En attendant le vote des bêtes sauvages

Roman d’Ahmadou Kourouma.

« Retenez le nom de Koyaga, le chasseur et président-dictateur de la République du Golfe. » (p. 9) Ainsi s’ouvre la première des six veillées en l’honneur de Koyaga. « Retenez mon nom de Bingo, je suis le griot musicien de la confrérie des chasseurs. » (p. 9) Avec son répondeur, Tiécoura, Bingo écrit la geste de Koyaga, président-dictateur africain. Pour cela, il remonte au père de l’homme, à Tchao : « Le tirailleur Tchao avait tué cinq Allemands pendant la Grande Guerre et avait été le premier homme nu à introduire l’habillement. En conséquence, le premier à introduire les débuts de la civilisation dans les montagnes. » (p. 25) Koyaga est un fils des Montagnes, un chasseur, un homme nu. L’ambition et la transgression du père touchent le fils. Koyaga sera décoré en Indochine. De retour au pays, il ne veut qu’être que le plus puissant. Sa mère, Nadjouma, est une sorcière nue, belle et envoûtante. Avec le marabout Bokano, elle soutient les ambitions de Koyaga. De coup d’état en assassinats, Koyaga devient le nouveau président de la République du Golfe.

Koyaga est accompagné de son âme damnée, Maclédio, un être qui a trouvé son « homme de destin » en la personne du chasseur des montagnes. « Maclédio est devenu votre pou à vous, Koyaga, perpétuellement collé à vous. Il reste votre caleçon œuvrant où vous êtes pour cacher vos parties honteuses. Cacher votre honte et votre déshonneur. Il ne vous a jamais plus quitté. Vous ne vous déplacerez jamais plus sans lui. » (p. 123) Tout bon tyran a son homme dévoué. Maclédio est plus qu’une ombre, c’est un prolongement organique du dictateur, une expression incarnée de la soumission au démon.

Koyaga sait tout, maîtrise tout. Mais que faire quand tout n’est pas assez ? « La création de son parti unique et sa nomination comme président-fondateur et président à vie n’apportent qu’un éphémère moment de joie à Koyaga. » (p. 292) C’est Maclédio qui trouve la solution et qui crée « des groupes de choc qui partout et toute la journée griotteront, louangeront Koyaga. » (p. 292) En effet, que vaut un souverain qu’on ne vénère pas ? Que vaut une idole à laquelle on ne sacrifie pas ?

Alors que Koyaga fête le trentième anniversaire de son arrivée au pouvoir, le pays est endetté et traverse une crise que renforcent l’insécurité et les soulèvements orchestrés par les « déscolarisés ». Le règne de Koyaga peut-il s’achever dans le sang et le meurtre ? D’aucuns lui font miroiter le contraire. « Vous briguerez un nouveau mandat avec la certitude de triompher, d’être réélu. Car vous le savez, vous êtes sûr que si d’aventure les hommes refusent de voter pour vous, les animaux sortiront de la brousse, se muniront de bulletins et vous plébisciteront. » (p. 381)

Le roman dénonce les régimes bananiers, mais il met en perspective les fautes et les ravages de la colonisation. « La transgression de Tchao ne déclencha pas la seule scolarisation des jeunes montagnards : elle entraîna le recrutement massif des montagnards comme tirailleurs. Elle fit des Montagnes un réservoir de tirailleurs dans lequel les Français puisèrent abondamment pour toutes les guerres. » (p. 27) L’Afrique sacrifiée, « terre aussi riche en violeurs de droits de l’homme qu’en hyènes » (p. 275) n’en finit pas de souffrir sur l’autel des guerres occidentales et internationales.

Néanmoins, Koyaga sait tirer profit des troubles mondiaux. Bien que son pays bafoue les droits de l’homme, il est une barrière au grand mal du vingtième, le communisme. Dans le pays de Koyaga se cristallisent les conflits du monde : « En moins de trois ans, trois tentatives perpétrées par le communisme international visant à la suppression physique de Koyaga ont été ourdies. Une persévérance ! Un réel acharnement qu’une seule et bonne signification pouvait signifier. Koyaga constitue un verrou important qui arrête le déferlement du communisme international sur l’Afrique. Koyaga est une pièce maîtresse de la lutte contre le communisme liberticide. L’Occident doit le savoir, le reconnaître, aider et secourir, soutenir beaucoup plus, beaucoup mieux son rempart, son bouclier. » (p. 287) La dictature de Koyaga est pleinement justifiée et encouragée par l’Occident capitaliste qui frémit devant le géant Rouge. Vaut-il mieux un dictateur sanguinaire, corrompu et avide de richesses ou un ennemi aux idéaux trop convaincants ? L’Histoire a fait son choix.

Les six veillées déroulent un conte traditionnel. C’est une véritable légende qui se raconte, entre magie et réalité : Koyaga est l’homme qui a vaincu une panthère, un buffle, un éléphant et un caïman. Il est homme que les bêtes sauvages redoutent et respectent. Des proverbes en introduction de chaque veillée annoncent les sujets classiques, les grands thèmes de réflexion que chaque homme doit aborder : la mort, la prédestination, l’apprentissage, la trahison, etc. L’existence de Koyaga est une tragédie africaine, un drame dans le désert. Mais c’est aussi un pamphlet au souffle brûlant, une critique acérée des régimes dictatoriaux africains. Toute louange est ici à double tranchant, vicieuse et serpentine puisque tout succès est issu du mal, de la haine et de la violence. Étourdi par les éloges et ivre de pouvoir, Koyaga n’entend pas le sifflement acerbe que modulent Bingo et Tiécoura. La célébration se fait portrait au vitriol et chaque touche du pinceau complète un hideux tableau.

Le roman d’Ahmadou Kourouma est exigeant et demande une concentration courageuse. Les récits qui s’égarent dans l’espace et le temps, les références historiques et le mélange des genres rendent le texte complexe. Mais également puissant et intemporel. Certes l’Afrique est ici mise au pilori, mais tous les continents ont leurs molochs. Peu importe que la République du Golfe n’existe pas : de vrais territoires souffrent de la même manière et l’exemple n’est pas assez puissant pour les pleurer tous.

Ahmadou Kourouma sait parler du continent africain. Dans une langue riche, parfois idiomatique, lourde de références, il célèbre une terre qu’on a violée, dépossédée de ses beautés sauvages et privée de ses traditions sainement barbares. Pantin entre les mains des autres, qu’ils soient Occidentaux ou Africains dévoyés, le continent n’en finit pas souffrir et de vomir des immondices par toutes ses plaies. En voilà une terre qui peut dire « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » En attendant le vote des bêtes sauvages n’est pas un texte à refermer après lecture : c’est une réflexion qui ouvre, au-delà des mots, des infinis de questionnements humains. 

Du même auteur, j’ai lu Allah n’est pas obligé.

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Les voyages de Gulliver

Roman de Jonathan Swift.

Voyages dans plusieurs régions éloignées du monde par Lemuel Gulliver est le titre complet de ce récit de voyage. Gulliver, médecin de formation, embarque à plusieurs reprises sur des navires marchands et, suite à des avanies ou des trahisons, échoue sur les côtes de territoires inconnus peuplés de civilisations extraordinaires. À Lilliput, il rencontre des êtres si petits qu’il pourrait les glisser en ses poches. À Brobdingnag, c’est lui qui rentre dans les poches. À Laputa, il découvre une île volante qui se déplace grâce à la force conjuguée d’un aimant et d’un socle de diamant. Balbinarbi abrite une académie de savoirs hétéroclites. Glubbdubdrib et Luggnagg ont tout autant de mystères et de prodiges à présenter. Fidèle sujet du royaume anglais, il est convaincu que son pays surpasse en toute chose les autres territoires. Ce n’est que chez les Houyhnhnms qu’il prend en horreur le genre humain et s’entiche des chevaux, race qu’il estime être la plus évoluée et la mieux civilisée.

Gulliver a le goût du voyage et de la découverte. Mais le voyage en lui-même n’est jamais qu’un moyen, au demeurant très court : les périples en mer ne durent que quelques pages voire quelques paragraphes avant le naufrage ou le débarquement. Une fois rendu sur place, Gulliver ne voyage plus, il découvre et compare. L’Angleterre est son pays de cœur, mais il n’y reste jamais. Il soupire après sa terre natale dès qu’il en est éloigné, mais il reprend la mer dès qu’il a rejoint les rivages de la grande Albion. Ainsi qu’il le dit, « [sa] soif de découverte, malgré [ses] infortunes passées, restait aussi vive que jamais. » (p. 220) Gulliver n’ignore rien des dangers au devant desquels il s’élance en reprenant la mer. Mais c’est son récit a posteriori qui en témoigne. Dans son dernier voyage, Gulliver a risqué plus que sa vie : il a mis sa raison et son identité au pilori.

D’un monde à l’autre, Gulliver compare toute chose à l’univers dont il est issu. Les mesures et disproportions sont sujets d’émerveillement dans les deux premiers pays qu’il découvre. Mais chaque retour au pays est l’occasion de quelques paragraphes cocasses dans lesquels on découvre que Gulliver a bien du mal à retrouver la normalité de son univers. Pétri et parfois acquis aux découvertes qu’il a faites en terre inconnue, il pose sur son univers le regard d’un étranger.

Jonathan Swift emprunte à de nombreux genres littéraires pour composer son texte : le récit de voyage est une trame générale dont les ressorts sont déviés et nourrissent le ton parodique et satirique. Le conte philosophique croise le récit de mœurs et l’étude sociale. La volonté encyclopédique et linguistique affrontent le traité spirituel et mystique. Jonathan Swift n’a de cesse de faire répéter à Gulliver ses bonnes intentions. Le héros est précis et consciencieux dans les descriptions qu’il donne, même pour les sujets les plus ingrats : « J’espère que l’indulgent lecteur me pardonnera de m’attarder sur ce genre de détails qui, même s’ils semblent insignifiants aux esprits vulgaires ou serviles, enrichiront sans doute les pensées et l’imagination du philosophe au progrès de la vie publique et privée. » (p. 151)

L’auteur glisse entre les lignes des critiques plus ou moins subtiles sur la société de son temps, sur les ennemis de l’Angleterre ou certaines professions dont il dresse des portraits peu flatteurs (avocats, médecins, etc.) Sympathisant des Whigs, il ne cache pas un certain mépris pour la noblesse: « Un corps faible et maladif, une physionomie décharnée, une complexion jaunâtre sont les signes distinctifs d’un sang noble ; un aspect sain et robuste est chose si honteuse chez un homme de qualité que le monde est aussitôt persuadé que son père était un valet ou un cocher. » (p. 340) Néanmoins, Gulliver ne manque jamais de présenter ses plus profonds respects aux monarques des peuples chez qui il séjourne. Aussi affable et sociable que soit le personnage, il est impossible de ne pas déceler en lui un fond de rouerie et une capacité hypocrite à tirer le meilleur parti de toute situation.

Gulliver est un héros ambigu. Il découvre et expérimente de grandes choses : en ce sens, il se démarque du reste de la société humaine. Mais, tout en clamant sa bonne foi et en insistant sur la pureté de ses vertus, il démontre à plusieurs reprises qu’il est doté d’un orgueil susceptible et qu’il est assez peu capable de tolérance : en bon occidental conquérant qui se respecte – et bien que le terme soit anachronique – Gulliver témoigne de l’ethnocentrisme dont font preuve les explorateurs et les colonisateurs. Il réduit tout à sa personne et à son univers. Même s’il est avide d’apprendre la langue des peuples qu’il traverse, il ne s’en sert pas pour échanger, mais plutôt pour se convaincre que sa raison est la meilleure. Heureusement, Jonathan Swift rabat le caquet de cet odieux petit personnage en le confrontant à une civilisation où le cheval est roi et où l’homme n’est qu’un infâme animal.

Voilà un texte absolument délicieux ! La finesse de la critique n’entrave pas l’humour et la qualité du récit est indéniable. Si Jonathan Swift, en bon anglais, porte de nombreux coups de griffe à la France, il n’épargne pas non plus l’Angleterre et la satire n’en a que plus de poids. C’est un texte à faire lire aux adolescents. La langue est certes soutenue et il faut souvent se référer aux notes en fin d’ouvrage, mais ce roman a de quoi séduire les lecteurs avides d’aventures et de mondes extraordinaires.

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Lonesome Dove, la série

J’ai récemment lu Lonesome Dove de Larry McMurtry. Mon billet s’achevait sur un appel désespéré, à avoir trouver la série produite par CBS. Mon appel a été entendu !! Un grand merci à cette oreille attentive !

Robert Duvall incarne un charmant Augustus McCrae, Tommy Lee Jones est un Woodrow Call très convaincant, Danny Glover fait un Deets encore plus crédible que dans mon imagination. Seul bémol avec Anjelica Huston (Morticia de la famille Adams !) qui ne correspond pas du tout à l’image que je me faisais de Clara.

En quatre épisodes d’1h30, cette mini-série est parfaitement fidèle à la lettre. Toute l’ampleur du roman de Larry McMurtry est rendue en images. C’est avec un plaisir non boudé que j’ai repris la piste et retrouvé les paysages grandioses. Les personnages sont aussi crasseux, attachants ou haïssables que dans le livre et les péripéties sont tout aussi palpitantes. Bref, un excellent moment vidéo qui complète à merveille le plaisir de la lecture !

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Landes, de terre et d’eaux

Album d’Alain Dubos (textes) et de Philippe Valliez (images).

« Il est des pays dont la violence est maîtrisée par un décor en apparence pacifié, et que tourmentent pourtant, au hasard des colères de la nature, les catastrophes. Les Landes sont de cette famille-là, qui proposent au regard du passant les harmonies de leur paysage et, pour qui prendra le temps de regarder sous l’horizon, les décombres de leurs confrontations avec les humeurs du ciel. […] C’est cet ouvrage d’eau, de forêt, de silence et d’erratique humanité dont il sera question ici. Le parti prix est celui de la quiétude, pour l’esprit comme pour les yeux, à la recherche d’une vérité, d’un équilibre que seule la vision d’un peintre, avec ses approximations infiniment poétiques est capable de trouver. » (p. 5)

Les Landes, ce sont des bergeries, des pins, des animaux familiers à force d’être sauvages. Les Landes, c’est l’eau : « Fleuve ou marais, qui sait ? L’Adour n’est jamais loin, bel amant de la pierre immuable et sereine, il berça de son chant Vincent de Paul enfant, et se mêle au passage à l’onde qui guérit. » (p. 18 à 21) C’est aussi la forêt, cette « cathédrale sans fin sous le ciel atlantique » (p. 23) Au gré des mots et des images, on découvre des lieux comme Beylongue et Biscarosse, Capbreton et Saubusse, et Candresse…

Le verbe se déploie en alexandrins : les descriptions se font caresses et soupirs. Ici, la prose poétique donne voix à la sagesse du territoire. Celui qui parle a appris le pays, l’a éprouvé de ses regards et foulé de ses pas. La police utilisée est celle d’une main qui sait ses lettres, mais qui n’abuse pas de leurs pouvoirs. La phrase parfois s’échoue seule sur une grande page vide, elle ne touche plus le dessin. Alors, plutôt qu’un long discours, c’est l’image qui parle. Et sur le papier kraft de ce carnet de voyage intimiste se succèdent les gouaches, les esquisses et les fusains. Ils sont les hommages muets d’un peintre poète, amoureux de son modèle, mais infiniment respectueux et qui ne dévoile que la pudeur.

Ne vous ruez pas sur ce livre. Prenez le temps d’en tourner les longues pages. Revenez sur vos pas. Non, vous n’avez pas tout vu. Non, vous n’avez pas déjà entendu le chant de cette aigrette, ni déjà respiré le souffle de cette pinède. La collection Itinéraire bis porte bien son nom : ce n’est pas un Guide du Routard que vous tenez là. C’est le bout du fil d’Ariane d’un pays de majestueuse lenteur et de violence tapie. Et les seuls êtres que vous croiserez dans votre marche dans les Landes, ce sont les ombres des promeneurs qui ont eu le bonheur, avant vous, de s’égarer en ces lieux.

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L’Enfant Méduse

Roman de Sylvie Germain.

Tout commence par une éclipse. La Lune oblitère le Soleil. Et dans une maison au cœur des marais, une vie bascule pour longtemps dans la nuit. Lucie Daubigné a huit ans et toute la vivacité d’une enfant libre et sans peur. Mais voilà que « les pas de l’Ogre, désormais hantent les chemins des alentours, pourtant si paisibles. » (p. 62) L’Ogre aime les petites filles, beaucoup trop. Le corps de l’une d’elles crie au monstre, « son cou portait la marque d’une strangulation, son corps portait la trace d’une profanation. » (p. 59) Lucie attire le regard de l’Ogre, mais il ne la tue pas. Il revient, soir après soir, arracher au cœur de l’enfant un peu d’innocence et de pureté. « Elle attend, la petite, que surgisse cet Ogre, ce grand corps de sa haine. Elle attend comme attendent les proies qui ne peuvent s’enfuir, pétrifiées dans leur fatale faiblesse. Depuis longtemps, depuis bien trop longtemps pour son âge, elle vit raidie dans un secret plein de dégoût et de honte, et surtout de terreur. À l’aune de l’enfance le temps de l’enfance est sans limites ni mesures. » (p. 90)

Alors Lucie s’étiole, se durcit, s’enlaidit, se cabre, mais se tait. Sa haine est muette, mais envahit son regard. Ses yeux crient le dégoût et assène un verdict inéluctable. Lucie invoque les insectes, les crapauds, les fées et les saints pour obtenir vengeance. Quand Lucie parvient à vaincre l’Ogre, elle le condamne par son regard. « Et il sent, l’ogre déchu, il sent avec effroi qu’il n’en reviendra pas de ces énormes yeux d’enfant sorcière qui conjuguent la souffrance et la haine, la hideur et la beauté. Un regard de Méduse. » (p. 144) L’ogre figé pour toujours ne peut échapper à sa petite victime qui ne pleure pas. Mais alors que l’ogre endure le prix de son forfait, sa mère hurle de douleur. Car l’ogre a une mère qui ne soupçonne pas la noirceur du cœur de son enfant chéri. La mère devient folle, s’emmure dans une peine exaltée. On lui a pris son fils, son trésor. Mais cet enfant mauvais sait que « son âme est sous la loi des crimes qu’il a commis. Son âme est dans l’effroi. » (p. 175)

À haïr et à se venger comme elle le fait, Lucie ne retrouve pas le goût du bonheur. Les lambeaux de son innocence pour toujours déchirée flottent au vent de la vengeance. Lucie perd la raison et le mal s’étend et se transforme. « La blessure qui lui a été faite trois ans auparavant ne s’est jamais refermée, jamais guérie. Cette plaie de honte et de frayeur s’est enflammée, s’est boursouflée. La colère a pris le relais de la honte, la honte celui de la terreur. Alors la plaie a tout infecté et l’esprit de vengeance s’est déclenché. » (p. 188) Quand l’ogre disparaît, Lucie n’est pas sauvée. Si les larmes lui reviennent, « le goût de la joie lui demeure confisqué. Et pendant longtemps Lucie restera étrangère à la joie ; une exilée parmi les hommes qui tous, par avance, sont entachés du signe de l’ogre. » (p. 258) Lucie est un personnage de nulle part : ni enfant, ni femme, bourreau de son bourreau. Construite sur une dalle fendue, sur un mur friable, son existence est une fuite éperdue vers des contrées où la haine est justice. Sa course folle est sans aucun doute vaine, mais il lui faudra toute une vie pour le comprendre.

Sylvie Germain signe un texte poignant sur l’enfance violée. L’émotion, puissante, n’est pas jamais grossière. Le récit, appelé Légende, se mêle d’images, d’instantanés arrachés à l’horreur : ce sont des enluminures, des sanguines, des sépias, des fusains et finalement une fresque. Les couleurs saturent ou palissent dans l’image à mesure que le récit dévoile ses méandres d’horreur. Il y a toujours un peu de fantastique dans les textes de Sylvie Germain, comme une frange discrète ou un liseré incertain. On n’ose jamais plonger dans ce monde-là puisqu’on sait, indéniablement, que ce qu’elle raconte sous couvert de mots d’ailleurs n’est que la vérité trop crue.

Le livre des nuits m’avait charmée, Magnus m’avait laissé une impression puissante. Avec L’enfant Méduse, Sylvie Germain m’a totalement captivée, à se demander comment il est possible de lire avec autant de jubilation un texte qui aborde un tel sujet. La plume de l’auteure allie sensibilité et poésie et un je-ne-sais-quoi du rythme des récits que les troubadours essaimaient de château en château.

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Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce

Roman de Lola Lafon.

« Ceci est le journal de ta mort subite. » (p. 11) Emile, la meilleure amie, la presque sœur, de la narratrice s’effondre dans un café. Reliée à des machines, le corps à 33°, Emile est morte. Son cœur s’est arrêté. Une autre machine la ramène, le cœur d’Emile repart. « Quand j’ai commencé à prendre des notes, il me semblait que tant que je t’écrivais, tu ne mourrais pas. » (p. 125) Pendant les quelques jours où Emile n’est pas, la narratrice écrit leur histoire, leur amitié fondée sur le viol, leur passion commune pour la danse classique. Et lentement, la narratrice dévoile ses peurs, raconte la danseuse qu’elle n’est plus, la victime qu’on refuse de défendre. Après tout, elle n’est qu’une « petite Roumaine pâle aux vêtements soigneusement choisis le matin pour « faire sérieuse », assise droite sur la chaine d’une institution du pays des droits de l’homme. » (p. 306)

Un soir, la narratrice rencontre la Petite Fille au Bout du Chemin. Qui est-elle, celle-là qui lit et relit une notice de médicaments, qui écrit et recopie des pages entières ? N’est-elle que la copie d’un vieux film ? Non, elle est un des oiseaux de la tempête qui s’annonce. La Petite Fille au Bout du Chemin donne un nom à la danseuse brisée qui devient Voltairine. Ensemble, elles s’engagent sur la voie du Non : non à l’injustice, non au silence complaisant. La Petite Fille lance des questions au monde comme autant de passerelles entre les êtres. Ses banderoles et ses tags sont des devoirs de mémoire et des appels à la contestation.

Le récit s’inscrit dans un paysage où flotte le spectre d’une Élection passée. Est-ce un monde légèrement futuriste ou la mise en scène de ce qui aurait pu être après un certain scrutin ? La répression, le racisme, les violences policières, tout cela nous est connu, mais on ressent un léger décalage, une terreur insidieuse se glisse en toute chose. L’Élection fait référence à une pratique démocratique, mais tout pointe un état policier, un glissement vers la dictature. « Depuis l’Élection, tu peux bien chercher, l’évasion cérébrale, même momentanée, est impossible ! Enfin, c’est plutôt qu’elle nous est vendue comme impensable et dépassée, oui, comme un truc d’un autre siècle de se bagarrer. » (p. 172) Maintenant, il faut rester dans le rang, agir normalement. « Normalement », ce sont les normes du régime bien entendu. La Petite Fille, incarnation lumineuse de la Justice, ne prône pas l’anarchie mais appelle à l’insurrection, seule façon de rester vivant. Toutefois, bien que fortes de leurs idéaux et d’un idéal de liberté, les Petites Filles au Bout du Chemin ne peuvent échapper à l’institution policière qui semble s’installer partout. Le moule aveugle du bien-pensant n’en finit pas  de vouloir se refermer sur elles. « N’être coupable de rien quand on est griffée de tout rend l’innocence bien pesante. » (p. 245)

La danseuse Sylvie Guillem (Mademoiselle Non) et l’anarchiste Voltairine de Cleyre traversent à l’envi les pages de ce merveilleux roman. Qu’incarnent-elles si ce n’est le mouvement ? Alors que la plus sublime féminité exsude des pages, on entend la voix de toutes les femmes qui ont dit Non, qui l’ont répété et qui, devant l’évidente mauvaise foi du monde, ont décidé qu’elles ne se tairaient plus, au risque d’y perdre toutes leurs plumes.

Au journal initial se mêle les écrits de la Petite Fille au Bout du Chemin. Puis le journal devient mémoires pour répondre à la question : quelle est mon erreur ? Refusant toutes les notices du monde moderne qui emprisonnent le mouvement et la liberté, le roman suit des enchaînements oniriques et invisibles, mais où tout fait sens. Comme dans un merveilleux ballet, chaque geste parfait repose sur une infinité de détentes et d’élans que l’on n’a pas vus. Lola Lafon mesure le rythme de ses phrases, voire de ses mots. Tout est respiration. Il ne s’agit pas de mesurer son souffle, non il faut l’expulser, s’en faire crever les côtes, tout donner dans la course folle et haleter dans l’émotion.

Il y a des textes qui happent dès la première page. Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce est de ceux-là. La quatrième de couverture parle d’un « conte insurrectionnel ». Oui, mais pas seulement. C’est un hymne à la fille présente en chaque femme, c’est une ode à la révolte dans les sociétés grises. Et surtout, c’est un roman comme j’aimerais en lire davantage : impeccablement construit, tendu vers l’au-delà des mots, nourri de musique et de danse, porté par une écriture ciselée, pudique et incroyablement puissante.

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Sainte Lydwine de Schiedam

Hagiographie de Joris-Karl Huysmans.

Sainte Lydwine de Schiedam est une martyre du XV° siècle.

Dans son avant-propos, Huysmans explique sa démarche : « Je me suis servi, pour condenser cette vie, des trois textes de Gerlac, de Burgman et d’A. Kempis, complétant leurs anecdotes les unes par les autres, et j’ai rangé les évènements qu’ils retracent suivant l’ordre qui m’a semblé être, sinon le plus rigoureux, au moins le plus intéressant et le plus commode. » Tout ce qui est ici relaté a été vérifié par l’Église. Quant à y souscrire, c’est une question de foi et chacun est libre dans ce domaine.

Les quatorzième et quinzième siècles ont vu l’Europe à feu et à sang. Partout, ce ne sont que des guerres pour les trônes, pour les frontières, pour la papauté. Le continent est sans cesse frappé d’épidémies voraces qui déciment les populations. « Les malheureux croyants qui vécurent dans l’horreur de ces extravagantes années, crurent que tout allait s’effondrer ; et, en effet, de quelque côté qu’ils se tournent, ils ne voient que des champs de carnage. »  (p. 13) Devant tant de maux et avec le Schisme de l’Occident, « la foi s’affaiblissait ; elle allait se traîner pendant deux siècles, pour finir par choir dans ce cloaque déterré du Paganisme que fut la Renaissance. » (p. 24) Pourtant, l’armée du Christ est en marche : les oblats, les moines, les stigmatisés, les prêtres et les vierges, toute une litanie de saints et de bienheureux témoigne d’une foi pure dans un siècle de laideur.

C’est dans cette époque trouble que naquit Lydwine de Schiedam (Hollande), en 1380. Elle devait décéder 53 ans plus tard, en 1433, après une vie de souffrances dédiées au Seigneur. Après une mauvaise chute sur la glace dans sa jeunesse, et enflammée du désir de se dévouer à Jésus, Lydwine resta alitée à vie, ne se nourrissant que de la sainte Hostie. Assaillie de douleurs inimaginables, elle pourrit sur pied : son corps gonfle, crève, éclate, se fend et le pus se répand de tous ses abcès. Mais l’odeur qui émane de ses plaies est fraîche et parfumée. Et ce n’est qu’un miracle parmi tous ceux qui ont été constatés. Des guérisons s’opèrent en sa compagnie ou quand le malade la prie. Lydwine est douée du don d’ubiquité, de prédiction, de voyance. Elle sait sonder les âmes et connaît les péchés que chacun dissimule.

« Elle combattit, solitaire, en enfant perdue, sur son lit ; mais le poids des assauts qu’elle supporta fut le plus énorme qu’on ait jamais ouï parler ; elle valut une armée à elle seule, une armée qui devait faire face à l’ennemi sur tous les points. […] Toutes les fois que Dieu voulut châtier la Hollande, c’était à elle qu’il s’adressait, c’était elle qui recevait les premiers coups. »  (p. 32) Mais Lydwine n’est pas victime : « cette vorace de l’immolation » (p. 34) recherche les douleurs et les humiliations pour se rapprocher d’un Christ en gloire dont elle désespère de pouvoir connaître toutes les souffrances. Son ami et confesseur, le prêtre Jan Pot, l’encourage et la guide sur la voie de son sacerdoce : « Votre mission est claire ; elle consiste à vous sacrifier pour les autres, à réparer les offenses que vous n’avez pas commises ; elle consiste à pratiquer la charité dans ce qu’elle a de sublime et de vraiment divin. »  (p. 65)

Dans ses souffrances infinies, Lydwine n’est pas seule. Dieu lui envoie un ange qui la mène au Paradis où elle goûte la compagnie de la Vierge et de l’enfant Jésus. Dans ses extases, elle visite aussi le Purgatoire, des lieux saints et l’Enfer. Lydwine n’a de cesse d’appeler sur elle les punitions et les peines que le Seigneur inflige aux autres. Vivant des expériences hors du commun, Lydwine se détache du monde. Tout ce qu’elle vit est sublime et le reste n’est que médiocrité. « Nos exultations sont, en effet, ainsi que nos peines, médiocres ; nous vivons dans un climat tempéré, dans une zone de piété tiède où la flore est rabougrie et la nature débile. Lydwine, elle, avait été arrachée d’une terre inerte pour être transportée dans le sol ardent de la mystique ; et la sève jusqu’alors engourdie bouillonnait sous le souffle aride de l’Amour, et elle s’épanouissait en d’incessantes éclosions d’impétueuses délices et de furieux tourments. » (p. 73)

L’extraordinaire existence de Lydwine n’est finalement qu’une parmi d’autres. Avant elle et après elle, d’autres femmes ont offert leur chair pour que le Seigneur y lave les horreurs du monde. « Son procédé de faire appel à la charité de certaines âmes pour satisfaire aux nécessités de sa Justice reste immuable. » (p. 224) À l’heure où l’auteur rédige cette hagiographie, l’Europe va mal et le besoin de Dieu se fait sentir. Le récit de la vie de la sainte résonne un peu comme une admonestation à s’en remettre au Seigneur.

Dans son écriture, Huysmans révèle toujours une jubilation dans l’horreur. Converti, oui, mais esthète plus que jamais. Profondément religieux, l’admiration qu’il témoigne devant la vie de Lydwine est à la mesure de sa piété : celle-ci est sans faille et Huysmans ne doute aucunement devant les manifestations de l’amour divin. Cette hagiographie, bien loin de la célébration quasi diabolique qui avait entouré Gilles de Rais dans Là-bas, est une véritable action de foi. Mais c’est également une célébration du désir et du plaisir.

Mais dans cette œuvre encore, il va au fond des choses, n’épargne aucun détail, ne repousse pas le sordide. C’est dans les plaies et dans le pus que Lydwine est la plus sublime, comme Gilles de Rais n’était superbe que dans le sang des entrailles des enfants qu’il sacrifiait. Huysmans célèbre ici la mystique comme il célébrait auparavant le satanisme. Homme de passion, la religion n’a pas éteint son goût du grandiose. Et dans l’accumulation des horreurs que vit Lydwine, dans cette collection minutieuse de tourments, on retrouve un peu de l’esthétisme décadent d’À rebours. Joris-Karl Huysmans, décidément, n’en finit pas de me surprendre et de m’enchanter. Nul nécessité d’être croyant pour lire cette hagiographie : la plume de Huysmans – attention, blasphème in progress – est déjà un miracle.

Quel bonheur de lire Huysmans dans un livre aux pages coupées, édition parue en 1901 ! Celui qui m’a offert ce bijou se reconnaîtra. Voici le livre que je sauverais des flammes.

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Des bleus à l’âme

Roman de Françoise Sagan.

« Ce n’est pas de la littérature, ce n’est pas une vraie confession, c’est quelqu’une qui tape à la machine parce qu’elle a peur d’elle-même et de la machine et des matins et des soirs, etc. Et des autres. Ce n’est pas beau la peur, c’est même honteux et je ne la connaissais pas. » (p. 6) Qui s’exprime ainsi ? Est-ce Françoise Sagan qui livre un récit personnel couplé d’un roman ? Est-ce un jeu pour perdre le lecteur ? Pour initier une relation illusoire, une intimité factice mais tant désirée ?

La narratrice/auteure livre ses réflexions sur le livre en cours, la littérature et l’existence. Elle entrecoupe sa confession – car c’en est une – de l’histoire de Sébastien et Éléonore Van Milhem, frère et sœur, beaux et blonds, mille fois conscients de leurs charmes, indifférents à tout ce qui n’est pas eux, prêts à payer de leur personne sans jamais s’attacher, mais dans le but avoué et assumé de goûter un peu plus de luxe et de facilité.

Ce texte dévoile toute la fragilité d’une auteure sur le fil. Elle a beau dire qu’ « il n’y aura aucun élément autobiographique » (p. 19), on ne peut s’empêcher de penser qu’on lit ici une autobiographie douloureuse, comme certains portraits à l’oreille coupée. Et ne sont-ils pas tout aussi fragiles ses personnages ? Sébastien ne peut vivre sans « Éléonore, son bel oiseau, sa sœur, sa complice, le grand amour de sa vie. »  (p. 26) Éléonore se repose sur son frère. Tour à tour pourvoyeurs des désirs de l’autre, les Van Milhem forment un couple des plus ambigus, au-delà même de l’inceste, terme trop vulgaire pour illustrer leur relation d’exclusivité et d’infidélité.

Il n’y a de Van Milhem que par Sagan, mais qu’aurait dit Sagan sans les Van Milhem ? Ce couple superbe, parasite adoré des riches et des prétentieux, est l’aboutissement d’une écriture. Quand Françoise Sagan se demande pourquoi écrire, elle couche sur le papier Eléonore et Sébastien. Ni projection d’elle-même, ni fantasme, ils sont précisément les motifs d’une réflexion intime et littéraire.

Ce récit hybride est très court et cette brièveté même lui confère un cinglant salutaire. Si l’auteure avait davantage prolongé ses aveux et différé les méfaits cruels des Van Milhem, le texte serait devenu un poncif, une méchante mise en scène du monde. Ici, on a simplement soulevé un rideau, jeté un regard furtif et, finalement, détourné les yeux. Mais quel plaisir dans ce regard coupable ! 

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Les merveilleux nuages

Roman de Françoise Sagan.

On retrouve ici Josée, un des personnages de Dans un mois, dans un an. Josée a épousé Alan Ash sous le coup d’une illusion. « Je te prenais pour un Américain bien tranquille. Je te l’ai dit cent fois, et je te trouvais beau. » (p. 13) Mais Alan n’est pas tranquille : maladivement jaloux, il soupçonne Josée et veut tout connaître de son passé, de ses pensées et de ses envies.  « Il ne voyait que par rapport à elle et dans un rapport si systématique de persécuteur qu’elle avait parfois envie d’en rire. » (p. 23) Lassée par cet amour et écœurée par l’Amérique, elle rentre seule à Paris. Mais Alan la suit, bien décidé à la garder. La reconquête est aisée, mais la même routine s’installe, débilitante et pourtant attendue.

Josée manque toujours du courage de partir et d’abandonner Alan à sa névrose. Elle se laisse faire, se complaît presque dans cette relation qui la rassure puisqu’elle n’en connaît plus d’autre et se soumet à l’asphyxie des sentiments. « Je t’userai, je m’userai, je ne te quitterai pas, nous n’aurons pas de répit. Deux êtres humains doivent pouvoir vivre cramponnés l’un à l’autre sans respirer. Ça s’appelle l’amour. » (p. 52) Alan et Josée tentent d’aspirer dans cette relation glauque de nouvelles forces vitales. L’ami Bernard et l’ami Séverin s’en défendent, mais la vieille Laura se laisse prendre dans le jeu cruel des époux Ash.

Ai-je tort de voir en Josée une figure de Sagan en épouse dépitée ? Je ne connais pas assez bien sa vie pour l’affirmer, mais les accents de l’ennui douloureux que Josée éprouve aux côtés d’Alan sont trop vibrants pour ne pas avoir été réels. Néanmoins, cette Josée m’a agacée : s’aliéner à l’homme qui la blesse est autant égoïste qu’illusoire. Qui peut croire qu’Alan songerait vraiment à se tuer si elle partait ? Il n’est pas de cette trempe. Il est certes faible, mais pas au point d’en mourir.

Si Dans un mois, dans un an m’avait laissée sur ma faim de sentiments plus nourris, Les merveilleux nuages n’a pas comblé le vide. J’ai lu sans déplaisir ce roman, mais avec un agacement latent. L’univers de Sagan est rapidement écœurant et les gens qu’elle dépeint sont de tristes sires sans panache. Il me reste à lire Des bleus à l’âme : advienne que pourra.

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Dans un mois, dans un an

Roman de Françoise Sagan.

« On disait des Maligrasse, avec sympathie, qu’ils aimaient la jeunesse et cette sympathie était pour une fois justifiée. Car ils l’aimaient non pour s’en distraire et lui prodiguer des conseils inutiles, mais parce qu’ils lui trouvaient plus d’intérêt que l’âge mûr. »  (p. 16) Alain et Fanny Maligrasse, la cinquantaine, donnent régulièrement des soirées mondaines où se croisent ce que Paris a à offrir d’actrices ambitieuses, d’écrivains insatisfaits et de jeunes gens qui cherchent une passion qui donnerait un sens à l’existence. Bernard, marié à Nicole, aime Josée qui aime Jacques. Alain aime Béatrice, Édouard aime Béatrice, André Jolyau veut Béatrice. Béatrice se laisse aimer, mais ne s’attache pas. Dans ce microcosme parisien, bourgeois et bohème, le vague à l’âme est un état d’esprit à la mode, mais les grandes douleurs sont muettes et tout se joue en tapinois.

Alain Maligrasse est éditeur. « Il était un vieil homme qui avait froid. Et toute la littérature ne lui servait à rien. »  (p. 19) Il est le personnage qui m’a le plus touchée. Les valses amoureuses et les trahisons minables des autres personnages ne sont rien au regard de l’amour qui dévaste Alain. Il s’abandonne au sentiment qui le ronge. Les certitudes qu’il tirait des livres s’effondrent. « Je suis comme l’étranger de Baudelaire, […], je regarde les nuages, les merveilleux nuages. » (p. 160) Ici s’annonce un autre roman de Sagan, Les merveilleux nuages. Parce que la vie ne cesse pas quand un individu s’arrête, la littérature non plus n’a pas de fin.

Le titre est un vers de Bérénice de Racine : « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, / Seigneur, que tant de mers me séparent de vous, / Que le jour recommence et que le jour finisse / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ? » Des personnages de la tragédie grec, les personnages de Sagan ne sont que l’ombre affaiblie et vacillante. Ici, les expériences sont de fumée, les grands malheurs sont éphémères et tout concourt à l’évanescence des sentiments. La vraie passion n’effleure que de loin Bernard, Béatrice et les autres. Ces gens-là sont blasés avant d’avoir vécu et n’ont pas de charisme pour assumer la violence de l’amour ou de la haine. Toute chose se passe et chacun assiste, un peu ennuyé, au spectacle du monde.

J’ai retrouvé avec un certain plaisir la plume délicate et incisive de Françoise Sagan. L’univers qu’elle dépeint est de celui dont on rêve et qui fait déchanter dès qu’on y entre. Ce texte n’est pas vraiment émouvant, mais il convoque des nuages sombres. Sagan se montre froide envers ses personnages : la déchéance d’Alain, le piège dans lequel Béatrice se laisse prendre, la ruine à laquelle Édouard souscrit sont traités avec distance. Ces personnages ne souffrent pas vraiment, ou alors ils le veulent. Difficile alors de s’attacher à eux. J’attends de voir si les personnages des Merveilleux nuages seront nourris de plus de violence et de vie.

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Le Guépard

Roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

1860 en Sicile. La famille Salina est des plus illustres, des plus respectées et des plus puissantes. Féru d’astronomie, le Prince Fabrizio est un colosse qui sait jouir de la vie et qui fait honneur au symbole de sa famille, le Guépard. Fabrizio règne avec fermeté sur sa trop nerveuse épouse et sur leurs enfants. Déçu par ses fils, il reporte sur Tancredi, son neveu et pupille, toute son affection et ses espoirs pour la lignée des Salina. Convaincu que l’aristocratie sicilienne s’accommodera de la république, il déchante quand Garibaldi et ses troupes envahissent la Sicile et que l’île est rattachée à l’Italie. Pour satisfaire aux nouveaux idéaux plébéiens, Fabrizio accepte de marier Tancredi à Angelica, sublime enfant d’un parvenu. « Le Guépard, certes, le Guépard ; mais des limites devraient exister aussi pour cette sale bête pleine de superbe. » (p. 174)

Force de la nature et homme de tête, « le pauvre Prince Fabrizio vivait dans un mécontentement perpétuel, malgré son regard jupitérien courroucé, et il contemplait la ruine de sa classe et de son patrimoine sans rien faire pour y porter remède ni en avoir la moindre envie. » (p. 13) Son dernier sursaut d’orgueil s’incarne en Tancredi qui a pris fait et cause pour Garibaldi. Mais Fabrizio n’est pas le genre d’homme à s’effrayer de la mort. « Comme toujours, les considérations sur sa propre mort le rassérénaient autant que celles sur la mort des autres l’avaient troublé ; peut-être parce, en fin de compte, sa mort était en premier lieu celle du monde entier. » (p. 240) Conscient qu’une époque s’achève et que les privilèges de l’aristocratie ont disparu, il emporte dans la tombe les ors et la vitalité des Salina.

Ce magnifique roman est un hymne à la terre sicilienne et à ses habitants : « les Siciliens ne voudront jamais être meilleurs pour la simple raison qu’ils croient être parfaits : leur vanité est plus forte que leur misère. » (p. 193) Île fière qui ne s’en laisse pas imposer par la vaniteuse Italie, la Sicile allie la sensualité à la sécheresse. Dans les jardins des Salina, elle se fait superbement décadente. « De chaque motte de terre émanait la sensation d’un désir de beauté vite brisée par la paresse. » (p. 13) La richesse ravaudée et le luxe de façade qu’affichent les survivants des Salina participent de cette décadence pressentie dès les premières pages. Immédiatement, on sait qu’on touche à l’ultime frémissement d’une bête fabuleuse qui livre avec éclat ses derniers combats.

La romance entre le fougueux Tancredi et la belle Angelica est aussi éclatante qu’une aile de papillon. Chacun assiste émerveillé au spectacle et pressent qu’une telle splendeur ne peut ne durer. Le bal, dans la sixième partie, en est l’illustration parfaite. Les femmes y sont belles, le rire y est facile. Mais le petit matin ne trouve que des êtres fatigués qui font bonne figure et tentent une dernière bravade. Tancredi, enfant chéri et homme porteur de tous les espoirs, disparaît dans la fin du roman. On ne sait s’il a fait honneur aux Salina. Les six premières parties se déroulent entre 1860 et 1862. Les deux dernières font un bond en 1883 et en 1910. Le déclin de la famille Salina se précipite à la mort du grand Fabrizio. La fuite en avant du récit va de pair avec le crépuscule des illusions d’une famille et l’avènement d’une nouvelle histoire, celle de l’Italie unifiée.

Dans une langue majestueuse et foisonnante, Lampedusa déploie par touches perfides un humour acerbe et un cynisme maîtrisé. La religion, l’argent, les caractères et toutes les couches de la société sont discrètement pointés du doigt, puis férocement épinglés. L’auteur dresse des portraits sans concession : si les jeunes filles sont des fleurs enivrantes, l’âge se charge de les faner et l’auteur ne masque aucune de ses avanies. Les hommes sont moins nobles qu’avant, les sociétés moins respectueuses des traditions. Lampedusa écrit la décadence et le changement avec un talent incontestable. Le Guépard n’usurpe pas sa renommée de chef-d’œuvre et je n’ai pas boudé mon plaisir. 

Il me reste à voir le film éponyme de Luchino Visconti avec Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinal, palme d’or à Cannes en 1963.

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Épilez-vous ! Manuel d’indignation à lire sur la plage

Texte d’Aristophane Aisselle, illustré par Pénélope Bagieu.

D’aucuns auront noté que j’ai très récemment lu Indignez-vous de Stéphane Hessel. Les parodies et pastiches de ce titre fleurissent à qui mieux mieux. Pour suivre l’appel de Stéphane Hessel, je m’indigne contre les poils. Voilà. On fait ce qu’on peut. Chacun sa cause. Il faut de tout pour faire un monde.

Aristophane Aisselle se mobilise contre les poils surnuméraires. Il faut « demeurer aussi présentable que possible alors qu’approche le temps des vacances, ne serait-ce que pour montrer aux Nations que la France reste fidèle aux idéaux issus de la mode, si ce n’est de la morale. Épilez-vous ! Car la table rase commence au pied de chez soi. » (p. 10) Il milite aussi pour un teint joliment hâlé, mais gare au coup de soleil ! Il faut savoir raison garder et à portée de main un flacon d’ambre solaire. « Le message d’un Mandela, dont la vie fut essentiellement constituée de séjours prolongés à l’ombre, devrait être un exemple pour tous ceux qui répugnent à dépenser un centime au rayon parapharmacie. » (p. 18) Il en appelle également aux valeurs citoyennes des plagistes et les enjoint à étaler la précieuse crème protectrice sur les épaules de leur voisin.

Aristophane Aisselle proclame que « le luxe, la beauté et le bonheur pour tous doivent […] être durables et renouvelables. » (p. 25) Mais pas au détriment de la nature ! Pas question de toucher aux animaux ! Comment ignorer que « le rouge à lèvre, le vernis à ongles et le fond de teint vont très mal aux lapins. […] Comment voulez-vous qu’on se rende compte si un produit de beauté peut convenir à un humain en le testant sur un lapin, alors même qu’il rend le lapin ridicule ? » (p. 26) Pour Aisselle, la conscience sociale n’a pas de limite. Rien de ce qui est vivant ne lui est inconnu.

Dans ce manuel d’indignation, l’auteur dispense conseils beauté et réflexes santé. À l’approche de l’été, il faut être la plus belle pour aller bronzer. Mais le texte est également très politiquement incorrect et l’auteur nous rappelle doctement que « la misère n’est pas moins pénible au soleil » (p. 20) Entre un coup de griffe aux politiques et une pique narquoise aux chanteurs, Aristophane Aisselle use d’un ton enlevé, faussement pontifiant et génialement drôle pour nous servir une parodie aux petits oignons. Et comme lui, on a envie de dire : « Passe-moi le Hessel. » (p. 23)

J’ai des lectures tout à fait passionnantes, n’est-ce pas ? J’ai retrouvé avec plaisir la plume de Pénélope Bagieu qui sait décidément en dire beaucoup avec deux coups de crayon ! 

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Fleurs de Chine

Roman de Wei-Wei.

Elles s’appellent Magnolia, Pêche Parfumée, Ketmie, Chrysanthème, Gardénia, Ambrosia, Orchidée, Pivoine, Jasmin, Azalée, Camélia et Lotus. Elles sont filles de Chine et leurs histoires s’ancrent un siècle de révolutions et de bouleversements. Elles ont vécu dans leur chair tous les drames de ce pays. L’une a été vendue, l’autre violée. Une autre a été fiancée à un nourrisson, une autre a été soldat de l’Armée rouge et a participé à la Longue Marche. D’autres ont subi la prison pour des fautes inconnues et d’autres encore choisissent la liberté en montant un commerce ou en jouant en Bourse. Certaines divorcent comme on part en guerre et d’autres pleurent de ne pas avoir de frère et sœur.

Ce recueil de portraits balaie toute l’histoire de la Chine. Des bords du Fleuve Jaune, « cet éternel écoulement de boue » (p. 48) à la muraille de Chine en passant par toutes les provinces, on croise Tchang Kaishek et Mao Zedong. On tremble aux récits de la Longue Marche, « la retraite la plus catastrophique et la plus pathétique dans l’histoire de l’armée rouge. » (p. 81) et des émeutes de Tian‘anmen. La Révolution culturelle est un rêve qui prend l’eau et le communisme peine à combler les espoirs. Le dernier malheur de la Chine, mais celui qui meurtrit le plus les femmes, c’est la politique de l’enfant unique. Et les enfants eux-mêmes expriment leur désarroi devant cette loi inique, anti-démographique et qui pousse à l’égoïsme : « être des enfants uniques, être les seuls porteurs des aspirations souvent absurdes et irréalistes des parents, être les objets de tous leurs fantasmes de réussite, croyez-vous que c’est plus facile ? » (p. 414)

Les hommes sont les grands absents de ce roman polyphonique. Ils apparaissent en arrière-plan. Ils sont éphémères ou transparents. Plus souvent bourreaux que victimes, rarement amants et amis, ils constituent un groupe vaguement défini qui se tient à la lisière de tous les destins féminins. Impossible de les ignorer, mais bien difficile de les inclure dans l’univers des femmes.

De ces portraits de femmes se dégage un fil rouge. C’est Ketmie. Figure de l’auteure, elle apparaît entre les chapitres et explore une voie nouvelle, celle de l’indépendance. De voyages en rencontres, elle recueille des histoires. Grâce à elle, des vies se rejoignent, des récits se recoupent et des histoires trouvent enfin leur conclusion. Ketmie est un fil : le fil qui noue plusieurs existences, le fil qui tisse une destinée collective, le fil qui relie les différents livres de la grande histoire des filles de la Chine. Ketmie ne s’exprime pas en son nom propre. Il y a une voix qui s’adresse à elle et qui décrit ses gestes et ses voyages par une longue apostrophe à la deuxième personne du singulier. Si Ketmie est le lien, elle est aussi partie et son histoire s’inscrit dans la mosaïque des fleurs de Chine.

Finalement, toutes les femmes de Chine sont sœurs. Leur voyage est parfois un périple exténuant, mais le plus souvent, c’est un chemin intérieur, une autre longue marche vers elles-mêmes. « Je vagabonde toujours. Oui, j’aime partir. Chaque départ est un changement. Chaque voyage apporte des rencontres et des découvertes. Cela me donne à la fois une satisfaction immense et un désir permanent de recommencer. Je ne sais pas m’arrêter. Je ne veux pas m’arrêter. Et je la cherche toujours ma sœur. » (p. 50)

D’abord déconcertée par ce roman découpé comme un recueil de nouvelles, j’ai finalement pris grand plaisir à suivre les existences de ces femmes. Une phrase ou un mot renvoient au portrait précédent. Le roman est une gigantesque fresque où toutes les destinées s’inscrivent. Passé et présent se mélangent : il y aura toujours des grands-mères pour avoir vécu l’avant et des enfants pour construire l’après. La Chine est dotée de filles courageuses, belles et volontaires. Ce roman m’a beaucoup rappelé la biographie de Zhimei Zhang, Ma vie en rouge. Ici encore, l’auteure ne montre pas des révoltes vaines, mais brosse avec tendresse et respect des portraits de femmes aux caractères opiniâtres. L’épanouissement final compose un bouquet chatoyant et plein de promesses.

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Indignez-vous !

Manifeste de Stéphane Hessel.

Ne soyez pas surpris par la forme (ou le ton) de ce billet. C’est une nouvelle participation au concours La lettre à l’écrivain organisé par Babelio. Je choisis ici la catégorie Voltaire pour une lettre argumentée.


Monsieur Hessel,

Eu égard à votre grand âge, que vous brandissez fièrement dès la première ligne, je tenterai de modérer mes propos et d’user de non-violence – que vous prônez à juste titre – pour argumenter la stupeur que m’inspire votre texte. Réjouissez-vous, je m’indigne !

Vos 93 ans, outrageusement posés en pierre angulaire d’une démonstration biaisée avant même ses prémisses, ne sont à mes yeux qu’un argument factice destiné à vous attirer l’indulgence et la sympathie des lecteurs. En effet, comment s’élever contre les propos d’un homme qui a vécu la Résistance de l’intérieur, qui a connu les camps nazis et qui a participé à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ? Ne vous méprenez pas : je salue votre courage et votre engagement envers la France. Ni votre patriotisme ni votre humanité ne sont à démontrer. Toutefois, si l’on s’indigne à tout âge, arguer du vôtre pour lancer « cet appel à s’indigner » (p. 22) est une démarche pour le moins grossière, sinon vainement attendrissante. Mon grand-père n’a certes pas été chef de cabinet d’Henri Laugier, mais ses motifs d’indignation valaient les vôtres.

Afin de nous entendre sur ce que je réfute, permettez-moi de vous citer : « Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis, toutes choses que nous aurions refusé de cautionner, si nous avions été les véritables héritiers du Conseil National de la Résistance. » (p. 9) Si la première partie emporte ma pleine adhésion, la dernière phrase m’indigne. Le programme social et économique du Conseil National de la Résistance, adopté en mars 1944, est un idéal perdu. « C’est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est aujourd’hui remis en cause. » (p. 11) Toutefois, pourquoi attendre 66 ans pour le déplorer ? Bien sûr, je ne doute pas que vous avez activement travaillé, sous les différents gouvernements qui vous ont employé, à honorer cette belle ligne. Mais comment osez-vous demander aux jeunes générations de s’indigner devant les espoirs déçus des anciennes ?

Vous semblez désespérer de l’engagement des Français d’aujourd’hui. Votre « appel à s’indigner » en est la preuve navrante. Croyez-vous vraiment que les forces vives du pays sont incapables de se révolter par elles-mêmes ? Fallait-il vraiment les prendre par la main pour les mener sur les voies du combat ? Certes, vous le dites en parlant de nous, jeunes générations, sur un ton qui fleure la condescendance paternaliste : « vous n’avez pas les mêmes raisons évidentes de vous engager. » (p. 12) Là encore, je ne peux que saluer votre courage : c’est grâce à vous et vos pairs que la France connaît une période de paix prolongée. C’est grâce à vous encore qu’aucun de mes frères et amis n’a été appelé sous les drapeaux pour combattre un ennemi odieux. Mais ne pas avoir connu la guerre ne fait pas de nous des incapables. Comptez-vous pour rien les milliers de lycéens, d’étudiants et de Français de tous horizons qui sont descendus dans les rues entre les 21 avril et 5 mai 2002 et ont protesté devant la menace antidémocratique ?

Ce que je retiendrai de votre manifeste, c’est une culpabilité certaine devant l’échec de certains projets et la défaite d’un espoir qui était si vaillant au sortir de la guerre. Mais l’indignation que vous prônez se teinte d’une sorte de colère de mauvais aloi. L’exaspération que vous condamnez n’est pas si loin dans vos propos. « Il ne faut pas ex-aspérer, il faudrait es-pérer. L’exaspération est un déni de l’espoir. » (p. 18) C’est avec agacement et exaspération que j’ai constaté que votre texte m’a presque fait douter de l’existence d’une conscience sociale et politique – et avant tout humaine ! – chez mes contemporains, mes conscrits et mes petits-frères. Mais finalement, je ne doute pas. Je sais que la relève est assurée et qu’elle aurait su s’indigner et agir sans votre manifeste.

En conclusion, je singerai Edmond Rostand. Est-ce un peu court vieil homme ? Dans les quelques quinze pages où vous prétendez faire lever le pain de la révolte pacifique, certaines sont de trop. Votre manifeste – ou est-ce un pamphlet ? – n’est qu’un avenant bien inutile à votre autobiographie. À présent, votre nouveau cri de ralliement est Engagez-vous ! Monsieur Hessel, je pense qu’il est temps pour vous de cesser de raviver le feu de vos anciens idéaux et de faire confiance à la jeune génération. Votre histoire et vos conseils seront toujours accueillis avec respect et intérêt. Néanmoins, cessez de lancer des appels qui ne visent que des murs déjà tombés.

Veuillez croire en mes meilleurs sentiments et en ma plus sincère indignation.

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Jean-Jacques Rousseau à 20 ans – Un impétueux désir de liberté

Biographie de Claude Mazauric.

La collection À 20 ans s’intéresse aux monstres de la littérature et « à l’aventure de leur jeunesse » : « Pour qu’ils deviennent des classiques, il fallait d’abord qu’ils soient des originaux. » En juillet commenceront les festivités du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. C’était une belle occasion de revenir sur les jeunes années de l’auteur des Confessions ou de La nouvelle Héloïse.

Avant de devenir un grand homme de Lettres admiré ou haï, en tout cas reconnu, Jean-Jacques Rousseau a mis 30 ans à trouver la voie qui lui permettrait de s’exprimer. Son enfance, son adolescence et ses jeunes années d’homme, pour pénibles qu’elles ont été, ont fait naître Rousseau là où il n’y avait que Jean-Jacques. « Le moment de ses 20 et 30 ans fut celui d’une errance, un temps de tristesse d’incertitude et de confusion, mais aussi d’expériences, de découvertes, d’assimilations de savoirs immenses, de grandes joies. » (p. 9)

De Genève à Paris, en passant par Chambéry, Lyon ou Annecy, le jeune Jean-Jacques a suivi des éducations morcelées auprès de maîtres inconstants ou fantasques. Entre protestantisme et catholicisme, sa foi d’apostat est souvent vacillante. Son amour des femmes et sa sensualité sont aussi précoces que son dégoût des sociétés perverties. La nostalgie des jeunes années traverse son œuvre, « le rappel de l’innocence enfantine qui se meut dans le rêve lui parut peut-être incarner le plus grand bonheur. » (p. 23)

On a déjà tout écrit sur sa relation avec Françoise-Louise de Warrens, qu’il appelait « Maman » et qui lui donnait du « Petit ». Cette femme, protectrice, initiatrice et amie, domine tout l’imaginaire que Rousseau développe sur les femmes. « Constamment amoureux, maladroit dans ses approches, incertain de son désir, Jean-Jacques Rousseau, dès sa jeunesse, se fait une si haute idée des femmes qu’il voudra toujours les placer hors du monde social où la brutalité des mâles, la trivialité masculine, les conflits de pouvoirs pourraient pervertir leur nature originelle. » (p. 51 & 52)

Les nombreux voyages à pied qu’il a effectués lui ont donné le goût de la solitude, du rêve et de l’observation. Quand il se fixe temporairement dans le domaine des Charmettes, auprès de Mme de Warrens, il se montre enragé d’apprentissage et féru d’étude. « Sa volonté de ne rien ignorer des savoirs de son temps » (p. 97) lui faire lire les philosophes, les politiciens, les physiciens, les mathématiciens, les astronomes, les historiens, les docteurs en médecine et bien d’autres. Seul, étant son propre maître d’étude, il se forge une culture encyclopédique avant la lettre. « C’est aux Charmettes, en effet, que s’est formée la grande synthèse intellectuelle, faite de savoir, de lecture, de découvertes et de réflexion, dans laquelle Jean-Jacques a par la suite puisé pour donner naissance à une œuvre proprement gigantesque. » (p. 95)

Mais voilà, Rousseau a trente ans et il n’a jamais exercé ses talents, ou alors piètrement. Ses aspirations musicales sont raillées par ses contemporains, notamment Jean Rameau. Médiocre précepteur, il écrit les premières lignes ses réflexions sur l’éducation et deviendra, avec Émile ou de l’éducation, l’un des plus grands théoriciens de la pédagogie. Il veut « compenser par l’écriture distanciée et critique, c’est-à-dire théorique, l’échec de ses entreprises pratiques. » (p. 106)

Quand enfin, à 32 ans, Jean-Jacques Rousseau comprend que sa voie est d’écrire, il ne s’arrêtera plus et il produira les chefs-d’œuvre qu’on lui connaît. Théoricien, philosophe et auteur de génie, il n’est pas un encyclopédiste de plus parmi les Diderot, D’Alembert ou Voltaire. La sensibilité de Rousseau lui est une qualité incontestablement précieuse dans un siècle de Lumières où de nouveaux dogmes étouffants tentent de rendre heureux le peuple sans lui demander son avis.

Cette biographie partielle de Jean-Jacques Rousseau est très bien écrite. Loin d’être une somme historique ou un fastidieux recueil d’extraits des œuvres de l’auteur, elle propose une véritable argumentation. La plume de Claude Mazauric déconstruit le mythe et façonne l’homme en se fondant sur son histoire. On est loin d’un texte beuvien, mais on sent toute l’importance que prirent les expériences du jeune Jean-Jacques dans les textes du grand Rousseau. Le livre est court et se lit aisément. Ne cherchez pas l’auteur et le philosophe dans ces pages, ils n’y sont qu’en germe. À l’issue d’une telle lecture, il faut reprendre nos classiques. La nouvelle Héloïse pourrait être le premier d’entre eux à repasser sous mes yeux.

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Les Mohamed

Roman graphique de Jérôme Ruillier d’après le livre Mémoires d’immigrés de Yamina Benguigui.

Après avoir lu le roman de Yamina Benguigui, Jérôme Ruillier a décidé de l’illustrer. Son œuvre se déploie en trois parties qui donnent successivement la parole aux pères, aux mères et aux enfants.

Les pères – Ils sont les premiers à avoir quitté le Maghreb et franchi la Méditerranée. Célibataires ou séparés de leurs familles, ils s’entassent dans des foyers Sonacotra. Ils ont pour nom Khémaïs, Abdel ou Ahmed, mais en France, tout le monde les appellent Mohamed. Ils ont répondu à l’appel de la France qui a besoin de main-d’œuvre pour ses usines. Ces hommes sont devenus O.S. dans les usines de Renault-Billancourt ou de Peugeot ou ouvriers dans les mines. Les perspectives d’évolution professionnelles sont faibles voire inexistantes. Et pourtant l’espoir était grand : « Je suis venu en France et j’ai aimé Renault comme on aime une maîtresse. » (p. 28) En dépit de la misère et de conditions de vie déplorables, les hommes veulent croire au rêve français. Les droits des ouvriers immigrés sont bafoués et l’aide au retour de Stoleru est un scandale. Certains hommes ne travaillent en France que pour faire vivre la famille restée au pays. Quand les familles sont enfin réunies, les pères hésitent entre différentes positions pour leurs enfants. Certains les élèvent dans la nostalgie et dans l’espoir du retour au pays. D’autres encouragent leurs enfants à s’intégrer, à devenir de vrais Français. Mais l’intégration n’est pas facile : « Attention, il faut que tu sois meilleur que les autres, parce qu’en cas d’égalité tu ne passeras pas. » (p. 57) Ces hommes sont à la fois victimes et héros de la France d’après 1950.

Les mères – Avec le regroupement familial autorisé par Valéry Giscard d’Estaing, les épouses et les enfants ont rejoint les hommes en France. Yamina, Zorah, Fatma ou encore Djamila découvrent un pays moins beau que celui dont elles rêvaient. « Une cité composée de baraques toutes pareilles où il n’y avait que des Maghrébins. Elles ressemblaient à un village d’Algérien dont on aurait ôté le soleil, les palmiers et le jasmin. » (p. 93) Ces femmes qui ont traversé la Méditerranée refusent de se laisser enfermer. Elles apprennent à lire, elles osent sortir, elles s’entraident et veulent réaliser le rêve des hommes. Alors que la guerre d’Algérie fait rage, que les Maghrébins ne sont pas vus d’un bon œil en France et que les F.L.N. et au M.N.A. terrorisent à tout va, elles élèvent leurs enfants dans des campements sordides ou des cités ghettos, attentives à donner à leurs familles tous les soins possibles.

Les enfants – Nombre d’entre eux ont été élevé dans la « permanence du provisoire » (p. 175) Ils ont grandi à dix dans des chambres minuscules. Leurs pères se sont vus proposer le retour au pays avec la prime de 10 000 francs. Ces enfants ont très vite compris que la France, sous son nom de terre d’accueil, avait un double visage. Entre les promesses et le quotidien, le fossé est grand. Ces mômes-là savent qu’ils ont fort à faire pour honorer la mémoire de leurs pères. « Dans l’Œdipe, il faut tuer le père, mais nous, au contraire, il nous faut le déterrer, il nous faut le faire revivre. Il a été tué socialement par le colonialisme, par les guerres, puis par l’immigration. Au lieu de le tuer, il nous appartient à nous, les enfants, de le faire revivre, de lui faire redresser la tête, qu’il se tienne fier et droit comme quand il se faisait prendre en photo dans son beau costume, pour l’envoyer et rassurer la famille restée au pays. » (p. 209) Ces enfants ont conscience que l’école et l’éducation « à la française » est leur seule chance de réussir leur intégration. Mais contrairement à certains de leurs parents, ils ne veulent pas devoir choisir entre la France et l’Algérie/Maroc/Tunisie. La double nationalité est un trésor, un sésame qui leur ouvre les portes d’un monde double qu’ils tentent de réconcilier. Certaines femmes font le choix volontaire de porter le hidjab, en signe patent de leur foi et de leur ouverture de cœur. C’est parce qu’elles sont musulmanes qu’elles veulent s’intégrer, parce qu’un Français n’est pas nécessairement chrétien. Tous les enfants d’immigrés peuvent prétendre à la reconnaissance. Ils sont les acteurs de la réconciliation et du dialogue.

L’image est crayonnée, on voit la trace et la marque de la mise. Tout n’est que noir et blanc, mais l’image n’est pas étouffante. Parfois, en pleine page, le dessin fait tout paraître gigantesque ou minuscule. On est en présence d’un monde inconnu. Le texte est écrit à la main, d’une graphie très scolaire mais appliquée et régulière. Le dessin lui-même a quelque chose d’enfantin dans sa simplicité. Les personnages sont de petits animaux, mélange de souris, d’ours et de peluche. On ne peut que penser à Maus d’Art Spiegelman, mais ici le récit n’est pas celui d’une personne. Jérôme Ruillier, comme Yamina Benguigui, donne la parole à des immigrés dont les expériences se complètent, se répondent et se dépassent.

Les portraits et les récits sont touchants et les récits poignants. Jérôme Ruillier a su faire ressentir toute la tendresse et le respect qu’il éprouve pour les immigrés qu’il a rencontrés et, plus largement, pour tous les exclus et ceux que l’on considère différents. Il a transcrit les dialogues en respectant les fautes de langage et les expressions idiomatiques de ses interlocuteurs. Sans cliché ni mauvais esprit, il fait entendre la voix et l’accent des immigrés.

Jérôme Ruillier se dessine lisant le roman de Yamina Benguigui, discutant avec son père (qui a fait la guerre d’Algérie côté français) de cette lecture. Il évoque sa propre famille, son épouse et sa fille trisomique. Il ne tait pas ses doutes, ni ses peurs ou interrogations. Son roman graphique est, outre l’adaptation d’un roman, la mise en image d’une situation complexe qui s’enlise parfois mais n’en finit pas d’évoluer. Les peurs de l’auteur prennent la forme d’une silhouette menaçante qui domine la ville, mais son pendant bénéfique, une sorte de cerf à la ramure feuillue, n’est jamais loin, illustrant que l’espoir d’une cohésion est encore possible.

L’œuvre de Jérôme Ruillier est un magnifique recueil de témoignages, un travail historique sincère et un message d’espoir vibrant. Si la France Black-Blanc-Beur de 1998 a fait long feu, on peut encore espérer la construction d’une France bigarrée, fière de ses origines diverses et revendiquant le droit à la différence.

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Lonesome Dove

Roman en deux tomes de Larry McMurtry. Prix Pulitzer en 1986.

Étranger, si tu ne veux pas en apprendre trop sur ce livre, passe ton chemin !

Épisode 1 –

Augustus McCrae et Woodrow Call sont deux anciens Rangers du Texas. Pendant deux décennies, ils ont pacifié l’État en exterminant les Comanches et en repoussant les Mexicains. Propriétaires de la Hat Creek Cattle Compagny à Lonesome Dove, Texas, ils vendent des chevaux aux soldats ou aux cow-boys. « Les journées à Lonesome Dove étaient embrumées par la chaleur et une sécheresse de craie que le whiskey atténuait partiellement. » (p. 19) Il y a peu à faire dans cette ville à la frontière du Mexique. L’unique prostituée, la sublime et jeune Lorena Wood dispense ses charmes avec indifférence et le whiskey du bar n’est pas meilleur qu’ailleurs. Une partie de cartes égaye trop rarement l’ordinaire.

L’arrivée de Jake Spoon, ancien ranger, bouleverse l’existence monotone de Lonesome Dove. Spoon est amateur de femmes et de jeu. Il a fui Fort Smith dans l’Arkansas après avoir tué par accident un dentiste. Il propose à ses anciens camarades de constituer un troupeau de bétail et de l’emmener dans le Montana, là où les terres sont encore à prendre. Sur un coup de tête, Call monte toute l’opération. « Vraisemblablement, c’était de cette manière que se pratiquait le commerce de bétail le long de la frontière : les propriétaires de ranchs mexicains faisaient des incursions au nord du Rio Grande pendant que les Texans agissaient de même au sud. » (p. 27)

En quelques jours, le convoi est constitué. Call a rassemblé des cowboys, dont Dish Bogget, un fameux cavalier fou amoureux de Lorena. Pea Eye, un ancien ranger, le jeune Newt, Bolivar le cuisinier mexician et Deets, un noir aux talents d’éclaireur incontestés, sont du voyage. Quand le convoi prend la piste, il est suivi par Lippy, le pianiste de la ville, et par Lorena qui est bien décidée à rejoindre San Francisco. Pendant plusieurs mois, le convoi affronte la chaleur et le manque d’eau, la faim et la fatigue. Cette équipée folle n’est pas de tout repos et les hommes qui s’y sont engagés savent qu’ils risquent leur vie.

Pendant ce temps-là, dans l’Arkansas, le jeune shérif July Johnson se lance à la poursuite de Jake Spoon, ignorant que son épouse Elmira n’attend qu’une occasion pour le quitter. Lancé sur deux pistes, il semble que July Johnson perdra tout en voulant tout retrouver.

Épisode 2 – Le convoi poursuit sa route et affronte des tempêtes de sable, des orages fracassants et des animaux peu fréquentables. Gus est parti à la poursuite de Blue Duck qui a enlevé Lorina. Jake Spoon s’accoquine avec des bandits et s’écarte définitivement du droit chemin. July Johnson n’en finit pas de courir après sa femme. Le troupeau poursuit sa marche lente à travers plusieurs états.

Alors que Gus était parti avec l’idée de retrouver Clara, son éternel amour, dans le Nebraska, il s’attache à Lorena qui le lui rend bien. Mais la jeune femme n’a pas sa place au sein du convoi et auprès du troupeau. Elle trouvera une famille d’accueil surprenante. Des attachements inattendus se nouent et des dénouements attendus n’arrivent jamais.

Les pistes de chacun n’en finissent pas de se croiser, de se recouper ou de se manquer de peu. Il semble que l’Amérique n’est pas assez grande et que partout où un cowboy pose les sabots de son cheval, quelqu’un peut lui donner des nouvelles d’une connaissance. Les chassés croisés de ville en ville sont autant de ressorts dramatiques. On se croirait presque au théâtre, avec les portes qui claquent sur les amants des épouses infidèles, à ceci près que les flèches indiennes sifflent aux oreilles et que les grizzlis peuvent surgir à quelques mètres du troupeau.

« Au Texas, tout allait bien et on vivait calmement. » (p. 419) Si certains regrettent d’être partis, l’aventure grise la plupart des hommes. L’arrivée dans le Montana n’est qu’un nouveau départ. Pea Eye se sent seul sans certains de ses anciens compagnons. Newt désespère de connaître vraiment son père. Call est fatigué par ce voyage qu’il voulait tant. La fin du voyage marque la fin d’une époque et du temps où l’Amérique restait à conquérir.

Gus et Call ont des conceptions différentes de la vie. Augustus, dit Gus, est désinvolte, cultivé et hédoniste. Ses traits d’esprit passent souvent inaperçus et il n’aime rien tant que faire la conversation. Call est taciturne, habile meneur d’hommes et travailleur acharné. Souvent las de devoir sans cesse prendre les décisions, il place cependant son devoir avant toute chose. « Toute sa vie, il s’était posé en meneur d’hommes alors qu’en réalité il n’avait jamais aimé les groupes. » (p. 298) Les portraits sont remarquables et présentent des hommes hauts en couleurs, frustres et accrochés à la vie. Aussi habiles avec une carabine, un lasso ou un cruchon de whiskey, ils prennent la vie comme elle se présente. La découverte des caractères est progressive. Peu à peu, il apparaît que Call et Gus ne sont pas monolithiques, ni caricaturaux. Leurs faiblesses et leurs travers révèlent leur sensibilité et leur humanité.

La narration est à la troisième personne. Elle se rapproche tantôt d’un personnage, tantôt d’un autre et permet d’éclairer le récit avec différents points de vue. En laissant entendre des pensées et des peurs secrètes, la narration se fait polyphonique et caméléon.

Cette longue traversée de l’Amérique a tout d’une épopée. La nostalgie du pays délaissé envahit la page à chaque danger, mais le besoin d’aller encore un peu plus loin est difficile à satisfaire et la curiosité dure à étouffer. Le convoi traverse le Texas, l’Arkansas, le Nebraska et le Montana jusqu’à sa frontière canadienne, prouvant que des hommes peuvent réaliser un projet insensé s’ils sont menés par des êtres décidés. Chacun avait ses raisons de quitter le Texas. D’aucuns cherchaient l’aventure, d’autres voulaient la richesse. Certains ont pris la fuite et d’autres tentaient de rejoindre des femmes éternellement inaccessibles, comme les étoiles que les cowboys contemplent la nuit.

Le ton est piquant et l’humour désabusé. Le dialogue sur les Mexicains entre un Irlandais fraîchement débarqué du bateau et Gus illustre le peu de cas que l’on fait de l’existence et du passage sur terre. « – Est-ce qu’il faut leur demander leur nom avant de leur tirer dessus ? […] – Ce sera pas nécessaire, le rassura Augustus. De toute façon, ils s’appellent presque tous Jésus. » (p. 210) Ce détachement est une résignation sage. Que ce soit sur la piste ou ailleurs, la mort de fait pas de cadeau et il n’y a pas de miracle. « La meilleure chose à faire avec la mort, c’est de s’en éloigner. » (p. 384)

De nombreuses coquilles et quelques erreurs d’attribution de nom ou de parole m’ont parfois gênée. Mais je retiens de ce roman un souffle puissant et une force d’évocation peu commune. Le lecteur chevauche aux côtés du troupeau et ressent toutes les peurs et tous les rêves de ces hommes prêts à tout lâcher pour traverser un pays. Les quelques 1200 pages passent en un instant et célèbrent avec panache l’Ouest sauvage et le mythe du cowboy.

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Le roman de Larry McMurthy a été adapté en mini-série pour la chaine CBS en 1989. La distribution compte quelques monstres sacrés : Robert Duvall, Tommy Lee Jones, Diane Lane et Anjelica Huston. Je la cherche assez désespérement…

Cette lecture de 1186 pages me permet d’honorer une nouvelle fois le Défi des 1000 de Daniel Fattore.

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Peur sur Lutèce

Roman de Patrick Demory.

358 après J.C. À Lutèce, capitale des Gaules, alors que l’hiver est extrêmement rigoureux, des femmes enceintes souffrent d’un mal étrange : elles sont en proie à des cauchemars et à des douleurs insoutenables. Pour comprendre les origines de cette malédiction, il faut remonter 33 ans plus tôt, lors du concile de Nicée. Là-bas, Necronia, habile sorcière, et Athanase, chrétien fanatique, ont noué un pacte macabre. Marcus Pius, centurion stationné à Lutèce, est mandaté pour mener l’enquête et retrouver les sages-femmes qui ont disparu et comprendre quel est  le mal qui affectent les femmes enceintes. « On ne peut décemment pas laisser souffrir et mourir toutes les femmes de Lutèce. » (p. 44) Il doit faire vite : l’épouse d’un de ses soldats et celle du César Julien sont également frappées par cette malédiction empoisonnante.

Voilà un polar historique de bonne facture. L’auteur a pris pour point de départ le concile de Nicée et pour point d’arrivée un évènement personnel de la vie du César Julien, tel qu’il l’a mentionné dans ses mémoires. Le récit est sous-tendu par des citations traduites des chroniques d’Ammien, lui-même personnage clé du roman. Marcus Pius est un héros fictif qui croise des figures de l’Antiquité tardive et qui inscrit son aventure dans l’histoire très méconnue des premiers temps de Lutèce, qui deviendra Paris.

« Julien veut faire de Lutèce un lieu où se rencontreront des intellectuels, des artistes et des penseurs afin d’élever le niveau de connaissance dans des domaines bien mis à mal par les croyances et les superstitions chrétiennes. » (p. 51) Hormis l’usage anachronique du mot « intellectuel », cette citation illustre parfaitement les projets d’un général éclairé dans un monde qui se cherche entre paganisme et christianisme naissant. Le concile de Nicée a vaguement tenté d’unifier les adeptes de Christus autour d’un même Credo, mais l’empreinte du polythéisme antique ne s’efface pas encore.

Le récit est intéressant d’un point de vue médical. Correx, Gryllos, Salustios et Oribase sont médecins et ils témoignent de la curiosité scientifique de l’époque. Les maieutikas, ou sages-femmes, sont détentrices d’un savoir obscur, mais précieux. Entre savoir et croyance, l’enquête ne peut ignorer « la dimension mystique et religieuse qui se cache derrière ces maléfices. » (p. 158)

L’auteur use de termes latins pour désigner des choses éminemment latines : les armes, les vêtements, l’urbanisme, etc. Il est dommage que le glossaire ne soit pas complet puisque certains termes qui y renvoient ne s’y trouvent pas. La formulation en latin des ordres militaires donne l’illusion de la bataille et participe de la puissance d’évocation qui permet une immersion réussie.

Il me manque d’avoir lu la première aventure de Marcus Pius, Le feu de Mithra. Cela m’aurait permis de me familiariser davantage avec les personnages et de mieux comprendre les références à la première enquête et à la bataille d’Argentoratum contre les Alamans. Néanmoins, ce volume peut se lire indépendamment du premier et offre un divertissement de qualité. L’univers mystico-religieux est parfaitement maîtrisé et mis au service d’une théorie du complot comme on aimerait en lire plus souvent : vraiment politique et pas uniquement hystérique (pour ceux qui auraient un doute, oui je pense aux textes de Dan Brown). Peur sur Lutèce est un bon roman qui mêle histoire et enquête avec intelligence.

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Black Sad – L’enfer, le silence

Bande dessinée de Diaz Canales et Guarnido. Quatrième volume.

Mon billet sur les trois premiers volumes.

Extrait de la dédicace :« Et finalement, puisse être ce livre un hommage à la ville magique de la Nouvelle-Orléans. Sa  musique et son âme imprègnent chaque recoin de cette histoire… »

La fouine Weekly a mis Blacksad en cheville avec Faust Lachapelle, patron d’une maison de disques à la Nouvelle-Orléans. Le beau matou doit retrouver Sebastian Fletcher, pianiste réputé et héroïnomane notoire. Sur le point de mourir, Faust veut revoir celui qu’il considère comme un fils. Mais Thomas Lachapelle, le fils de Faust, ne l’entend pas de cette oreille. Une sombre histoire d’empoisonnement remonte du passé et détruit plus que des fortunes. Des innocences sont fauchées et, pour certains, il n’y a plus d’espoir de retour.

De clubs de jazz en antres vaudous, Blacksad affronte les démons inquiétant de la plus belle ville de la Louisiane. Une étrange silhouette dissimulée sous une cape rouge et un crâne de bélier incarne les cauchemars de la Nouvelle-Orléans. Le mal rôde, sournois et patient. Sous les traits d’une vieille chèvre ou d’un hippopotame brutal, la violence a plusieurs visages. Mais c’est sous le masque du remède qu’elle frappe le plus fort.

L’exubérance colorée et chaude de la Nouvelle-Orléans crève la page. La ville offre son carnaval et ses beautés alanguies sur des pleines pages dignes des meilleures cornes d’abondance. Le jazz rythme le récit et l’album est musical, endiablé et expressif comme un big band. Et pourtant, il semble que le silence peut tout envahir et chacun le redoute. « Pour moi, l’Enfer c’est le néant, un endroit sans mes amis, sans musique, sans paroles qui stimulent l’imagination, sans beauté qui exalte les sens. » (p.4)

Blacksad a toujours autant de charisme quand il sort les griffes. La Nouvelle-Orléans lui va comme un gant. Cet album est de loin le plus réussi de tous. Les couleurs et les jeux d’ombre traduisent une atmosphère parfaitement maîtrisée. L’intrigue est également plus aboutie que celle du second ou du troisième tome. Les indices sont égrenés avec intelligence et c’est avec plaisir que l’on suit l’enquête de Blacksad, menée avec une finesse toute féline.

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M. Malchance

Album de Roger Hargreaves.

Ne soyez pas étonnés par la forme de ma chronique. C’est ma participation au concours de La lettre à l’écrivain de Babelio, en partenariat avec le festival À vous de lire.

J’ai choisi d’écrire à Roger Hargreaves dans la catégorie San-Antonio. Vous vous en doutez, connaissant l’auteur, il s’agit d’écrire une lettre sur un ton décalé.

J’ai tellement aimé cet exercice que je ne promets pas de ne pas remettre ça avec un autre auteur et sur un autre ton !

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Faut qu’on cause Hargreaves,

J’vous la fais courte sur le comment j’ai eu le bouquin dans les mains. Ma bourgeoise m’a traîné à la librairie. Celle-là, elle me coûte plus cher en bouquins qu’en permanentes. Bon, ça vaut peut-être mieux. Vu sa tronche, y’a pas grand-chose à faire. Mais bon, elle est bien gentille et puis elle héritera du bistrot de son oncle. Finalement, elle assure un bon retour sur investissement.

Tout ça pour dire qu’en plus de passer des heures le nez dans des bouquins, elle aimerait que notre môme, Gégé, fasse pareil. Elle en a marre qu’il passe ses journées devant la télé. Mais bon, il a que sept ans le mioche. Elle peut pas lui faire lire de la grande littérature. Mais bon, je sais pas, j’y connais rien en littérature. J’ai lu un bouquin une fois, j’ai trouvé ça tarte. Et votre bouquin, ben, c’est pas mieux.

Rien que le titre : M. Malchance. Vous trouvez que les mômes ont assez de sujet de se faire du mouron ? Vous regardez pas le 20h vous ? Votre zig, c’est qu’un pauvre type qu’a pas la vie facile. Des petits malheurs, des gros bobos, des bandages partout et une poisse pas possible. C’est incroyable d’être poissard à ce point ! J’ai recopié un morceau : « Dès que quelque chose était perdu, ou cassé, ou déchiré, ou ébréché, ou brisé, ou fendu, ou cabossé, ou écrasé, on savait que monsieur Malchance était passé par là. » Votre gusse, c’est un môme qui a pas appris la valeur des choses ! Il aurait pris une paire de baffes chaque fois qu’il pétait un truc, je peux vous dire que ça l’aurait calmé. Pendant un temps, ma gamine était pas foutue de mettre la table sans bousiller une assiette ou un verre. Je vous assure que maintenant elle fait bien gaffe !

La suite de votre histoire est un peu chiante. Vous nous montrez tous les malheurs du bonhomme : il tombe à l’eau, il tombe du bus, il se tape sur les doigts avec un marteau. C’est sûr que quand on a deux mains gauches, faut pas jouer avec les outils des grandes personnes. En vrai, votre monsieur Malchance, il est pas un peu attardé ? Mon gosse sait déjà planter un clou tout droit. Et il aime bien aider son père. Sûr que j’en ferai quelqu’un de mon Gégé !

La morale de votre histoire est foireuse. Enfin, je pense que c’est une morale. Je me souviens que de celles de La Fontaine, quand il fallait réciter devant la classe. J’aimais pas ça, tous les binoclards du premier rang récitaient en silence et se foutaient de moi quand je me gourais. Bref, à la fin, vous dites que le malheur peut toujours servir ou un truc comme ça. Donc vous, plutôt que d’encourager les pas dégourdis à se sortir de la mouise, vous préférez qu’ils y restent et qu’ils soient contents ? C’est bizarre.

Et j’ai pas compris ta dernière phrase : « Alors si tu te cognes quelque part, tu sais ce qu’il faut faire ? Croque une pomme et pense à monsieur Malchance. » Je suis pas sûr, mais vous parlez politique, là ? Ma bourgeoise a dit que non, que j’avais rien compris et que je ferais mieux de lire plutôt que passer mon temps à râler avec les collègues. Mais moi, je crois bien que c’est politique.

Heureusement qu’y a des images dans votre livre. Mais mon Gégé dessine déjà mieux que vous. Un bonhomme tout rond et tout bleu, c’est un peu facile. Walt Disney, en voilà un type qui sait dessiner ! Autre chose, faut faire attention à ce que vous faites. Vous parlez d’un chat et, l’image, c’est un chien. Même moi, j’ai remarqué l’erreur et pourtant, j’étais pas bon en orthographe !

À la fin de votre livre, y’a la liste de tous les autres bouquins que vous avez écrits. Je pense pas qu’on les fera lire à Gégé. Enfin, ma femme aimerait bien. Elle trouve que c’est chou ce que vous faites. Sauf votre respect, moi je trouve ça naze. Vous avez écrit l’histoire de Madame Malchance, ça doit être la femme du zig tout bleu. Bon, il y a aussi Madame Chance, mais si vous écrivez juste l’inverse, c’est pas trop dur comme boulot.  Je vous donne un conseil, on est entre nous. Vous avez aussi une Madame Prudente dans votre collection. Alors essayez d’arranger un rencart avec Monsieur Malchance, ça équilibrera peut-être.

Bon, voilà, c’était juste pour vous dire que vous devriez peut-être faire autre chose comme boulot. Parce que ça se voit bien que vous manquez d’inspiration et puis vous dessinez pas si bien. Mon Gégé, il a bien rigolé avec votre bouquin, mais je pense que je vais plutôt l’emmener avec moi maintenant, il apprendra aussi bien la vie.

Marcel, le père du petit Gégé. 

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Persepolis

Roman graphique  et autobiographique de Marjane Satrapi.

Marjane est née en Perse, sous le régime du Shah. Elle vit richement à Téhéran avec ses parents. Ces derniers sont modernes et cultivés et ils souhaitent donner à leur fille une très bonne éducation. Marjane étudie au lycée français et elle baigne dans un univers de tolérance et de conscience politique. À huit ans, elle décide qu’elle sera prophète. Elle écrit son livre sacré, parle à Dieu quotidiennement et souhaite mettre en place un monde meilleur. « – Comment tu vas faire pour que les vieilles ne souffrent plus ? – C’est simple, ce sera interdit. » Marjane est une gamine curieuse et avide d’apprendre. Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main et découvre très tôt les théories marxistes défendues par son oncle Anouche et ses proches.

Dans les années 1980, la révolution islamique met en place une république qui n’en a que le nom. Le régime tourne rapidement à l’intégrisme. Le port de la cagoule en public est obligatoire pour les femmes. La guerre contre l’Irak ravage le pays. Les bombardements détruisent le pays. Insécurité extérieure et oppression intérieure plongent les Iraniens dans la peur. Il faut faire attention à tout. Tout le monde peut être un délateur. Les rébellions sont minuscules, mais les châtiments sont exemplaires. Marjane est avide d’héroïsme et d’action. Graine de révolutionnaire et enfant passionnée, elle ne mâche pas ses mots ni ses idées et écoute Iron Maiden et Kim Wilde à plein volume.

Mais ses parents sont inquiets. Les bombardements et les arrestations iniques se multiplient. Marjane part pour l’Europe. En Autriche, elle fait l’expérience du déracinement et de la solitude. Dans un pays libre, en paix et prodigue, elle est bien plus misérable et malheureuse qu’en Iran. Elle comprend que l’intégration n’a de sens que si on reste intègre à soi-même. Mais perdue dans ce pays qui la rejette vaguement et dans lequel elle manque de repères et d’attaches affectives, Marjane accumulent les erreurs, les fréquentations douteuses et les mauvaises passes. Le retour en Iran est difficile, mais Marjane est enfin auprès des siens. Néanmoins, ce pays n’est pas pour elle.

Le livre se découpe en grandes parties qu’inaugurent des chiffres monumentaux qui tiennent toutes la page. Elles correspondent aux quatre tomes de l’histoire ici regroupés en un volume. Les parties se divisent en chapitres dont le titre est comme un frontispice. Tout n’est que blanc et noir et c’est parfois très étouffant. Les grands aplats de noir font peser une lourdeur infinie sur la page, ce qui traduit l’oppression du régime et la peur omniprésente.

On a déjà beaucoup parlé de Persepolis. C’est une œuvre intéressante sur l’Iran, mais elle ne m’a pas vraiment touchée. Contrairement à Marzena Sowa qui est redevenue une enfant pour parler de la Pologne, Marjane Satrapi pose un regard adulte sur le passé et ses souvenirs. Bien que son récit présente des faits émouvants et révoltants, la sauce n’a pas vraiment pris.

Le film d’animation de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi m’a plu bien davantage. Étrange, me direz-vous. L’histoire et les images sont les mêmes. Mais le film a l’avantage du mouvement : il libère les images et allège le poids du noir. L’usage des camaïeux de gris est salutaire. L’image gagne en profondeur, en épaisseur et, pour ma part, en émotion.

C’est donc un petit raté pour ce livre. Dommage.

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Marzi – La Pologne vue par les yeux d’une enfant

Romans graphiques et autobiographiques de Marzena Sowa (textes) et Sylvain Savoia (dessins).

1984-1987 – Marzi est une petite fille rousse aux grands yeux gris-bleu. Accompagnée de son lapin en peluche, elle grandit tranquillement auprès de ses parents et avec les gamins de son immeuble. Elle a les jeux de son âge : bloquer l’ascenseur, sonner chez les voisins, courir dans les champs. Entre ses bêtises d’enfant et ses grands questionnements, Marzi est une gamine qui veut comprendre et qui pose sur le monde des yeux curieux. Elle est née dans la Pologne communiste des années 1980 et elle raconte ce monde d’un autre âge.

Du fond de son enfance, Marzena ramène des souvenirs drôles et émouvants. Elle raconte les défauts de sa mère et l’amour qu’elle porte à son père. « Ma mère, c’est comme une sorte de prophète dramatique ; avec elle, l’avenir est forcément catastrophique. » (p. 98) Les petites misères qu’elle subit ou qu’elle fait subir sont racontées avec la naïveté cruelle des enfants. Son enfance est celle de beaucoup : elle passe les vacances chez sa grand-mère, avec des cousins, elle apprend à nager, elle ramasse des fruits, elle adore puis abandonne certains jouets. Mais voilà, la Pologne communiste, ce n’est pas tout à fait la France dont Marzi rêve depuis toujours, surtout depuis qu’elle a entendu chanter Mireille Mathieu.

Entre son père ouvrier et sa mère employée de bureau, Marzi grandit plutôt bien. L’ordinaire n’est jamais très original, mais ses parents font le maximum, comme tous les Polonais, pour dénicher quelques denrées rares, parfois au prix de longues heures d’attente dans le froid. « Juste un petit morceau de n’importe quoi pour nourrir la famille. Du sucre pour adoucir cette existence. Pour oublier toutes les contraintes de la vie de ce pays. » (p. 33) Le rationnement est au coeur des existences et il suffit de peu pour améliorer le quotidien. Chacun fait provision du maximum en prévision du pire ou du mieux. « Finalement, les gens se servent très peu de leur voiture… L’essence est un luxe. Les gens l’emmagasinent pour le jour où ils en auront vraiment besoin. Pour fuir le communisme par exemple… » (p. 190)

Sourdement gronde la révolte et s’annonce la fin du communisme. Un soir à la télé, « il y a le monsieur moustachu qui n’a peur de rien. Chez nous on parle beaucoup de lui. Il s’appelle Lech Walesa et il est à la tête d’une association qui se révolte contre les autorités. » (p. 260) Avec le peu de mots dont elle dispose et les bribes d’information qu’elle saisit au gré des conversations, la petite Marzi s’ouvre au monde des adultes et témoigne d’une vive intelligence.

Marzena Sowa a retrouvé ses yeux d’enfant pour décrire les files d’attente, les combines de ses parents pour améliorer le quotidien, l’arrivée de Jaruzelski au pouvoir, la catastrophe de Tchernobyl, les voyages de Jean-Paul II dans son pays d’origine et Solidarnosc. Les panneaux et les écrits dans les rues sont rédigés en polonais et accroissent l’immersion du lecteur dans l’univers de l’enfant. Marzi est une gamine d’autant plus attachante qu’elle ressuscite un passé récent et que son enfance correspond à la mienne. La comparaison est troublante.

1989… – Marzi a un peu grandi dans ce deuxième volume. Elle comprend davantage et interroge de plus en plus. Elle prend conscience que la Pologne est contrainte par un régime extérieur. « Mon pays est indirectement gouverné par l’URSS que certains appellent « le grand frère »… Et là je crois que tout le monde en a marre de cette dépendance, car parfois le grand frère s’avère être très méchant avec sa petite sœur, la Pologne… » (p. 9) 1989 est la dernière année du communisme. Mais avant que tombe le mur de Berlin, la Pologne s’est secouée. Solidarnosc, d’abord illégal, puis partiellement reconnu, rend confiance aux ouvriers qui osent manifester et faire la grève. Le père de Marzi est de ceux-là et la petite fille est immensément fière de lui, même si elle craint sans cesse de le voir disparaître.

Marzi a le sentiment du monde en marche : « Une manifestation, onze jours ou une minute, ça vaut toujours le coup d’être vécu ! » (p. 112) La révolte gronde et le raz-le-bol est partout. Assez des files d’attente interminables ! Assez des « nie ma » ou « plus rien » dans les magasins ! Assez de devoir chanter les louanges d’un régime qui a déçu tous les espoirs ! La Pologne ouvre la voie qui mène à Berlin.« Une feuille meurt doucement sur un arbre, finit par s’en détacher et tombe simplement. Voilà la fin de notre communisme. Qui retient une feuille qui tombe ? […] Cette chute était très naturelle. Nous étions la première feuille. » (p. 131 & 132) L’après-communisme n’est pas vraiment différent, la vie de Marzi continue, sensiblement identique. C’est le regard rétrospectif qui seul révèle les différences.

Ce deuxième tome se conclut sur un carnet de voyage du retour en Pologne de l’auteure. Elle a quitté le pays en 2001 et elle y retourne à l’occasion de la parution du premier volume. Suivie par une équipe de télé, elle redécouvre les lieux de son enfance, retrouve sa famille et ses amis. Des photos agrémentent ce récit. On découvre également des oeuvres d’autres auteurs : des illustrateurs se sont prêtés au jeu de dessiner Marzi. Boulet, Marc Lizano, Tomasz Lesniak et d’autres ont croqué la gamine ou la jeune femme avec talent. La conversation finale avec sa mère, sous forme de B. D., entre confidence et agacement, m’a rappelée les dialogues d’Art Spiegelman avec son père, dans Maus. Mais la comparaison s’arrête ici. Marzena Sowa ne met pas en scène ses parents. Elle ne fait que dire son enfance.

Marzi est une jeune femme discrète comme son pays. « Les Polonais n’ont pas su médiatiser les changements. Nous sommes un peuple complexé. » (p. 207) En gros, si tout le monde connaît la chute du mur de Berlin, Jaruzelski et Walesa se mélangent un peu plus. Mais Marzi ne fait pas œuvre historique. « Je n’incarne pas la Pologne, ni l’histoire de la Pologne, je raconte juste ma version, mes souvenirs, tout est subjectif, tout est mien, je ne prétends rien, j’essaie de rester moi-même et raconter le monde à travers moi-même, le bleu-gris de mes yeux, mes lentilles. » (p. 233) Marzi est humble et modeste. Mais son oeuvre dépoussière largement une histoire un peu méconnue.

Marzi propose une enfance polonaise en chapitres courts. Les planches comptent quatre cases centrées sur un fond blanc. La lecture n’en est que plus aisée. En ne saturant pas la page avec l’image, le dessinateur laisse la place aux à-côtés, à l’imagination et aux non-dit. Chaque chapitre est symbolisé par une image qui couronne les pages : ours en peluche, carpe, boîte d’allumettes, chaussons de danse, boulons, ticket de rationnement et autres sont souvent des illustrations pleines d’ironie douce. Les images se déclinent en tons bruns, gris et sépia. Il s’agit vraiment d’une remontée dans le temps et d’une relecture de vieux albums.

Marzena Sowa a retrouvé ses yeux et son esprit d’enfant et c’est vraiment la petite Marzi qui s’adresse à nous. « Nous sommes des enfants éponges, il ne suffit pas d’essorer, il faut faire attention dans quoi on nous plonge. Même lavés, rincés, séchés à maintes reprises, les traces restent en nous. » (p. 125 – 1989) Marzena n’a rien oublié de son enfance polonaise, ni les difficultés, ni les rires. Et on comprend que sa faculté de raconter et son imagination viennent de là, de ces années où elle posait sur le monde ses grands yeux interrogateurs et rêveurs.

L’histoire de Marzi continue dans quatre autres volumes que j’ai hâte de découvrir.

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Blade Runner – Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

Roman de Philip Kindred Dick. Titre original : Do Androids Dream of Electric Sheep ?

Après la Guerre mondiale Terminus, la Terre est devenue une planète hostile couverte d’une poussière radioactive qui a provoqué la disparition de la végétation et des animaux et qui entraîne la pourriture de toute chose, animé et inanimé. Les humains ont émigré en masse vers les colonies spatiales, attirés par la promesse de recevoir un androïde. « Ainsi s’était effectuée l’émigration, l’androïde servait de carotte, les retombées radioactives de bâton. » (p. 21) Mais tous les humains n’ont pas quitté la Terre : les « spéciaux », qu’ils soient débiles ou contaminés par la poussière, n’ont pas le droit au rêve extraterrestre. Restent également les blade runners, comme Rick Deckard : il traque les androïdes échappés des colonies et les « réforme ». Quand six Nexus-6, des androïdes dernière génération, débarquent illégalement sur Terre et que sa route croise celle de la belle et énigmatique Rachel Rosen, Rick Deckard est confronté à d’étranges problèmes de conscience.

Sur la planète dévastée par les retombées radioactives, il est impossible ou rarissime de trouver des organismes vivants en liberté. Mais une preuve de moralité et d’humanité est de posséder et de prendre soin d’un animal. Un marché considérable et formidablement organisé s’est développé dans ce sens. L’Argus édicte le prix des animaux. Rick Deckard possède un mouton électrique et ne rêve que d’« acheter un vrai mouton pour remplacer l’imitation électrique. » (p. 8) C’est une obsession qui ne le lâche pas. Envieux de la jument de son voisin, il est comme tous les humains restés sur Terre. Il exprime une passion folle pour le vivant, pour l’animé. Les animaux électriques ne sont qu’un pis-aller vaguement honteux, mais que l’on entoure de soins onéreux. L’apparence du vivant finit par ne plus suffire. À mesure qu’il développe de l’aversion pour son métier, il se considère comme « un élément du processus entropique de destruction de la forme » (p. 105), reconnaissant ainsi que les androïdes ne sont pas que des objets animés.

Une religion nouvelle s’est développée sur Terre. Le mercerisme, via les boîtes à empathie, permet la fusion avec Wilbur Mercer, un homme qui était capable d’inverser le sens du temps. En se connectant à l’appareil, les humains entrent en communion avec le vieux père et avec tous les êtres connectés. La boîte à empathie, « c’est comme le prolongement de votre propre corps ! C’est la seule façon d’entrer en contact avec les autres hommes, quoi, de cesser d’être seul ! » (p. 74) Mais au plus fort de leur solitude, les êtres humains ne tolèrent pas de côtoyer des androïdes, aussi aboutis soient-ils. L’humanité est devenue un sésame indispensable. Le test Voigt-Kampff permet de savoir qui est humain et qui ne l’est pas en déterminant les capacités d’empathie que seules possèdent les hommes. Mais au fil des prouesses technologiques, « les androïdes [forment] désormais une section – inférieure, certes – de l’humanité. » (p. 36) Certains androïdes, auxquels ont été implantés de faux souvenirs, se prennent même pour des humains. Dès lors se pose les questions de l’identité, de l’humanité et du rapport à l’autre. Éprouver de l’empathie pour les androïdes, comme le fait le « spécial » John Isidore ou tardivement Rick Deckard, est-ce anormal ? Est-ce une forme supérieure d’humanité ?

Les journées sont rythmées par l’usage de l’orgue d’humeur et l’écoute de l’émission de l’Ami Buster. Sans cesse, il s’agit de faire cohésion, de se sentir appartenir à un tout et en éprouver de la satisfaction. Iran, l’épouse de Rick, exprime une vague rébellion à l’égard de cette démarche. Elle nourrit sans honte une dépression et refuse de se satisfaire de l’existence qu’elle mène. Elle est la première à émettre un sentiment de compassion pour les androïdes. Pour les humains, il est évident que « la faculté empathique ne peut appartenir qu’à un animal social. […] De toute évidence, le robot humain était un prédateur solitaire. » (p. 37) Or, les Nexus-6 ne sont pas agressifs. Priss Stratton, Irmgard et Roy Baty veulent surtout échapper au contrôle des hommes et mener une vie humaine normale. Mais dans ce monde en déréliction et en décomposition, il semble ne pas y avoir de place pour des formes de vie trop évoluées.

Moi qui lis peu de science-fiction, je ne peux pas comparer ce livre au reste du genre. Mais cette lecture m’a emballée et mon cœur a suivi. Il règne une tension constante dans le texte, que ce soit pendant la traque des Nexus-6, pendant les tests du Voigt-Kampff ou quand les personnages prennent conscience de certaines réalités. Le décor post-apocalyptique forme un arrière-plan discret, mais pesant. Les descriptions de la ville qui part « en bistouille » ou l’émerveillement devant la découverte d’une araignée contribuent à célébrer la vie et le mouvement. Ce roman, d’un genre réputé parfois obscur, est tout à fait accessible. Il développe avec brio des réflexions sociales et philosophiques.

Le film de Ridley Scott, qui a donné son titre aux rééditions du roman, s’est largement inspiré du texte original, mais a également fait preuve de beaucoup d’audace. L’action se passe à Los Angeles en 2019. Rick Deckard est célibataire (youpi !), il n’a pas de mouton électrique et il est bien plus désabusé que dans le livre. La ville est inexplicablement (ah les adaptations…) envahie d’une population asiatique. Rachel Rosen n’est pas une garce manipulatrice. John Isidore est remplacé par J.-F. Sébastien, un généticien au grand cœur qui se fait piéger par les androïdes. Enfin, le film fait fi du mercerisme et de l’obsession pour les animaux.

Les Nexus-6 sont sans conteste bien plus violents, surtout Roy Baty. Sa compagne est Priss, et non Irmgard, et elle est tout aussi dingue que son homme. Dans le film, les androïdes ne veulent pas vraiment vivre comme des humains, ils veulent surtout vivre plus longtemps. Ils se savent programmés pour une durée déterminée et veulent lutter contre la dégénérescence biomécanique qui les guettent.

La ville sombre, grise et pluvieuse traduit bien l’atmosphère du livre. La lumière est rare et éclaire souvent la crasse et la laideur, à tel point qu’on préfère l’obscurité. L’affrontement final entre Rick (Harrisooooon) et Roy déploie une tension haletante. Les dernières images, avec la colombe, sont d’une rare beauté, comme chaque fois que le sublime se dégage du grotesque.

J’ai vu ce film il y a quelques années et je me rappelle m’être ennuyée endormie. J’avais le souvenir d’un film lent et poussif. Je l’ai davantage apprécié hier, même si je n’ai pas pu m’empêcher de comparer le film au livre. Mais il me semble finalement que l’œuvre de Ridley Scott doit être considérée indépendamment de celle de Philip Kindred Dick. Le réalisateur, sans le dévaluer, a magnifié le livre et lui a offert une visibilité durable. Voici deux œuvres à ne pas manquer (dit-elle avec 20 ans de retard…) 

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Harry Cover – Les mangeurs d’Anglais

Bande dessinée de Veys (scénario) et Esdras (dessin).

Après avoir lu l’intégrale Harry Potter, je poursuis ma découverte de cet univers avec une bande dessinée pour le moins loufoque.

Harry Cover, Pron et Hormone sont envoyés en 1946 pour neutraliser Boldemorve qui dissimule des nazis (dont Hitler) en plein coeur de Londres. Les gros animaux de compagnie des Allemands ont pour fâcheuse habitude de se nourrir d’Anglais. Boldemorve s’est emparé du trésor de guerre des nazis et il compte en user pour asseoir sa domination maléfique sur le monde. Mais c’est compter sans Harry et ses comparses qui ne manquent pas de ressources pour déjouer ce plan machiavélique.

L’école de magie Poudrozieu ne forme pas que des sorciers, elle forme également des espions. Dumbledemeur est un peu moins stoïque que son avatar et Boldemorve ne fait pas vraiment peur, même si les jeunes sorciers se retrouvent en mauvaise posture : « Capturés par Boldemorve et Hitler… Difficile de trouver pire situation !!! » (p. 35) Je trouve le rapprochement entre le grand mage noir et le Führer grossier. La comparaison est trop facile. Même si les deux personnages ne sont que des guignols dans cette bande dessinée, je suis toujours gênée qu’on prête au mal les traits d’Hitler. Attention, je ne défends pas le bonhomme, loin de là ! Mais je trouve ça trop réducteur, d’autant plus que l’on peut supposer que cette bande dessinée sera lue par les mêmes enfants/adolescents qui se sont délectés de l’oeuvre de J. K. Rowling. Enfin, je m’égare…

Parodie poussée à l’extrême, cette bande dessinée détourne chaque détail des romans de J. K. Rowling. Les sorts sont totalement absurdes et sans effet. Si je vous lance « Groudecontroltomajortomus », avez-vous peur ? C’est une lecture plaisante, mais tout à fait dispensable. Une bonne parodie, outre le détournement d’une œuvre, propose quelque chose de nouveau. Cette bande dessinée ne remplit que la première moitié du contrat. 

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Cupidon

Bandes dessinées de Malik et Cauvin.

Vive la mariée

Sans doute l’ignoriez-vous, mais ça batifole pas mal au septième ciel ! Saint Pierre a bien du mal à faire régner le calme au Paradis. Avec Cupidon, petit ange de l’amour, il intercède sur Terre pour réunir les cœurs. Les humains ne se doutent de rien et on ne sait jamais quel nom donner à l’instigateur du doux sentiment. « M’appeler Dame Nature… Moi ! Il y a des noms comme ça qui vont des fixe-chaussettes !’ (p. 4) Il est question de mariage et d’union bénie pour le meilleur et pour le rire. Mais l’amour, parfois, tourne mal. Il devient vache ou carrément loufoque. Il se retourne même contre le pauvre Cupidon, dans des gags dignes de l’arroseur arrosé.

Les personnages sont croqués dans une veine naïve et gourmande. Saint Pierre est bedonnant et débonnaire. Cupidon est bouclé, tout nu, joufflu et accompagné de compères aussi mafflus que lui. Tout est rondeur et douceur au Paradis, et c’est presque la même chose sur Terre.

Le dernier gag est un clin d’œil désopilant au monde de la bande dessinée. « Quoi !? Accordez la main de ma fille à un bête dessinateur de B. D., ça jamais ! » (p. 46) Voilà le dessinateur aussi mal loti que les personnages en quête d’amour qu’il a croqué dans son album.

Le cœur dans les nuages

On découvre que les airs sont bien dangereux. Cupidon et ses compagnons ailés croisent des satellites, des pigeons, des cloches et d’autres O.V.N.I. Les attributions des petits anges de l’amour se sont étendues : ils aident maintenant Saint Pierre à sauver des humains en danger qui ne sont pas inscrits sur le registre d’entrée du Paradis. Un visiteur imprévu, ça fait désordre au septième ciel !

Dans cet album, les chérubins sont plus canailles, ils boivent et ils jurent comme des gamins des rues. Par-dessus tout, ce qu’ils préfèrent, c’est mettre leur petit nez dans les affaires qui ne les concernent pas et faire des blagues en tout genre. L’amour reste une affaire bien plus compliquée qu’il n’y paraît.

Les aventures de Cupidon sont gentiment rigolotes, mais après quelques planches l’humour et le plaisir retombent. Les situations sont sensiblement identiques. Le mythe du petit ange joufflu a vécu et on est vite écœuré par tant de mièvrerie faussement préraphaélite.

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Jim Morrison, poète du chaos

Roman graphique de Frédéric Bertocchini (scénario) et Jef (dessin).

Extrait de l’avant-propos de Frédéric Bertocchini : « Bien que construit sur des faits réels, ce récit n’est pas historique. Jim Morrison n’aurait pas aimé être cloisonné ainsi dans une réalité, ou bien appartenir à quelqu’un. Il s’agit simplement d’une perception… Celle de deux auteurs fans de sa musique et de son univers mystérieux que nous vous invitons à partager. » Fidèle mais audacieuse, cette œuvre est une merveille.

Nous sommes à Paris en 1971. Loin des Doors et de l’Amérique, Jim Morrison traîne sa solitude et son mal de vivre dans les bars et les rues de la capitale. Sa compagne, Pamela Courson, ne sait comment le retenir, le faire parler ou lui rendre la foi dans son talent créateur. Au gré de va-et-vient dans ses souvenirs, Jim retrace son parcours : son adolescence, les débuts du groupe, l’exaltation de la scène, les studios d’enregistrement, le succès et ses démons. Les auteurs donnent la parole au chanteur-poète : sous leurs plumes, Jim Morrison se livre comme dans une autobiographie désabusée. « J’ai toujours dit que je n’étais qu’un pitre… mais un pitre de qualité. » (p. 40) Jim Morrison, un pitre ? Rien dans cette œuvre ne montre un guignol. Chaque planche dresse le portrait d’un homme rongé de souffrances, réfugié dans un alcool qui devient un ennemi, fasciné par la mort. « J’ai visité le Père-Lachaise aussi… Fascinant cimetière… » (p. 31) Phrase prophétique quand on sait que c’est là qu’il repose. Mais si la mort est au cœur de son existence, il ne cherche pas à s’en emparer. Flirter avec elle et l’éprouver au quotidien lui suffit: « La simple idée du néant me maintenait en vie. » (p. 25)

Jim Morrison ne concevait la vie qu’en mouvement et sensation. Devant des émeutes parisiennes, il répond à Pam : « Ce qui m’intéresse n’est pas la cause, mais l’action. Je crois que la rébellion intérieure est une façon de parvenir à la liberté intérieure. Le mental à travers le physique. » (p. 104) Chaque chose inextricablement liée à une autre, il avance dans le monde comme on entre en guerre. « J’ai alors appris à aimer. Et à souffrir aussi… De toute façon, l’un ne va pas sans l’autre… » (p. 24)

L’épisode originel de la rencontre avec l’Indien mort sur le bord de la route préfigure tout le récit : « Ce fut, sans conteste, le moment le plus important de ma vie. C’est là, sans doute… que l’âme du chaman a bondi dans la mienne… Je n’étais plus tout à fait moi-même, tout en l’étant davantage. Non… ce n’était pas un rêve… Non… Ce n’était pas un putain de rêve. » (p. 12 & 13) L’album se referme sur cette même communion avec l’esprit du chaman. La conclusion n’est pas la mort, mais la découverte de la plénitude et la reconnaissance de soi-même au sein du monde.

L’album se décline en noir et blanc. Pas de gris. Juste la lumière et le néant. La masse de noir est parfois si opaque, si concentrée qu’il faut prendre un vrai recul par rapport à la page, éloigner le livre pour comprendre l’image. La finesse des portraits est telle qu’un simple trait suffit à suggérer la beauté animale de Jim Morrison. Certaines planches ou images m’ont profondément rappelé l’œuvre d’Oliver Stone, The Doors, comme des négatifs du film. Hommage ? Plagiat ? Il me semble plutôt que l’univers morrisonien se prête à la reproduction de mêmes scènes légendaires. Les choses ne peuvent pas avoir été autrement sur cette plage ou dans ce studio. L’histoire se déploie sur des pleines ou doubles pages où le noir et blanc s’affrontent sans cesse : comme Jim Morrison sans cesse sur le fil, entre ombre et lumière, l’image livre un combat. La seule couleur est celle de la couverture : psychédélique, fluo, stroboscopique pour le texte en quatrième, elle n’est pas de tout repos et c’est avec soulagement qu’on se réfugie dans la monochromie intérieure. La vie du poète a suffisamment explosé de toute part : l’usage du N&B offre un dérisoire et ultime apaisement.

Loin d’être une biographie de ce « poète du chaos », l’album offre une version très humaine de cet homme. On est loin du show-business ou de la folie des groupies. On trouve ça et là des extraits des chansons, mais ce n’est pas non plus l’essentiel. Les excès sont montrés, mais ils ne font pas la une. Ce qu’on voit surtout, c’est un homme seul aux prises avec ses souffrances. J’ai lu cet album deux fois la nuit dernière. Les 120 pages défilent comme les meilleurs des albums des Doors. Et c’est sans relâche qu’on peut relancer la platine. 

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Moi, Anastasia

Recueil de nouvelles d’Alona Kimhi.

Films – Une jeune scénariste et réalisatrice traverse une période professionnelle morose. Rien ne la motive et la dépression n’est pas loin. « J’avais une espèce de lucidité dont je ne savais que faire, d’ailleurs je ne voulais rien en faire. » (p. 14) Pour ne rien arranger, son couple est entré dans une période tout aussi triste. Entre la jeune femme et son époux Shahar, la sexualité est en berne. Malgré tout, elle s’accroche à son couple : « Je savais seulement que la simple idée de le quitter était la pire chose qui puisse m’arriver et je préférais que toute ma vie ressemble à un long samedi. » (p. 19) Avec son amie Nata, elle écume les boutiques de la ville, mais rien ne comble le vide qui, subitement, va se faire plus profond.

Éclipse de Lune – Anastasia est une petite fille très sensible. En Russie, elle a grandi auprès d’une grand-mère très attentionnée. Après le décès de son papa, sa mère s’est remariée avec Yaacov et la nouvelle famille s’est installée en Israël et se plie aux exigences sionistes du nouvel homme de la maison. Anastasia n’aime pas beaucoup son effrayant beau-père, mais elle pressent qu’elle a le devoir de tout faire pour qu’il ne quitte pas sa maman. Alors, elle endure la maniaquerie, le dégoût et les colères de cet homme malsain. L’éclipse de lune, un soir, est un évènement qui changera peut-être sa vie. Ou pas.

Journal de Berlin – Dans le « dispensaire de soins de la dépression » (p. 126), Gali se révolte et lutte contre un traitement qu’elle juge inutile. « La dépression ? Qui est déprimé ? Je ne suis pas déprimée, je suis à Berlin. » (p. 135) Mais Gali n’est pas à Berlin, elle est en Israël. Des pages d’un journal, écrit dans la capitale allemande, révèle une personnalité fragile et troublée. Gali était une jeune artiste que son frère Alon et son époux Jay n’ont pu sauver des démons de la folie. À moins que le désamour soit la cause de tous ses malheurs : « Quand un homme cesse de vous aimer, ses yeux se couvrent d’une couche opaque de poussière. » (p. 189) Une rémission s’annonce, mais Gali, désormais, a peur de l’extérieur.

Poèmes pour un cauchemar, ou le sevrage inaccompli de Mor Elkabetz –  Mor Elkabetz est une photographe de mode à succès. Mais tout n’est que ruines et combats en elle. Boulimique et dégoûtée de l’être, mais incapable d’accepter son corps tel qu’il est, elle tente en vain de se sevrer de cette pratique. « Quel bonheur ! Je mange, donc je suis. » (p. 239) Lourde d’ironie, cette phrase préfigure toutes les réflexions qu’elle mène sur sa sexualité, sa féminité et son identité. Finalement, son récit prend les accents d’un confiteor morbide.

Ces quatre nouvelles présentent quatre femmes qui se livrent dans des monologues à bâtons rompus. Chacune souffre d’un mal différent, dans son corps et dans son âme. Chacune achève son récit sur l’imminence d’un changement ou d’un bouleversement.

Ce recueil qui avait tout pour me séduire m’a vaguement ennuyée. Je n’ai pas été touchée par ces femmes. Chacune lutte et souffre à sa manière, et leurs histoires ont des accents qui me sont familiers. Mais sans cesse, j’ai eu l’impression qu’il me manquait une clé pour comprendre le récit. J’avais beaucoup apprécié le second roman de l’auteure, Lily la tigresse, et je suis un brin dépitée de n’avoir pas autant aimé ce recueil. 

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L’attrape-coeurs

Roman de J. D. Salinger.

J’ai commencé ce livre deux fois et deux fois l’ai abandonné. Après la lecture des Nouvelles de l’auteur et tout le plaisir qu’elles m’ont procuré, j’ai décidé de tenter ma chance une troisième fois. Dernier essai réussi ? En partie.

« Je ne vais pas vous défiler ma complète autobiographie. Je veux juste vous raconter ce truc dingue qui m’est arrivé l’année dernière vers le Noël avant que je sois pas mal esquinté et obligé de venir ici pour me retaper. » (p. 9) Ainsi commence le récit d’Holden Caufield, dix-sept ans, élève au collège Pencey en Pennsylvanie. Renvoyé de l’établissement trois jours avant les fêtes de fin d’année, Holden quitte l’école de nuit et erre pendant trois jours à New York. « Je devais me planquer deux ou trois jours dans un hôtel pour pas rentrer à la maison avant le début des vacances. » (p. 77) Pendant trois jours qui glissent comme un songe ou un brouillard, il fait des rencontres étonnantes ou inquiétantes, tire de fabuleux plans sur la comète, mais reste un gamin anxieux à la santé fragile qui n’a nulle autre part où aller que chez lui. On a le sentiment qu’Holden ne tient pas vraiment au monde : « Je possède vraiment rien que ça m’ennuierait vachement de perdre il me semble. » (p. 112) Et pourtant, la conclusion prouve qu’il tient à quelque chose.

La solitude à laquelle condamne la cité new-yorkaise le ronge et lui inspire les plus funestes pensées : « De quoi foutre le bourdon, et de temps en temps, en marchant, sans raison spéciale, on avait la chair de poule. On pouvait pas se figurer que Noël viendrait bientôt. On pouvait pas se figurer qu’il y aurait encore quelque chose qui viendrait. » (p. 145) Étrange et douloureux de constater un tel désarroi chez un adolescent. La maturité dont il fait preuve me semble artificielle et projetée par l’auteur sur son héros.

Par bribe, on découvre la famille du jeune Holden. Il a une petite sœur, Phoebé, qu’il aime et admire. Il a perdu un de ses frères, Allie, et l’aîné, D.B., « il est à Hollywood, il se prostitue » (p. 10) Ainsi comprend-on l’aversion du héros pour le cinéma et le théâtre. Plus généralement, il exprime des sentiments violents envers la mièvrerie des films. Sans jouer au caïd ou à l’intello, ce dont il se sait incapable, et sans renier sa sensibilité, il préfère la puissance des romans de Karen Blixen, Ernest Hemingway ou Francis Fitzgerald.

Profondément triste voire désespéré, Holden trimballe son mal de vivre et sa solitude à travers les nuits enneigées de New York. Avec une sensibilité à fleur de peau et une pensée vagabonde, il perd pied dans un monde où il n’est, somme toute, qu’un enfant qui voudrait être pris au sérieux. Doté d’un esprit cinglant et capable de réparties bien trop cyniques pour son âge, il revendique les expériences d’une génération à laquelle il n’appartient pas. En dépit des fumées de cigarettes, des vapeurs d’alcool et du désir de femme qui parfois le taraude, son indépendance n’est pas encore acquise et toute son attitude est celle d’un être qui sait ne pas être à sa place, mais qui refuse de partir.

Vaguement amoureux d’une voisine, Jane Gallagher, et vaguement entreprenant avec une autre gamine, Sally Hayes, Holden Caufield témoigne de son intérêt pour les filles et la sexualité. Très sensible au charme féminin, il se fait poète sans le savoir : « Quand elle arrive au rendez-vous, si une fille a une allure folle, qui va se plaindre qu’elle est en retard ? Personne. » (p. 153) Criant, n’est-ce pas ? Un peu trop pour un gamin.

« Je suis le plus fieffé menteur que vous ayez jamais rencontré. » (p. 27) Disant cela, il est parfaitement honnête et il donne la pleine mesure de ses capacités tout au long du récit. Saisi de frénésie, il débite à toute allure des histoires abracadabrantes au premier venu. À ses mensonges et à ses exagérations s’ajoutent des digressions folles qui perdent le récit dans des détails a priori inutiles, mais qui constituent les murs du petit monde d’Holden. Et comme il le dit lui-même, « moi j’aime bien quand on s’écarte du sujet. C’est plus intéressant. » (p. 220) Étrangement, le récit s’achève sur un reniement : « Faut jamais rien raconter à personne. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer. » (p. 253) Là encore, si la conclusion trouve écho en moi, je la trouve inadaptée sous la plume d’un prétendue jeune de dix-sept ans.

Cette troisième lecture est loin d’avoir été aussi déplaisante que les deux premières. Mais je ne peux me défaire du sentiment que ce livre intervient trop tard dans mon parcours de lectrice. Adolescente, peut-être aurais-je été touchée par ce récit. Peut-être aurais-je compris ce désarroi si grand. Aujourd’hui adulte (hum…) et quelque peu oublieuse des douleurs exacerbées de mes quinze ans, il me semble que le texte sonne faux. Toutefois, j’ai été moins gênée par l’expression du jeune héros : cette langue gouailleuse de gosse de riche qui se cherche m’a plutôt convaincue, même si les fautes de langage m’ont fait bondir… Je suis enfin venue à bout de ce roman dont on a tant parlé. Je ne rallie pas les rangs des enthousiastes, mais finalement je ne jette plus de pierres.

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Le pauvre chevalier

Bande dessinée de F’murrr.

Deux marchands, Médius et Métatarse, qui portent la rançon du roi rencontre un chevalier à la triste figure, monté sur un cheval qui pleure.« On me nomme le Baron nul, Compte de surnombre, Marquis de trop, Seigneur de camelote. » (p. 5) Le triste hère entreprend de raconter les malheurs qui l’ont rendu errant. Ayant surpris une scabreuse affaire d’État, il fut banni et ruiné par le roi Arthus. Âme sensible et pieuse, trop faible pour s’engager dans des combats et trop scrupuleuse pour s’imposer ou réclamer vengeance, il se laisse malmener et humilier par tout un chacun.

Ce Moyen Âge est loin d’être sérieux. Au détour d’une case, on aperçoit Robin des Bois en découdre avec un shérif ou Jehanne Darque qui envisage de vider à elle seule un tonneau de vin. Guignol fait une apparition éclair et de petits animaux, parodie du Roman de Renart, glissent ça et là des remarques désopilantes. Anachronisme loufoque et hilarant, le chevalier et les marchands cheminent sur une route goudronnée et fléchée, mais il faut regarder de près les panneaux indicateurs : les routes peuvent être traversées par des femmes en folie…

Le chevalier, monté droit sur son cheval ou sur un âne, incarne certaines valeurs chevaleresque : honneur, fidélité et respect des secrets. Mais c’est bien le marchand Médius qui est le véritable homme d’honneur. Il prend sous son aile le chevalier humilié et lui témoigne un respect plus grand que la dignité que conserve le seigneur déchu. Métatarse représente la bravoure et l’envie d’en découdre. Même la jeune servante qui s’amourache du chevalier est plus prompte à la bataille et à l’action que le cavalier dépenaillé. Médius, en homme de terrain et être pragmatique, ne s’égare pas dans des considérations philosophiques vaines : « On meurt aussi bien à cheval qu’à pied. » (p. 4) Partant de là, la vie paraît plus simple et la vertu plus aisée à appliquer.

L’image est assez simple, les personnages sont brossés à grands traits et sont aisément identifiables à une classe. On discerne sans mal les marchands des soldats, les chevaliers des brigands. Mais l’habit ne fait pas le moine et il faut lire au-delà du dessin.

Cet album, publié en 1990, s’achève de telle façon qu’une suite peut être présagée. Mais 21 ans plus tard, en verrons-nous un jour la couleur ? La mission des deux marchands n’est pas accomplie et le chevalier a disparu de façon spectaculaire. Tout laisse indiquer un second volume. Mais peut-être ne faut-il voir dans cet album que la fugace représentation d’un épisode exemplaire, au même titre qu’une parabole. Le cheminement ne devient plus un moyen, mais une fin. Qu’importe si nous laissons les personnages à la croisée des chemins s’ils ont déjà touché au but.

C’est un album est très drôle, mais également cynique. Ce pauvre chevalier est en effet très malheureux, mais c’est fou l’envie que l’on a de lui verser un seau d’eau froide sur la tête !

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Les leçons du Mal

Roman de Thomas H. Cook.

« Parfois, mes nuits prennent des airs d’une assemblée de fantômes. Je m’assois dans la pièce de devant et me distrait de mes visions persistantes de Nora, Sheila, de Wendell, et, bien entendu, d’Eddie, en rédigeant de nouveaux cours pour mon ancien cycle thématique sur le mal. » (p. 344) Jack Branch, héritier d’une famille de l’ancienne aristocratie du Sud américain, revient sur ses premières années d’enseignant au lycée de Lakeland. En 1954, il avait 24 ans et il donnait un cours thématique sur le Mal, s’appuyant sur des exemples aussi divers que le naufrage de la Méduse, les exactions de Tibère ou les persécutions faites aux Juifs pendant le Moyen Âge. Jeune professeur dynamique et plein d’illusions, il se croyait investi du pouvoir de changer la vie de ses élèves. « Mon véritable objectif était de sensibiliser mes élèves à des actes plus monstrueux que ceux qu’ils seraient susceptibles de commettre, ce qui, en retour, devait les aider à gravir un barreau supplémentaire de l’échelle de leur amour-propre qui était perpétuellement en équilibre précaire. » (p. 21) Jack se prit d’intérêt pour le jeune Eddie Miller, fils du Tueur de l’étudiante. En aidant l’adolescent à rédiger un devoir sur son père, Jack ouvrit la porte à des démons qu’il ne pouvait contrôler.

Élevé dans une famille riche et jouissant de privilèges qu’il considérait comme étant mal acquis, Jack Branch souffre d’un sentiment de culpabilité devant le peu de chances auxquelles les gamins qu’il croise au lycée peuvent prétendre. Dans un Sud encore marqué par la guerre de Sécession et dans une petite ville qui juge la qualité de ses populations en fonction de leur quartier d’origine, Jack Branch veut jouer les bons samaritains. « Si je recherchais un jeune paria dont je pourrais changer le cours de l’existence ? » (p. 67) La réponse est oui. Entre condescendance et profond désir d’apporter son aide, Jack s’enlise. Sa relation avec Nora Ellis est porteuse d’espoir. Fille issue du quartier des Ponts, loin de la splendeur des Plantations, elle incarne le renouveau dont la famille Branch a besoin.

Le père de Jack, Jefferson Branch,souffre du mal des « grands fonds ». Dépressif et reclus après « l’incident », il représente l’Amérique désolée devant la défaite des idéaux sudistes. Jefferson Branchécrit une énième biographie d’Abraham Lincoln, homme aux nerfs fragiles tout comme lui. Confusément, Jack sait qu’une barrière le séparera toujours de son père, qu’il ne sera jamais atteint des « grands fonds » familiaux. C’est là un des points clés du roman : il s’agit de déterminer si le mal et les travers pernicieux sont héréditaires, si une fatalité familiale règle sur les êtres.

La construction de la scène de la révélation est magistrale. La narration de cet épisode final procède à un va-et-vient hypnotique entre la sérénité figée et poussiéreuse de Great Oakes, la demeure des Branch, et l’haletante réalisation du drame en cours. Les parallèles effectués entre un repas qui refroidit et une vie qui approche de son terme, entre une soirée qui s’éternise et l’imminence de la catastrophe, placent le lecteur au cœur d’un maelström malsain qui n’est que l’illustration du destin aveugle et inepte.

Les leçons du mal n’est pas un roman policier stricto sensu. Le récit n’est pas celui d’une enquête, mais d’un témoignage aux accents d’aveux. Le shérif Drummond n’est qu’un personnage secondaire et à peine un acteur. Le long développement de sa description et l’accent mis sur sa personnalité ne sont que des leurres. Le texte est le récit d’un cheminement vers le crime, récit qui dévoile des tenants et des aboutissants, des complicités et des instants fatidiques. Comme dans le cours qu’il enseignait, Jack Branch dévoile les mécanismes du Mal, partant du simple constat que l’enfer est pavé de bonnes intentions.

L’auteur est habile dans le maniement du ressort dramatique et du suspens. Dès les premières pages, il donne le pressentiment d’une catastrophe et de l’imminence d’un drame. Mais le narrateur – Jack Branch – ménage ses effets et prend le temps de détailler les faits. Inconsciemment ou non, il lance le lecteur sur de fausses pistes et suggère même de fausses victimes. Le lecteur devient l’une d’elles : en compatissant pour un personnage qui est supposé souffrir ou mourir, il s’égare et manque les vrais indices. L’auteur parsème le texte de dépositions, témoignages, preuves et minutes de procès, accentuant ainsi l’impression que la vérité est toute proche, mais qu’il manque toujours une pièce pour que la machine infernale soit complète.

Les leçons du mal a tout pour me réconcilier avec le genre policier et le polar. J’ai vraiment apprécié la construction du texte, entre lenteur et imminence, comme si un ressort pressé au maximum n’attendait qu’un effleurement pour se détendre et faire exploser la bombe. Si parfois la langue est un peu épaisse, à l’image de la touffeur du Delta, le récit reste fluide. Il m’a happée. Les quelques 350 pages défilent sans y paraître. Thomas H. Cook propose davantage qu’un bon divertissement. Sa réflexion sur le Mal, somme toute convenue et déjà exploitée, est menée selon un schéma presque pervers qui amène le lecteur à s’interroger sur ses propres attentes du roman policier : jusqu’à quel point voulons-nous du macabre ? Jusqu’où notre imagination nous conduit-elle ? Et, enfin, que demande notre côté sombre pour être repu de violence et de mal ?

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