Hailsham est un pensionnat très particulier : tout est pensé pour assurer le bon développement des élèves et leur parfaite santé. Cette dernière, surtout, doit être préservée pour les dons futurs que les pensionnaires auront à accomplir. « En tant qu’élèves d’Hailsham, nous étions tous très spéciaux, et notre mauvais comportement était d’autant plus décevant. » (p. 73) Parmi eux, Kathy, Tommy et Ruth grandissent comme n’importe quels enfants, mais en sachant la mission qui les attend à l’âge adulte, sans pour autant en comprendre la nature exacte. « On vous a informés sans vous informer. On vous a informés, mais aucun de vous ne comprend vraiment, et j’ose dire que certaines personnes sont très heureuses de s’en tenir là. […] Si vous voulez mener une vie décente, alors vous devez être mis au courant, et comme il faut. » (p. 131)
Kathy est la narratrice et elle revisite ses souvenirs d’enfance à l’aune de son existence et des choses qu’elle a apprises depuis qu’elle a quitté le cocon protecteur d’Hailsham. Le titre renvoie à une chanson qui berce avec mélancolie cette anticipation médicale : ici, la science-fiction se heurte à l’éthique et interroge la véracité des rapports humains quand l’humanité elle-même est incertaine. J’ai relu avec beaucoup de plaisir ce roman dont je gardais un souvenir flou, comme le visage d’une personne qu’on a aimée, mais dont les traits se sont estompés. La relecture, quand elle est réussie, a ceci de magique qu’elle fait redécouvrir un roman tout en l’enveloppant du doux souvenir du premier plaisir de lecture. Du même auteur, je vous conseille aussi Les vestiges du jour que je relirai aussi très probablement.
Quatrième de couverture – « Sol natal », « Ce que femme veut », « Souvenance », « Prière de celle qui doute », « Vers composés dans un bois un jour de grand vent »… Les vingt poèmes ici réunis sont extraits d’un recueil publié à compte d’auteur en 1846 – alors vendu à deux exemplaires… – et signé des pseudonymes masculins Currer, Ellis et Acton Bell. Ce sont pourtant les trois sœurs mythiques de la littérature anglaise qui se cachent derrière ces noms, celles-ci rendant lisibles, pour la première fois et en chœur, quelques-uns de leurs écrits respectifs. Émouvants et beaux pour eux-mêmes, ces vers le sont encore parce qu’ils suggèrent les proses romanesques à venir, faisant affleurer landes frappées par le vent et héroïnes tourmentées.
Résumer la poésie n’a aucun sens et je reconnais sans honte ne pas être une grande amatrice de ce genre, principalement parce qu’il me manque des clés pour le comprendre. Je sais toutefois me laisser emporter par la musique de certains vers. « Et si ta vie éphémère a passé / Il est doux de savoir que tu as existé. » (p. 11)
J’ai surtout parcouru ce petit ouvrage pour voir si je lisais dans ces poèmes la force des œuvres en prose de Charlotte, Emily et Anne Brontë, trois autrices qui sont depuis longtemps dans mon panthéon littéraire. Et c’est sans surprise que j’ai trouvé l’amour, la foi, la solitude, la nature, le vent et des femmes farouches et passionnées. Cette courte lecture me donne surtout envie de relire chaque roman des sœurs Brontë, mais ma pile à lire va faire la tronche, surtout qu’elle commence à déborder…
Au hasard d’une soirée avec des ami·es, Cléo rencontre Farah et comprend immédiatement que la jeune femme a un mauvais souvenir de Charles, son compagnon. Les versions de cette histoire diffèrent selon les personnes qui la racontent et, évidemment, Charles nie. « Alors je te dis qu’une meuf était conne avec moi et toi tu deviens sa pote ?? » (p. 53) Pour Cléo, le plus pénible est que son copain devient contrôlant et méchant : même si elle essaie d’ignorer les signes, elle ne peut pas longtemps se cacher que Charles n’est pas l’homme qu’elle croyait connaître. « On mérite mieux que des gars comme ça, je crois. » (p. 105)
Cette œuvre m’a saisie au cœur, comme Tant pis pour l’amour. Ma dernière relation m’a fait comprendre qu’il faut toujours avoir confiance dans son ressenti et ne pas faire taire ses doutes : si le malaise s’installe, il faut le regarder en face. Et surtout, plus que jamais, je suis convaincue qu’il faut croire les femmes qui parlent. « Ce n’est pas parce que le pire n’est pas arrivé que ça n’est pas grave. » (p. 104) AMEN TO THAT ! Quitter une relation acceptable, mais branlante, ce n’est pas brader l’amour, c’est se préserver et se donner la place que l’on mérite pour ses désirs et ses projets. Mieux seul·e que mal accompagné·e ? C’est définitivement oui pour moi, car le célibat n’est pas une situation lacunaire ou par défaut : c’est un état où soi est suffisant pour être complet·e.
J’ai beaucoup aimé la dernière partie au sein de la communauté de femmes qui tente une autre existence, loin de la grande ville, sans les injonctions sociales et familiales, tournée uniquement vers le bien-être de ses membres et la confiance réciproque. La sororité en action, c’est aussi ça : un lieu de vie où chacune à sa place et en fait une pour les autres. Sans attendre, je m’intéresse au reste de l’œuvre de Mirion Malle !
Tout destinait William Stoner aux travaux de la ferme, y compris les études décidées par son père. Happé par la littérature, le voilà étudiant, puis diplômé en lettres anglaises et enfin professeur à l’université du Missouri. Ce grand garçon, continuellement voûté, encombré de lui-même, systématiquement en décalage avec sa génération et le monde, vieux avant l’âge, avance paisiblement dans l’existence jusqu’à sa mort en 1956, sans rien attendre de particulier. « Son avenir ressemblait à la bibliothèque d’une grande université : on pourrait y ajouter des ailes supplémentaires, de nouveaux livres viendraient y prendre place tandis que d’autres, plus anciens, seraient voués à disparaître sans que rien de tout cela ne changeât sa nature profonde. » (p. 39) Marié trop vite et père frustré, il sait qu’il ne trouvera pas dans la sphère intime le bonheur tranquille auquel il aspire. « Au bout d’un mois, il comprit que son mariage était un échec et au bout d’un an, il cessa d’espérer. » (p. 104) Entre ses livres, ses cours et ses étudiants, il mène une vie calme, presque monastique, entièrement dédiée aux mots et à la littérature qui n’en finit pas de l’émerveiller. Loin des mesquineries des instances universitaires, Stoner poursuit obstinément les mêmes principes, peu préoccupé de mener une existence médiocre et sans ambition. À sa mort, personne ne se souviendra vraiment de lui. « Il se voyait comme un homme un peu pathétique. Le genre de bon garçon que l’on salue bien volontiers, mais de loin… » (p. 256)
Je voulais depuis un moment replonger dans ce roman. Je gardais cette relecture pour le moment approprié, et je l’ai trouvé, ce moment : cette lecture est parfaite en ce début d’automne, pour accompagner l’atmosphère de rentrée qui me rend toujours un peu nostalgique. Le long portrait de Stoner est mélancolique et triste, mais il m’emplit le cœur de douceur. Je me reconnais dans cet homme aimable, effacé, avide d’amour, mais privé de le vivre. Cette fois, je ne donne pas ce roman, je le garde, et je sais déjà que je relirai dans quelques années, et avec un plaisir équivalent.
Dans un pays jadis constamment noyé dans le brouillard, la chaleur est désormais écrasante. Les animaux sont tous devenus blancs et les oiseaux ont disparu. Le pont qui traversait le fleuve a été détruit pour empêcher l’arrivée d’étranger·es et la propagation du cataclysme qui a dévasté le reste du monde. Skalde a grandi avec Edith, sa mère qui n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis des années. Elle a appris à survivre avec peu, en cultivant ce qu’elle peut et en troquant le reste avec ses voisin·es. Brisant cette autarcie méfiante, une enfant aux cheveux rouges apparaît dans les bois. Skalde la recueille, au mépris des menaces de la communauté qui craint cette intruse. La petite est-elle un changelin comme les dépeignent les légendes ? Est-elle dangereuse ? Face au repli communautaire presque fanatique et aux superstitions mêlées de peur, Skalde et l’enfant ont peu d’échappatoires. « Tu ne peux pas attendre du monde qu’il soit toujours exactement comme dans les livres. » (p. 17)
Les chapitres s’ouvrent ou se ferment sur des paragraphes énigmatiques, oscillant entre poésie et prophétie. « En fuite dans une zone banalisée tu commences à tourner en rond. Mais ça ne fera pas augmenter la distance, reste à estimer l’éloignement réel dans ta tête. » (p. 81) Le sens de nombreux mystères est caché dans ces passages, mais il faut accepter que toutes les questions ne sont pas résolues après la dernière page. Ce livre, comme la vie, continue en dehors du moment où on l’observe. Difficile de savoir ce qui s’est passé ou de qui ou quoi il faut avoir peur. Qu’y a-t-il de l’autre côté du fleuve ? Peut-on seulement y vivre ? Tout cela est finalement de peu d’importance : seul compte l’instant, telle est la loi de la survie.
Bande dessinée de Patrick Lacan et Marion Besançon.
Les interrogations et les inquiétudes vont croissant : depuis quelque temps, des bébés viennent au monde avec des excroissances végétales sur le corps. La mutation est étrangement belle, mais est-elle contagieuse ou dangereuse ? « Ils redoutent d’être victimes de persécutions. […] La peur est de leur côté, crois-moi ! » (p. 64) Alors que la flore fait montre d’une vitalité incontrôlable et regagne du terrain sur les villes et les zones cultivées, l’humanité est partagée entre accueil inconditionnel de cette vie extraordinaire et rejet strict de tout ce qui n’est pas au cordeau. « Les humains et leur besoin de tout dominer… Petits maîtres bruyants qui font les fiers sans écouter ce qui vit autour. » (p. 123) Mais cela devient inexorable : tous les corps se végétalisent et, par ce fait, gagnent en énergie et en douceur. Ce changement pacifique est unificateur et inclusif : chacun·e porte une plante particulière qui se développe en symbiose avec son organisme. À l’instar des arbres qui communiquent par leur réseau racinaire, les humain·es se relient et retrouvent l’essentiel, réapprenant à écouter et à ressentir, connecté·es dans l’empathie originelle du vivant.
Ce conte fantastique est follement poétique. Il montre des corps qui se délient et gagnent en fluidité et en légèreté. L’être humain se fait nymphe et abat les limites du spécisme. L’histoire illustre à nouveau, pour qui en douterait, combien la peur et le communautarisme peuvent devenir violence et haine stériles : l’humanité pure n’existe pas, ou peut-être la pureté s’atteint-elle en s’ouvrant complètement à toutes les formes du vivant. À l’exception du dernier chapitre qui explose de couleurs, la bande dessinée se déploie en noir et blanc en suivant des familles confrontées à la mutation. La superbe couverture de cet ouvrage a plusieurs fois attiré mon œil en librairie et je suis ravie qu’une des membres de mon groupe de lecture ait récemment présenté ce livre ! Je range évidemment ce bel ouvrage sur mon étagère de ressources écologistes !
Eva quitte son prestigieux poste d’ingénieure pour s’installer sur une île isolée afin de remettre en service une station météorologique. « Le postulant devra pourvoir à ses propres besoins en expérimentant les principes du développement durable dans un milieu rare et précieux. » (p. 15) Seule avec sa petite chienne, à 4 000 km de toute côte, entre galères et réparations de fortune, Eva s’installe et communique avec le ministère qui la mandate pour mettre en valeur les beautés sous-marines et terrestres de son île. Son quotidien laborieux est perturbé par l’arrivée d’une mission d’exploration minière dont les beaux discours de préservation dissimulent mal l’avidité commerciale. Les abords de l’île sont pollués et endommagés : tel David contre Goliath, Eva fait son possible pour défendre son petit paradis du Pacifique.
Le récit alerte évidemment sur la fragilité de l’écosystème aquatique et dénonce le green-washing des sociétés qui se visent que le profit. Les formes et les couleurs de la nature sous-marine sont époustouflantes et certaines planches pourraient être encadrées. L’histoire de cette Robinsonne volontaire et de son combat contre une multinationale et un gouvernement muet vaut surtout pour la beauté de ses dessins. Je range cette belle bande dessinée sur mon étagère de ressources écologistes.
« Cette maison ne s’était pas construite avec des briques et du mortier, mais avec une cruauté inimaginable, transmise de génération en génération. » (p. 12) Pour sauver Saratoga de la ruine, la jeune Diana Cooke sait qu’elle doit se marier richement. Flamboyant et richissime, le capitaine Copperton semble au premier abord être le meilleur époux possible, mais le mariage devient rapidement triste et violent. Diana endure les brutalités du capitaine et peine à nouer un lien avec leur fils, Ashton. « Elle avait basculé dans cet engrenage subtil et polymorphe qui transforme l’amour en carnage et le mariage en tuerie. » (p. 100) Les années passent et les tragédies se succèdent, toutes alimentées par des désirs non comblés. Ceux et celles qui passent par Saratoga ne le savent pas, mais iels ont tout à craindre des lieux et de leurs habitants. « Elle se faisait digérer par cette maison vorace qui appartenait au fils rêveur qu’elle ne connaissait plus. » (p. 143)
Voilà le premier roman de Robert Goolrick qui me laisse sur ma faim. Les répétitions au fil des chapitres sont agaçantes et parfois incohérentes, et de nombreuses pistes narratives sont esquissées sans être approfondies. L’ensemble manque de corps et de force, contrairement aux autres textes de l’auteur où l’engrenage de la tragédie est parfaitement huilé. J’ai toutefois passé un moment de lecture assez plaisant et j’ai tombé les 300 pages en 2 jours.
Je retiens quelques phrases puissantes.
« Tu ne comprends pas que cette maison est vivante, qu’elle a des exigences, des humeurs, des vengeances. » (p. 247)
« L’histoire de ce monde est celle des liens muets qui unissent les femmes puissantes. » (p. 260)
« L’amour n’est pas une histoire de passion, pour finir. C’est une question de bonté. » (p. 314)
« Les gens du Sud naissent avec une propension à la nostalgie et une tentation de vivre dans le passé, de s’y réfugier comme on enfilerait un pull tricoté par un être cher, et d’y vivre pour toujours. » (p. 326)
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Trois lamentations
Dans ce court texte autobiographique, Robert Goolrick convoque le souvenir de trois camarades d’école, chacune moquée pour son apparence : la maigre Wanda, la grosse Claudie et la noire Curtissa. « On ne peut pas toucher tous les cœurs. On ne peut pas toujours donner à l’autre une raison de tenir bon. » (p. 380) Par un geste anodin, le jeune Robert a fait preuve de toute la gentillesse possible pour un garçon du pauvre Sud des États-Unis. L’anecdote est simple et émouvante, et elle éclaire autrement l’enfance déjà décrite dans Féroces.
Roman de Philippe Claudel, illustrations de Lucille Clerc.
Le Rature, c’est un bateau que tout le monde connaît au port. « Le Rature était toujours le premier fileyeur à quitter le port, et le dernier à y rentrer. Comme s’il avait hâte de fuir le monde, et peinait ensuite à s’arracher à la mer. » (p. 43) Le capitaine est efficace dans chaque geste, précis dans chaque manœuvre. La mer, il la respecte, et son labeur, il l’aime : entre humilité et gratitude, il lance chaque jour ses filets dans les vagues généreuses. La pêche, c’est plus qu’un métier, c’est une existence. Homme de peu de mots, le capitaine porte au cœur une blessure muette et aigüe, mêlée de l’espoir d’un retour et de retrouvailles.
Avec les mots de Philippe Claudel et les images de Lucille Clerc, nous sommes sur le bateau, dans le roulis, sous les vagues, mais aussi dans les pensées du capitaine. Une nouvelle fois, l’auteur explore un lieu essentiel : ici, ce sont les liquides et vertigineux sommets de la haute mer, plutôt que la montagne, où le héros taciturne trouve son équilibre. La dessinatrice, qui a déjà produit les couvertures de L’archipel du chien, Fantaisie allemande et Crépuscule, a saisi l’insondable beauté de la mer et les tourments de l’âme d’un homme simple, mais profond. L’auteur a toujours les mots justes pour parler du chagrin et de l’amour. Plonger dans l’un de ses textes, c’est la certitude d’être saisie au cœur et de vibrer d’émotions.
Casanière heureuse à Paris, Amélie Nothomb accepte d’accompagner son amie Pep au Japon au printemps 2023. Se faisant la guide de sa compagne de voyage, elle retrouve son amour profond pour ce pays où elle n’a pas réussi à s’installer. « Le Japon est mon premier échec amoureux et chaque fois que j’y reviens, je revis ce coup de foudre et le constat que je n’y arrive pas. » (p. 74) Est-il possible d’y revenir avec un œil neuf pour le partager avec une exigeante ignorante qui lui interdit la nostalgie ? « Comment éviter que 2023 cherche les vestiges de 1989 en plus de ceux de 1972 ? » (p. 34) Voici donc la gageure : redécouvrir un pays chéri pour l’offrir aux regards de celle qui ne l’a jamais vu. « Pep s’avère une caisse de résonance extraordinaire. Elle vibre comme le tambour local, elle répercute l’onde de choc en mille fois plus fort. » (p. 32) Même si l’autrice lutte contre la nostalgie, tous ses sens convoqués par les souvenirs et elle retrouve des traces de son père dans de menues choses.
Au terme de ce dernier texte d’Amélie Nothomb, j’ai furieusement envie de relire Chez soide Mona Chollet : l’essayiste décrit la joie d’habiter son intérieur et de s’y trouver suffisamment bien pour ne pas souhaiter le quitter, mais aussi l’ivresse exaltante et vaine du voyage. Amélie Nothomb est une personne délicate, hautement sensible, attentive au bien-être de son amie et à la qualité de son expérience nippone. « Ce qui m’obnubilait, c’était l’idée d’y aller avec Pep. Non : d’être la guide de Pep sur le sol nippon. Je n’avais jamais été la guide de personne. Guider Pep me paraissait terrifiant. C’est peu dire qu’il s’agit d’une amie exigeante. Mais le plus effrayant, c’était de jouer ce rôle au Japon. C’est mon pays préféré au monde, ma terre sacrée. La simple évocation de son nom suffit à me mettre en transe. Un tel amour ne me donne aucune compétence particulière et m’enlève tout droit à l’erreur. » (p. 9) Comme déjà dans Pétronille, l’autrice parle de ses proches avec tendresse, montrant la connaissance intime et aimante qu’elle en a. Peut-être que je projette mon propre comportement sur celui de Mme Nothomb, mais j’y vois une attitude sacrificielle, une obsession à satisfaire l’autre au-delà de toute mesure.
Je retiens deux jolies choses de cet émouvant récit de voyage. L’autrice a relu À rebours de Joris-Karl Huysmans pendant son séjour et elle a passé un moment – hilarant à mes yeux – dans un café abritant des lapins, animal fétiche de sa compagne de route. « Je leur trouve à tous des airs de gangsters […] / Tu as raison. Un lapin, c’est quelqu’un qui prépare un casse. C’est pour ça aussi que je les adore. » (p. 71) Serais-je capable d’un vol long-courrier juste pour passer un moment entourée de lapins ? Si cela ne menaçait pas d’explosion mon empreinte carbone, c’est tout à fait certain !
Hécube, reine de Troie, mère aux innombrables enfants, prend la parole. « Je n’ai pas toujours porté le malheur ni effrayé les gens sur mon passage. J’étais une femme, une humaine et pas la plus laide, à ce qu’on disait. » (p. 11) Mariée à 13 ans au roi de Troie, devenue esclave d’Ulysse, elle a connu plusieurs vies, la première en tant que femme, la dernière en tant que louve si l’on en croit la légende. Mais avant qu’elle dépérisse sous une grise pelisse, Hécube a assisté à la lente ruine de Troie, causée par Pâris, son fils deuxième-né, venu au monde dans un flot de sang noir, qui a échappé à la mort par exposition et qui a irrité tous les rois de Grèce en s’emparant d’Hélène. Pour Hécube, cette guerre est un non-sens, une occasion pour les mâles couronnés de brandir leur orgueil, de se pousser du col et de remplir leurs caisses. « De mémoire d’hommes, jamais on n’a armé mille vaisseaux pour un enlèvement. D’ailleurs, de quoi parle-t-on si l’épouse ravie était consentante ? Ne dirait-on pas plutôt un banal adultère ? » (p. 61) Certes, les guerriers meurent par milliers, mais ce sont les femmes et les enfants qui souffrent le plus, violé·es et asservi·es par les vainqueurs. « C’est une farce cruelle de la guerre que de faire tomber les captives aux mains des hommes qui ont tué leur père, leur époux ou leurs fils. » (p. 108) Dans les mots d’Hécube, Ulysse n’est pas rusé, il est fourbe et cruel ; même son fils Pâris n’est pas délicat, il est faible et veule. La reine perd un à un ses enfants et le hurlement qui monte de sa gorge est une complainte immémoriale.
Le langage d’Hécube est ample, noble et choisi, comme il convient à une souveraine, mais parfois il se brise sur une vulgarité, un mot grossier, reflétant ainsi la complexité de cette reine déchue et humiliée. Souvent, un chœur antique s’élève et donne la réplique aux protagonistes, enjoignant à l’action ou à la miséricorde, pleurant les victimes et raillant les faibles. Devenue bête fauve, Hécube intrigue toujours et ne rentre dans aucun schéma. « La louve mangeuse de fruits ajoute au mystère de la louve qui pleure, et à mon seul mystère je dois mon salut. » (p. 261) En donnant une voix à la reine troyenne et en développant sa légende, Gilles Leroy réécrit avec brio un épisode antique et mythologique. Je suis friande de ce genre littéraire et je ne peux que vous conseiller Circé et Le chant d’Achille de Madeline Miller, Une rançon de David Malouf ou encore L’obscure clarté de l’air de David Vann. Et pour en finir avec Hécube, je dirai simplement que d’une louve mythique à une autre, il n’y a qu’une foulée de pas…
Quatrième de couverture – En rentrant chez eux un soir, les Navidson – Will, Karen et leurs deux enfants qui viennent à peine d’emménager en Virginie – découvrent qu’une nouvelle pièce a surgi dans leur maison… comme si elle avait toujours été là. Simple inattention ? Canular élaboré ? Mètres, plans et appareils de mesure sont réquisitionnés, et soudain l’explication la plus étrange devient la plus évidente : le foyer des Navidson est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Très vite, d’autres changements surviennent ; un mur se décale, une nouvelle porte apparaît dans le salon et derrière elle un couloir étroit et obscur. Photoreporter de renom et aventurier intrépide, Will s’y risque un soir mais, manquant de se perdre dans ce qui s’avère être un dédale immense, décide de mettre sur pied une équipe d’explorateurs chevronnés, afin d’étudier ce passage qui paraît sans fin et qui, très vite, se révèle l’être pour de bon. Plongée dans le labyrinthe d’une maison impossible, ce roman tout en méandres cache un Minotaure : au cœur de l’obscurité abyssale et toujours croissante, résonne un grondement impie qui semble vouloir déchirer les murs et dévorer les rêves.
Résumer ce livre est impossible et je ne suis pas loin de penser que le lire l’est tout autant. « Ceci n’est pas pour vous. » Tout pourrait commencer et finir par les paroles d’une chanson : C’est une maison bleue… (Il faut lire la dernière édition en couleurs pour comprendre…) Mais voilà qui est trop doux pour l’enfer dans lequel plonge le·a lecteur·rice en ouvrant ce bouquin. « D’infinis enchevêtrements de mots, signifiant parfois quelque chose, parfois rien, se fracturant souvent pour bifurquer sans cesse vers d’autres morceaux. » D’ailleurs, il n’y a pas qu’un texte, pas qu’une œuvre, et les différents niveaux de récits se superposent, se confondent, s’absorbent ou s’annulent. « D’un point de vue purement intellectuel, l’impossible n’est qu’une chose. »
Les notes de bas de page tentaculaires et imbriquées, très souvent construites en écho ou en boucles, sont un roman à elles seules, une œuvre parallèle qui mérite la même attention que le texte principal. Avec ses polices changeantes et sa mise en page anarchique, ce casse-tête éditorial est un texte composite, fragmentaire et lacunaire, tortueux et labyrinthique, piégeux et exigeant, digressif et pour le moins terrifiant. « La maison de Navidson peut-elle exister sans qu’on en fasse l’expérience ? Est-il possible de concevoir cet endroit comme ‘non façonné’ par les perceptions humaines ? » La maison des feuilles, c’est un livre dont vous n’êtes pas le héros, et bonne chance pour en sortir ! « Ce qui est réel ou ce qui ne l’est pas importe peu. Les conséquences sont les mêmes. »
Ai-je aimé cette lecture ? J’ai apprécié l’expérience, c’est certain, et je ne me suis pas ennuyée à suivre les tortueux chemins de cette histoire schizophrénique. « En leur absence, la demeure des Navidson était devenue quelque chose d’autre, et sans être exactement sinistre ou même menaçant, le changement réduisait néanmoins à néant tout sentiment de sécurité ou de bien-être. » Ce qui est moins certain, c’est savoir si j’en retiendrai quelque chose à long terme, autre qu’un intense sentiment d’errance et d’interrogation. Toutefois, je voulais depuis longtemps m’attaquer à ce monument de la littérature de genre : il est toujours satisfaisant de cocher une case dans sa bucket-list littéraire !
Ahava pétrit le pain avant le repas de la Pâque, selon la tradition séculaire : « Pains non levés, pains plats, pains de l’urgence. » (p. 8) Elle apprend à Malka, sa petite-fille de 10 ans, les gestes immuables, la rencontre entre la farine et l’eau, quand la main doit intervenir et quand elle doit se retirer. « Le pain est un mélange de farine et d’eau, mais c’est le temps qui les lie, qui les fait tenir ensemble. » (p. 9) Des décennies plus tôt, Ahava a préparé ce pain qui célèbre la liberté de son peuple pour l’invité de son époux. Ce soir-là, elle a pétri et servi le pain qu’a rompu le rabbi crucifié sur le mont Golgotha. Personne ne dit le nom de ce rabbi, mais la maison n’a pas oublié que cet homme a guéri le père d’un mal invisible. Le souvenir persiste comme la foi, simple et nécessaire comme l’est le pain quotidien. « Le pain est vivant. Il est vivant. » (p. 14) Depuis Ahava fait le pain comme ce soir-là, selon son cœur, dans une vérité totale. « Entre le cœur et les mains, il ne peut y avoir l’espace d’une question. Ou alors le cœur est aveugle, ou alors les mains sont orphelines. » (p. 46)
Avec son très court et fulgurant roman, Jean-Philippe de Tonnac dépeint la Cène du point de vue d’une femme de rien, d’une anonyme à la foi robuste. « Le pain est le corps de celui qui va être livré. » (p. 73) Avec ses mots, puissant levain de littérature, l’écrivain du pain célèbre l’aliment essentiel, entre nourriture terrestre et nourriture spirituelle. L’histoire du Christ s’est écrite là, dans la poussière de farine et le travail énergique des mains qui façonnent le pain azyme. Ce portrait en creux de Jésus m’a rappelé Soif d’Amélie Nothomb et Le bâtard de Dieu de Metin Arditi. J’aime ces explorations littéraires de la figure du fils de Dieu, car elles magnifient son humanité.
Dans les années 1870, avec la victoire de Bismarck sur la France, l’Allemagne développe son industrie et se modernise. Les fils Effinger, délaissant l’atelier familial d’horlogerie, tentent leur chance à Berlin. En s’alliant à la famille Oppner, ils fondent une famille prospère et ambitieuse, entourée d’ami·es et de partenaires. De crises économiques en succès commerciaux, cette nouvelle bourgeoisie industrielle louvoie dans l’Histoire de l’Europe jusqu’en 1948, date à laquelle le roman se referme. Fréquemment renvoyés à leur foi juive, les Effinger et leurs proches restent convaincus que leur pays les protégera. « Si un parti minoritaire refuse de nous compter parmi les Allemands, ce n’est pas notre affaire. Le principal, c’est que nous nous sentions allemands. » (p. 243)
En près de 1000 pages, Gabriele Tergit développe de longues réflexions sur le capitalisme, la servitude salariale, la pauvreté des travailleurs et le bon sens domestique. « Chez les Effinger, depuis toujours, on priait et on travaillait, et ce qu’on avait gagné en travaillant, on l’économisait autant que possible pour le grand âge, pour les vicissitudes de l’existence, pour les enfants. » (p. 182). Dans le cercle intime, elle montre l’inexorable vitalité de la jeunesse et la façon dont chaque génération pousse la précédente vers la sortie, à grand renfort de nouvelles mœurs et d’évolutions sociales. « Quand on vieillit […], on a toujours le sentiment d’être le dernier de quelque chose. » (p. 362) Les patriarches mènent les affaires de cœur et d’argent avec la même efficacité rigoureuse et voient d’un mauvais œil les excentricités de leurs enfants. « On se marie dans l’intérêt de sa maison, de la même manière qu’un noble ne se marie pas en dessous de son rang. […] Ce mariage serait incontestablement une déchéance. C’est ainsi que les maisons périclitent, et ainsi que les vieilles familles disparaissent. » (p. 229) Hélas, chacun sait que le progrès est une force que l’on n’arrête pas : ainsi, les femmes s’émancipent, les travailleurs se mobilisent contre les patrons et les anciennes manières sont oubliées.
« Pourquoi avons-nous cessé de nous soucier l’un de l’autre, nous qui étions du même sang ? » (p. 832) De fiançailles en mariage, de divorces en décès et au gré des naissances, la famille Effinger s’étend, se recompose et se délite : c’est elle, le personnage principal de ce roman-fleuve. Au fil des chapitres très courts qui galopent à travers les années, Gabriele Tergit dessine les vies de tous les enfants Effinger et des personnages qui les entourent. Ce pavé est impossible à lâcher, car même en sachant à quel sort sont promis les juifs allemands, on veut savoir ce qu’il adviendra des Effinger. « Je fais partie d’une race méprisée et suis citoyen de second rang en Allemagne. Mais j’ai un avantage qui se révélera un jour : par ma simple existence de juif, je suis témoin de la puissance de l’esprit et du refus d’employer la force. » (p. 81)
On sait déjà que le huitième fils d’un huitième fils est destiné à être mage. Mais le huitième fils d’un mage, c’est un sourcelier, et cela n’augure rien de bon pour la magie. « Quelque chose d’horrible était sur le point de se produire. Vous vous en doutiez, non ? » (p. 13) La sourcellerie, c’est de la magie plus que noire, une force malsaine qui voudrait dominer l’univers. Le jeune Thune et son terrible bourdon noir sont bien décidés à faire régner les mages au-delà des murs de l’Université de l’Invisible, d’abord sur Ankh-Morpork, puis sur tout le Disque-Monde. Une fois encore, Rincevent, mage médiocre s’il en est, n’échappera pas à l’aventure, lui qui n’aspire qu’à la routine et à l’ennui. Le Patricien a été réduit à néant, le chapeau de l’Archichancelier pourrait tomber entre de mauvaises mains et la Bibliothèque de l’Université de l’Invisible est menacée. Aidé de Conina et de Nijel, deux héros qui ont beaucoup à apprendre en héroïsme, Rincevent se rend dans les lointaines contrées du Disque-Monde et fait son possible pour éviter une guerre magique. « J’ai cherché la magie toute ma vie, et tout ce que j’ai trouvé, c’est des lumières de couleurs, des tours insignifiants et de vieux livres racornis. La magie n’a rien fait pour le monde. » (p. 104)
J’ai décidément une immense tendresse pour le bibliothécaire, anthropoïde entêté et pragmatique. Sous sa garde, les ouvrages millénaires de la grande Bibliothèque sont en sécurité. Le Bagage a également sa propre aventure, lui qui a été repoussé : quelle est sa destinée s’il est privé de propriétaire ? « Le Bagage se sentait malheureux en amour ; il faisait donc comme tout être sensible dans ces circonstances, à savoir se soûler. » (p. 123) Dans ce volume de ses Annales, Terry Pratchett réécrit un peu les Mille et une nuits et nous offre les hilarantes tribulations d’un mage en magie. Il y a finalement peut-être quelque chose à tirer des maigres pouvoirs de Rincevent. « Il savait, lui, au fond de sa tête, qu’il en était un, de mage. Être bon en magie n’avait rien à voir là-dedans. » (p. 25) Lentement, mais sûrement, je me régale des aventures loufoques des personnages de Terry Pratchett.
Ghislaine était une amie, une âme sœur. Sa mort à 44 ans ébranle Christian Bobin. « L’événement de ta mort a tout pulvérisé en moi. Tout sauf le cœur. Le cœur que tu m’as fait et que tu continues de me faire, de pétrir avec tes mains de disparue, d’apaiser avec ta voix de disparue, d’éclairer avec ton rire de disparue. » Ghislaine était mariée et mère de famille : pour elle, Christian éprouvait un amour unique, un sentiment dénué de romantisme, profond comme le sont toutes les affections inévitables. Perdre cette femme si essentielle à son équilibre laisse l’auteur en proie à des questions insondables. « Je suis devant ta mort comme devant une énigme, une pensée dont je ne sais trop ce qu’elle contient de tendre et de terrible. » Plutôt que de faire de cette perte une fin et un vide, l’auteur décide de faire vivre l’amitié au-delà de la tombe. « Je te retrouve partout, toi qui n’es plus nulle part. »
Troisième lecture que je fais des œuvres de Christian Bobin et je suis désormais certaine que cet auteur m’a conquise. Ici, il parle de la disparition et du deuil avec des mots aussi lumineux que ceux de Philippe Claudel dans Meuse l’oubli. Je suis touchée au cœur, irrémédiablement. La spiritualité religieuse de l’auteur est palpable, mais jamais pesante : chez lui, tout aspire à l’élévation des cœurs et des sentiments.
Antonio Borjas Romero, abandonné sur les marches d’une église au matin de son troisième jour, aurait pu connaître une existence misérable. Mais recueilli par une muette qui voit en lui un grand destin, il ira plus loin que les ruelles miséreuses de Maracaibo. « Elle l’alimenta de sa propre colère, de sa douleur silencieuse. » (p. 14) Gamin qui grandit vite, faisant divers métiers pour s’élever dans le monde, il devient quelqu’un dans son pays. À ses côtés, avant de devenir son épouse, Ana Maria Rodriguez a réalisé son ambition et fait mentir une prédiction. « Elle savait qu’elle avait une double lutte à mener, celle de la médecine et celle des femmes. » (p. 112) Après eux, leurs enfants auront à leur tour une vie hors normes, loin des frontières du Venezuela.
Dans ce roman, on croise les dictateurs d’un pays indomptable, des boîtes à rouler les cigarettes, un pingouin échoué loin de ses latitudes, une collection d’histoires d’amour et les innombrables signes qui transforment les existences en destin. Après Sucre noir et Héritage, j’ai retrouvé avec plaisir la plume colorée et vivace de Miguel Bonnefoy. Il faut rapidement que je lise le reste de son œuvre. Je retiens une phrase de ce roman qui me semble s’appliquer parfaitement à l’auteur. « Si tu veux devenir écrivain, parle avec ceux qui ne le sont pas. » (p. 278) Une fois encore, j’ai eu le sentiment que Miguel Bonnefoy s’adressait à tout ce qui vibre en moi de légendes et de réalisme magique pour réjouir mon âme de lectrice.
À Lille, son diplôme d’architecte presque en poche, Victor remplit ses nuits d’alcool, de drogues, de musiques et de danses frénétiques. L’amour pour lui se résume aux étreintes sans lendemain et il méprise les attachements. Mais voilà Fleure. « Son visage prolonge la matinée. » (p. 18) Ces deux-là pourraient partager la même première histoire, au-delà de leurs différences. Fleure aime le calme des quotidiens connus, la douceur poussiéreuse des souvenirs et la tendresse tranquille. La routine lui est simple et naturelle, sans angoisse. « Pour Fleure, aimer, c’est une évidence. C’est effrayant, cette certitude ! Je voudrais y croire. Mais je ne peux pas… » (p. 133) Victor tremble devant cette histoire sage, cette relation rassurante, lui qui ne vibre que par l’extraordinaire et les surprises et qui ne sait pas s’attacher. « Il voudrait se prouver qu’il peut en aimer une. Que ce soit Fleure, épris par le besoin d’une aventure plus grandiose que ses nuits. Alors il s’applique dans l’intime. » (p. 79) Hélas, que peut l’amour têtu de Fleure contre un cœur aigre qui ne sait pas aimer, mais qui refuse de ne pas l’être ?
Victor, c’est exactement le dernier homme que j’ai connu : un égoïste qui promet tous les efforts, mais qui n’en réalise aucun et ne se montre digne d’aucun des serments grandiloquents qu’il lance pour se faire croire que c’est ça, aimer. « Je pense qu’il ne t’aimait pas. / Il le disait pourtant. / Il le disait pour lui. Pour ton regard qui l’enveloppait. Mais on n’aime pas ainsi, pas avec cette violence. Il n’a jamais aimé. » (p. 199) Plus Fleure pardonne les écarts, plus Victor se montre odieux, impatient, cruel et absent : tout n’est jamais assez pour l’homme qui croit tout mériter sans rien devoir. Ce dont parle un peu ce roman, c’est l’emprise et la difficulté de s’en libérer. « En elle montait un dégoût pour elle-même, pour sa naïveté. D’avoir aimé sans égal, de s’être fait acculer puis écraser dans un quotidien qui se dérobait. Et malgré tout, elle pensait à lui. C’était terrifiant. » (p. 193) Hélas, sortir d’une relation mauvaise, ce n’est pas toujours suffisant pour se sauver quand l’orgueil remplace le fléau de la passion et l’emporte sur le sentiment vrai.
Dans son premier roman, Arthur Dayras déploie un style puissant, parfois poétique jusqu’à l’étourdissement. « Pour se dire bonjour, chacun a enfoui sa tête dans le creux de l’épaule. Il est trop tôt encore pour s’embrasser, trop tard aussi pour se mentir. » (p. 23) L’auteur écrit à merveille les pudeurs des débuts et les tiédeurs acides des désillusions. Il me déplaît fortement que la fin du roman donne droit au caractère infect du protagoniste : sans être heureux, le dénouement aurait pu épargner Fleure et ne pas en faire une statistique supplémentaire.
Je vous laisse avec deux phrases d’une beauté éblouissante.
« Elle avance avec la légèreté d’une promesse. » (p. 41)
« Comme toutes les premières amours, leurs gestes sont gauches, pleins d’une tendresse d’aube. » (p. 62)
Rose vit à La Réunion. Elle est une créole blanche aux cheveux crépus. « Même le chien avait le poil plus lisse que moi ! » (p. 8) Depuis son enfance, elle se croit laide à cause de ses cheveux si difficiles à discipliner. Son métissage l’empêche de trouver sa place et d’affirmer son identité. « Je n’étais pas noire… Et les petites filles blanches ont les cheveux lisses. » (p. 14) Quand Rose s’installe à Paris pour ses études, elle se satisfait d’une tête tondue, facile à entretenir et qui lui permet de s’affranchir enfin des mains expertes de sa mère. Mais ses cheveux, pourtant, sont une part de son image et une des raisons de sa dysmorphophobie. Quand elle décide de les laisser repousser, elle découvre le prix des tissages, des défrisages, des tresses et tout le business autour des cheveux afro. Avec la taxe rose en prime, évidemment ! « Je paye le double prix du sexisme et du racisme. » (p. 198) Longues sont les années avant que Rose accepte enfin ses cheveux au naturel, grâce à un entretien approprié. Fini de se cacher à la moindre repousse, fini de se laisser dominer par l’oppressif stéréotype capillaire des souples chevelures européennes ! « L’UNESCO a classé le défrisage parmi les séquelles psychologiques de la traite négrière. » (p. 107) En faisant la paix avec ses cheveux, Rose fait la paix avec son physique et, plus généralement, avec son identité créole réunionnaise.
La première de couverture est une merveille graphique et sensorielle. Sans trop m’avancer, je pense pouvoir dire que l’autrice a mis beaucoup d’elle dans cette œuvre. Elle donne une masse considérable d’informations sur les cheveux, qu’il s’agisse d’histoire, de biologie, d’économie ou de sociologie. Oui, le poil (de tête) est politique ! « Notre société assimile la beauté à la jeunesse, dont la longueur des cheveux est un marqueur social. En se coupant les cheveux, les femmes qui vieillissent quittent la jeunesse et renoncent à leur désirabilité. » (p. 64) En fin d’ouvrage, les sources documentaires invitent à poursuivre la réflexion sur ce sujet majeur. Non, les cheveux, ce n’est pas futile. Être recalé·e à un entretien d’embauche à cause de sa coupe, c’est illégal. Non, il n’existe pas une seule façon d’être une femme bien coiffée : aussi séduisants que puissent sembler les cheveux lisses, les cheveux bouclés/crépus ont droit de cité et surtout droit au respect ! « C’est comme si les cheveux des femmes concernaient tout le monde. » (p. 90) Avec cette très belle œuvre, qui m’a rappelé Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, Lou Lubie montre que les racines capillaires plongent aussi profondément que les racines familiales et historiques : on peut toujours essayer de les arracher, mais la nature trouve toujours un chemin…
Les démons sont partout en ville, la petite Lou est toujours emprisonnée dans les cachots du château et la reine Meadows croit pouvoir vaincre le roi des démons. Mais Jeanne a retrouvé son « petit » et, aidée de l’éternellement dévoué Nâ, elle se dresse une nouvelle fois contre la menace qui pèse sur le royaume. Cette fois, le danger ne vient pas de l’extérieur : la reine est animée par une jalousie dévastatrice et destructrice et, entre ses mains, la magie est un pouvoir maléfique. Soutenue par Lou, Frado et Roby, Jeanne a un dernier combat à mener, prouvant que l’entraide et la solidarité naissent souvent de la diversité.
Grâce aux chapitres flashback, on comprend complètement le passé de Jeanne et de Meadows et les conséquences d’une haine infondée. Le gros plus de ce manga, c’est que les personnages sont archétypaux par leurs noms ou leurs fonctions, mais pas par leur comportement. Loin d’être des caricatures, ils suivent des arcs narratifs complexes. L’ultime volume de ce manga parle à merveille des liens qui unissent les humain·es et leurs compagnons animaux. « Nous avons été séparés pendant longtemps, mais nos sentiments sont restés intacts. » La fidélité animale est illustrée de deux façons très touchantes et OUI J’AI PLEURÉ ! « Tu es vraiment une drôle de bête protectrice, Nâ. » La fin de cette histoire est une parfaite réussite, entre tristesse, soulagement et espoir.
Sous-titre : Les aventures héroïques et byzantines d’un fromager londonien.
J’ai lu ce roman en 2015. J’en gardais le souvenir d’un hommage appuyé aux fromages : un frhommage, en somme… Mais de l’intrigue, il ne me restait pas grand-chose. Au hasard d’une visite dans mes archives de blog, j’ai décidé de relire le roman. Alors, de quoi retourne-t-il ?
En partant d’Edward Trencom, dernier héritier en date d’une grande lignée de fromagers dotés d’un nez exceptionnel, on remonte dans l’Histoire, aux plus sombres heures de la Grèce et des terres byzantines. Le lien des Trencom avec ces régions bien éloignées de Londres est à découvrir au fil des chapitres, mais les principaux intéressés ont la fâcheuse tendance à perdre la vie quand ils explorent les mystères de leur famille et de leur extraordinaire appendice. « Dieu t’a donné ton nez, et tu dois t’en servir. Mais je t’interdis d’en reparler et de chercher à découvrir son origine. » (p. 42)
J’ai retrouvé avec plaisir cette généalogie fromagère maudite et j’ai surtout eu envie, comme lors de ma première lecture, de goûter chacun des fromages évoqués ! Toutefois, j’ai compris pourquoi l’intrigue farfelue ne m’avait pas durablement marquée : la fin part en eau de faisselle et s’avère – comme disent les anglo-saxons – anticlimatic ! Ce roman loufoque brille cependant par l’érudition de son auteur, historien de formation : à la suite des hommes Trencom, on suit des personnages historiques et on traverse des évènements qui ont fait date ! Mais il faut bien reconnaître qu’une fois encore, ce sont les femmes qui ont la tête sur les épaules…
En 1964, Cory a douze ans. Une année précieuse, unique dans la vie d’un môme : il n’est déjà plus un tout petit enfant, mais il lui reste une certaine innocence. « Je suis né et j’ai grandi à une époque magique, dans une ville magique, entouré de magiciens. » (p. 8) Mais un matin d’hiver, une fissure zigzague sur l’écran de sa tranquille existence : son père et lui assistent à un meurtre. Cory aperçoit une silhouette dans les bois et ramasse ce qui pourrait être un indice, et son esprit débridé n’a de cesse de trouver qui pourrait être le coupable parmi les habitants de Zephyr, ville tranquille d’Alabama. Pendant une année, le gamin et sa bande de copains vivent des expériences inoubliables : la chute d’une comète, une attaque de guêpes, , une crue destructrice et son monstre marin centenaire, des apparitions de fantômes, des rêves douloureux chargés de sens, des courses à vélo, les menaces d’une famille mafieuse, un été fabuleux et une terrible nuit dans les bois, le racisme du sud des États-Unis, des prières dangereuses et tant d’autres choses. Tout cela est-il vrai ? Après tout, peu importe… « C’est fou ce qu’un enfant peut imaginer. » (p. 158)
Ce long roman aux accents nostalgiques est le récit a posteriori de Cory, désormais adulte, sa genèse d’écrivain : le gamin à l’imagination si fertile vit maintenant de ses mots et il a tout fait pour ne jamais grandir complètement. Le roman évoque Le corps de Stephen King et le film Les Goonies, avec tout ce que cela suppose de tendresse et d’aventures extraordinaires. « Je n’ai jamais eu peur de mes monstres, car ils étaient sous mes ordres. Je dormais parmi eux dans le noir, et ils n’ont jamais dépassé les bornes. » (p. 175) Il ne sert à rien de se demander si le fantastique existe : dans cette histoire, les coïncidences sont les signes venus d’une autre dimension – à vous d’accepter d’y croire ou non – et les indices finissent par s’assembler pour constituer la solution du mystère. J’ai lu ce roman avec gourmandise et j’ai plusieurs fois eu le corps gros devant les insondables chagrins de l’enfance. Voilà de la très belle ouvrage.