Cache-cache bâton

Roman graphique d’Emmanuel Lepage.

De 5 à 9 ans, l’auteur a vécu dans une communauté en Bretagne, le Gille Pesset. Plusieurs familles, catholiques et de gauche, voulaient tenter une autre façon de vivre ensemble, moins individualiste et plus propre au monde moderne et à la foi partagée. « Nous voulions révolutionner l’Église de l’intérieur ! » (p. 85) De ces quelques années, il reste à Emmanuel Lepage des souvenirs colorés, des éclats vifs comme le soleil, mais il lui manque l’origine du projet et, surtout, les raisons pour lesquelles ses parents ont brusquement quitté le Gille Pesset. Pendant plusieurs années, l’auteur interroge les fondateurs de cet habitat partagé. Il découvre des secrets de famille, des idéaux, le poids encore lourd de la foi dans les années 60 et 70 et cette aventure humaine un peu utopique. « Comment habiter, comment vivre ensemble… comment agir sur le monde que l’on veut changer ? » (p. 113) De dialogues en souvenirs, les témoignages qu’Emmanuel Lepage recueille dessinent la chronique d’un temps révolu et d’une réflexion menée sur l’institution ecclésiale et la société en général. Le projet du Gille Pesset prend naissance au moment de Vatican II et de mai 68. Tout bouillonne et tout craque : les modèles passés sont trop étroits pour ces jeunes couples et ces familles qui ont l’espoir d’autre chose. « Nous sommes des gens de gauche en opposition avec les valeurs dominantes de la société, contre l’autonomie et la privatisation de la famille. […] Nous cherchons l’épanouissement de la personne dans une entité plus large que la famille. » (p. 182 & 183)

Et cette histoire, c’est aussi celle de l’auteur. « C’est au Gille Pesset que tout a commencé. Là où sont les clés de tous mes livres. » (p. 147) Quand il dessine les témoignages, l’auteur utilise le gris et le sépia, mais quand il met en image ses propres souvenirs, la couleur éclate, vibrante comme le sont les heureux moments de l’enfance. « Pour nos parents, le Gille Pesset est une idée, une utopie… Mais pour moi et pour chaque enfant du groupe, il est le Monde. On est de son enfance. » (p. 160) C’est en faisant le chemin à rebours de sa mémoire et de celle des familles du Gille Pesset qu’Emmanuel Lepage comprend comment les idéaux et les espoirs cette petite communauté ont fait long feu.

J’ai plongé dans ce récit autobiographique avec beaucoup d’émotion, mais aussi de curiosité. J’ai découvert tout un pan du catholicisme breton, dans une époque que mes parents ont connue, qui pour moi n’est qu’histoire, mais histoire trop proche pour être vraiment objectivée. « Papa, cet homme que je vais raconter, ce n’est plus toi, et puis ce sera mon interprétation. » (p. 3) Au-delà du propos, je retiens surtout le dessin d’Emmanuel Lepage. Les pages représentant des racines et des arbres ont une symbolique évidente, mais d’une beauté immense. Cache-cache bâton est une œuvre profondément émouvante et qui ne laisse pas d’interroger sur notre monde actuel.

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L’armée d’un seul homme

Roman de Moacyr Scliar

À Porte Alegre, tout le monde appelle Mayer Guinzburg « Capitaine Birobidjan ». Ce rêveur veut fonder une société idéale, un communisme parfait, d’abord avec des amis, puis seul avec une chèvre, une poule et un cochon. Il refuse de transiger avec les valeurs qu’il suit obstinément. « Birodjan savait qu’un mensonge progressiste valait mieux qu’une vérité réactionnaire. » (p. 77) Personne ne comprend cet illuminé et ses délires utopiques, et certainement pas son épouse. Sans cesse en butte au reste du monde et systématiquement désespéré par l’échec de ses projets, le Capitaine reste fidèle jusqu’au bout à ses idéaux.

J’ai moins apprécié cette fable politique les autres romans de Moacyr Scliar que j’ai lus. C’est une courte lecture agréable, mais qui m’a laissée un peu insatisfaite. Du même auteur, je vous conseille Max et les fauves, Les léopards de Kafka et Les dieux de Rachel.

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Les échassiers

Roman d’Isabelle Aupy.

Il y a l’en-Bas et il y a l’en-Haut.

Il y a un monde où les enfants sont précieux, chéris, entourés de tous les soins, où les adultes attendent leur retour de la chasse en combattant l’Ogre et où les vieillards sont la mémoire des clans. « Tous les enfants possédaient tous les parents de chaque clan. C’était comme ça que le monde courait sous nos pieds. » (p. 13) Et dans ce monde, des géants aux jambes de bambou sont invisibles au-dessus des nuages impénétrables.

Il y a un monde où les enfants sont inutiles et doivent gagner leur place et où les adultes subviennent à tous les besoins, pendant que les Gardiens commettent les pires infamies derrière les murs. « Pour moi, grandir signifiait fuir son enfance désespérément. »  (p. 23) Et dans ce monde au-dessus des nuages, il est impossible de garder la tête haute très longtemps, sous le poids du soleil.

Ces deux mondes sont voisins et ne se connaissent pas, mais dans chacun d’eux, la violence prend des formes terribles. En bas comme en haut, les enfants ne comprennent pas les adultes. Dans un monde, il faut tout faire pour rester un enfant et dans l’autre il n’est jamais trop tôt pour devenir adulte. Les narrateurs de chaque univers sont d’anciens enfants qui auraient pu être frères s’ils étaient nés dans le même marais ou sur la même plateforme.

La construction de ce livre est brillante. Ouvrez-le dans le sens que vous voulez et commencez votre lecture, la première et la quatrième de couverture sont identiques. Peut-être découvrirez-vous d’abord l’en-Haut, ou peut-être l’en-Bas… Et quand vous aurez atteint la moitié de l’ouvrage, retournez-le et continuez à lire. Ces deux mondes sont bel et bien réunis dans un même endroit, mais pour toujours inaccessibles l’un à l’autre. Et c’est à vous, lecteur·ice, de dresser les échelles ou de tendre les cordes entre eux.

J’aime les livres qui offrent une expérience physique pendant la lecture. Si vous en cherchez également, lisez Le papier peint jaune de Charlotte Perkins Gilman, publié chez Tendance négative. Et d’Isabelle Aupy, je vous conseille également Le panseur de mots, roman qui joue sur le langage.

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Bestiaire désenchanté : 50 dessins pour interroger notre relation aux animaux

Ouvrage de Marcel, texte et illustrations.

  • Acidification des océans ;
  • Agriculture intensive ;
  • Pollution et bétonisation des sols ;
  • Destruction des habitats naturels et de la biodiversité ;
  • Zoonose ;
  • Chasse, braconnage et surpêche ;
  • Cirques, zoos, corridas et delphinariums.

Tous ces sujets font froid dans le dos, surtout dans celui des bêtes que l’humain massacre pour ses divertissements cruels, son alimentation carniste et sa conviction profonde d’être l’espèce vivante la plus évoluée. « Il n’y a rien de sportif dans toute activité impliquant un animal sans son consentement. Aucun animal ne mérite d’être maltraité ou tué pour s’amuser. » (p. 66) Pour moi qui suis végétarienne depuis des années, qui tends progressivement vers le véganisme et qui considère ma petite chatte comme une compagne de vie et non comme une possession, ce livre est un état des lieux terrifiant, mais nullement inédit. Les associations de défense de la cause animale et les écologistes alertent depuis des années sur ces situations qui ne menacent pas les animaux uniquement en tant qu’espèces, mais bien toute la biodiversité, et donc l’être humain. « Même si l’on se prend pour les rois et reines du monde, on a besoin de cette Terre. On a besoin des vers de terre. » (p. 16) Il y a urgence à changer nos comportements, nos consommations et notre regard sur le règne animal.

L’indifférence naît souvent de la méconnaissance. Une fois que l’on a parcouru les quelque 100 pages de cet ouvrage, comment rester de marbre devant le tourment animal et l’injustice dont pâtit le vivant non humain ? « Ce que ce livre cherche à mettre en lumière, c’est l’immense souffrance que notre espèce cause aux animaux non humains et la vaste diversité des rapports d’exploitation qu’elle entretient avec eux. » (p. 7) Confronté·e aux sévices très imaginatifs que l’humain inflige aux espèces qu’il juge inférieures, comment ne pas tendre vers le végétarisme, le végétalisme ou le véganisme ? « Diverses études s’intéressent aujourd’hui à l’intersectionnalité entre causes animale et féministe et mettent à jour des liens entre société patriarcale et soumission animale. » (p. 32) Comment ne pas être convaincu·e que l’antispécisme est la seule façon d’être une femme ou un homme respectueux·se de la nature ? Nous avons tant perdu le lien avec le vivant que nous ne voyons en l’animal qu’un produit de consommation. « Ironiquement, c’est au moment des repas que nous avons le plus de contact avec les animaux aujourd’hui. » (p. 78)

Si cette lecture ou ce sujet vous intéressent, lisez aussi Insolente veggie : une végétalienne très très méchante de Rosa B. ou encore Éloge de la baleine de Camille Brunel.

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Ils étaient dix

Roman d’Agatha Christie.

Le juge Wargrave, Vera Claythorne, Philippe Lombard, Emily Brent, le général Macarthur, le docteur Armstrong, Anthony Marston, Monsieur Blore et le couple Rogers ne se connaissent pas, mais les voilà réuni·es sur l’île du Soldat par le mystérieux A. N. O’nyme. « Chacun semblait ne pas trop savoir que penser de ses compagnons. » (p. 23) Tous et toutes dissimulent un crime dans leur passé : quand ces méfaits sont révélés au moment du thé, les invité·es se demandent pourquoi et par qui iels ont été rassemblé·es. Évidemment, le fait qu’iels succombent successivement – et de manière toujours surprenante – sous les coups d’un mystérieux assassin n’est pas de nature à détendre l’atmosphère. « Une île, c’était un monde en soi. Un monde peut-être, dont on risquait de ne pas jamais revenir. » (p. 28) Le meurtrier est-il parmi les convives ou y a-t-il une autre personne sur l’île ?

J’ai lu ce roman pour honorer un challenge lancé par mon groupe de lecture. Je suis toujours aussi peu friande des textes de la reine du crime. Comme avec Le meurtre de Roger Ackroyd, j’ai démasqué très vite le coupable : l’intrigue a alors beaucoup perdu en saveur, car j’attendais juste de connaître la conclusion. Cependant, le roman est bien rythmé et se lit rapidement : il m’a occupée pendant une grosse heure et c’est parfois tout ce que j’attends d’un livre !

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Les gens qui plantent

Ouvrage de Marie Poirier et Xavier Fender.

Je découvre avec bonheur un nouveau petit volume de la jolie collection publiée par les éditions Venterniers. « Les gens qui plantent rêvent de pousser. » Ici, il est question de nature, de patience, d’évasion et d’un amour immense pour ce qui est à venir. Moi, face au bébé myosotis que j’étais de faire pousser, je me sens aussi impuissante qu’insuffisante. Mais j’attends, et on verra bien… « Les gens qui plantent font confiance au temps. » Dans des vignettes vives, les dessins sont des griffonnements légers très précis et très beaux. Chaque phrase est un aphorisme doux et plein d’espoir. « Les gens qui plantent énormément font pousser des livres. »

Après Les gens qui s’aiment, Les gens qui cherchent leur chat, Les gens qui likent et Les gens qui dansent, je continue à explorer cette collection délicate et poétique.

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Walk me to the corner

Roman graphique d’Anneli Furmark.

Elise a 56 ans. Elle est mariée à Henrik depuis des années. Leur vie de couple est monotone, mais pleine de respect et de confiance : les conjoints ne se cachent rien. Alors, quand Elise rencontre Dagmar et que son cœur s’emballe, elle n’en cache rien à son époux. « Ce qu’elle voulait plus que tout au monde, c’était mettre son bras autour de la taille de Dagmar et ne jamais l’en retirer. » (p. 20) Pendant un temps, elle essaie de concilier son mariage et cette passion nouvelle. Les messages tombent en cascade entre les deux femmes quand elles sont séparées. Elise sait qu’un choix est nécessaire, mais avant qu’elle ait eu le temps d’en faire un, la décision de quelqu’un d’autre s’impose à elle.

J’ai été formidablement émue par cet amour lesbien entre deux femmes d’âge mûr. Les grands sentiments n’appartiennent pas à la jeunesse et ils font feu de tout bois. L’autrice dessine avec pudeur le bouleversement que cette rencontre engendre dans plusieurs vies. Les dessins sont simples, mais très expressifs. J’ai passé un très beau moment de lecture.

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Du côté des Indiens

Roman d’Isabelle Carré.

Quatrième de couverture – Ziad, 10 ans, ses parents, Anne et Bertrand, la voisine, Muriel, grandissent, chutent, traversent des tempêtes, s’éloignent pour mieux se retrouver. Comme les Indiens, ils se sont laissé surprendre ; comme eux, ils n’ont pas les bonnes armes. Leur imagination saura-t-elle changer le cours des choses ? La ronde vertigineuse d’êtres qui cherchent désespérément la lumière, saisie par l’œil sensible et poétique d’Isabelle Carré.

J’avais beaucoup apprécié le premier texte de l’autrice, Les rêveurs, et je suis très sensible à son travail de comédienne. Je me suis lancée dans son deuxième roman avec confiance et espoir. Hélas, rencontre manquée… J’ai abandonné à la moitié, ne parvenant pas à surmonter l’ennui qui s’est installé dès les premières pages. Je ne sais pas si c’est le passage d’un personnage à un autre, les errances entre passé et présent ou encore les choses dites à demi-mot, mais je n’ai pas réussi à m’accrocher aux histoires qui m’étaient racontées.

Tant pis, il y a beaucoup d’autres choses à lire !

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Phèdre

Pièce de théâtre de Marina Tsvétaeva.

J’ai récemment relu (et tout aussi peu apprécié) Phèdre de Jean Racine. Cela a donné lieu à de passionnants échanges avec mon groupe de lecture, et plusieurs d’entre nous se sont demandé à quoi ressemblerait cette histoire racontée par une femme. En cherchant un peu, voilà comment je suis tombée sur ce texte de l’autrice russe Marina Tsvétaeva.

Ici, le drame est simplifié, tout comme le nombre de protagonistes. Il y a Phèdre, évidemment, Hippolyte tout à sa passion pour la chasse et entièrement dévoué à la vierge et farouche Artémis, Thésée impérial et enfin la nourrice qui précipite tout le tragique. « Qui que ce soit, il n’y a pas de mal, ni de peur / Si ce n’est pas ton fils par le sang. » (p. 41 &42) Après avoir arraché l’aveu d’amour de la malheureuse Phèdre, la vieille femme veut être rétribuée des soins qu’elle a donnés en nouant une terrible liaison, imposant à la reine de vivre l’amour qu’elle refuse. Comme dans les classiques, la femme tourmentée ose ouvrir son cœur à l’inaccessible Hippolyte, mais, rejetée et souffrant déjà tant de l’exil loin de Crète, elle se pend pour en finir avec ses tourments. La miséricorde finale de Thésée est plus humaine que chez Racine, et l’autrice jette un nouvel éclairage sur ce mythe millénaire. « L’écume d’Hippolyte et la sueur de Phèdre / Ne sont pas des menées de vieilles femmes, mais / Une affaire ancienne, une querelle connue, antique. / Pas de coupable. Tous innocents. » (p. 79)

En peu de pages, Marina Tsvétaeva modernise la figure de Phèdre et me la rend presque sympathique. Cela tient surtout au fait que l’autrice, au travers de l’héroïne tragique, parle d’elle et de son propre exil d’URSS. Les dieux ne président plus aux destinées des hommes et des femmes : ce sont désormais d’autres hommes qui malmènent les êtres.

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Quand Hitler s’empara du lapin rose

Roman de Judith Kerr, illustré par l’autrice.

En 1933, Anna a 9 ans et elle mène la vie simple et heureuse d’une petite fille entourée d’amis et d’une famille aimante. Mais en Allemagne, son père est menacé, car il écrit ouvertement contre Adolf Hitler et ses projets. « Si vous ressemblez à tout le monde et que vous n’allez pas dans une église spéciale, qu’est-ce qui te dit que vous êtes juifs ? Comment pouvez-vous en être sûrs ? » (p. 9) La famille s’installe donc en Suisse en espérant un retour rapide à l’apaisement dans son pays. Mais l’exil se prolonge et les ressources viennent à manquer, car personne ne veut publier les articles de Vati. « On dirait que les Suisses sont si jaloux de leur neutralité qu’ils rechignent à publier les écrits d’un anti-nazi notoire comme moi. » (p. 66) Parents et enfants partent donc en France où il faut apprendre une nouvelle langue et attendre des jours meilleurs pendant que les nouvelles d’Allemagne ne rassurent pas.

Avec ce récit très autobiographique, l’autrice raconte une enfance aux portes de la guerre, dans un monde qui efface la frontière avec le monde adulte. L’innocence existe encore, avec les disputes entre frère et sœurs, des jeux simples et les petites fiertés scolaires, mais la peur s’incarne en toutes choses, comme ce lapin rose si doux qu’il a fallu abandonner en quittant le pays. Je comprends pourquoi ce roman est un classique jeunesse de la littérature anglaise.

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Vénère : Être une femme en colère dans un monde d’hommes

Essai de Taous Merakchi.

Quatrième de couverture« Parce que je suis une femme, j’ai peur de sortir seule la nuit, de porter des vêtements qui me plaisent, d’exprimer mon opinion ou mes émotions. Ces peurs sont à l’origine d’une immense colère que j’essaie de contenir tant bien que mal. Cette colère, ça fait désormais trente-quatre ans que je vis avec et qu’elle me ronge les tripes, au point de se retourner régulièrement contre moi. Lassée d’être seule à en subir les conséquences, j’ai donc cherché à comprendre quels en étaient les origines et les éléments déclencheurs, afin de l’assainir et de la diriger non plus contre moi-même, mais contre ceux qui la méritent. » Taous Merakchi prend ici la parole pour toutes les femmes qui n’en peuvent plus d’avoir peur, de ne pas être prises au sérieux et de toujours devoir se justifier.

L’autrice parle de sa colère d’être à la merci de la convoitise débridée et poisseuse des hommes, sa colère d’avoir peur quand elle marche dans la rue la nuit, sa colère d’avoir peur des hommes en permanence, sa colère de savoir ce que vivra sa fille, simplement parce qu’elle est femme. « C’est pas tellement qu’on fait le choix d’être en colère, c’est qu’on ne peut pas faire autrement, quand on choisit d’ouvrir vraiment les yeux. » (p. 32) La colère, chez Taous Merakchi, ce fut longtemps une douleur intérieure et brûlante : elle en a fait un moteur et une force.

Un immense merci, Taous Merakchi, d’avoir mis les mots sur ce qui me torture souvent, à savoir ne pas être raffinée et élégante dans mon quotidien et dans mes rages. Et pourquoi faudrait-il que je le sois ? Pourquoi ma colère devrait-elle être polie, policée ? Elle est belle comme elle est : foutraque, brouillonne, bouillonnante, hystérique, féministe, féminine.

La colère est légitime parce que l’indifférence et la patience ont fait leur temps. Le ressenti brut, brutal, c’est la preuve qu’on existe encore et qu’on a quelque chose à défendre : une cause, son corps, la liberté, ce que vous voulez.

Évidemment, ce texte va directement dans ma bibliothèque féministe !

Je vous laisse avec des extraits forts, très forts.

« Ne me regardez pas, sauf si c’est pour me craindre, m’admirer respectueusement, ou vous prosterner sur mon chemin. C’est pourtant pas compliqué. » (p. 40)

« Comment pourrais-je lutter contre les hommes si je leur apparais aussi bête et aussi futile qu’ils m’imaginent ? Comment faire valoir ma parole si mes références sont plus hollywoodiennes que sorbonnesques ? Et pourtant, c’est là que j’ai trouvé, pour l’instant, la meilleure illustration de ma rage. C’est là que je vois mon reflet, que je me sens entendue, écoutée, comprise et représentée. Alors j’y vais à mon rythme, et chaque jour je lutte pour ne pas culpabiliser, pour ne pas me juger, pour ne pas me mépriser, et je me nourris des autres plutôt que de me comparer à eux, et un jour, peut-être, viendra l’équilibre. Et ma colère trouvera mieux à faire ailleurs, je l’espère. » (p. 13)

« Ce qui me fascine dans cette émotion et le rapport qu’on entretient avec elle, c’est son côté cheval de Troie. Quand la colère domine notre bouquet d’émotions personnel, elle cache toutes les autres en elle. Quand on ouvre la trappe, on peut voir tomber la peur, la tristesse, l’anxiété, les névroses diverses et variées accumulées au fil des années, tout est lié. » (p. 20)

« On nous refuse des libertés et des droits fondamentaux, on n’a pas le droit aux mêmes privilèges, et en plus on s’étonne quand on s’en offusque et on nous accuse d’être naïves et d’ignorer la nature humaine. » (p. 50)

« Je m’en veux de continuer à faire la roue pour des tocards qui ne savent même pas s’essuyer le cul correctement. Et pourtant, j’ai constamment peur de les décevoir, quand je les aime, et de leur paraître inférieure, même quand je les méprise. » (p. 119)

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La reine de l’Idaho

Roman de Thomas Savage.

Thomas Burton reçoit une lettre d’une femme prétendant être sa sœur aînée, abandonnée par leur mère à sa naissance, en 1912. Pour l’écrivain du Maine, c’est impensable : jamais Beth, sa mère si belle et si douce, n’aurait fait une telle chose. Et pourtant, il y a des documents qui semblent prouver cette terrible décision. « J’étais debout près de mon bureau, douloureusement conscient de ce passé pas très lointain où je n’avais rien à faire. » (p. 251) De son côté, Amy, adoptée bébé par les McKinney, essaie de savoir qui est cette femme qui a pu ainsi se séparer d’elle, quelques instants après son premier cri. Des décennies plus tôt, on rencontre Emma Sweringen, matriarche à la tête de la fortune familiale, femme d’affaires intelligente et redoutable. « Emma était comme un feu de broussailles. Quand on l’arrêtait d’un côté, elle repartait de l’autre. » (p. 155) Elle veille férocement sur sa famille et ses enfants, bien décidée à leur offrir le meilleur futur possible, notamment à sa fille Beth.

La construction de ce roman est très réussie. Plutôt que de présenter une recension fastidieuse de tous les membres de cette famille et de leurs existences, l’auteur présente une histoire lacunaire, où les chronologies se mélangent et s’embrouillent, comme tout récit fait à plusieurs voix. Cela donne une somme tout à fait réaliste où se mêlent les secrets, les souvenirs flous et partiels, les lettres et les mensonges. L’histoire devient presque légende, les chagrins prennent la place des vivants et ces derniers doivent réapprendre ce qu’est une famille, même s’il y a des sacrifices auxquels il faut consentir, quitte à s’arracher le cœur.

De cet auteur, j’ai déjà énormément apprécié Le pouvoir du chien, superbement adapté au cinéma par Jane Campion. Je ne peux que vous recommander cet autre roman, et je me réjouis que les éditions Gallmeister republient l’œuvre de Thomas Savage.

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Les gens qui dansent

Ouvrage de Marcelle, illustré par Marie Poirier.

En phrases courtes où résonne tant de beauté, Marcella nous parle du mouvement des êtres. « Les gens qui dansent se débordent avec élégance. » Sa poésie est un peu étrange, douce et étonnante, entre quotidien et inconnu. On ne sait si le geste sera gracieux ou brisé, mais on sent que le membre doit bouger exactement comme ça, pas autrement. Les illustrations sont dynamiques, rehaussées d’un bleu profond en à-plat qui figure tout le mouvement. C’est simple et très émouvant.

Maintenant que j’ai lu quatre titres de la collection « Les gens » aux éditions Les Venterniers (maison du Nord !!!), je veux tout lire. Je suis conquise par ces petits livres pas tout à fait carrés, au papier épais relié à la main, avec une sur-couverture pliée qui fait comme une bague. J’aime les beaux ouvrages et ceux-là sont précieux tant ils sont délicats.

Les gens qui s’aiment, Les gens qui cherchent leur chat et Les gens qui likent.

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Les gens qui s’aiment

Ouvrage de Marcelle, illustré par Elsa Hieramente.

Qui sont-iels, ceux et celles qui s’aiment ? « Les gens qui s’aiment sont nus. » En courtes phrases éminemment poétiques, l’autrice nous parle de ces gens-là avec tendresse. « Les gens qui s’aiment se laissent partir. » On les envie, on les admire, les gens qui s’aiment, même s’ils sont souvent agaçants, comme ces amoureux·ses qui se galochent sur les bancs publics alors qu’on est soi-même seul comme une chaussette abandonnée.

C’est avec ce titre que les éditions Les Venterniers ont lancé la collection « Les gens ». J’ai déjà lu avec plaisir Les gens qui likent et Les gens qui cherchent leur chat. J’apprécie ce petit format poétique, relié à la main et numéroté. Du travail d’orfèvre, un bijou de papier ! Les illustrations au trait sont minimales, mais très expressives.

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Les gens qui cherchent leur chat

Ouvrage de Carole Lataste.

L’autrice écrit et illustre le vide laissé par le compagnon félin introuvable. « Les gens qui cherchent leur chat exposent dans la rue. » Entre affichettes pleines d’espoir et phrases un peu désabusées, elle nous rappelle que la solitude n’est pas solitude quand on vit avec un chat. Quand on le perd, la place inoccupée est béante et le cœur infiniment triste. « Les gens qui cherchent leur chat vous collent leur manque. » Alors, ces propriétaires esseulés attendent qu’on les appelle pour leur dire que leur matou est retrouvé. « Les gens qui cherchent leur chat vous remercient. »

J’ai découvert la collection « Les gens » avec Les gens qui likent, et j’apprécie vraiment ce petit format poétique illustré. Ce volume en particulier est tendre, doux-amer, électrique comme la fourrure du chat gorgée de soleil.

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Le silence et la colère

Roman de Pierre Lemaitre.

Nous retrouvons la famille Pelletier en 1952. Les parents Louis et Angèle vivent toujours à Beyrouth, et le père se passionne pour les matchs de boxe d’un de ses ouvriers, Lucien. À Paris, Jean est plongé dans les préparatifs de l’ouverture de son grand magasin. François ne sait plus si son couple avec Nine a de l’avenir, tant il pressent que sa compagne lui ment sur son passé. « Il avait échoué à l’aider parce qu’il avait échoué à la comprendre. » (p. 325) Et Hélène, empêtrée dans une situation délicate, est envoyée en province couvrir les derniers jours d’un village avant l’ouverture des vannes d’un nouveau barrage. Autour d’eux gravitent d’autres personnages. L’inspecteur Palmari traque avec une froide et méthodique détermination les avortements clandestins. « Il avait choisi pour cheval de bataille une législation qui concernait le corps des femmes, qui autorisaient des investigations dans leur intimité. » (p. 54) L’ingénieur Destouches supervise les travaux d’évacuation du village et la mise en fonctionnement du barrage. Geneviève, l’odieuse épouse de Jean, enceinte pour la seconde fois, est une terrible mère pour la petite Colette.

Je me suis régalée avec la suite du Grand Monde. Quel plaisir de retrouver les diverses générations de Pelletier et de voir la famille s’agrandir ! J’espère que le prochain volume de l’auteur portera encore sur ce clan établi entre Paris et Beyrouth. «  Il en allait ainsi chez les Pelletier. Émotions, secrets, silences, aveux et déclarations se succédaient, il y aurait eu un roman à écrire sur les pensées des uns et des autres. Une vie de famille. » (p. 81) Une fois encore, je suis épatée par le talent de Pierre Lemaitre pour dresser des portraits et la finesse avec laquelle, en peu de mots, il dessine un caractère. Avec un indéniable sens de la formule et un humour tout à fait réjouissant, il campe des personnages que l’on a plaisir à suivre et/ou à détester. « Autre avantage de Cosson, il faisait peur. Si vous ne saviez pas que son mutisme était uniquement dû au crétinisme, son absence d’affect dans certaines tâches était glaçante. » (p. 97) Après sa trilogie Les enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines), l’auteur poursuit son exploration de l’histoire française avec sa série Les années glorieuses. Il ne manque jamais d’évoquer les sujets de société qui dérangent : complots financiers, scandales politiques ou encore batailles sociales. Ici, en consacrant une grande part de son roman à l’avortement, il donne une dimension féministe au récit. « Si l’avortement était une affaire de femmes, sa répression restait principalement une affaire d’hommes. » (p. 101) Dire qu’il faut attendre janvier 2024 pour le prochain roman de Pierre Lemaitre… C’est trop long !

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Paulina 1880

Roman de Pierre Jean Jouve.

Paulina Pandolfini est la seule fille d’une riche famille milanaise. À sa beauté stupéfiante s’ajoute une nature passionnée et exaltée. « Pauline jeune fille aimait surtout dans les églises les supplices des Saints. » (p. 29) Son père et ses frères, résolus à préserver l’honneur de la famille, érigent autour d’elle des murs, des portes et des serrures pour s’assurer que personne ne la touchera. « Les Pandolfini se décidèrent à prendre des mesures de surveillance exceptionnelles. […] Cette fille trop belle et surtout trop vivante était leur inquiétude. » (p. 37) Mais vouloir arrêter Paulina, c’est poser un barrage de brindilles devant un fleuve en crue. La belle enfant a 19 ans et se consume pour le comte Michele Cantarini, marié et plus vieux de 20 ans. « L’étroite surveillance des Pandolfini la laissait absolument libre puisque nue devant la lune elle pouvait aller dans ses rêves comme elle voulait. » (p. 45 & 46) Pauline commet l’impensable et trompe la surveillance paternelle pour retrouver son amant.

Pourtant, pieuse jusqu’à l’extase, Pauline se débat avec la notion de faute et de péché, certaine que le mensonge qu’elle fait à son père est pire que l’adultère brûlant auquel elle se livre. En cette âme ardente se mêlent la foi et l’amour charnel. « Elle ne pouvait séparer Dieu principe de toutes choses d’avec son amour lumière intérieure de toutes choses ; la pureté du baiser qu’elle donnait était la pureté de la croyance qu’elle tournait vers Dieu. » (p. 71) Comme le retraceront les journaux de l’époque, Paulina tente le couvent où son amour mystique confine au délire, mais trop sensuelle pour les ordres, elle est rendue à la vie terrestre et à sa passion impossible pour Cantarini. Pauline tue son amant, est jugée et condamnée. La suite n’appartient plus qu’à elle.

Dans ce roman où les chapitres ne sont parfois que des paragraphes, il est impossible de séparer la prose de la poésie. Tout se mêle en un tourbillon sublime, parfois symboliste. Les amours secrètes et malheureuses de Paulina sont dépeintes comme une passion de martyr, une souffrance exaltée et choisie. Ce texte est d’une beauté qui m’a laissée sans voix, si ce n’est pour faire sonner les mots en dehors de ma tête, en les relisant plusieurs fois.

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Sois patient

Roman d’Ana Maria Shua.

« Jusqu’à présent, il ne s’est strictement rien produit de nature à justifier mon hospitalisation. » (p. 15) Le narrateur attend donc, dans sa chambre, qu’un médecin lui explique ce qui va lui arriver. Il attend et il attend encore. Les visites sont rares, les nuits sont interminables, les examens sont incessants et aucun soignant ne semble savoir ce qu’il fait. « Je trouve que ma période de convalescence traîne en longueur. Le docteur Goldfarb, en revanche, se déclare satisfait, assure que je me rétablis à pas de géant, bien que ne disposant toujours d’aucun diagnostic, il affirme que l’opération a permis de stopper la progression d’une foultitude de maladies. » (p. 91) Englué dans les non-sens administratifs, l’impatient narrateur ne sait quand il pourra sortir de l’hôpital. Contraint de subir la cruauté de ses proches, assistant impuissant à la disparition de son existence à l’extérieur, il est prisonnier d’une geôle qui ne dit pas son nom.

Absurde et terrifiant, aussi hilarant que cauchemardesque, cette fable a quelque chose de La montagne magique de Thomas Mann. Le patient se laisse lentement prendre au piège et finit par faire corps avec le lieu qu’il voulait tant fuir. « Curieusement, je n’éprouve plus guère d’urgence. Cette chambre, au début si détestable, est devenue comme un chez-moi. » (p. 130) Avec ce récit kafkaïen, l’autrice critique violemment la dictature argentine et, plus largement, les sociétés oppressives qui annihilent toute résistance individuelle. Le roman se lit le souffle suspendu, jusqu’à la chute si cruelle.

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Le corps des femmes : la bataille de l’intime

Essai de Camille Froidevaux-Metterie.

« Elles n’en peuvent plus des regards gluants, des remarques dégueulasses, de la peur qui accompagne si souvent leurs déambulations urbaines. » (p. 10) Quelle femme n’a jamais ressenti cela ? Ce sentiment viscéral de n’être qu’un corps à la disposition du bon plaisir et/ou du pouvoir masculin ? Dans sa réflexion, l’autrice invite à libérer le corps des femmes de sa dimension strictement génitale afin d’en finir avec l’oppression reproductrice et d’en venir à une sexualité libre, personnelle et débarrassée des hontes et de la scrutation masculine. En valorisant un autre archétype que celui de la femme maternelle et domestique, la société peut permettre aux femmes de réinvestir la pleine potentialité de leur corps. « Il n’y a pas une seule et bonne façon de vivre son corps féminin, pas plus qu’une seule et bonne façon d’être féministe. » (p. 62)

Parler du corps, c’est évoquer la première fois, le désir, le consentement, les troubles du comportement alimentaire, les règles et la ménopause, les diktats de la beauté, l’obsession pour les seins, la minceur et les poils, la maternité choisie et tardive, et tant d’autres sujets intimes et donc hautement politiques. « Il s’agit de sortir les femmes de l’ignorance, de leur remettre les clés de leurs propres corps et, plus largement, de les libérer. » (p. 128) Assez logiquement, tout ramène toujours à l’éducation : celle que l’on refuse aux jeunes filles et aux femmes en général, celle qui pourtant ferait tant pour une société plus égalitaire et apaisée.

Pour qui voudrait commencer une réflexion féministe, ce texte post #MeToo est une porte d’entrée parfaite. Je le place évidemment sur mon étagère féministe et je le ferai lire à mes proches.

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Une place – Réflexion sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art

Essai en bande dessinée d’Eva Kirilof. Dessins de Mathilde Lemiesle.

« Les représentations façonnent la société et nourrissent nos imaginaires collectifs, elles ont donc une dimension politique non négligeable, elles ont du pouvoir. La fonction de l’image est primordiale dans la fabrique du regard que nous posons sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure. » (p. 12) Ce présupposé est simple, évident, fondamental. De fait, comment une femme (et toute autre minorité) peut se construire si elle n’a pour représentations que des œuvres produites par des hommes blancs et cisgenres ? D’autant plus si ces productions véhiculent et renforcent le male gaze ? « La culture est un lieu de négociation du pouvoir : réduire constamment des femmes à des corps n’a rien d’anodin. » (p. 25)

L’autrice retrace plusieurs siècles de production artistique pour montrer le manque des femmes – artistes ou représentées – en la matière, ou alors marginale, mais aussi le manque de moyens, de temps et d’espace, de disponibilité d’esprit. Elle dénonce l’organisation tacite d’une société qui refuse une place aux êtres qui ne sont pas des hommes et elle démonte allégrement le mythe du génie masculin. « Dire que le talent suffit est un mensonge. Les discriminations systémiques prennent plein de formes très différentes : trop noir(e), trop pauvre, trop femme, trop queer, trop handicapé(e), pas assez blanc riche homme. » (p. 210) Eva Kirilof présente aussi le lent cheminement des femmes dans le monde des arts, souvent à force de renoncements et de sacrifices, mais aussi à base d’habiles contournements et retournements. Si le mur est trop haut, elles passeront dessous ou à côté, ou elles peindront dessus ! « L’espace domestique, même si on n’y possédait pas toujours une chambre à soi, aura permis à de nombreuses femmes de produire du savoir et de l’art alors que les autres portes leur étaient fermées. » (p. 132)

Je ne vais pas résumer les quelque 300 pages de cet essai passionnant, bourré de références et d’exemples. En revanche, je vais vous donner des noms d’artistes femmes et vous inviter à découvrir leur œuvre et leur vie. Vous n’avez peut-être jamais entendu parler de certaines d’entre elles, et il faut que ça change !

  • Artemisia Gentileschi
  • Sofonisba Anguissola
  • Élisabeth Vigée Le Brun
  • Adélaïde Labelle-Guiard
  • Niki de Saint-Phalle
  • Mary Beale
  • Berthe Morizot
  • Louise Bourgeois
  • Laura Knight
  • Tamara de Lempicka
  • Suzanne Valadon
  • Helma Af Klint
  • Janet Sobel
  • Joséphine Hopper
  • Joanna Hiffernan
  • Georgia O’Keeffe
  • Helen Frankenthaler
  • Kara Walker

Le message de cet essai est plein d’optimisme. « Les femmes et les personnes minorisées prendront pleinement part à la construction de nos imaginaires, sans que cela soit une exception ou un événement. » (p. 19) Cela demande encore des efforts et probablement du temps, mais à force de contextualisation, il est possible de faire dialoguer autrement les œuvres et la société actuelle. Et il est surtout possible – et de toute façon indispensable – d’en finir avec les injonctions sexistes. Une femme artiste est artiste, c’est tout. « Bref, on préfère quand les femmes font des œuvres plus douces, plus pastel, plus sucrées… comme elles… » (p. 258) Allez, c’est bon, on arrête avec ça : c’est comme le vin féminin, c’est de la connerie !

Ce beau volume aux dessins noirs, bleus et rouges prend évidemment place sur mon étagère féministe. Il est riche de messages positifs et de mises en garde utiles. « Les ‘femmes artistes’ ne sont pas un groupe homogène, loin de là ! Il est important de ne pas les traiter comme tel, au risque de finalement continuer à les effacer. » (p. 139) Il ne sera jamais inutile de rappeler que « la femme » est un concept qui n’existe pas. Nous sommes plurielles et nous sommes légion !

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Le secret de la force surhumaine

Autobiographie graphique d’Alison Bechdel.

Cette autrice, c’est autre chose que le test auquel elle a donné son nom. Je n’ai rien lu d’elle avant cet ouvrage et je découvre donc son œuvre par le récit de son existence, ici présentée par décennie. Alison Bechdel raconte en 240 pages son obsession pour sa forme et sa force physiques. « Je me suis jetée sur pratiquement toutes les tendances fitness de ces six dernières années. » (p. 7) Course à pied, ski de glisse et ski de fond, cyclisme, karaté ou encore yoga, Alison s’est initiée à de nombreuses disciplines sportives, souvent jusqu’à exceller, mais toujours en ayant profondément conscience de la fragilité de son corps. Pour avoir la maîtrise de ce dernier et de ses modifications au fil des années, elle s’astreint à des exercices et à une rigueur parfois ascétique.

De décennie en décennie, l’autrice/dessinatrice passe sur son enfance, son adolescence, la découverte de son lesbianisme et son éveil féministe. « Loin de m’avoir reléguée dans le puits de la solitude, mon coming out m’avait faire rentrer dans le camp des humains. » (p. 93) Avec lucidité, une forte dose d’autodérision, mais aussi beaucoup de bienveillance, Alison Bechdel aborde des sujets difficiles : sa dépression, ses tendances à flirter avec les limites de sa santé physique et mentale ou encore le suicide de son père. Sa longue introspection graphique est très sincère et émouvante. « Le fantasme de la forme physique est pour les fascistes ! Je suis féministe, *** de Dieu ! » (p. 16) Je m’y suis retrouvée dans plusieurs points.

Alison Bechdel détaille son propre parcours et ses prises de conscience en comparant les productions artistiques et les cheminements personnels de nombreux artistes : ceux de la Beat Generation, Samuel Taylor Coleridge, Margaret Fuller, Henri David Thoreau ou encore William Wordsworth. « Je comprends maintenant que mon aspiration à la transcendance de soi était, par certains côtés une tentative d’éviter la tension de la relation aux autres. » (p. 121) Évidemment, cette lecture m’a fait ajouter de nombreux titres sur ma liste à lire, des fois que je manque vraiment d’inspiration… Parmi eux, il y a les ouvrages précédents de l’autrice parce que je compte bien approfondir la découverte de son œuvre et de sa réflexion.

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De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles

Roman de Jean-Michel Guenassia.

« Je suis lesbien, une espèce d’homme incertaine, non dénommée, pas commentée, pas évoquée. Et pas recommandable. » (p. 5) Ainsi se présente Paul, presque majeur, déscolarisé, fou de piano et cultivant son androgynie. « Je glisse à volonté d’un sexe à l’autre : un geste, un sourire, une manière de vous regarder. » (p. 5) Élevé par ses deux mamans, sans aucun père à l’horizon, le jeune homme cherche un peu qui il est et qui il pourrait être. « Je n’éprouve pas le besoin de me faire remarquer. Je me singularise à ma façon, en restant comme je suis. »  (p. 23) Paul aime les femmes et il tombe vite, fort et souvent amoureux. Hilda, Caroline ou encore Mélanie, il pourrait les suivre au bout du monde. Mais pas Alex, pas l’ami de toujours, amoureux de lui depuis le collège.

J’ai lu ce roman pour son titre. David Bowie a eu une influence sur ma destinée : en milieu de vingtaine, c’est en partie à cause de lui que j’ai quitté ma province du sud pour m’installer à Paris, mais c’est une autre histoire. J’ai piaffé pendant toute la lecture, attendant de comprendre le sens de ce titre, hélas plus aguicheur qu’autre chose. La révélation, que l’on croit d’abord impossible, se fait finalement très décevante : mon ascenseur émotionnel résiste mal à la banalité des situations. Autre problème de ce texte, il change de sujet à folle allure, et ce qui était central devient inutile, voire oublié. L’androgynie de Paul, cruciale dans les premières pages, vire un peu à la mauvaise blague. Suit la relation avec Léna, cette maman si peu maternelle, bien que férocement présente. « Je n’ai pas de problème avec ma mère. Le problème, c’est ma mère. » (p. 19) Mais là encore, elle s’efface du paysage au profit de Stella, la deuxième mère, puis du père enfin retrouvé. « C’est assez con de ressembler à Bowie finalement, il vaut mieux ne ressembler à personne. J’ai vécu dix-huit ans sans me préoccuper de son existence, il faut que je continue. » (p. 167) Et à nouveau, le récit prend une voie. Je n’ai rien contre l’incertitude et les errances, mais je m’ennuie vite à suivre les circonvolutions d’une intrigue qui ressemblent au vol désordonné d’une mouche sur une vitre close.

Le texte coule en douceur et se lit agréablement, mais pour aller où ? Je ne sais pas vraiment. Je n’ai pas passé un mauvais moment de lecture, mais je doute fortement qu’il m’en reste quelque chose.

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Atlas des chemins de Compostelle

Atlas présenté par Patrick Mérienne.

La première page cite Saint Augustin : « Marche sur ton chemin, il n’existe que pour toi. » Il est temps que je commence à préparer mon pèlerinage estival vers la cathédrale compostellane.

L’atlas présente les cartes des chemins français, jusqu’à la frontière espagnole. J’ai déjà cheminé sur certains. Il me faut désormais tracer mon itinéraire en Espagne. Alors, camino francés, camino del norte ou camino primitivo ? Je suis surtout attirée par le second qui longe l’océan et est moins fréquenté que le premier. Il reste à définir le nombre d’étapes, car je ne pourrai pas partir 40 jours ! Cette préparation m’exalte autant qu’elle m’effraie, mais c’est grisant, et j’ai hâte de chausser mes godillots de jacquette ! « S’engager sur un chemin de Compostelle, c’est partir à la découverte d’un mythe, d’une aventure et d’un patrimoine bâti et culturel exceptionnel. C’est répondre à un appel parfois irrésistible. […] C’est la rencontre de l’autre, qu’il soit croyant, athée, agnostique, laïc. C’est refuser le prosélytisme ou le sectarisme. » (p. 2)

L’ouvrage propose des fiches pratiques, des itinéraires principaux ou secondaires, des étapes intéressantes ou encore des adresses et informations utiles. Il me faut trouver l’équivalent pour l’Espagne, et si possible dans un format de poche et léger : chaque gramme compte quand il faut tout porter !

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La puissance des ombres

Roman de Sylvie Germain.

Une soirée déguisée entre amis, quelque part dans Paris. L’ambiance est joyeuse, débridée, simplement agréable. Et voilà le drame : un des convives a basculé par-dessus le balcon. Fin de partie, un mort sur le trottoir. « Ils sont là debout, pathétiques avec leurs mines défaites, leurs tenues dépareillées, leurs maquillages mal nettoyés, leurs bras ballants. » (p. 30) Quelques mois plus tard, un autre convive meurt en dévalant un escalier parisien. La stupéfaction ne retombe pas. Ce sont des drames trop proches pour être anodins. Retour arrière, des années plus tôt : une petite fille a été massacrée, et son frère porte le poids d’une culpabilité écrasante. « C’est de lui-même qu’il est orphelin, de son innocence qu’il est en deuil, et celui est sans rémission. » (p. 106) Dans une douleur qui peut rendre fou, l’homme n’a pas oublié.

Je ne m’attendais pas à trouver Sylvie Germain dans le genre noir du thriller, mais c’est un exercice réussi ! Avec subtilité, elle écrit un personnage tourmenté qui n’est pas un monstre, qui n’est pas une victime : il n’est que ce que la solitude a fait de lui. « Peut-on sculpter l’ombre d’une personne ? » (p. 55) J’ai dévoré ce court roman où la Mort est une passante sans-gêne, dans des villes immenses et aveugles où se croiser revient surtout à s’éviter.

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La familia grande

Texte de Camille Kouchner.

Camille grandit au sein de la familia grande : son frère aîné et son frère jumeau Victor, ses frères et sœurs adoptifs, sa mère adorée, son beau-père si exceptionnel, sa grand-mère, et les amis, tous les amis qui chaque été emplissent la maison de Sanary. « Une famille réinventée » (p. 38) Entourée d’amour et d’excellence intellectuelle, la petite échange avec les adultes, écoute les débats de gauche, apprend à argumenter. Elle est heureuse, comme on l’est enfant et que rien n’est grave. Le bonheur se lézarde quand sa mère sombre dans la dépression après la mort de ses parents. Et surtout quand Victor lui apprend que leur beau-père abuse de lui. « Croire qu’on a de la chance d’être ainsi entourés. » (p. 77) Le garçon veut taire l’horreur familiale, ne pas blesser davantage leur mère et il demande le silence à Camille. Pendant des années, elle garde en elle cette vérité terrible, la porte comme un monstre qui la dévore. « Ma culpabilité est celle du consentement. Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l’inceste est interdit. » (p. 84) Camille grandit, fait des études, devient tante et mère, et l’évidence se fait : il faut protéger les nouveaux enfants, même si parler risque de faire éclater la famille. Même si Camille risque d’y perdre sa propre mère.

Avec ce texte autobiographique, à peine modifié pour préserver certaines identités, Camille Kouchner revient sur le crime dont son frère jumeau a été victime. Même s’il y a prescription, le crime est là : il faut le nommer, le qualifier. L’autrice reconnaît aussi qu’elle a été victime par ricochet de cet inceste, de ce beau-père ogre sans nom. En premier lieu, à la demande de son frère, mais donc en protégeant le coupable, elle s’est tue. « Faire semblant m’a fait mal. » (p. 91) Et par la suite, à relire le passé, le mythe joyeux de l’enfance s’effrite. Était-ce vraiment le bonheur si Victor souffrait, si certains ont laissé faire, si la famille soudée n’était qu’un écran de fumée ? « Quel chagrin d’être privée des souvenirs de son enfance, et des gens qu’on aimait. » (p. 134) Le texte est court et d’une incroyable justesse. J’ai beaucoup pleuré sur ses pages. Évidemment, le récit m’a d’autant plus touchée que je connais la gémellité : c’est peu dire que j’ai beaucoup projeté de moi dans cette lecture. « Ensemble, face aux copains, Victor et moi, toujours unis, les mêmes envies, les mêmes desseins. Victor et moi, complicité, mémoires mêlées, fous rires innés. » (p. 35) Plus que jamais, je soutiens les victimes, je crois leur parole et je refuse le silence de complaisance.

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La barque le soir

Roman de Tarjei Vesaas.

Au fil des saisons, divers personnages évoluent dans la nature norvégienne. « Forêt aveugle – sans limite – parce que l’horizon aujourd’hui a disparu dans le doux temps de neige mêlé de brouillard. » (p. 10) Le père et son fils tracent un chemin dans la neige, derrière le cheval qui souffle et répète son chant intérieur. Un homme couché dans le marais observe la danse des grues. « Elles sont nées farouches. La tête plus haute que jamais. » (p. 30) Par une nuit de neige, une jeune fille attend un homme qui ne viendra pas. Dans le courant, un homme agrippé à un tronc dérive au son des aboiements d’un chien. La fuite des jours n’en finit pas, et bien fou serait celui qui voudrait l’entraver.

Fallait-il vraiment que cela arrive ? J’ai abandonné ce texte de Tarjei Vesaas, auteur que j’apprécie pourtant immensément. Ce roman est son ultime texte. Entre poème et autobiographie, la préface ne tranche pas. Le symbolisme déborde de chaque page, nourri du même lyrisme naturaliste qui porte toute l’œuvre de l’auteur. « Il est juste de marcher ici, mais on est tellement en peine de savoir pourquoi on le fait. Est-ce que je rêve cela ? Est-ce que je ne suis pas là, à marcher ? » (p. 23) Tout cela est très beau, mais hélas impénétrable pour moi, inaccessible comme un code que je ne sais pas déchiffrer. Par chance, il me reste d’autres titres de l’auteur à découvrir.

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Rêves de femmes

Recueil de nouvelles de Virginia Woolf, précédé par l’essai Les femmes et le roman.

En prenant la plume, les femmes ont longtemps uniquement parlé d’elles-mêmes, de leurs expériences propres, dans le champ de l’existence qu’il leur était donné de connaître. À mesure que l’instruction des femmes s’est développée, les autrices ont commencé à parler des femmes en général et de ce qu’elles vivent, sous un prisme plus large. « Nul doute que, dans la vie comme dans l’art, les valeurs des femmes ne sont pas celles des hommes. C’est pourquoi quand une femme en vient à écrire un roman, elle n’a de cesse de modifier les valeurs établies, pour rendre intéressant ce qui semblerait insignifiant à un homme et trivial ce qui lui semblerait important. » (p. 10) Dans cet essai de quelques pages, il y a le germe de Une chambre à soi.

Dans les nouvelles, l’autrice explore différents mondes féminins. Pendant une nuit dans un pensionnat de jeunes filles, les résidentes discutent sous la lumière de la lune. Ailleurs, un groupe de femmes décident de s’interroger sur le monde avant de devenir mères, afin d’être à égalité avec les hommes. « Tandis que nous portons des enfants, eux-mêmes […] enfantent des livres et des tableaux. Nous, nous peuplons le monde. Eux, ils le civilisent. » (p. 22) Pendant une après-midi d’été, une femme dort sous un pommier, et sa lecture interrompue se mêle à ses songes. Dans un salon, des femmes échangent des considérations sur le célibat et certaines épingles qui ne piquent pas. Un jeune couple se plaît à inventer un monde grouillant de charmantes bestioles. « Quand il mordait dans un toast, il faisait penser à un lapin. […] Son nez remuait très légèrement quand il mangeait. Comme celui de son cher lapin apprivoisé. » (p. 49) Enfin, un veuf lit les journaux intimes de sa défunte épouse et découvre bien des secrets.

Avec ces textes, Virginia Woolf affirme l’autonomie et l’indépendance des femmes, le droit de ces dernières de penser, aimer, désirer et refuser, loin du carcan du mariage et de la bourgeoisie. Elle se glisse dans l’intimité des femmes seules ou en communauté et met en valeur la sensibilité profonde de ce deuxième sexe. Je n’avais pas apprécié Mrs Dalloway de cette autrice, mais j’ai dévoré les nouvelles de ce recueil qui prend place sans tarder sur mon étagère de lectures féministes.

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Sous la verte feuillée

Roman de Thomas Hardy.

La veille de Noël, la chorale du hameau de Mellstock passe de maison en maison pour chanter sous les fenêtres. C’est là que le Dick Dewy aperçoit la ravissante Fancy Day, nouvelle institutrice du village. Pendant toute une année, au fil des quatre saisons, le jeune homme tente de convaincre la belle coquette de l’épouser. « Il a trop de regards pour une fenêtre où personne n’apparaît, ses chaussures reluisent d’une façon suspecte, il a des yeux inquiets, il consulte souvent l’horloge. […] Dick est un homme perdu. » (p. 78) Éperdu d’amour, sans aucun doute, et bien décidé à surpasser les autres soupirants de la vaniteuse qui n’aime rien tant que les compliments. « Le visage d’une jeune fille suffit à faire la pluie et le beau temps. » (p. 101) Le cœur de la demoiselle restera-t-il honnête ou sera-t-il changeant comme la girouette entraînée par le vent ?

Ce roman est le premier succès de l’auteur anglais, après un premier roman gothique largement décrié par la critique. On y retrouve en germe les thèmes qui seront développés dans Loin de la foule déchaînée, bien que Fancy n’ait pas l’épaisseur de Bathseba. Ce que je retiens surtout de cette lecture, c’est l’ode à la nature et aux saisons sempiternelles. Avec ce roman champêtre, rustique et réaliste, Thomas Hardy pose les premiers traits du Wessex, son Arcadie anglaise que je retrouve avec plaisir dans tous ses autres romans.

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Les manquants

Roman de Marie-Ève Lacasse.

Quatrième de couverture – Thomas a disparu. Après une longue période de deux ans, faite de colère et d’espoirs, son épouse, Claire, viticultrice et mère de deux enfants, se décide à signaler sa disparition à la gendarmerie. Avec deux de ses amies, elles ont entretemps fait un choix de vie nouveau et rejoignent une communauté proche de la nature, à la montagne. Car depuis le Jour de l’Oural, le monde a encore décliné et le dérèglement climatique a laissé place à un pays exsangue. Alors si la disparition de Thomas, leur dit-on, est sans doute liée au meurtre d’une femme, qu’il soit oublié et que la vie se poursuive, affranchie des contraintes du mariage, du couple et des humiliations de la société. Une alternative est possible pour Claire, Joan et Hélène, et elles décident de la construire ensemble.

Quand une quatrième de couverture est parfaite, il faut le souligner et lui rendre justice !

Au fil des dépositions respectives de Claire, Hélène et Joan, le portrait du disparu se dessine, ainsi que le passé des protagonistes. « Son départ, concret, rendait Thomas incroyablement présent, indispensable. C’est comme si d’un coup, par son absence, il apparaissait. » (p. 15) On assiste au lent mécanisme d’une fin du monde, intime et planétaire, mais aussi à la tentative de construire un autre paradigme, débarrassé du superflu et de l’attente. Les femmes se sont constituées en Commune, quelque part dans les montagnes. La vie est rude, laborieuse, mais bien plus simple, bien plus saine. « Quand les gens partent, ils vous entraînent avec eux dans leur folie. C’est ça le plus égoïste. » (p. 63) Mais à mesure des récits et des échanges avec la police, des faits nouveaux apparaissent. Le départ de Thomas n’est peut-être pas un simple abandon de domicile et de famille. « Et soudain, je vois l’histoire, je recompose les manques. Je réalise que les indices étaient nombreux, qu’ils étaient seulement dans le désordre. » (p. 225)

J’ai aimé suivre ces trois femmes, surtout Claire qui refuse d’être simplement l’épouse qu’on a laissée. Elle est bien plus que cela. Thomas a fait son choix : après deux ans d’attente inutile, elle ne lui doit plus rien. « Excusez-moi, mais je refuse d’endosser la responsabilité de son départ. C’est trop facile. » (p. 117) Le contexte cataclysmique mondial est suffisamment évoqué pour ne pas prendre le dessus sur l’histoire. Le vrai drame est là, dans la nature qui se tord de souffrance, et non dans l’abandon lâche de l’époux. Le sens du titre, que l’on comprend au cœur du roman, est d’une belle symbolique.

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Comment font les gens ?

Roman d’Olivia de Lamberterie.

Anna a 53 ans, un époux infidèle, trois filles dont une a une nouvelle à lui annoncer, trop de notifications sur son téléphone, un métier passionnant mais épuisant, des amies contre vents et marées, une mère sénile en maison de retraite, trop peu de temps pour elle, de bonnes manières, des relations compliquées avec les autres mères de l’école, un dîner à préparer. C’est trop, beaucoup trop. Au cours d’une journée, on suit Anna, Mrs Dalloway du 21e siècle, et l’on est emporté par son flot de conscience, entre souvenirs tendrement douloureux et culpabilité face aux menus et incessants échecs du quotidien. « Toute l’existence devenue vaine ou essentielle, ça dépend des jours. » (p.19)

Où est l’humour annoncé dans la quatrième de couverture ? Sans doute suis-je trop touchée par les concepts très concrets de dépression et de charge mentale pour m’amuser de la course affolée de cette quinquagénaire épuisée. « Anna voudrait déménager loin des chagrins du monde. » (p. 146) Dans ce roman, je n’ai trouvé qu’amertume, tristesse et désespoir. Tout est terrible et lourd : la vieillesse, la solitude, le temps qui passe. Anne n’a aucun répit, et l’épuisement se fait noyade. Pour sauver les apparences, la vie d’Anna, c’est marche ou crève. « Courir, c’est la profession des femmes, quel que soit leur métier. Mais elles sont trop exténuées pour se rebeller contre l’ordinaire de leur existence. » (p. 34) Et quand le ras-le-bol est total, quand la coupe est pleine, la rage tente de déborder, mais même cet élan vital, ce sursaut pour la survie font flop. « À force de les minimiser, ses douleurs se sont fossilisées en une colère compacte qui, si elle se libérait, se transformerait en un hurlement, mais qu’elle retient de toutes ses forces de fille élevée à faire bonne figure. » (p. 8)

Je suis peut-être trop éloignée du milieu germanopratin que décrit ce roman, mais, tout de même, le name-dropping est une facilité d’écriture tout à fait agaçante pour planter un décor ou référencer un récit. Le texte se lit vite, la plume est fluide, mais comme avec le texte de Virginia Woolf, j’en ressors ennuyée, peu touchée et assez agacée.

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