier responsable du dispositif est fier comme un paon. Le visiteur ne sait pas pourquoi il est là, ni qu’il est condamné, ni quelle est sa peine. Le soldat présent sur place se contente d’obéir sans réfléchir. L’officier, quant à lui, croit en cette justice aveugle et cruelle. Pour prouver son amour et sa dévotion à la machine de justice, il se soumet lui-même à son action mortelle.

Premier chagrin – Un trapéziste décide de ne veut plus vivre ailleurs que dans les airs, sur son engin de voltige. Quand il fait part de son désespoir à son impresario, ce dernier accède à sa requête. Mais il s’inquiète: quel chagrin son artiste volant peut-il bien dissimuler sous les hauteurs du chapiteau?

Une petite femme – Le narrateur fait part de sa relation ambigüe avec une petite femme qui ne peut souffrir sa vue. sans savoir ce qui motive cette aversion à son égard, le narrateur endure les humeurs de cette maîtresse irascible.

Un champion de jeûne – Un jeûneur désespère. Auparavant, son activité était admirée et lui-même très estimé. Aujourd’hui, plus personne ne s’intéresse à lui. Il peut enfin accomplir son rêve suprême: jeûner jusqu’au paroxysme de son art.

Joséphine la cantatrice – On remarque Joséphine pour sa voix légère et envoûtante. Elle possède un talent rare qui fascine. Mais dans le monde où elle évolue, il faut travailler et la chanson n’est pas un métier.

Le terrier –  L’animal est obsédé par son terrier, c’est son œuvre, son terrier. Aussi ne peut-il pas tolérer qu’un intrus vienne troubler sa quiétude.

La taupe géante – L’apparition d’une taupe aux proportions extraordinaires fait naître des intérêts divers au sein d’une communauté.

Je n’ai pas apprécié toutes les nouvelles avec la même intensité. Mais chacune d’elles touche un aspect de la nature humaine, dans sa folie, sa démesure, sa déchéance, sa faiblesse. A lire Kafka, on croirait que les humains sont avant tout des sujets d’expériences dont ils ne comprennent rien et dont ils subissent la complexe machinerie.

Je me rappelle ne pas avoir aimé Le Château, du même auteur. Mais je conseille sans aucun doute la lecture de ce recueil à tout le monde.

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Le temps suspendu

Roman de Valeria Parrella.

Maria a accouché d’une petite fille. Grande prématurée, Irène entre le monde par le biais des couveuses et des tuyaux. Maria, suspendue aux lignes des moniteurs médicaux, devenue experte dans la lecture des chiffres clignotants, navigue entre les autres mamans qui hantent le service des prématurés, entre les infirmières, entre les médecins. Ailleurs, il y a le centre de formation pour adultes, où elle est professeur de grammaire et de littérature, avec passion et acharnement, dévouée à ses élèves issus des classes populaires de Naples. Mère en sursis, femme chancelante, elle attend pendant deux mois l’issue d’une grossesse achevée trop tôt.

Le sujet est bouleversant, comme tous ceux qui traitent d’enfant en détresse et de mater dolorosa. Mais il y manque de la délicatesse, un petit quelque chose qui m’aurait rendu cette femme attachante. Le temps est entre parenthèses, même dans la narration. Les paragraphes s’enchaînent au gré d’analepses maladroites et de retours au présent trop violents. Les quelques déambulations dans Naples, et toutes les évocations propres à cette ville, sont intéressantes sans être pertinentes.

Le roman se déroule, selon moi, trop mollement, sans sentiment, sans passion. Dommage, car ce livre aurait pu être un bon souvenir.

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L’escalier du Commandant

Recueil des nouvelles lauréates du concours d’écriture L’escalier du Commandant organisé par la Librairie Dialogues de Brest pour illustrer le travail de la plasticienne Gwenaëlle Magadur.

Mais celui de Clara (Françoise Moulin-Quilliou au quotidien), celui de Marie-Agnès Ollier et celui d’Erwan Cloarec ont été très justement primés. J’ai eu un coup de cœur pour le premier et une agréable lecture avec le second.

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Soie

Roman d’Alessandro Baricco.

« On était en 1861. Flaubert écrivait Salammbô, l’éclairage électrique n’était encore qu’une hypothèse et Abraham Lincoln, de l’autre côté, de l’Océan, livrait une guerre dont il ne verrait pas la fin. » (p. 7) Hervé Joncour, à Lavilledieu, travaille pour les sériciculteurs de la ville. La pébrine a ravagé les élevages de vers à soie de la région. Hervé Joncour embarque pour le Japon, « une île faite d’îles » (p. 19), pour acquérir à prix d’or des œufs sains. Dans ce pays à la frontière du monde connu, Hervé rencontre Hara Kei, le chef respecté d’une communauté perdue. Aux côtés d’Hara Kei se tient une jeune femme mystérieuse et silencieuse qui prend possession de l’âme d’Hervé Joncour. Mais Hara Kei, « l’homme le plus imprenable du Japon, maître de tout ce que le monde réussissait à faire sortir de l’île » (p. 28), veille avec une férocité inébranlable sur ses possessions. Hervé Joncour, entre deux voyages vers les îles nippones, ne trouve plus auprès de sa douce épouse Hélène la quiétude des charmes tendres du mariage.

Loin d’être un traité sur la sériciculture, ce roman aux chapitres fugaces a des accents de conte philosophique. Hervé Joncour assiste aux évènements de sa vie sans y prendre part. Perdu dans l’inutile contemplation des fluctuations de son âme, il laisse s’échapper ses chances de maîtriser sa vie. Hervé Joncour est un romantique qui s’ignore.

Les chapitres qui tiennent en une page, parfois deux, se suivent au gré des hiatus qui amputent élégamment le texte des détails superflus. Le tout a la régularité lancinante de la mélodie saccadée des roues d’un train sur les rails. Les allers et retours d’Hervé sont répétés au mot près, parce qu’il n’y a qu’une route pour aller au Japon avant la création du Canal de Suez.

Les figures de femmes sont délicates, à peine esquissées. Hélène parle peu, ne se plaint guère mais l’auteur a su exprimer sa peine. L’inconnue du Japon parle encore moins, elle écrit, mais dans cette langue d’idéogrammes imperméable aux Européens. Ces deux femmes sont davantage des jeunes filles, en-deçà de leur féminité. Madame Blanche, maquerelle de Nice aux origines nippones, est la seule à être pleinement femme. Interprète et traductrice des écrits de la jeune inconnue, elle prend aussi la parole au nom d’Hélène.

Le texte est beau, très poétique, exquisément raffiné. Je le recommande sans aucun doute aux amateurs  de fresques délicates. En une centaine de pages, on voit la vie d’un village de France, l’ouverture du Japon au commerce international après des siècles d’autarcie farouche et l’existence d’un homme.

Il me faut trouver le film éponyme, réalisé par François Girard en 2007. Je suis curieuse de voir comment est incarné le personnage d’Hervé Joncour.

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Amour dans une petite ville

Roman d’Anyi Wang.

Danseurs au sein de la même troupe, dans une petite ville de Chine, un jeune homme et une jeune fille ne peuvent résister à l’attraction qui s’exerce entre eux. De leur toute jeune adolescence à leurs années adultes, ils se cherchent, s’attrapent, se repoussent, se détestent et se retrouvent.

Pas de prénom à poser sur ces deux personnages. La fille est épaisse et puissante comme un homme. Le garçon est petit comme un enfant, marqué de cicatrices. L’histoire se déroule dans une narration distanciée. On a l’impression de lire un rapport officiel, un document historique. Pas de dialogue, ou si peu, une dizaine de paroles. Les mots entre eux sont impuissants. Incapables de dire ce qui les anime, ils laissent leurs corps exprimer la nature de leurs émotions. Confusément conscients de commettre une faute aux yeux du régime et de la morale, sans volonté face aux tiraillement de la chair, ils se laissent submerger par le désir tout en se livrant aux horreurs du remords et de la honte. « Ils ignorent ce qu’on appelle l’amour, ils savent simplement qu’ils ont un besoin irrépressible l’un de l’autre. » (p.70)

L’amour entre la fille et le garçon est mêlé de violence. Entre attirance et répulsion, ils dansent une parade de séduction aux accents animaux, un pas de deux grotesque et laid. L’amour entre eux, ce sont des frottements, des échanges de coups, des odeurs fortes et piquantes de sueur, des combats, de la crasse et de la douleur. Contrairement à ce que présente la quatrième de couverture, je n’ai vu aucune sensualité dans la rencontre de leurs deux corps et dans la progression de leur relation. Ils s’épuisent dans des entraînements et des exercices qui ne les rendent pas meilleurs danseurs. Entravés par les défauts et les difformités de leurs corps, étranglés par leurs pulsions sexuelles, ils sont les relégués de la troupe de danse et essuient les moqueries et le mépris de leurs camarades.

L’histoire se passe en Chine, dans les années 1970, témoins de la Révolution culturelle. La troupe ne produit que des œuvres du répertoire officiel à la gloire du régime : Le détachement féminin rouge ou La fille aux cheveux blancs.

Voici un texte court que j’ai lu très vite, mais qui ne m’a pas émue. L’histoire d’amour et de désir ainsi traitée, avec tant de distance et d’indifférence, me semble gâchée. On lit les affolements qui animent le couple, on lit la haine et l’attirance, mais on ne la ressent pas. Tout se déroule derrière un voile, comme un jeu d’ombres chinoises. On comprend l’essentiel, mais le détail manque. Les figures s’animent mais elles ne sont pas incarnées. L’intérêt principal du texte réside dans la peinture d’un microcosme de la société chinoise sous Mao, dans la description de l’environnement précaire d’une troupe de danse à la solde d’un régime.

Je ne déconseille pas ce livre, mais je préviens que ceux qui s’attendent à trouver de l’émotion qu’ils seront déçus.

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Les fruits du Congo

Roman d’Alexandre Vialatte.

Quatrième de couverture : Les fruits du Congo, c’est une affiche. Elle représente une magnifique négresse qui porte des citrons d’or. Les collégiens d’une ville d’Auvergne rêvent devant cette affiche qui symbolise pour eux l’aventure et l’extrême poésie de l’existence. Qu’est-ce que l’adolescence ? Telle est la question à laquelle Alexandre Vialatte répond avec ce grand roman. En fait, il n’y répond pas : il nous montre l’adolescence, avec ses extravagances, ses aspirations sublimes, ses amours mélancoliques. Il nous montre aussi toute une ville de province avec ses kermesses, son assassin, son docteur, son lycée, son square.

Je me refuse d’ordinaire à livrer la quatrième de couverture d’un roman. Je me targue de toujours donner un résumé de mon cru. Pour prétendre faire de même avec le texte de Vialatte, il aurait fallu que je dépasse les cent premières pages. J’ai échoué page 84, à bout de souffle et de patience pour cette langue poussive et empoussiérée, lourde de tournures désuètes et de personnages perclus de romantisme échevelé et de mélancolie languissante.

Le groupe d’adolescents auquel le narrateur appartenait est avide de légendes de collégiens, de mystères et de pulsions aventureuses entravées. Une lecture plus poussée aurait peut-être infirmé mon impression de lire un jumeau des Disparus de Saint-Agil ou Du Grand Meaulnes.

Voilà un roman qui, je pense, a mal enduré le passage du temps et qu’il faut lire jeune pour en apprécier l’exaltante atmosphère de mystère.

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La Cucina

Premier roman de Lily Prior.

« La ‘cucina’, c’est le coeur de la ‘fattoria’ et la toile de fond sur laquelle s’inscrit la mémoire de notre famille, les Fiore. » (p. 35) Rosa est la seule fille de la famille Fiore, installée depuis des générations dans le village de Castiglione, en Sicile. Née sur la table de la cucina familiale, entre une pâte prête à lever et des filets d’anchois, Rosa fait très vite de la cuisine son lieu d’élection. Réputée pour ses talents de cuisinière infatigable, Rosa puise réconfort et force dans la préparation de plats typiquement siciliens. Après la mort de Bartolomeo, son premier amour, elle quitte Castiglione pour Palerme. Pendant vingt-cinq, elle enterre sa nature ardente de femme gourmande entre les quatre murs d’un minable logement et les stricts rayonnages de la bibliothèque de la ville. Un matin, elle rencontre l’Inglese, un étranger aux manières délicieuses. Rosa redécouvre la vie et le plaisir auprès de lui. Mais en Sicile, la famille garde toujours un œil sur ses membres égarés, et la famiglia, c’est toujours un peu la Mafia.

Le prologue de cette puissante histoire est énigmatique. Paragraphe surgi de nulle part, on se doute qu’il faudra revenir en arrière pour comprendre ce qui a permis l’accomplissement de cette scène aux teintes orgiaques. Le lecteur devient immédiatement voyeur, introduit de force dans une intimité chaude et odorante. Rosa, narratrice éloquente et impudique, organise son récit et sa vie en quatre parties, en quatre saisons qui offrent chacune leurs délices gastronomiques et amoureuses.

Tout au long du roman, cuisine et violence vont de pair. Rosa se bat contre les ingrédients pour leur donner forme, elle cogne et pétrit la pâte avec rage. La scène de la mise à mort du cochon est une réussite du genre. Cette « catharsis culinaire » (p. 40) intervient à plusieurs reprises. A chaque perte intime, Rosa cuisine, et avec panache. L’abondance de plats qui sortent de sa cuisine est digne des orgies romaines. Comme partout, on mange pour noyer le chagrin, pour surmonter la perte et l’absence, pour continuer à vivre.

La cuisine est aussi sensualité. Au-delà de l’élémentaire besoin de se nourrir, la gastronomie ouvre les portes du plaisirs. Si Rosa initie l’Inglese aux plaisirs de la confection culinaire, celui-ci lui fait découvrir l’immensité des plaisirs physiques, bien au-delà de la simple fornication. « L’art amoureux et l’art culinaire se complètent admirablement. » (p. 142) Ode aux plaisirs de la chair et de la chère, le roman se savoure page après page. Suivre un cours de cuisine avec Rosa, c’est continuer le voyeurisme, s’immiscer dans ses pensées, pétrir le même pain qu’elle et respirer les mêmes arômes capiteux. Entre L’art d’aimer d’Ovide et L’art culinaire d’Apicius, le roman de Lily Prior est un traité d’érotisme et de gastronomie qui se nourrit de références antiques, tels les textes d’Archestratos ou d’Athenaeus.

La Sicile est terre de Mafia. L’Etna, volcan nourricier et meurtrier, est une métaphore brûlante de la famiglia et de sa toute puissance sur l’île, et même au-delà, jusqu’à Chicago, où a prospéré un des frères de Rosa. Si la Mafia a ses mensonges et ses secrets, les familles de paysans ont les leurs, tout aussi cruels et violents. J’ai particulièrement apprécié la finesse avec laquelle l’auteure a introduit la Mafia, sorte de super-personnage ou d’entité aux contours flous, au sein de son récit, sans en faire une vulgaire histoire de borsalino ou de tête de chevaux ensanglantées.

Randolph Hunt, ou l’Inglese, est un personnage complexe, tout en mystères et en secrets. Britannique mais non flegmatique, l’homme est gourmand de tout, avide d’apprendre et de prendre, mais rétif à partager. Son ventre proéminent mis à part, je me suis représenté le personnage sous les traits du plus scottish des espions de sa Majesté, j’ai nommé Sir Sean Connery, aux belles heures de ses jours matures, loin du glabre jeune premier qui séduisait Ursula Andress en maillot blanc.

Au sortir de cette plaisante et divertissante lecture, menée à toute allure, j’ai été prise d’une furieuse envie de fusilli, de spaghetti, de cannelloni, de ciabatta… Pas de doute, l’auteure s’y connait pour nous mettre l’eau à la bouche ! Voilà un texte chaud et savoureux !

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La grosse

Roman de Françoise Lefèvre.

Céline Rabouillot est garde-barrière. Mais pour tout le monde, avant tout, elle est grosse. Trop grosse. « Tu as vu la grosse ? » (p. 9) Cent kilos qui dérangent. Son histoire, sa jeunesse à l’Est, son amour pour un vagabond, son enfant disparu, tout le monde s’en moque. Mais la médisance des autres ne l’atteint pas. Digne et royale, elle déborde de joie et d’amour. Elle comprend les enfants, sait se faire aimer d’eux. Elle est l’amie d’Anatolis, un vieillard malade qui lui répète « Tu es ma lumière » (p. 31) Généreuse au-delà du raisonnable et du possible, « [elle est] belle, lumineuse, à cause de cet amour qu'[elle] porte comme une boule de foudre à la place du cœur. » (p. 19)

Poignante histoire! Le rejet que subit Céline est violent et sale. Il colle aux mots. Mais, majestueuse et hors norme, Céline est une merveille antique et mythologique, un kaléidoscope de figures féminines. Céline, c’est la femme du Déjeuner sur l’herbe, c’est Léda, c’est La Laitière de Vermeer, c’est un modèle de Courbet. Céline, c’est Marie-Madeleine, rejetée, jugée, lapidée de mots, mais si généreuse devant ses détracteurs. Céline, privée de son enfant, est une mère incarnée, une Vénus callypige faite pour l’amour. Corps d’albâtre et de miel modelé pour la vie, Céline attend le retour de son vagabond, les retrouvailles qui la feront enfin femme aux yeux des autres. Céline rêve de Roland de Roncevaux, d’un chevalier preux qui la sauverait de sa solitude.

Légèrement décontenancée par l’absence de majuscule sur le premier paragraphe du livre, j’ai toutefois apprécié de plonger immédiatement dans le texte. La dédicace à René Guy Cadou et à sa femme Hélène est joliment reprise au sein du texte, par un hommage que le personnage fait au poète.

Le texte est poétique, touchant, mais trop court. Ou peut-être trop long, puisque l’on assiste à la pitoyable chute de cette femme sublime, à la déchéance ultime d’une figure dont personne ne veut. J’aurais préféré en savoir un peu moins, finir sur l’image chaude de Céline qui étend son linge en rêvant de voiliers, ne pas participer au lynchage culturel et stéréotypé de cette femme inadaptée. Mais je garderai de cette lecture un beau souvenir. Et je conseille le texte de Françoise Lefèvre aux amoureux des femmes, des vraies.

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Tolstoï est mort

Texte de Vladimir Pozner.

Au terme de son existence, Léon Tolstoï fuit son domaine d’Iasnaïa Poliana, quitte sa famille et « sa femme, surtout sa femme » (p. 24). Accompagné de sa fille Alexandra, il prend le train. Mais rattrapé par la maladie et la vieillesse, il doit faire halte en gare d’Astapovo, un bourg de cheminots, qui, pendant quelques jours, « devint la capitale de la Russie. » (p. 11) Les journaux du pays entier envoient sur place des correspondants. La mort du plus grand auteur russe est suivie minute après minute. Les dépêches, les télégrammes, les témoignages des journalistes et des proches, les bulletins de santé émis par les nombreux médecins retracent l’agonie de l’écrivain.

Un avis au lecteur explique la facture du texte: la compilation des dépêches émises pendant cette tragique semaine est couplée avec des extraits des journaux intimes des époux Tolstoï, des morceaux de correspondance personnelle et des témoignages d’amis et de proches. Entre la nature brute des faits et l’impuissance révélée par les bilans médicaux, l’amour et la haine, l’exaltation et l’indifférence se disputent la vérité sur les quarante-huit ans de mariage du couple Tolstoï.

Fait étrange: le récit s’ouvre sur une liste des personnages, comme si le texte était une fiction. Y figurent toute la famille Tolstoï, les amis, les médecins, les journalistes, les employés du chemin de fer et du télégraphe, les autorités civiles, militaires et religieuses. Si ce texte n’est pas un roman, il y a toutefois une entité qui a la puissance d’un personnage, le télégraphe: « Le télégraphe […] sera bref et précis. Il sera mortellement éloquent et tragique. Malgré l’absence de points d’exclamation. Malgré les journalistes. » (p. 28) Le narrateur de cette histoire, c’est un peu lui, c’est surtout lui.

Le récit a des allures de roman-feuilleton. Le lecteur, et les lecteurs des journaux de l’époque, comme La Parole russe, attendent la suite des évènements. De dépêches en communiqués, l’agonie de Tolstoï est pleine de rebondissements: poussées de fièvre, faiblesses respiratoires, sommeil agité, etc. Mais l’émotion, que l’on croirait impossible en raison de la forme journalistique et factuelle du texte, « des faits, rien de que faits » (p. 42), explose à chaque ligne. J’ai revécu la mort de l’écrivain, minute par minute, pendue aux lignes comme on peut être pendu à la radio ou à la télé devant une catastrophe imminente.

Au seuil de la mort, Léon Tolstoï déchaîne encore les passions. Celui qu’on appelle « le soleil de la Russie » (p. 42) est un héros populaire dont les dernières heures soulèvent des vagues d’émotion diverses dans le pays entier. Ses disciples et admirateurs envoient des messages de soutien, des recettes de grand-mère, des paroles de réconfort, des prières. « Parmi les cheminots, plusieurs n’ont jamais rien lu de Tolstoï. Ils savent simplement qu’il défend le peuple. » (p.84) Le clergé est bien moins tendre. Tolstoï est une figure de proue suivie par le peuple. Excommunié à cause d’un chapitre de son livre Résurrection, il est « l’ennemi du chrétien, l’ennemi de Dieu » (p. 60) pour l’Église orthodoxe russe. Si l’apostat meurt sans se confesser, sans revenir dans le giron de l’Église, les autorités religieuses craignent un soulèvement populaire suivi d’un rejet de son pouvoir.

Tout le monde veut un morceau de cette mort qui devient en quelques heures un évènement national. La petite bourgade d’Astapovo s’organise et s’équipe pour accueillir la masse de journalistes. Les frères Pathé dépêche un photographe pour obtenir des clichés du lieu, de la famille et, si possible, du mourant. Le texte de Vladimir Pozner est un témoignage incroyablement précis, paru en 1935. L’effervescence qui entoure les derniers jours de l’auteur me rappelle la folie médiatique qui a régné autour de la mort de Mickael Jackson et de sa famille en 2009. Le King of Pop n’a rien inventé. Les journalistes acharnés du début du siècle avaient déjà tout des paparazzi.

La première de couverture est un détail de la toile d’Ilya Repine intitulée Léon Tolstoï se reposant dans la forêt. La sérénité chaude qui se dégage de l’oeuvre contraste étrangement avec l’affolement glacial du texte. Je ferme ce livre avec émotion et recueillement. Aucun point de comparaison avec le texte d’Élisabeth Jacquet, Anna Karénine c’est moi, que j’avais trouvé poussif et grossier.

Un mot sur l’auteur pour finir. Vladimir Pozner est un écrivain russe francophone connu pour ses engagements politiques. Antifasciste, impliqué dans la libération d’intellectuels républicains espagnols, il produit des textes brûlants sur l’actualité politique:  l’extermination des Juifs, la guerre d’Algérie, etc. Quand on connait les théories sociales de Léon Tolstoï, son attachement pour le peuple, sa volonté de trouver une société plus juste et son goût pour la simplicité, je trouve que Pozner était l’auteur qu’il fallait pour retracer l’agonie du patriarche.

Je recommande ce texte aux amateurs de biographies originales. Certes, le texte ne s’intéresse qu’à la dernière semaine d’une existence particulièrement riche en évènements, mais c’est une semaine très finement écrite.

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Mort de Bunny Munro

Roman de Nick Cave.

Depuis le suicide de Libby, son épouse, Bunny Munro est à la dérive. Vendeur au porte-à-porte de produits de beauté, il part avec son fils, Bunny Junior, sur les routes du sud de l’Angleterre, avec sa valise d’échantillons et le sentiment de sa mort imminente. Aiguillonné par un désir sexuel permanent, il enchaîne les relations de quelques instants, entre deux gorgées d’alcool et une bouffée de Lambert & Butler. Bunny Junior attend son père toute la journée, sur le siège passager, son encyclopédie sur les genoux. Du père ou du fils, on ne sait plus qui soutient l’autre.

Avant tout, je précise que, si j’ai acheté ce livre, c’est exclusivement pour la bouille de lapin en peluche qui figure sur la première de couverture. Pour ceux qui l’ignorent, je fonds comme une glace au soleil à la vue d’un lapin… Je n’ai appris qu’après, bien après, que Nick Cave est un chanteur réputé aux diverses casquettes artistiques. Voilà pour les circonstances d’arrivée de ce livre entre mes mains.

Comme le dit le titre, on assiste aux derniers moments de Bunny Munro. Dès le début du texte, le personnage a le sentiment de sa mort imminente. Moi, j’ai eu le sentiment d’un homme qui brûle la chandelle par les deux bouts, qui scie la branche sur laquelle il est assis, qui joue ses dernières cartes. J’ai eu des difficultés à éprouver de la sympathie pour cette épave rongée par ses vices, pour ce père inattentif et maladroit, pour ce vendeur baratineur et tripoteur.

Après quelques pages seulement, j’étais déjà lassée par l’abondance des termes grivois, des scènes obscènes et des situations vulgaires. Le personnage principal éprouve une fascination visuelle obsédante pour le sexe féminin, dont il convoque l’image à tout moment. Pour lui, il semble n’y avoir que ça, comme un retour perpétuel et inévitable à un point d’origine. J’ai fini par avoir constamment en mémoire la toile de Gustave Courbet, L’origine du monde.

Outre l’addiction morbide au tabac et à l’alcool, Bunny Munro prête incessamment à ses fantasmes les traits d’icônes féminines, tout particulièrement des chanteuses pop. Défilent page après page Madonna, Britney Spears, Beyoncé, Avril Lavigne, Kylie Minogue et son mythique minishort lamé or, au son tonitruant de son Spinning Around, tube qui déborde vulgairement de l’auto-radio. Aucune finesse nulle part, les relations physiques selon Bunny Monro le chaud lapin ne sont que des coïts précipités ou des satisfactions solitaires.

Une autre agression filtre au travers des lignes, une agression visuelle par les couleurs. Il y a le jaune canari de la Fiat Punto que conduit Bunny, le jaune canari de sa chemise favorite, le jaune canari de la porte d’entrée de l’appartement. L’éblouissante couleur dégouline partout comme dégouline le rouge sang du nez démoli de Bunny, le rouge sang du ketchup qui coule des sandwich, le rouge sang des vêtements de ceux que croisent Bunny. Les couleurs finissent par n’être que des tâches qui se mélangent sur la palette brisée de Bunny.

Bunny Junior est un personnage dont j’ai peiné à comprendre la place. Il souffre de blépharite et dissimule ses yeux irrités derrière des lunettes noires. Petit génie à la mémoire fabuleuse, il ne lâche pas l’encyclopédie que lui a offerte sa maman. Au fil de mots comme « mante religieuse » ou « copulation », il tente de comprendre son père. Bunny Junior « est le passager d’un avion, et là, il vient d’entrer dans le cockpit pour réaliser que le pilote aux manettes est ivre mort et qu’il n’y a strictement personne pour piloter l’avion ». (p. 266) Trimballé comme un paquet encombrant dont on peut se débarrasser, même en se faisant tout petit, il gêne. Détenteur d’une vérité que son père refuse d’entendre, Bunny Junior sait, confusément mais implacablement, ce qui va advenir de son père. Petit devin solitaire, aux limites de la cécité physique, assailli de visions trompeuses de sa mère, c’est lui qui conduit son papa sur son dernier chemin. C’est le fils qui tue le père pour devenir un homme, pour devenir le nouveau Bunny Munro.

Les maladresses de narration, miroir grossissant du malaise grandissant de Bunny Munro, n’ont pas su m’émouvoir. J’ai fermé le livre agacée par les artifices utilisés par l’auteur pour décrire les délires, les mensonges, agacée par les descriptions avides et baveuses des corps féminins, agacée par les balbutiements orduriers du personnage. Le dernier chapitre est grotesque. L’auteur a voulu en faire un final sublime et flamboyant, je n’y ai vu qu’un défilé de monstres caricaturaux : la belle-mère antipathique, l’homosexuelle bagarreuse, les femmes au foyer délaissées, les lolitas inconscientes, etc.

Je ne garderai pas de cette lecture un souvenir pénétrant. Ma petite sœur, celle-là même qui m’a dit « Comment, tu ne connais pas Nick Cave? Mais il est génial !!! », a hâte de le lire. J’ai hâte d’entendre son avis enthousiaste…

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Le Petit Prince

Roman et illustrations d’Antoine de Saint-Exupéry, aviateur et auteur.

Après une avarie, un aviateur se croit perdu en plein Sahara. Sa surprise est grande quand un petit garçon à l’écharpe dorée l’interpelle et lui demande : « S’il vous plaît, … dessine-moi un mouton. » (p. 11) Ce Petit Prince vient de l’astéroïde B612 et il a exploré l’univers en s’arrêtant sur différentes planètes. Après sa visite sur la planète du roi, du vaniteux, de l’ivrogne, du businessman, de l’allumeur de réverbères et du géographe, il est arrivé sur Terre. Il y apprivoise le renard et découvre les douleurs de l’attachement : « Si tu m’apprivoises  nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. » (p. 68) Nostalgique des couchers de soleil qu’il admirait sur sa petite planète et nostalgique de son amie, une rose vaniteuse mais pleine de tendresse, le Petit Prince doit quitter l’aviateur. Et ce dernier explique les raison de cet émouvant récit : « Si j’essaie ici de le décrire, c’est afin de ne pas l’oublier. C’est triste d’oublier un ami. » (p. 20)

Qu’il est difficile de dire quelque chose de sensé sur ce chef-d’œuvre. Dédié à un adulte, l’auteur ne cache pas en introduction que son texte est une histoire pour les enfants. Il n’y a qu’avec nos yeux d’enfant que l’on peut aborder cette lecture. Le Petit Prince ne cesse d’être étonné par les comportements adultes, si loin de l’essentiel, de la vérité et de la simplicité.. Inutile et impossible de rationaliser ce texte. Saint-Exupéry le dit lui-même, « [il] n’aime guère prendre le ton d’un moraliste ». (p. 24) Le récit n’apprend rien, il raconte une série d’émotions.

Les aquarelles de l’auteur, généreusement disséminées au fil des pages, sont indissociables des mots. Le narrateur déplore de n’avoir pas su convertir son envie de dessiner en talent. Le Petit Prince lui rend justice en reconnaissant l’éléphant dans le boa. Le pouvoir de la plume est double: elle retrace une rencontre, en mots et en lignes. Et la plume crée selon les désirs de chacun: « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » (p. 72)  Le mouton dans la boîte est exactement ce que l’enfant voulait sans que l’aviateur en ait dessiné une ligne. Le Petit Prince, ce n’est après tout qu’un mirage, mais c’est aussi l’Étoile du berger qui guide le navigateur égaré.

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Nouvelles orientales

Recueil de nouvelles de Marguerite Yourcenar.

Comment Wang-Fô fut sauvé

Wang-Fô, accompagné de son disciple Ling, sillonne les routes du royaume de Han. Arrêté par le Fils du Ciel, empereur tout puissant, il est accusé d’avoir mystifié la réalité en peignant des toiles d’une beauté telle qu’elle a illusionné le monarque et l’a rendu amer, avide de ce qu’il ne pourrait jamais voir ni avoir. Pour se sauver de la condamnation à mort qui pèse sur ses vieilles épaules, Wang-Fô doit faire de la peinture le plus puissant des charmes.

Première nouvelle du recueil, ce récit m’a toujours fait frissonner. Je doute toutefois que ce soit un texte accessible à des élèves de primaire. La langue est riche, savamment tournée et ornementée, ciselée comme une chinoiserie. Mais le message est intéressant à travailler pour éveiller la sensibilité artistique des jeunes enfants. La question de savoir si l’art est menteur est finement posée. L’empereur déplore la laideur et l’inachevé de l’univers : « Le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. » (p. 21) Ou alors, si l’art n’est pas menteur, est-ce lui qui crée le monde? Qui doit son existence à l’autre ? L’art est-il au service de la réalité, ou est-ce le contraire ?

Le sourire de Marko – Marko Kraliévitch, un chrétien en guerre contre la domination islamique dans le Monténégro antique, est soumis aux pires tortures. La seule qui manque de le faire plier est la plus douce des douleurs, le désir.

Le lait de la mort – À Raguse, trois frères tentent d’ériger une tour pour surveiller et prévenir les invasions barbares. Mais l’édifice s’effondre sans cesse. Il leur faut offrir aux pierres un corps vivant qui les soutiendra jusqu’au jugement dernier. Les trois frères décident de laisser le sort choisir laquelle de leurs épouses sera la sacrifiée. C’est la meilleure d’entre elles que le destin désigne. Mais la mort ne peut rien contre l’amour d’une mère et le lait coule d’outre-tombe.

Le dernier amour du prince Genghi –  Genghi le resplendissant, au soir de sa vie, quitte son palais pour un ermitage dans la montagne. Lassé des apparats de la cour, il se recueille à la lecture des Écritures. Une concubine oubliée, la Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent, va retrouver son amant et devient la dernière de ses compagnes. Mais les souvenirs de Genghi sont incomplets, et il ne reconnaît pas son dernier amour.

L’homme qui a aimé les Néreides – Panegyotis, un jeune homme promis à un riche avenir, s’est laissé charmer par les Néreides. La raison lui a échappé après l’éblouissement charnel que lui ont procuré les étreintes magiques de ces créatures enchantées.

Notre-Dame-des-Hirondelles – L’anachorète Thérapion s’est établi sur les rives du Céphise. Il lutte contre les pratiques païennes des habitants. Les principales victimes de sa rage chrétienne sont les nymphes. Il les accule à la montagne, les privant de leurs repaires naturels et des offrandes des paysans. Recluses dans une grotte, elles n’osent traverser la chapelle que Thérapion a construite à flan de montagne. Une étrange visite dévoile au zélé moine la nature céleste des nymphes.

La veuve Aphrodissia – Aphrodissia, la veuve du pope assassiné par Kostis le Rouge, a plus d’un secret à dissimuler. Sa liaison coupable, ses trahisons envers son époux et son village, sa peur de la solitude sont autant de vérités inavouables qu’elle emportera dans l’au-delà.

Kâli décapitée – Kâli, pur joyau du ciel d’Indra, est décapitée d’un jet de foudre par des dieux jaloux. Contrits, ses assassins retrouvent sa tête et la déposent sur un corps qu’ils croient être le sien. Hélas, l’esprit de Kâli est désormais posé sur le corps souillé d’une femme sans vertu. Sur son passage, mort et désolation vont de pair avec éblouissement sensuel et terreur divine.

La fin de Marko Kraliévitch – Le héros chrétien trouve la mort dans un singulier combat face à un vieillard inébranlable.

La tristesse de Cornélius Berg – Ancien disciple de Rembrandt, connu pour son talent de portraitiste et de peintre paysagiste, Cornélius Berg n’est plus qu’un vieillard rongé par l’alcool, les souvenirs et les regrets. Son talent s’est envolé, et une certitude s’impose, « Dieu est le peintre de l’univers ». (p. 142) Que peut l’homme face à une telle évidence?

Ce recueil enferme des trésors de poésie. L’auteure alimente des mythologies millénaires avec des textes dignes des plus belles légendes du monde. Des rives de la Méditerranée aux contreforts des Balkans, l’Orient est un vaste continent chatoyant comme une étoffe damassée, brillant comme les huiles précieuses qui dorent les corps des femmes. À chaque page, il fait chaud, les odeurs lourdes des épices se déploient sous les ramures des oliviers et des cyprès.

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Le jeu de l’ange

Roman de Carlos Ruiz Zafon.

Barcelone, années 1920. David Martin fait ses débuts d’écrivain au sein de La Voz de la Industria, un journal pour lequel il rédige un roman-feuilleton intitulé Les mystères de Barcelone. Son succès ne tarde pas et il signe auprès de la maison d’édition Barrido & Escobillas un contrat d’exclusivité. Sous le pseudonyme d’Ignatius B. Samson, il produit une saga sous le titre de La ville des Maudits, romans noirs fourmillants de personnages troubles et d’intrigues rocambolesques. Contacté par un mystérieux éditeur parisien, Andreas Corelli, dont personne ne sait rien, il accepte de lui consacrer une année entière pour rédiger un texte qui changera le visage du monde. « Je vous demande de créer pour moi une religion. » (p. 150) De cette consigne, David doit faire un livre, une fable implacable. Le contrat n’est qu’oral, mais David sait qu’il engage plus que sa parole dans cette transaction. Des morts violentes commencent à décimer son entourage. David décide d’enquêter sur son mystérieux commanditaire, sur la villa qu’il loue rue Flassaders et sur Diego Marlasca, l’auteur qui l’y a précédé. Il est déterminé à sauver ceux qu’il aime, Don Pedro Vidal, les Sempere, Cristina et Isabella du pouvoir maléfique du manuscrit sur lequel il s’épuise.

J’avais succombé dès les premières pages au charme de L’ombre du vent (dont j’aurais déjà dû parler ici…). Même résultat pour ce nouveau roman de Carlos Ruiz Zafon. Encore une fois, je me suis laissée emportée dans les ruelles et les dédales de Barcelone. La ville est mouvante, protéiforme, entre sombre passé tortueux et urbanisation fulgurante, sous l’égide de la Sagrada Familia, « en ruine depuis le premier jour ». (p. 86). Elle est un viviers ténébreux d’intrigues glauques et de personnages effrayants qui frayent autant avec le crime organisé qu’avec la magie noire.

L’enfance misérable et déguenillée de David est digne d’un texte de Charles Dickens. Le livre de jeunesse du héros est d’ailleurs Les Grandes Espérances. La villa sinistre dans laquelle il s’établit pour abriter sa fièvre créatrice a tout du manoir lugubre de Miss Havisham, entre dentelles de toiles d’araignée, passages dérobés, pièces condamnées et courants d’air glacés. Des figures protectrices, Don Pedro Vidal ou le libraire Sempere, ne le laissent jamais seul. Il jouit d’une chance insolente qui le sort de tous les guêpiers où il s’ingénie à mettre les pieds.

Les amours malheureuses de David pour Cristina, la protégée de son mentor, sont un peu agaçantes. Je me suis souvent demandé pourquoi ils hésitaient autant l’un comme l’autre. Mais il faut reconnaître à l’auteur un talent indéniable pour ménager des effets dramatiques. Les morts qui s’enchaînent sont toutes spectaculaires, sanguinolentes et macabres à souhait. Il distille un zeste de terreur, un petit rien de terrifiant qui suffit à vous coller aux pages pour en savoir davantage.

J’ai particulièrement apprécié la figure d’Andreas Corelli, séduisant personnage entouré de noirceur. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que l’ange, c’est lui, et que la marionnette dont il se joue est David. Ange peut-être, mais bien loin d’être lumineux. Son nom dévoilé est trompeur: Lucifer est le Porteur de la Lumière (lux pour « lumière » et le verbe fero pour « porter », en latin), mais il est l’ange chassé de l’Éden, celui qui entraîne vers les ténèbres. Et il sait convaincre David de puiser dans ses ténèbres intimes pour en tirer un livre maléfique, il sait flatter la vanité de l’écrivain pour en obtenir ce qu’il désire : « Ça ne vous tente pas de créer une histoire pour laquelle les hommes seraient capables de vivre et de mourir, pour laquelle ils seraient capables de tuer et de se laisser tuer, de se sacrifier et de se damner, de donner leur âme? Quel plus grand défi pour votre métier que de créer une histoire si puissante qu’elle transcende la fiction et se transforme en vérité révélée ? » (p. 152) Sa conception de la foi est toute biologique: elle découle d’un besoin naturel et incoercible qu’a l’homme de survivre en couvrant la réalité d’un voile de croyances pour ne pas avoir à en affronter la cruelle apparence.

Le texte livre d’habiles réflexions sur la nature même du récit et les raisons qui font que les lecteurs adhérent aux idées qu’il véhicule. Plus que le fond, c’est la forme qui convertit, ce sont la grammaire et la construction du texte qui enrôle les masses. La fable est la première source d’inspiration de David. Il trouve dans les textes d’Eschyle, des frères Grimm ou du Ramayana la trame nécessaire à l’élaboration de son œuvre. « La littérature, du moins la bonne, est une science, mais elle a besoin du sang de l’art. Comme l’architecture ou la musique ». (p. 242)

Le roman de Zafon sent le souffre. Les bas-fonds de Barcelone sont retournés, grattés jusqu’à la corde. Il n’y a pas de portail forgé qui ne dissimule un mensonge, pas de parc qui n’ait été le théâtre d’un épisode violent, pas d’étendue d’eau qui ne cache sous son noir miroir quelque épave gênante. Le Cimetière des livres oubliés refait tout naturellement son apparition, mais il tient moins de place que dans le premier opus de l’auteur, ce qui s’avère dommage. Le lieu, si magique dans le premier roman de Zafon, semble ici n’être qu’un lieu de passage obligé, un recours narratif imposé pour justifier la suite du récit. David y découvre le texte inachevé de Diego Marlasca, Lux aeterna, mais le lieu perd en puissance. Je n’ai pas ressenti ce désir incontrôlable de le visiter, de m’y perdre, bien au contraire, je n’avais qu’une hâte: que David en sorte et continue sa route.

La narration est fluide, je suppose la traduction excellente, même si je déplore les nombreuses et agaçantes coquilles. Les chapitres courts donnent au récit un rythme effréné et affolé qui rend la lecture avide et impatiente. Il ne m’a fallu que deux jours pour dévorer cet envoûtant pavé de 540 pages. Le récit est finement construit par superposition d’intrigues dont chacune a son protagoniste. Elles se rejoignent sur différents niveaux de lecture et le texte est protéiforme, croisement étrange entre enquête policière, roman noir, roman gothique, récit d’initiation, fable du monde et mythologie personnelle. Le jeu de la narration est fermement mené par David, du haut d’une première personne ancrée au fil des pages. Le récit que nous livre David nous parvient de bien loin, de nulle part, comme on le comprend à la fin. Cette fin n’a d’ailleurs d’une fin que sa place dans le texte, car tout montre que le récit n’est que le préambule d’une histoire dont on se saura rien.

Je conseille aux curieux de lire le premier texte de Zafon pour se familiariser avec la plume de l’auteur, et pour prendre toute la mesure des figures qui hantent son second roman.

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Contes du monde arabe

Recueil composé par Jean Muzi et illustré par Gérard Franquin.

L’oiseau (Jordanie) – Un homme capture un oiseau. Pour obtenir sa liberté, l’oiseau promet trois vérités, sources de sagesse, à l’homme.

Le roi et le bédouin (Irak) – Un roi tyrannique se fait donner une leçon de sagesse par un bédouin, pauvre voyageur du désert, bien plus riche que lui.

La chatte et le sage (Liban) – Un animal de compagnie réécrit les lois et rétablit la justice.

La Lune (Syrie) – La Lune qui se voulait aussi lumineuse que le soleil…

Azrael (Arabie Saoudite) – L’ange de la mort est incorruptible et insensible aux sacrifices d’une vie de labeur.

La fourmi et la guêpe (Liban) – Sagesse fait face à insouciance, une fable éternelle.

L’aventure de Khalil (Irak) – Un mendiant échappe de peu au gibet, grâce à la puissance et à la pureté de sa foi.

Les deux épouses ( Arabie Saoudite) – Deux épouses veulent éprouver l’attachement que leur porte leur mari.

Sana et le marchand (Jordanie) – Une superbe femme juge l’amour que lui témoigne un pauvre homme à la hauteur de son avarice.

Le pain sec (Palestine) – Faut-il se soumettre pour un morceau de viande ou rester digne pour un morceau de pain?

Le monde (Syrie) – Deux conteurs dissertent sur le visage du monde: échiquier cruel ou charogne puante?

Le vieillard (Yémen) – Les sages paroles d’un vieillard illustrent les actes des hommes de valeur.

L’aiguille (Palestine) – En voulant prouver son amour à Jamila, Majnoune la perd.

La femme du prince (Irak) – L’amour pur d’une gueuse pour un prince peut-il coûter la mort?

La connaissance (Yémen) – Un jeune garçon est épris d’une fée. Pour la rencontrer, il mystifie le plus grand sage du pays et s’approprie en secret tout son savoir, en espérant rencontrer un jour la fée qui lui emplit le coeur depuis toujours.

L’ermite (Yémen) – Une femme d’une grande beauté a fort à faire pour se protéger de la convoitise des hommes et rester fidèle à son époux. Quels que soient ses malheurs, elle reste honnête et généreuse.

Ce sont des contes de quelques lignes, quelques pages, qui se lisent vite. Je les conseille aux enfants curieux d’en connaître un peu plus sur d’autres pays. Il y a des notes très pertinentes et simples qui permettent d’appréhender la culture orientale avec aisance.

Chaque conte est porteur d’une petite morale ou d’une graine de sagesse à méditer. Beaucoup de textes m’ont rappelé les fables renommées de Jean de La Fontaine, et celles moins connues d’Ésope.

Les illustrations, images et frises, sont hélas en noir et blanc, choix éditorial économique je suppose, mais elles sont délicates et travaillées comme les ouvrages architecturaux de ces pays orientaux.

Voilà une lecture rapide et plaisante pour bien commencer la semaine.

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Le Kikimundo et mon zani-mot

J’ai découvert il y a peu le blog de Mr Kiki et l’univers du Kikimundo. Mr Kiki est un artiste : il dessine très bien et généreusement.

Une de ses spécialités, ce sont les zani-mots. Qu’est-ce donc ? La réponse en image ci-dessous ! Votre nom est écrit dans votre totem. Le mien, c’est le lapin. Voici mon zani-mot qui devient mon image de profil, tellement j’en suis folle !

Un très grand merci à Mr Kiki ! N’hésitez pas à visiter son blog !

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Le facteur sonne toujours deux fois

Roman de James Cain.

Franck Chambers s’arrête à la taverne des Chênes-Jumeaux. Immédiatement, il tombe fou amoureux de Cora, la femme du propriétaire, Nick Papadakis. Franck et Cora deviennent très rapidement amants et décident de se débarrasser du mari. Leur premier plan échoue et Nick s’en sort. Décidés à vivre ensemble, ils pensent pouvoir quitter le restaurant et parcourir les routes, mais la vie de vagabond n’est pas faite pour Cora. Leur seule chance d’être ensemble, c’est de tuer Nick. Le plan est simple, parfait, mais les amants criminels ont bien du mal à se tirer des griffes de la justice et de leur méfiance réciproque.

La bestialité des amants est présente à chaque page. Une morsure, un coup de poing, une bousculade, la relation adultère se résume à des étreintes brutales et immédiates. La rancœur qui remplace l’amour m’a beaucoup rappelé les sentiments troubles qui réunissent Thérèse Raquin et Laurent.

Le récit est mené par Franck, à la première personne. C’est une confession désabusée et détaillée. Il n’a plus rien à cacher. Il libère sa conscience sans se donner le beau rôle et sans protéger personne. Petite interrogation à la fin du livre: quel est le sens du titre, The Postman Always Rings Twice en anglais?

La préface d’Irène Nemirovski est très belle. J’aime lire des avis d’auteurs sur des écrits d’autres auteurs. Nemirovski ne fait pas une critique académique. Elle ne détaille rien, elle suggère. Elle met en opposition l’œuvre de James Cain et le roman de Louisa May Alcott, Little Women, ou Les quatre filles du Docteur March en français. Elle déplore particulièrement la mièvrerie du texte d’Alcott et se réjouit de la puissance du roman de Cain.

J’ai hâte de voir une adaptation cinématographique, que ce soit celle de Tay Garnett ou celle de Bob Rafelson. En attendant, je conseille ce livre qui se lit très rapidement.

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Hors champ

Roman de Sylvie Germain.

Une semaine suffit pour qu’Aurélien Szczyszczaj s’estompe et s’efface.  Tout commence par « une légère impression d’estompage de sa silhouette, de ses traits » (p. 124), mais rapidement ses collègues, ses amis, sa mère, sa petite amie Clotilde, les passants, plus personne ne le voit, ne le sent ni ne se rappelle de lui. Progressivement, il échappe au monde, aux perceptions, il échappe à lui-même. Son reflet, son odeur et son ombre, les dernières traces de lui s’évanouissent. La panique s’empare de lui: « J’ai l’impression de m’effacer à leurs yeux, vais-je aussi m’effacer aux miens? » (p. 149), mais rien n’y fait, il disparaît dans l’indifférence générale. Subsiste de lui une légère sensation de malaise, à peine plus consistante qu’un courant d’air.

« Hors champ » est un terme utilisé par le septième art pour désigner tout ce qui ne figure pas à l’écran, tout ce qui se trouve en dehors du cadre filmé par la caméra. Et c’est exactement le terme qui s’applique au roman de Sylvie Germain. Que ce soit Aurélien qui sort progressivement de l’image ou Aurélien qui semble surgir dans le cadre comme un diable hors de sa boîte, le hors champ guette le lecteur à chaque page, notamment avec les références artistiques qui entraînent ailleurs le regard et l’attention. L’espace d’un instant, nous aussi lecteurs, nous oublions Aurélien pour regarder L’origine du monde de Gustave Courbet, lire quelques lignes de Robert Grenier, saisir quelques images de La vie est belle de Frank Capra ou quelques notes polyphonique du Harry Lime Theme dans le film Le troisième homme. Les yeux remplis d’ailleurs, nous retrouvons alors Aurélien, un peu plus flou que la minute d’avant.

Hors champ, c’est comme ça que commence l’histoire personnelle d’Aurélien. D’un père qui n’a jamais croisé son chemin, il ne connaît que le récit fantasmé d’une rencontre fulgurante dans un buisson parfumé avec celle qui est devenue sa mère. Son patronyme imprononçable, bien que très rapidement remplacé par celui de son père adoptif, le place dans le monde de l’indicible, du non formulé. Avant même de venir au monde, il en était déjà retranché. Le début du texte m’a fait penser aux premières lignes de La Métamorphose de Franz Kafka. Dès l’ouverture, le personnage sait qu’il a changé, sent que la transformation, en plus d’être inopportune, est inhabituelle.

J’ai été touchée par une réflexion sur la place du lecteur : « Un lecteur, si vraiment il s’engage dans sa lecture, devient un personnage lié au roman qu’il lit puisqu’il entre à son tour dans l’histoire et refait, à sa façon, tout le parcours du texte. Mais ce personnage échappe totalement au pouvoir, à la volonté, à l’imagination de l’auteur du livre dont il n’est pas une « création », mais un invité. Un drôle d’invité, anonyme, venu on ne sait d’où, qui arrive à l’improviste et sort quand ça lui chante de l’espace du livre, sans souci de ponctualité, de la moindre convenance, qui s’y attarde ou le traverse à toute allure, riant, bâillant d’ennui, râlant, applaudissant ou se moquant, selon son humeur, sa sensibilité, ses intérêts. Les grands romans grouillent ainsi d’hôtes anonymes qui fouillent dans les coins, dérobent par-ci par-là une poignée de mots, une ou deux idées quelques images qu’ils utilisent ensuite dans leur vie. […] Je suis un personnage composite, de plus en plus arlequiné au fur et à mesure que je lis, arpente, explore de nouveaux livres (ou vois de nouveaux films), et qu’au passage je chaparde  tel ou tel élément, aussi minime soit-il. Misère qu’un roman où l’on ne trouve rien à voler. […] Je suis un personnage  inconnu, inachevé, en évolution, ou plutôt en altération constante: métamorphose, anamorphose, paramorphose, tératomorphose, hagiomorphose, patamorphose … un arlequin en expansion et vibrations contenues, un transmutant incognito. Un simple lecteur. » (p. 25 et 26) Ne cherchez pas la définition des quatre mots formés autour du terme [morphose], c’est du pur Sylvie Germain!

Le roman dans son ensemble me laisse une impression mitigée. Le malaise d’Aurélien est palpable, mais intelligemment rendu inintelligible par l’usage d’une narration à la troisième personne. Le texte se lit vite et se fait rapidement captivant, mais je n’y ai pas retrouvé le souffle puissant et envoûtant qui m’avait saisie à la lecture du Livre des nuits, de la même auteure. Le texte flirte avec le fantastique et l’allégorique: si Aurélien disparaît physiquement, si son corps perd sa substance, il est clair que cela a avant tout un sens plus profond. Malheureusement, il me semble qu’il manque une marche ou une étape pour accéder pleinement au contenu allégorique. Je n’ai pas réussi à dépasser la surface des choses. Je sors de cette lecture plutôt frustrée, comme si l’essentiel m’avait été soustrait malgré mes efforts pour l’attraper, comme quand on cherche à retrouver un rêve qui persiste à nous échapper.

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