Quadrilogie de Bernard Clavel.

La maison des autres
Julien Dubois a quatorze ans quand il commence son apprentissage de pâtissier chez les Petiot, à Dôle. En 1937, le statut des apprentis est loin d’être encadré et l’adolescent est immédiatement débordé par le labeur quotidien et harassant, 16 à 18 heures par jour. « Le travail était un peu comme une roue lancée qui ne peut plus s’arrêter de tourner, entraîner par son propre élan. » (p. 169) Julien est volontaire et courageux : il apprend à travailler toujours plus vite, à ne pas se perdre lors des livraisons, à ne pas renverser les corbeilles de pains et viennoiseries. Mais Julien est aussi un garçon animé par un puissant sens de la justice : il méprise son patron fainéant, vantard, menteur et brutal, et sa patronne minaudeuse et hypocrite. La solidarité est heureusement puissante entre les travailleurs : avec le deuxième apprenti, le chef et les autres ouvriers de la pâtisserie, Julien envisage de rejoindre un syndicat, voire d’en créer un pour défendre ses droits. « Mais, nom de Dieu, quand est-ce que les ouvriers comprendront qu’il faut tordre le cou au paternalisme ! » (p. 187) Julien a désormais 16 ans, son corps s’est endurci grâce au travail et à la boxe et il compte les semaines qui le séparent de la fin de son apprentissage. Le jeune homme sensible n’a pas cessé de dessiner et d’écrire des poèmes : la pâtisserie n’est que le métier qu’il a appris pour satisfaire ses parents. Mais il n’a aucune rancœur, jamais. « J’ai toujours trouvé ridicule de faire une vacherie à un patron quand on peut faire autrement. Le syndicalisme, c’est tout de même autre chose que ça. Et puis, on n’est pas sur la terre pour se bouffer le nez entre hommes. C’est déjà assez des guerres. » (p. 365) Et parlant de guerre, le 1er septembre 1939 est arrivé…

Celui qui voulait voir la mer
Au matin du 1er octobre 1939, Mme Dubois attend le retour de Julien. Son fils a achevé son apprentissage à Dôle et elle se réjouit qu’il se réinstalle dans la maison familiale et qu’il ait trouvé un poste tout près de Lons-le-Saunier. Enfin, elle pourra de nouveau chérir son petit, même s’il est devenu bien grand. Le père Dubois se réjouit également de l’arrivée de son gamin, mais la guerre toute neuve est très inquiétante, surtout pour ceux et celles qui ont connu la Grande Guerre, voire la guerre contre les Prussiens. « Nous autres, on n’a pas fait des gosses pour les mener à la boucherie. » (p. 44) Mais voilà qu’à peine arrivé, Julien est envoyé à Lyon par son nouveau patron. Les vieux parents se retrouvent de nouveau seuls : la mère s’occupe de la maison, le père trime dans le jardin qui fait sa fierté et chacun·e remâche en silence ses inquiétudes, tandis que Julien semble bien insoucieux des peurs de ses parents. La guerre est de plus en plus présente : une tranchée est creusée dans la cour et Paul, le fils aîné du père Dubois et demi-frère de Julien, est plutôt favorable à l’envahisseur. « C’est avec des braves gens […] qu’on fait la guerre. Des gens qui ont dans les yeux des larmes d’émotion. […] Des gens qui sont fiers de dire : “Le fils y est déjà”. » (p. 77) Pour la mère Dubois, il est évident que son fils chéri doit rejoindre l’exode et se cacher des Allemands qui pourraient l’arrêter. Et si elle le peut, elle aidera d’autres fuyards, civils ou militaires. Quant au père, malgré son âge et ses douleurs, il accepte de reprendre du service dans le four du village, pour nourrir celles et ceux qui ne sont pas parti·es. « On peut vendre du pain à des ennemis tout en gardant sa dignité. » (p. 216)

Le cœur des vivants
Julien est revenu de l’exode et a été mobilisé. Le voilà à Castres, dans un poste de garde chargé de surveiller le passage des avions. Il ne se passe pas grand-chose dans cette unité située dans la France libre. Avec Riter, camarade soldat qui aime autant la poésie que lui, il s’occupe entre deux tours de garde. Un soir, lors d’un récital de Charles Trenet, Julien rencontre Sylvie. « Est-ce qu’un homme peut tomber sur le trottoir, comme frappé par la foudre, à la vue d’une jeune fille ? » (p. 34) Dès qu’il le peut, le jeune soldat quitte son poste et retrouve Sylvie : la belle est déjà fiancée à un jeune homme mobilisé bien loin et elle n’ose pas s’opposer à ses parents, mais elle en est certaine, Julien est son bien-aimé. « Je t’aime tant que c’est comme si j’étais toi, tu comprends ? » (p. 63) Deux années passent et la guerre semble bien loin du poste de garde. Cependant, Julien a toujours en tête le projet de passer en Espagne, de quitter cet uniforme dont il n’a jamais voulu et qui a causé la mort de son ancien chef de chez Petiot et sans doute celles de son entraîneur de gymnastique et de son camarade déserteur. Quand les Alliés débarquent en Afrique du Nord, Julien est résolu à déserter dans la montagne avec un autre soldat. Il est convaincu que son bel amour avec Sylvie résistera à la séparation, mais c’est ignorer les dommages collatéraux de l’époque. « La guerre, tu sais, ça ne tue pas que ceux qui se battent. » (p. 91)

Les fruits de l’hiver
Retour à Lons-le-Saunier, auprès des parents Dubois, en octobre 1943. Le rationnement complique le quotidien du vieux couple. Tandis que Paul profite de son commerce avec la milice et que Julien, déserteur, ne donne aucune nouvelle, le père et la mère affrontent chaque jour avec son lot de labeur et d’incertitude. Le jardin reste la première source de nourriture, mais le bois vient à manquer : voilà les deux vieux poussant une charrette vers la montagne pour la remplir de fagots de bois. Le père Dubois est un vieil homme têtu, fier et besogneux. « Il s’enfermait dans la tête une seule idée : en sortir sans aucune idée. Tout le monde l’abandonnait. Même ses enfants voulaient le voir crever. Eh bien il ne crèverait pas ! » (p. 93) La guerre semble ne jamais vouloir finir et son poids s’ajoute à celui des années qui ôtent la force. Les douleurs ne quittent plus le corps des vieux Dubois, les ventres sont pleins, mais mal nourris et l’esprit sans cesse est tourmenté par la peur et l’attente. « La guerre était un long silence et une solitude que rien n’éclairait. » (p. 168) Julien repasse à Lons, enfin décidé à vivre de sa peinture, loin des fournils farineux, mais il ne tient pas en place. La guerre finira, c’est certain, et les jeunes gens doivent vivre leur vie, loin de leurs parents.
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J’ai lu avec plaisir ces quatre romans, avec une préférence marquée pour le troisième qui est une parenthèse délicate dans le tintamarre de l’existence et de la guerre. Cette grande patience dont il est question, c’est l’attente face au pain qui lève, la persévérance face à l’injustice et à un labeur détesté, l’espoir du retour du fils et de la fin de la guerre et surtout l’enchaînement des saisons qui sont autant d’époques. Bernard Clavel dépeint merveilleusement le passage du temps en évoquant les phénomènes naturels : le froid, le vent, la neige, la chute des feuilles, la floraison, l’éclat du soleil sur les façades, la pluie sur les pavés glissants, tout cela compose des tableaux impressionnistes d’une grande beauté. La mère Dubois (qui gagne enfin un prénom en page 70 du quatrième livre…) est un personnage très émouvant tandis que le père Dubois est agaçant autant qu’il est possible, avec son anticommunisme bas du front et son orgueil mal placé. Tous les protagonistes, même à peine esquissés, sont crédibles et bien caractérisés. Julien, évidemment, bénéficie d’un beau portrait étalé sur 8 ans, des débuts de l’adolescence aux premières années de l’âge adulte. Je garderai un doux souvenir de cette lecture au long cours et il est certain que je lirai les autres sagas de Bernard Clavel.
Je ne connais pas cette saga mais je l’ajoute dans ma liste.
Bonne lecture ! 🙂
Merci ! 😉