Love

Roman de Toni Morrison.

Sur la côté Est des États-Unis, Bill Cosey, Noir qui a réussi, possède un hôtel où se retrouvent les Noirs fortunés. Amateurs de femmes et de plaisirs, il est l’homme à qui tout réussit, celui que l’on admire, celui que l’on sollicite, celui que l’on envie. À sa mort, les femmes qui ont traversé sa vie se disputent un héritage qu’un testament ambigu rend indéchiffrable. Il y a May, la belle-fille, l’épouse du fils adoré mort trop tôt, la femme qui a tenu l’hôtel pendant des années. Il y a Christine, la petite-fille, l’enfant de May et de Billy Boy, celle qui veut obtenir l’héritage que le sang lui reconnaît. Il y a Heed, la femme-enfant, épousée alors qu’elle n’avait que 11 ans, l’épouse-jouet qui veut obtenir les biens laissés par le mari mort. Il y a aussi Vida, l’employée reconnaissante, L, la cuisinière et figure imposante de l’hôtel, Célestial, la beauté cachée, la femme ultime. Il y a enfin Junior, gamine des rues qui entre dans la maison où Heed et Christine alimentent une haine qui dure depuis leur enfance. Dans la demeure aux pièces poussiéreuses et encombrées, Junior avive et résout les animosités.

Love, c’est « une histoire qui montrerait comment des femmes dévergondées pouvant mettre à terre un homme bon. » (p. 19) Un homme bon ? Chaque chapitre porte un intitulé qui révèle le lien avec une femme en particulier: l’ami, le père, l’amant, etc. Bill Cosey est un homme généreux, un homme franc et ouvert. Bill Cosey dissimule aussi des secrets des vices que toutes les femmes de sa vie ont découvert. Chacune a son propre portrait d’un homme solitaire. Love, c’est une déclinaison du sentiment. Les personnages du roman aiment et détestent, et ils aiment détester.

Love, c’est aussi l’histoire des Noirs aux États-Unis, de la ségrégation et des préjugés. L’écriture de Toni Morrison sublime l’histoire afro-américaine et l’histoire de femmes unies dans la même haine et autour de la même blessure. Je découvre l’auteure avec ce roman. Aucun doute que je poursuivrai ma découverte. Et encore une fois, 10-18 m’a séduite avec un texte de qualité !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

La carte et le territoire

Roman de Michel Houellebecq.

Une fois n’est pas coutume, je ne produis pas de résumé personnel, je cite la quatrième de couverture.

Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l’histoire, il commencerait peut-être par vous parler d’une panne de chauffe-eau, un certain 15 décembre. Ou de son père, architecte connu et engagé, avec qui il passa seul de nombreux réveillons de Noël. Il évoquerait certainement Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d’une première exposition de son travail photographique à partir des cartes routières Michelin. C’était avant que le succès mondial n’arrive avec la série des « métiers », ces portraits de personnalités de tous milieux (dont l’écrivain Michel Houellebecq), saisis dans l’exercice de leur profession. Il devrait dire aussi comment il aida le commissaire Jasselin à élucider une atroce affaire criminelle, dont la terrifiante mise en scène marqua durablement les équipes de police. Sur la fin de sa vie il accédera à une certaine sérénité, et n’émettra plus que des murmures. L’art, l’argent, l’amour, le rapport au père, la mort et le travail, la France devenue un paradis touristique sont quelques-uns des thèmes de ce roman résolument classique et ouvertement moderne.

La dernière phrase de la quatrième de couverture m’a fait grincer des dents. J’ai lu Lanzarotte et La possibilité d’une île. Je n’avais aimé ni le style ni le sujet. Quand on m’a proposé la lecture du dernier Houellebecq, j’ai pensé refuser, mais les avis semblaient unanimes sur le nouvel opus de l’auteur. Pourquoi ne pas réessayer après tout ? Et j’ai pris un grand plaisir à la lecture de ce texte, écrit dans une langue fluide et débarrassée de la vulgarité qui me déplaisait tant dans les précédents textes de Houellebecq.

J’ai lu avec un sourire en coin le portrait que s’offre l’auteur. Il écrit sur lui-même et se lance des fleurs artistiques « c’est un bon auteur […] et il a une vision assez juste de la société. » (p. 23) qui sont rapidement fauchées par des considérations sur l’homme : malade, alcoolique, rongé de mycoses, asocial et névrosé, l’homme Houellebecq fait peur et inspire une pitié triste. Un autre portrait survient dans l’œuvre, celui réalisé par le peintre. L’auteur est saisi dans son processus de création, figé dans une identité particulière et éphémère. Mais ces autoportraits ne tendent pas, il me semble, vers l’autofiction. Michel Houellebecq réussit avec finesse à se représenter comme un personnage de son propre roman, sans accaparer toute l’attention.

L’auteur est lucide sur l’opinion des journalistes et si son constat peut ressembler aux chouineries d’un Calimero bohème, elles restent touchantes: « Je suis vraiment détesté par les médias français, […] ; il ne se passe pas de semaine sans que je me fasse chier sur la gueule par telle ou telle publication. » (p. 148) Le meurtre sanglant qui inaugure la troisième partie est-il une prémonition ? Une crainte ? Difficile à déterminer. La conclusion de l’enquête, sordide, ne rassure pas sur la santé de l’humanité.

L’obsession du personnage pour les objets industriels est étrange. Il entretient une relation trouble avec son chauffe-eau et thésaurise avec fureur des milliers de clichés sur des boulons ou des composants informatiques. Photographe ou peintre, il représente les objets et les producteurs de l’ère industrielle dans le but de « donner une description objective du monde » (p. 51)

« La carte est plus intéressante que le territoire » (p. 82) est le titre de l’exposition de Jed Martin, celle où il présente ses clichés de cartes Michelin. Faut-il comprendre que la représentation est plus importante que le réel ? Que la France est plus intéressante à parcourir dans les guides de voyage que sur les routes ? Mais la fin de la carrière artistique de Jed semble dire le contraire : « Il se demanda fugitivement ce qui l’avait conduit à se lancer dans une représentation artistique du monde, ou même à penser qu’une représentation artistique du monde était possible, le monde était tout sauf un sujet d’émotion artistique, le monde présentait absolument comme un dispositif rationnel, dénué de magie comme d’intérêt particulier. » (p. 268) Je suis toujours intéressée par les réflexions sur la nature et la fonction de l’art, mais j’avoue ne pas avoir saisi toute l’étendue et le propos de celle menée ou assumée par Houellebecq.

La relation entre Jed et son père… Qu’en dire ? La décrépitude du père, son avancée inéluctable vers la mort, sa solitude, son cancer du rectum et son anus artificiel font partie d’une réalité froide et crue qui détonne dans l’ensemble du texte. Là où je voyais beaucoup de flou et de flottement autour de Jed et de sa solitude choisie, j’étais brutalement rattrapée par les descriptions du père. Pourtant la tendresse est là. Jed est attaché à son père, il ne l’abandonne pas. Mais l’image du père reçoit des coups de griffes, à mon avis, inutiles.

Solitaire et quelque peu misanthrope, Jed poursuit une carrière faite de virages brusques et de reniements. Ses relations se limitent à des contacts professionnels et vaguement amicaux. Sa vie amoureuse est dépeuplée et sans trépidation. Riche et reconnu des milieux artistiques, il s’enferme dans un territoire personnel grillagé et limité par la représentation qu’il a du monde.

Le récit semble commencer au cours des années 2010 pour s’achever plusieurs décennies plus tard. L’instance narratrice est installée au bout du récit, elle fait le point sur les différentes phases artistiques de Jed, sur les différentes périodes de son existence en général : enfance, adolescence, maturité, vieillesse. La fin du roman annonce un futur radieux dans une France qui a dépassé avec succès diverses crises économiques. Intéressant mais légèrement inquiétant, comme un 1984 en gestation.

Une lecture finalement surprenante et plaisante. Houellebecq mérite-t-il le Goncourt ? Je n’en sais rien et je m’en moque. Il signe ici un texte intéressant et vraiment littéraire, une œuvre qui n’est pas exagérément provocante ni artificiellement raffinée. Il m’a prouvé sa capacité à écrire des beaux textes. J’espère qu’il continuera.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Les portes

Roman de John Connolly. Lecture du manuscrit non corrigé.

Tout commence il y a 13,7 millions d’années. Le Big Bang crée l’univers dont l’expansion n’a toujours pas cessé. Au sein de ce maelstrom sidéral, le Mal Suprême attend son heure. Relégué en Enfer, il prépare son arrivée dans le monde humain, nourrissant des projets de destruction massive et d’asservissement éternel. Ce qui lui manque pour changer de dimension, c’est une porte. Et les humains honnis ont créé la plus parfaite d’entre elles: le Grand Collisionneur de Hadrons du CERN. Mais il lui faut encore un coup de pouce. Pendant ce temps, quelque part en Angleterre, le jeune Samuel Johnson prépare Halloween avec impatience. La fête délicieusement terrifiante a lieu dans quatre jours. Et c’est ce soir-là, le 28 octobre, que les Abernathy, les nouveaux voisins de Samuel, installés au 666 Crowley Avenue, décident de se livrer à un rituel d’incantation occulte. Et c’est un jour comme tant d’autres que le Mal Suprême lance son armée de démons préparer sa venue sur Terre. Ce qu’il n’a pas prévu, c’est que les humains sont prêts à se défendre.

Ce roman est foisonnant ! Il s’adresse aux jeunes lecteurs et aux lecteurs aguerris. La vulgarisation ludique et comique des grands problèmes de la physique quantique rend le texte très abordable pour des adolescents. Les monstres et les vilaines bestioles feront la joie des gamins qui aiment jouer à se faire peur. Mais l’humour et le ton général du texte font clairement de ce dernier un ouvrage à mettre entre des mains adultes! Les notes de bas de page qui n’ont de nom que la forme forment un métatexte qui soutient le récit principal, mais qui peut parfaitement se lire indépendamment. L’humour qui est à l’œuvre dans ces notes est grinçant, volontiers ironique, souvent amical. Ce sont des recommandations qui prennent des formes diverses: réflexions personnelles du narrateur, blagues, anecdotes, parfois prophéties farfelues.

Le pandémonium développé par l’auteur prête plus à rire qu’à frémir. Les clichés démoniaques sont au rendez-vous et bien soulignés. Ainsi on ne peut ignorer que les vilains puent l’œuf pourri et que certains laissent derrière eux des matières gluantes peu ragoutantes. Les démons sont affublés de noms qui, même s’ils désignent sans équivoque leur champ d’action, sont parfaitement ridicules. Nous croisons donc Töng, le Démon des Chaussures Inconfortables ou Figoluk, le Démon des Biscuits Rassis. Le démon Nouillh, qui devient l’ami de Samuel, est un être douillet et peureux. En arrivant sur Terre, une passion s’empare de lui, les voitures! Il conduit avec délectation une Porsche et une Aston Martin. La horde de vilaines créatures déversée par la bouche ouverte de l’Enfer ne pèse pas lourd devant les humains: à coup de poêle, de batte de baseball, d’insecticide ou de porte-manteaux, les humains se défendent plutôt bien. « Les puissances démoniaques paraissaient avoir du mal à s’imposer. Les humains répliquaient. » (p. 265) Le Mal Suprême est bien mal servi et représenté. Le risque avec les sous-fifres, c’est qu’ils sabotent le boulot et qu’ils réduisent à néant le plan mieux étudié.

La physique quantique est décidément prétexte à de nombreux récits ! C’est ainsi qu’on trouve dans le texte de John Connolly des trous de ver, des trous noirs, des anges qui dansent sur une tête d’épingle et le Mal Suprême qui reprogramme le Grand Collisionneur de Hadrons pour en faire son vaisseau personnel. Du farfelu et de la science qui ne se prend pas au sérieux, j’en redemande ! Ni science-fiction, ni fantasy, ce roman croise les genres et crée un univers tout à fait particulier où les démons côtoient des blouses blanches et des voitures de police.

Après Le livre des choses perdues, Grand prix littéraire du web en 2009, John Connolly propose une nouvelle histoire où le héros est un jeune garçon. Moins vulnérable que le précédent personnage, Samuel est un petit garçon très intelligent et tenace, un battant convaincu. Ses amis sont tout autant combattifs: son teckel Boswell n’est pas le dernier à mordre le postérieur des méchants, le grand Tom manie la batte comme personne et Maria concocte des aérosols monstricides très efficaces. Quand les enfants prennent les choses en main, tout semble plus efficace et direct, un peu comme Maman, j’ai raté l’avion ou Le club des cinq !

Les portes offre une très agréable lecture, fine et drôle, voire hilarante, où les questions philosophiques du Bien et du Mal sont résolues par un manichéisme simple et franc. Avec une fin qui annonce sans vraiment l’affirmer une suite, je ne peux que recommander ce roman et cet auteur !

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Il était une femme

Roman historique de Gloria Cigman.

1337, en Angleterre. Alison est la dix-septième enfant de la maison. Aucun de ses frères n’a atteint l’âge adulte, sauf un, Benjamin, qui est né idiot. Pour son père, cette nouvelle fille pourrait être un fardeau supplémentaire. Mais il décide que l’enfant sera élevée comme un homme, qu’elle apprendra le métier de tisserand et de négociant en laine. Alison porte sur ses jeunes épaules l’espoir de son père et le salut de sa famille ruinée. Son enfance n’en est pas vraiment une. Très tôt, elle suit son père dans ses voyages et l’observe dans son négoce. Mariée à 12 ans à un homme de l’âge de son père, elle sait que cette union sauve les siens de la misère et de la faim. Alison résiste avec peine aux tentations de la chair. Mariée 7 fois et veuve 6 fois, elle expie ses péchés et sa honte dans de longs et douloureux pèlerinages à Walsingham, Vézelay en Bourgogne, Cologne, Jérusalem ou Compostelle.

Alison éprouve une grande vénération pour Marie-Madeleine, « la femme toute ordinaire qui devint une grande sainte en dépit de sa faiblesse humaine. » (p. 239) Taraudée de désir et d’appêtit charnel, Alison succombe plusieurs fois mais garde au fond d’elle une envie sincère de repentir et d’humilité. « Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi les consolations de la chair que Dieu a créée devraient être l’apanage du Diable et de lui seul. » (p. 218) Il lui faut toute une vie pour parvenir à un état de quiétude, libérée de ses souvenirs et de ses craintes d’Enfer. En dépit d’une activité religieuse intense, Alison se pose beaucoup de questions sur Dieu et l’Église. « J’avais appris que ce qui est convenable n’est pas ce qu’il y a de mieux. » (p. 191) Les certitudes et les évidences que son amie Matilda, religieuse, lui opposent ne lui suffisent pas.

Ce roman présente avec finesse une période marquée par la guerre contre la France, les épidémies de peste et les pèlerinages. Les processions, longues et nombreuses, se rendaient dans les lieux saints de la chrétienté, sur les autels où des reliques étaient conservées ou sur les lieux des apparitions.

Le récit est un assemblage de discours a posteriori. Les narrateurs sont nombreux et reprennent des épisodes déjà décrits par d’autres. Alison, à la fin de sa vie, confie à un scribe le récit de son existence. Sa grand-mère Banmaman, son amie Matilda ou Lollius l’éternel amoureux prennent parfois la parole pendant quelques pages. Le tout donne forme à un discours qui ressemble moins à une confession qu’un bilan. Alison ne regrette rien, assume ses choix et ses erreurs. Elle s’impose comme un personnage légendaire, tirée de l’oubli de la longue file des pénitents.

Le roman de Gloria Cigman se lit rapidement, mais je n’ai pas éprouvé beaucoup de sympathie pour Alison. Cette femme, capricieuse et habituée à un confort exagéré, dépravée à ses heures et orgueilleusement repentante, est une épouse odieuse et une mère indigne. L’histoire est très bien écrite, mais la femme n’a pas gagné ma compassion.

Publié dans Ma Réserve | Marqué avec | Laisser un commentaire

La chair de la salamandre

Roman de Jean-Louis Marteil. Réédition du texte, à paraître le 22 octobre 2010.

À Cahors, en 1221, une série d’accidents tragiques est taxée de surnaturel. Un échafaudage s’effondre et c’est le vent qui a tué. Un noyé est tiré de la rivière et c’est l’eau qui a tué. Un cadavre est rempli jusqu’à la gorge de boue et c’est la terre qui a tué. Puis le feu tue à son tour. Les quatre éléments sont assassins. Tous les cadavres qui s’accumulent ont un lien avec Bertrand de Vers, Cahorsin notable et riche usurier de la ville. Ce vieil homme, que d’aucuns surnomment la Salamandre, toujours vêtu d’un long manteau noir, est persuadé qu’un complot vise sa famille. Cette dernière se compose, outre le maître de maison, de son épouse, la jeune et belle Pèirone, de ses deux filles, la trop douce Maurina et l’impétueuse Braïda, et de son fils, Bernat, un benêt qui a « le feu dans les braies » (p. 320). Au sein de la maison de Vers, des secrets se dissimulent derrière les portes barrées des chambres, sous les lourdes tentures poussiéreuses et dans les regards haineux qui s’échangent par-dessus la table richement garnie de l’usurier. Domenc, le commis de Bertrand de Vers, a aussi des secrets et le soudain penchant qu’il éprouve pour l’une des filles de son maître n’est pas pour aider ses affaires.

Après La relique, Jean-Louis Marteil propose une nouvelle saga médiévale du meilleur ton ! La dédicace, « À mon banquier, quel qu’il soit, passé, présent et à venir… » (p. 5), annonce d’ailleurs une impertinence délicieuse, teintée d’humour noir, de sarcasme assumé, véhiculé par une langue truculente et hilarante. Comme dans sa trilogie sus-nommée, l’auteur fait un sort aux pigeons, « ces volatiles merdailleurs de toitures et de pavé.«  (p. 189) À croire qu’il a un contentieux avec ces bestioles à plumes. Les fientes de ces oiseaux urbains mais peu civilisés sont toujours en tête de la liste des ordures les plus honnies.

Jean-Louis Marteil s’attaque à un gros morceau en choisissant pour héros une figure négative de l’univers médiéval, le banquier-usurier. Le tour de force est grand puisque l’auteur conjugue le personnage de l’usurier avec celui de la salamandre, animal de feu et créature diabolique par excellence, grandement représentée dans le bestiaire médiéval. « Le prêteur à usure appartenait au Diable et s’en irait rôtir avec les démons car il vendait, disait-on, ce qui n’existait pas, et surtout parce qu’on considérait qu’il ne travaillait point. » (p. 70) Le Cahorsin – synonyme d’usurier – rassemble toute l’imagerie de son personnage: avare, dur en affaires, âpre au gain, prompt à réclamer son dû, il est thésaurise avec bonheur, n’investit qu’après réflexion et ne dépense qu’avec grimace. « Tout ce qui n’était pas négociable intriguait Bertrand de Vers et, d’une certaine manière, excitait sa jalousie. » (p. 20) Mais le personnage gagne en popularité : il est comme Picsou, un incorrigible avare, mais concerné par sa famille et capable d’émotions. À Bertrand de Vers s’oppose Matteo Conti, Lombard de son état et concurrent banquier. L’homme, bien que chargé du soin de son neveu Giovanni, un idiot d’une laideur infernale, n’est qu’un tiroir-caisse surmonté d’une machine à calculer.

Jean-Louis Marteil excelle dans le portrait de personnages grotesques et hilarants. De l’évêque Guillaume de Cardaillac, aussi mauvais payeur que glouton, à Mord-Boeuf, Rince-Fût ou Pasturat, des hommes de mains et soldats plus prompts à la bagarre qu’à la réflexion, l’auteur explore de nombreuses facettes du caractère humain. Et il rappelle avec justesse combien le désir d’amour peut rendre fou.

Ce roman médiéval tourne à l’enquête. Il apparaît rapidement que le surnaturel n’a rien à voir avec les meurtres. Derrière les attentats répétés se cache un homme qui se fait appeler « Messire ». Visage masqué et silhouette furtive, le personnage sait se dissimuler. Le suspens est intense. Mais pour une fois, j’ai découvert son identité avant la révélation (fait suffisamment rare pour que je le signale…), peut-être parce que j’ai pris le parti d’être complètement tordue…

L’auteur offre de vivantes descriptions de paysages et de villes. Je retiens particulièrement les tableaux qu’il fait de l’Olt, la rivière aux abords de Cahors: les méandres et les rives du cours d’eau invitent au voyage. Les gabarres chargées de tonneaux naviguent sous nos yeux et le langage fleuri ou l’haleine chargée des gabarriers ne font pas défaut dans le paysage.

Jean-Louis Marteil a eu la grande gentillesse de me faire parvenir le livre au format PDF avant sa parution sur format papier. La lecture sur écran est une nouveauté, mais l’essentiel, c’est le texte ! Et quel texte ! Le roman est drôle, écrit dans une langue parfaitement maîtrisée, servi à souhait par des détails historiques pertinents et une intrigue conçue pour tenir en haleine le plus blasé des amateurs d’enquêtes littéraires.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Signoret, une vie

Biographie d’Emmanuelle Guilcher. À paraître le 23 septembre 2010.

« Ni brulot, ni hagiographie » (p. 10), cette biographie rend un hommage ému, vibrant d’admiration et fort bien documenté à une des actrices les plus immortelles du cinéma français. Née en 1921, décédée en 1985, Simone Signoret a incarné de nombreux rôles au cinéma, mais c’est dans la vie qu’elle a été le plus remarquable.

Jeune fille d’une grâce éblouissante, intellectuelle accomplie proche du cercle du Flore et d’auteurs comme Sartre ou Prévert, élevée dans un Neuilly bourgeois et coupée de ses racines juives, Simone Signoret n’est pas immédiatement attirée par le cinéma. Mais les rencontres lui ouvrent les portes du septième art. Auprès de son premier époux, Yves Allégret, avec lequel elle aura une fille, Catherine, puis avec Yves Montand, l’homme de sa vie, elle découvre le cinéma et s’y impose comme une interprète toujours juste, quelque soit le rôle qu’elle incarne, de la femme facile de Dédée d’Anvers à la vieille femme ravagée dans La vie devant soi. Après de nombreux rôles insignifiants et de la figuration, elle touche à la gloire avec Casque d’or, film qui la consacre en tant qu’actrice et femme sublime.

Mais Simone Signoret n’est pas qu’une actrice, c’est une femme d’idées et de convictions. Avec Montand, elle est une compagne de route des communistes, avant de renier les agissements de ces mêmes communistes, leurs goulags, leurs purges, etc. « La défense des opprimés du communisme va les mobiliser » (p. 242) comme la mobilisera la montée du racisme en France, comme le prouve son engagement auprès de SOS-Racisme.

Après le succès qu’elle trouve au cinéma, elle se révèle artiste dans un autre registre, l’écriture. Ses mémoires sont favorablement accueillies par la critique, et son roman Adieu Volodia la consacre auteure de talent. Connue pour sa générosité, sa gouaille, ses réparties, son regard pénétrant, Simone Signoret est une femme aux multiples facettes, inoubliable, inclassable. Emmanuelle Guilcher écrit un texte juste, largement documenté et étayé par des témoignages de proches et des extraits de l’autobiographie de l’actrice. La biographie se lit rapidement, j’ai plongé dans l’existence de cette femme d’exception avec émotion et curiosité. 

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Un bûcher sous la neige

Roman de Susan Fletcher.

« Dans un cachot, enchaînée » (p. 20), une femme se raconte. Quelle est sa faute ? C’est d’être une sorcière. Corrag la sorcière. Sa peine ? Le bûcher. Il attend sous la neige que l’hiver laisse place au printemps. En cet hiver 1692, Corrag raconte son histoire à Charles Leslie, un homme de Dieu qui sert la cause jacobite dans une Écosse sous la coupe de Guillaume d’Orange, « le protestant à la perruque toute noire. » (p. 73) Corrag n’est pas une sorcière. Instruite par sa mère, la sauvage et sagace Cora, elle connaît les plantes et leurs vertus. Toute petite femme mais robuste, fille de l’hiver, Corrag ne craint pas le froid de la nature mais redoute la haine qui se niche dans le cœur des hommes. Après la mort de sa mère, elle sait qu’elle doit se cacher, mener une vie discrète et quitter les terres anglaises qui ne lui ont apporté que du malheur. « Qu’y a-t-il de plus solitaire que celle qu’on traite de sorcière? » (p. 22) La vindicte populaire la pousse vers le nord-ouest du pays, vers les Highlands où les hommes sont restés fidèles à Jacques Stuart. À Glencoe, dans le clan des MacDonald, on l’accueille pour ce qu’elle est: une petite femme qui sait le pouvoir des plantes. Le récit de Corrag peut aider la cause jacobite: à Charles Leslie, elle doit relater le massacre des MacDonald, sacrifiés au nom du respect de l’ordre royal. « Qui le croirait? Un homme d’Église et une sorcière capturée, s’entraider de cette manière ? Mais c’est ainsi. Le monde a ses merveilles et je tiens à vous en parler. » (p. 48)

Le récit de Corrag est un long monologue que n’interrompent que les lettres que Charles Leslie envoie à Jane, son épouse restée en Irlande. Corrag parle comme on se libère : vite et beaucoup. « Je vais assembler tout ça comme si je cousais. » (p. 76) La jeune femme fait de son récit une couverture sous laquelle se protéger. Dire lui permet d’échapper à l’inéluctable, à gagner quelques instants de vie en se racontant pour que subsiste une part d’elle après le bûcher.

Séparé de son épouse, Charles libère lui aussi son coeur en écrivant des épîtres tendres et nostalgiques. Époux aimant voire passionné, père indulgent mais ferme, il se désole d’être loin des siens. Mais la cause qu’il défend lui est si chère qu’il ne peut manquer aucune opportunité de la voir triompher.

Les monologues de Corrag et les lettres de Charles répondent aux questions que chacun pose à l’autre. À aucun moment, Charles et Corrag n’échangent un vrai dialogue ou ne se répondent immédiatement. Mais inexorablement, un lien se crée entre ces deux êtres isolés.

Les chapitres s’ouvrent sur des définitions de plantes, tirées de l’Herbier complet de Culpepper, qui sonnent comme des énigmes. Charles Leslie se laisse d’abord abuser par l’aspect repoussant de Corrag, par ses discours illuminés et précipités, par sa foi dans la nature et son refus d’un roi ou d’un dieu.  » Il faut se garder du commerce des plantes et leurs prétendues vertus. » (p. 81) Profondément convaincu que Corrag est un suppôt du diable, il ne la côtoie initialement qu’avec répugnance. Mais le récit de la jeune femme le touche et ses paroles douces, sensées et pacifiques trouvent peu à peu un écho dans les pensées qui animent Jane, la femme du révérend. Corrag cesse la sorcière pour devenir la victime injuste de la politique, pour n’être qu’une femme d’une grande sagesse et d’une grande bonté.

Les gens ont besoin d’un ennemi. « Une femme sans entrave est cause de grands désordres. » (p. 81) Voilà ce qu’on reproche à Corrag : sa liberté d’aller et venir dans les montagnes, de se promener la nuit, de n’appartenir à personne d’autre qu’elle-même. Le mot sorcière recouvre toutes les craintes des hommes. Cora lui a enseigné que l’amour est mauvais, qu’il affaiblit. Si elle promet du bout des lèvres de ne jamais aimer, Corrag ne peut s’empêcher de s’attacher à sa jument grise et au cerf majestueux des Highlands qui vient brouter devant sa cabane. Et elle ne peut s’empêcher de s’attacher à Alasdair MacDonald, un homme qu’elle ne peut avoir.

Ce roman est une perle dans la rentrée littéraire 2010, à ne pas manquer ! Le récit de Corrag est envoûtant, émouvant, révoltant, poignant. Je n’ose en dire plus de peur de déflorer l’histoire, si belle, si belle !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Chez les heureux du monde

Roman d’Edith Wharton.

Miss Lily Bart est une délicieuse jeune femme. À 29 ans, orpheline ruinée, elle n’est pas encore mariée et la riche société new-yorkaise dans laquelle elle évolue compte les chances qui lui restent de trouver un époux. Sous des dehors d’innocence et de grâce, Lily Bart est d’une intelligence éclairée, d’une ambition rare et elle possède une haute opinion d’elle-même. « Ses actes les plus simples semblaient le résultat d’intentions qui allaient loin. » (p. 25) De bals en séjours prestigieux, elle tente de prendre dans ses filets des hommes riches capables de payer son fastueux train de vie et son goût immodéré pour le luxe et le confort. La laideur et la médiocrité l’horrifient plus que tout. Elle ne conçoit son existence et son bonheur futur que dans un environnement riche et débarrassé des soucis pécuniaires. Dépensière impénitente, joueuse malchanceuse, elle fait face à des difficultés grandissantes pour tenir son budget. Un arrangement financier ambigu avec l’époux d’une de ses amies précipite la fin de son règne majestueux dans une société qui ne tolère les femmes célibataires que si elles gardent suffisamment de crédit pour faire un mariage convenable.

Brillante illustration des versets de l’Ecclésiaste sur la vanité, le récit présente une société où comptent avant tout l’apparat, l’apparence et la gloire que procure l’argent. L’élite new-yorkaise du début du XIX° siècle est composée de vieilles familles et de nouveaux riches, au nombre desquels les Juifs qui sont montrés du doigt et vaguement méprisés. Le personnage de Simon Rosedale, désobligeant homme d’affaires, concentre tous les préjugés de cette époque sur les hommes de cette religion. Mr Rosedale est retors, avare, avide de réussite et de reconnaissance. Pour entrer dans le monde policé des grands bourgeois new-yorkais, il lui faut une porte d’entrée majestueuse: une épouse de ce monde qu’il convoite. Le récit d’Edith Wharton illustre également une certaine théorie de l’évolution. Pour survivre dans la société mondaine, il faut savoir s’adapter à ces changements, renoncer au passé et faire les bonnes alliances. Si Mr Rosedale sait jouer ses cartes, la faiblesse de Lily Bart est de refuser de se compromettre et de suivre une ligne de conduite sans issue.

Lily Bart maîtrise « l’art d’accumuler » (p. 50), mais elle dépense tout aussi vite, et pas uniquement l’argent. Elle use à toute vitesse les bénéfices de relations prometteuses, elle repousse les alliances qui la sauveraient. Exagérément prodigue quand elle vise un bénéfice personnel, elle ne reçoit rien, alors que la vraie charité lui ouvre finalement, mais trop tard, les yeux sur ce que la solidarité signifie. Obligée de revoir ses ambitions à la baisse tout au long du récit, elle finit acculée dans la misère et la médiocrité qui lui causaient tant de terreur.

Avec son physique pour seule vraie richesse, Miss Lily Bart a « plaisir à se représenter sa beauté comme un pouvoir au service du bien » (p. 64), de son bien. Toujours au meilleur ton de la plus grande élégance, Lily n’est pas avare de sa beauté. Elle l’offre aux regards, en toute pudeur et dans le respect de la bienséance, mais en mesurant parfaitement les effets de ses charmes. Mais trop consciente de la valeur de sa grâce, elle perd ses chances de mariage en refusant de l’offrir à des êtres qui ne correspondent pas à ses ambitions sociales. Sa grâce décline et les temps de son triomphe sont derrière elle. Vivant de souvenirs et de nostalgie, cherchant vainement à raviver des atmosphères perdues, Lily Bart perd le sens des réalités, sans cesse tourmentée par ses finances et ses ambitions.

Dans cette comédie mondaine, Mr Lawrence Selden est un spectateur en retrait. S’il étudie les manœuvres et les habiles manipulations de Lily, il ne peut empêcher son cœur de battre pour elle. Trop indécis pour s’imposer à elle, il ne sait pas combattre la réserve qu’elle lui oppose et elle-même ne peut pas s’accommoder de cet homme qu’elle aime, mais qui ne correspond pas à ses idéaux sociaux.

Plongée dans un monde cruel où les amitiés ne sont que de façade, où de plus puissants se servent d’elle pour dissimuler leurs infamies, où il est très facile de la rendre coupable du moindre faux pas en lui prêtant de mauvaises relations fondées sur des témoignages douteux, Lily ne peut compter que sur peu d’amis. Mais la réelle sollicitude de ces âmes charitables ne fait qu’exacerber le sentiment d’échec que Lily Bart cultive devant le spectacle de sa vie déclinante. Trop honnête pour s’abaisser à des actions viles qui lui permettraient de retrouver sa place dans le grand monde, elle ne peut rien faire pour protéger sa réputation des taches qui ne manquent pas de s’accumuler.

J’ai dévoré ce roman en quelques heures. Je me suis prise d’affection pour Lily qui, bien que superficielle et arriviste, garde une fraîcheur innocente de victime. Elle ne peut pas se conduire autrement: elle a été élevée ainsi et le monde qu’elle côtoie ne fonctionne pas autrement. Un grand moment de lecture, plein de finesse et d’ironie cinglante. Les heureux du monde sont-ils ceux qui ont tout ou ceux qui parviennent à se libérer de cette contrainte de possession et d’apparence ?

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Allah n’est pas obligé

Roman d’Ahmadou Kourouma.

Birahima raconte son histoire. Il a 12 ans, appartient à l’ethnie Malinké et a déjà traversé le Liberia et la Sierra Leone. Dans ces deux pays déchirés par les guerres ethniques, il est enfant soldat, portant haut et avec assurance sa kalachnikov. Birahima, jeté sur les routes après la mort de sa mère, accompagné de Yacouba, un grigriman féticheur et multiplicateur de billets, raconte un récit fait de violence, de cruauté et de barbarie, mais teinté d’innocence et d’insolence.

« Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. » (p. 9) Cette phrase, répétée à l’envi par le garçon, ancre le récit dans l’Islam d’Afrique noire et résonne comme le verset d’une sourate. Entre fatalisme et rébellion, le jeune narrateur délivre son histoire: à la fois résigné et soumis aux volontés de son dieu, il s’insurge quand on piétine ses valeurs. L’ethnie Malinké, qui pratique l’Islam, à laquelle il appartient s’oppose à l’ethnie Bambara, composée de « cafres », des non-convertis à l’Islam. Mais si les deux ethnies s’affrontent, Birahima reconnaît  que « les Bambaras sont les vrais autochtones, les vrais anciens propriétaires de la terre. » (p. 22) Le droit du sol et le droit du sang sont au cœur d’un conflit qui ressemble à tant d’autres.

La francophonie trouve un représentant de choix dans Ahmadou Kourouma qui prête à son personnage un langage coloré fait d’un métissage de langues. « Suis p’tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. Non! Mais suis p’tit nègre parce que je parle mal le français. […] Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain: si on parle mal le français, on dit on parle p’tit nègre. » (p. 9) Et pourtant, Birahima fait des efforts. Il possède quatre dictionnaires: le Larousse et le Petit Robert pour la langue française, l’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique avec lequel il explique les mots que les toubabs – les blancs – ne peuvent pas connaître et un Harrap’s pour les mots d’anglais. Son discours est sans cesse ponctué de définitions et de précisions lexicales, comme si l’enfant était fier de dresser la liste des mots qu’il connaît.

La qualité principale du récit de Birahima, c’est la franchise décomplexée. Il ne cache rien de son passé violent : « J’ai tué beaucoup d’innocents au Liberia et en Sierra Leone où j’ai fait la guerre tribale, où j’ai été enfant-soldat, où je me suis bien drogué aux drogues dures. » (p. 12) Quand il est fatigué de raconter, il stoppe son récit et envoie paître son interlocuteur. Il ponctue son récit de gros mots malinkés, tous en rapport avec le sexe. L’enfant, qui a déjà tout vu des horreurs du monde, n’est pas traumatisé. Enfant-soldat volontaire et enthousiaste, il montre la guerre tribale sous un jour qui, s’il est fait d’horreur et de sang, n’est pas malheureux. Birahima présente le quotidien privilégié de ces enfants qui, arme à la main, se sentent les rois du monde.

Malgré toutes les qualités et les beautés tragiques de cette histoire, je n’ai pas été touchée par le récit de Birahima. Les cent premières pages m’ont plu. Mais la suite qui traite beaucoup de politique et de guerre m’a ennuyée. Peut-être parce que je connais mal cette région, son histoire et ses troubles. Néanmoins, la plume d’Ahmadou Kourouma m’a séduite : chaude et colorée, elle jette un voile de douceur sur un récit d’horreur.

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

La meilleure amie du Dr Dempsey

Roman d’Emily Forbes.

Le docteur Dan Dempsey est le chef du service de chirurgie orthopédique du Queen Victoria, l’hôpital pour enfants d’Adélaïde. Il est ravi de retrouver le docteur Abby Jackson, anesthésiste et sa meilleure amie depuis la faculté de médecine, qui revient de Boston après des années d’exil. Mais entre les deux amis, quelque chose a changé. La simple et franche amitié ne semble plus suffire. « On se connaît par cœur, on est le plus souvent sur la même longueur d’onde, et j’ai plus de plaisir à être avec toi qu’avec n’importe qui. Mais personne ne vit d’amitié et d’eau fraîche. […] Quel dommage, tout de même, que notre relation s’arrête là. Ce serait tellement plus commode d’avoir quelqu’un qui non seulement me trouve drôle, mais qui en plus pourrait combler mes désirs. » (p. 17) Les deux docteurs se tournent autour, se renvoient l’éternelle et insoluble question de l’amitié homme-femme, et finissent par se tomber dans les bras. Normal, vous êtes chez Harlequin, Collection Blanche dont le sous-titre n’a rien d’équivoque (Passions et ambitions dans l’univers médical) et justifie tout le jargon médical, parce qu’un peu de charabia scientifico-médicamenteux, c’est trop sexy !

Je ne fantasme pas sur les blouses blanches. Mon truc à moi, c’est plutôt les épaulettes et les galons des militaires. Mais le titre de cet affriolant roman a eu un effet fou sur moi. Les fans sont déjà derrière moi et les autres vont comprendre. Je suis fan/groupie/dingo de Grey’s Anatomy. Une série médicale parmi d’autres ? Que les crapauds bavent autant qu’ils veulent, moi, blanche colombe, je kiffe/j’adore/j’adhère ! Le personnage glamour de cette série, le beau gosse du service, c’est le plus-que-charmant Docteur Sheperd, aussi connu sous le pertinent surnom de Docteur Mamour, incarné par Patrick Dempsey. Rien que pour vous, deux clichés : l’un avec la blouse blanche, l’autre sans !

   

Bref, un titre de roman plus qu’évocateur. Me voilà donc lisant avec avidité, avec en arrière-plan sur mon imagination débridée la bouille adorable du Docteur Mamour, parce que vous avouerez que le docteur en couverture est tout ce qu’il y a de plus fadasse!

Verdict : bof… Même pas un frémissement humide, rien/nada/que de prout! Biceps musclés et autres abdominaux vigoureux sont bien au rendez-vous, mais à part deux baisers humides, l’auteure nous sert une ellipse digne d’un trou noir au moment le plus torride ! On quitte les tourtereaux sur un baiser le samedi soir et on les retrouve le lundi matin, aussi gênés que deux adolescents !

La Collection Blanche, très peu pour moi! Pourtant, il y avait tout le potentiel! Une enfance traumatisée pour la nénette, ce qui permet de sortir un peu de Freud de comptoir, un environnement hospitalier copié sur les meilleures séries médicales, d’Urgences (Geoooooooooooorge !) à La clinique de la Forêt-Noire (ou le contraire…), des physiques de rêves et des clins d’œil moins discrets qu’une mère juive au mariage de son fils unique ! Et malgré tout cela, rien de rien, même pas un bout de cuisse dénudée ou une omoplate caressée… Ma libido est en berne. Merci à la Collection Blanche pour avoir fait chuter la température par cet été caniculaire…

Publié dans Mon Enfer | Laisser un commentaire

Le guide junior pour bien éduquer tes profs

Bande dessinée de Goupil, Douyé et Lai.

Mino, sa sœur et leurs copains font œuvre d’utilité scolaire en présentant mille et unes astuces pour que l’année à l’école se passe le mieux du monde. Tout ce qu’il faut savoir pour maîtriser ses professeurs et profiter en douceur des années collège/lycée se trouve dans ce guide haut en couleurs et blagues potaches.

Le cancre, revu et redessiné, n’a rien perdu de son côté attachant. Face au sadisme avoué des professeurs et à l’inanité du système éducatif, le cancre a toujours la solution! Punitions et devoirs sont toujours la pire des tortures. La contre-attaque est prête, les élèves ne se laissent pas faire!

Pour bien éduquer un professeur, il faut aussi le comprendre. Les gamins nous présentent l’anatomie et le fonctionnement de cet étrange animal dont le milieu naturel se compose toujours d’un tableau noir, d’un cartable trop plein et d’une double décimètre.

Voilà un album à lire au second degré, pour se rappeler ses années d’étudiants ou découvrir des bêtises du tonnerre à tester sans tarder sur le corps enseignant ! Je ne lis que peu de bandes dessinées, mais celle-ci est charmante et je la relirai avec plaisir!

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Quinze ans après

Roman d’Alexandre Jardin.

En fermant Fanfan, on quittait Alexandre Crusoé aux pieds de sa dulcinée, les derniers mots d’une demande en mariage sur les lèvres. L’éternel amoureux qui se vouait aux préludes interminables semblait enfin décidé à affronter l’usure de l’amour. Sa belle Fanfan était enfin à lui. On le retrouve quinze ans plus tard, indécrottable célibataire et toujours séparé de Fanfan. « Désormais, [il] ne [veut] plus être aimé toujours par toutes, mais tous les jours par la même. » (p. 13) Fanfan sort d’un deuxième mariage et ne croit plus aux grandes passions. À l’approche de la quarantaine, elle est une femme d’affaires accomplie, reconnue pour ses talents d’organisatrice de mariage. Alexandre, lui, est abonné aux romans niais et pris au « piège de l’autofiction » (p. 44). Son éditeur, Dizzy, sur le point de franchir les portes de l’Académie française, veut un nouveau texte, de la nouveauté, pour relancer la carrière de son poulain et, avantage collatéral, remplir ses caisses. Aidé de Darius Ponti, le metteur en scène du film Fanfan, il tente l’impossible pour remettre Alexandre sur les chemins de l’écriture et du succès. Mais les beaux projets des deux entremetteurs sont fortement menacés par les foudres de Faustine d’Ar Men, chroniqueuse télévisée, qui tire son plaisir dans la démolition d’artistes et d’existences. Allergique au bonheur et au mariage, Faustine, fausse meilleure amie de Fanfan, tente par tous les moyens de créer une crise systémique qui détruirait la vie et les projets de la belle amoureuse et de son éternel chevalier servant. Autrefois ennemi de la routine, Alexandre impose aujourd’hui la charentaise et la robe de chambre à fleurs en objets de désir suprêmes.

Un acte II bien peu palpitant. Fanfan m’avait semblé mièvre, j’aurais tout de même du m’en tenir à ce premier tome. Quinze ans après est une longue et poussive palidonie.« Alexandre souhaitait s’actualiser sans délai. Il voulait se montrer éloquent contre son éloquence de jadis. […] Il allait tenter d’écrire une œuvre à rebours. » (p. 75) S’il change de discours, il ne change pas de technique. Alexandre reste un gamin qui joue à être amoureux, qui s’amuse à inventer des stratagèmes pour séduire sa belle. Si ce genre de manœuvres peut séduire une lectrice de 15 ans, ça ne prend plus sur moi. Je dirai même que ça m’agace. Le revirement systématique du personnage me semble incohérent. L’argument de la maturité ne marche pas davantage. La parenthèse qui sépare les deux actes de la romance sent l’artificiel à plein nez, comme s’il était possible pour deux êtres de ne vivre qu’à peine pendant quinze ans.

Seul le personnage de Faustine, Merteuil des temps modernes et salope cathodique, m’a plu. « Faustine possédait les qualités d’un bacille de méchanceté. » (p. 22) Enfin du caractère ! Après deux tomes de guimauve sirupeuse et gluante, Faustine agit comme un coup de fouet revigorant. Je ne partage ses conceptions délétères de la vie et de l’amour, mais au moins, ce personnage semble vivre pour de vrai, agir enfin ! Il est certain qu’avec une amie pareille, on n’a pas besoin d’ennemis. Cette gourde de Fanfan met bien du temps à ouvrir les yeux sur le caractère de la plus belle garce du PAF !

L’autofiction est au centre de ce texte. Difficile de savoir si Alexandre Crusoé est un avatar de l’auteur, si Fanfan existe, si l’histoire elle-même est vraie. Des indices poussent à répondre par l’affirmative. Fanfan a pour grande amie Sophie Marceau qui l’a incarnée dans le film Fanfan, Dizzy est élu à l’Académie à la place de feu Jean d’Ormesson (faudra penser à le tenir au courant…) Des éléments du réel interviennent dans l’histoire plus profondément que les simples éléments nécessaire au réalisme. Mais si l’histoire est vraie, qui est Faustine? L’autofiction est elle-même sujet de ce livre, en plus de la romance. Le sarcasme tient lieu de langage puisque le narrateur dit du texte qu’il est « hautement commercial, archi-personnel et farci de dévoilements dissimulés » (p. 67) et qu’il ajoute que « Quinze ans après, ça pue la naphtaline cinématographique et le bégaiement commercial. » (p. 160) Sur le dernier point, ce n’est pas moi qui le contredirais !

Avec sa psychologie de magazines féminins et ses tentatives grotesques de réécriture du langage amoureux voire de réécriture de tout le langage pour le rendre amoureux, ce texte ne m’a pas convaincue. Sans être une pasionaria du travail des Immortels, il me semble qu’il ne faut pas faire n’importe quoi de la langue. Et il faut aussi arrêter de vouloir trouver la formule magique de l’amour réussi. Il n’y a pas de norme, il n’y a que des expériences particulières en la matière. Avec sa façon de dire qu’il connaît mieux l’amour que tout le monde, l’auteur m’ennuie et m’agace.

Publié dans Mon Enfer | Laisser un commentaire

Flower Fairies of the Autumn

Recueil de chants (ou de songs) écrit par Cicely Mary Barker.

Cet ouvrage est absolument adorable. Les textes sont courts, poétiques et mettent la nature à l’honneur. La belle saison de l’automne avec ses couleurs d’or et de feu et ses trésors de gourmandise sont célébrés par le petit peuple des fées qui rassemblent des êtres aux traits d’enfants et aux caractères mutins et coquins.

Le tout se dit dans la langue de Shakespeare, of course my Dear. Les illustrations qui sont aussi de la main de l’auteure sont fines et pétillantes. En voici deux pour vous régaler les yeux !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Fanfan

Roman d’Alexandre Jardin.

Alexandre Crusoé a 20 ans. Son rêve est de préserver sa passion naissante pour la belle Fanfan, de ne pas la pervertir par l’habitude, le quotidien et l’acte charnel. « Depuis que je suis en âge d’aimer, je rêve de faire al cour à une femme sans jamais céder aux appels de mes sens. » (p. 15) Il imagine tous les stratagèmes pour différer le premier contact, le premier baiser. Mais Fanfan refuse cette passion stérile. Elle va tout faire pour susciter chez Alexandre une concupiscence sans borne, pour qu’il renonce à sa maxime, à sa cour éternelle, et qu’il ose enfin l’aimer entièrement.

Rien à dire, c’est du Alexandre Jardin pur et dur. Charmant, un peu fou et drôle, ce roman est tout de même bien trop léger. Je l’avais lu étant plus jeune et la romance m’avait passionnée. Relu maintenant, je trouve le texte niais et l’obsession du héros parfaitement agaçante.

Le seul petit plus, c’est le travail que l’auteur fait sur les ancêtres. Ce texte est fortement teinté d’autobiographie. Les prénoms sont les mêmes pour le fils, le père, le grand-père, etc. On retrouve toute la famille d’artistes d’Alexandre Jardin. Alexandre Crusoé s’invente toute une ascendance fabuleuse et littéraire en arguant que son ancêtre n’est autre que le plus célèbre naufragé de la littérature, Robinson Crusoé. Cette généalogie légendaire doit lui permettre d’échapper à une hérédité malsaine, dévergondée et inconstante qui galvaude l’amour.

Le personnage féminin est très travaillé. Fanfan est un paradigme de femme: libre, belle, romantique, passionnée, sauvage, etc. Elle se coule à la perfection dans tous les fantasmes masculins. Elle est telle que la rêve son amant. « Elle ressemblait à mes rêves mieux que toutes celles qui les avaient suscités. » (p. 27)

Alexandre Crusoé est un écrivain qui lutte contre lui-même et son goût d’écrire, qui pose la littérature en art suprême indigne d’être pratiqué par un être qui ne s’y consacre pas entièrement. C’est une autre expression de son goût d’absolu : il ne se conçoit que pleinement investi dans ses passions, sans demi-mesure et divertissement.

Le film éponyme, réalisé par l’auteur, avec Sophie Marceau et Vincent Perez, est sympathique et il rend hommage au livre. L’image et le texte sont complémentaires et offrent un divertissement léger.

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

Germinal

Roman d’Émile Zola. Lecture commune avec Liliba et Mélusine.

« Où aller et que devenir, à travers ce pays affamé par le chômage ? » (p. 20 – Tome 1) Voilà la question qui taraude Tienne Lantier, machineur qui a quitté les chemins de fer de Lille après avoir giflé son patron. Sur les routes du Nord, froides et rases, il cherche à s’employer. À Montsou, il découvre le Voreux, gigantesque fosse minière qui fait vivre les mineurs du coron des Deux-Cent-Quarante. Les lieux sont terrifiants pour Étienne qui n’a jamais connu le travail sous-terrain. Mais Étienne refuse de s’abandonner à la misère. Embauché dans la fosse, il passe sous l’aile bonhomme de Maheu, père de sept enfants dont Catherine, herscheuse malingre mais généreuse. Étienne apprend vite le métier mais il ne peut apprendre la soumission ancestrale du mineur. Dans son sang, la révolte bouillonne toujours. « Était-il possible qu’on se tuât à une si dure besogne, dans ces ténèbres mortelles, et qu’on y gagnât même pas les quelques sous du pain quotidien ? » (p. 72 – Tome 1) Devant de telles injustices lui prend l’idée d’ouvrir une section de l’Internationale à Montsou, d’en devenir le secrétaire et d’assurer à tous les mineurs des grèves soutenues par la caisse de prévoyance. Quand la compagnie minière impose une nouvelle réduction des salaires, la grève éclate. Le coron meurt de faim plusieurs mois, les ouvriers vont de fosse en fosse pour appeler à la grève générale. La violence remplace le calme initial. Partout, on cherche des traîtres, partout on veut donner l’exemple. Tout échappe à Étienne: ses idéaux révolutionnaires ne pèsent pas lourds face à la colère et à la faim du peuple;

Dans ce texte, on retrouve Étienne, le fils de Gervaise Macquart et d’Auguste Lantier. Toute une hérédité malade s’incarne en lui. « Il avait une haine de l’eau-de-vie, la haine du dernier enfant d’une race d’ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempée et détraquée d’alcool, au point que la moindre goutte en était devenue pour lui un poison. » (p. 63 – Tome 1) Fils d’une famille brutale, il garde en lui un fonds de violence irrépressible. Il l’exprime en lançant la grève au nom des idéaux socialistes et communistes qu’il a fait siens. Quand la grève est brisée, que les victimes se comptent par dizaines, Étienne reprend la route pour Paris, laissant derrière lui des ouvriers vaincus rendus à leur labeur affamant.

L’édition présente des gravures aux allures d’épouvante où la misère héréditaire et la pauvreté éclatent dans des scènes figées. Ces illustrations rehaussent le dynamisme du texte. Chaque phrase est mouvement, élan. La lente maturation de la révolte ouvrière qui mène à la grève est décrite comme un processus de vie. « Mais à présent, le mineur s’éveillait au fond, germait dans la terre ainsi qu’une vraie graine; et l’on verrait un matin qu’il pousserait au beau milieu des champs: oui, il pousserait des hommes, une armée d’hommes qui rétabliraient la justice. […] Ah! ça poussait, ça poussait petit à petit, une rude moisson d’hommes qui mûrissait au soleil ! » (p. 223 – Tome 1) Les descriptions ne sont pas figées, tout n’est que drame au sens premier du terme, tout est action, expression du vivant. La description de la fosse est un portrait de monstre vivant plein de bestialité. « Le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s’écrasait davantage, respirait d’une haleine plus grosse et longue, l’air gêné par sa digestion pénible de chair humaine. » (p. 20 – Tome 1) Il n’y a que la mort de la fosse qui fige le texte, qui rend à la description ses attributs de tableau fixe. « C’était fini, la bête mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. » (p. 279 – Tome 2)

Émile Zola, sur fond de crise industrielle, dresse le portrait d’hommes attachés à la terre avec la même férocité que les paysans qui la travaillent. Ici aussi, il est question d’arracher au sol ses ressources pour tenter de vivre. Comme dans les autres romans de son cycle, l’auteur reprend les mêmes thèmes: l’atavisme, la misère, le vice, etc. L’auteur reste décidément un de mes chouchous même si ce roman n’est pas celui que j’ai préféré. J’ai trouvé L’assommoir plus grandiose. Mais Germinal se lit vite (700 pages en 2 jours !) et il est impossible de ne pas se laisser emporter par l’action. Mais il y a trop de misère dans ces pages. Le clou est bien enfoncé – merci Zola – inutile de suivre sur un cours sur le paupérisme au 19° siècle ! Il ne me reste qu’à continuer la lecture de la série…

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Pastel fauve

Premier roman de Carmen Bramly.

Sur l’île de Bréhat, le dernier soir de l’année 2010, Paloma et Pierre s’apprêtent à vivre la dernière nuit de l’enfance. Paloma a 14 ans. Pierre en a 16 ans. Tous deux enfants d’une bourgeoisie plus ou moins dévoyée, nourris de culture classique jusqu’à plus soif, ils jouent à se séduire pour cacher qu’ils s’aiment. Le désir et la séduction ne sont pas des armes anodines. Elles ont des lames doubles et des effets pervers. Paloma et Pierre, encore aux portes de la maturité, les manient avec maladresse, mais tous les coups font mouche.

Pierre, « le genre petit rockeur débraillé » (p. 16) et Paloma qui ne sait pas « si [elle] préfère les tons pastels ou les couleurs fauves » (p. 14) se lancent dans une parade amoureuse tortueuse et violente, aux accents de tango, sur le son débridé des rocks des années 1960. Du haut de leur adolescence insolente, ils explorent les arcanes pernicieuses du carré amoureux, reformant pour quelques heures un cercle d’amis d’enfance déjà dissout. L’innocence est désormais souillée et sublimée par le désir.

La soirée du réveillon, si fraîche à ses débuts, simple et grave badinage de deux enfants amoureux, tourne à l’équipée nocturne quand Paloma et Pierre prennent la mer pour une île indistincte. En voulant recréer l’utopie romantique de Paul et Virginie, ils ne font que mettre en scène la vie au lieu de la vivre.

La jeunesse est fascinée par ce qui brille et surtout par les étoiles noires. Paloma entretient une fascination vaguement amoureuse pour Peter Doherty. Peter/Pierre, le parallèle est aisé et l’on sait qui est au cœur des fantasmes de l’adolescente. Pierre joue à l’homme en fumant et buvant, nécessaire mais dangereuse exploration des paradis où les sensations qui, pour être plus puissantes, ne sont que mensonges. La désinvolture forcée des personnages se mêle à la fraîcheur noire de l’adolescence. On assiste littéralement à un moment sur le fil, où tout n’est que frange.

La foi en l’avenir est entachée de pessimisme et de doutes, mais aussi de morgue et de révolte idéale. Pierre veut être un « intellectuel de gauche avec des idées de droite. […] En gros, […], tu te poses à la terrasse du Flore et, tout en lisant Le Canard enchaîné, tu prônes la nécessité pour la France d’avoir une élite prolétaire bien présente, et en toi-même, tu penses que si un seul connard met le pied à Saint-Germain-des-Prés, tu l’exploses au Kärcher. » (p. 40) Bouillonnant vivier d’idées et d’aspirations, l’adolescence se veut le reflet du monde de demain. Paloma et Pierre se fantasment eux-mêmes. Posséder l’autre leur permettra aussi de se posséder eux-mêmes.

C’est un roman où l’adulte n’a pas de place. Vaguement cité, jamais incarné, sans contour, il ne peut exister dans l’univers exclusivement adolescent de Paloma et Pierre. Soumis aux mêmes règles que le reste des autres mondes, cet univers est impitoyable. La jungle n’est jamais loin de la prairie en fleurs et le tigre revêt souvent les atours de la brebis.

Ce roman sur l’adolescence a pour plus grand mérite d’avoir été écrit par une adolescente. Enfin un texte qui n’est pas du Salinger d’opérette ! L’auteure a 15 ans, à peine plus que son héroïne. Son premier roman est beau, porté par une écriture fine et jeune. J’espère vraiment que cette plume grandira et mûrira avec sa propriétaire, pour la retrouver dans d’autres textes en prise avec d’autres âges. Je lui souhaite, pourquoi pas de recevoir les honneurs du Flore !

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Beignets de tomates vertes

Roman de Fannie Flagg.

Années 1980. Evelyn Couch accompagne chaque semaine son époux Ed à la maison de retraite de Rose Terrace. Elle s’échappe toujours très vite de la chambre de sa belle-mère, Big Momma, et se réfugie dans un couloir ou une salle commune pour y grignoter avidemment toute sorte de confiseries. Elle rencontre un jour une vieille femme, Ninny Threadgoode. L’aïeule se prend rapidement d’affection pour Evelyn qui, à presque cinquante ans, est prisonnière d’une idée de femme parfaite jamais atteinte. Mrs Threadgoode raconte à Evelyn toute une existence de bonheur et de labeur à Whistle Stop, une bourgade  agglutinée autour d’une gare de triage perdue en Alabama. Véritable mémoire dotée de parole, elle fait revivre pour elle et pour son amie des personnages hauts en couleurs et touchants, telles les inséparables Idgie et Ruth qui tenaient avec une générosité sans borne le Whistle Stop Café ou encore tous les membres de la grande famille Threadgoode qui accueillait sans distinction de couleur ou de naissance les âmes de passage.

« Whistle Stop n’a jamais été qu’un bled au bord de la voie ferrée » (p. 118) mais « le Whistle Stop Café était le foyer de tous ceux qui n’en avaient pas, c’était là qu’on se retrouvait tous, c’était là qu’était la vie. » (p. 454) Les lieux perdus d’une Amérique frappée par la crise de 1929 sont le théâtre d’une vie rude, mais nimbée de grâce. L’obscur bouiboui que tiennent Idgie et Ruth, deux femmes de caractères, devient le lieu de rendez-vous incontournable d’une population qui reste digne au plus fort de la misère. Au Whistle Stop Café, tous les hobos de passage, tous les Noirs et tous les gens de couleurs de la région trouvent une assiette chaude et une porte ouverte. Le Ku Klux Klan peut venir avec ses costumes et ses torches, les propriétaires des lieux savent leur tenir tête. « Quand on pense que ces crétins sont terrifiés à l’idée de manger à côté d’un noir et qu’ils gobent des œufs crus tout droit sortis du cul d’une poule ! » (p. 72), voilà le type de discours qu’Idgie tient à ceux qui auraient le toupet de lui reprocher de vendre à des Noirs !

Le roman est construit autour de plusieurs voix narratives. Il y a la gazette de Dot Weems qui, sous couvert de média populaire, est en réalité un incessant babillage matrimonial et une déclaration d’amour sans cesse renouvelée à la « chère moitié ». D’autres journaux comblent les blancs. Le flot de paroles de Ninny Threadgoode, récit nostalgique mais sans tristesse, tient la majeure partie du récit. Il y a aussi une narration que l’on pourrait qualifier de « normale », avec un narrateur inconnu et un ton impersonnel. Ce qui fait l’originalité de ce roman, c’est qu’un même évènement commence d’un point de vue, se poursuit avec un autre et se termine sur un troisième. L’histoire n’est jamais univoque, la polyphonie révèle les mystères et entérine le réalisme: le narrateur omniscient est une chimère, la mosaïque de points de vue et le croisement des informations rétablissent la vraie connaissance autour d’un fait

Le récit ne tient pas compte des règles du temps. La narration se joue de la chronologie: une conséquence est souvent annoncée avant ses causes et les différentes voix narratives reprennent ensuite l’ordre du temps. L’intensité dramatique est au plus fort avec des annonces très prématurées de meurtre, de procès ou de disparition. Le retour dans le temps se fait sur plusieurs mois, parfois plusieurs années, mais le plus souvent sur seulement quelques jours. Le drame se désamorce toujours avec humour et bienveillance. La bêtise humaine est la grande victime des manipulations temporelles.

Idgie, de son nom complet Imogen, est un garçon manqué sans aucun complexe. Élevée au grand air dans les traces de son grand frère Buddy, charmeuse d’abeilles et petite polissonne au grand cœur, elle n’a ni la langue dans la poche ni le sang froid. Prompte à défendre ceux qu’elle aime, elle se fait justicière. Elle mène une vie de bâton de chaise avec ses amis du Club des Cornichons mais assume ses responsabilité auprès de Ruth et de son fils. À ce personnage s’oppose celui d’Evelyn. Cette dernière est coincée dans des stéréotypes et des clichés. Complexée, elle se réfugie dans la boulimie. Ce n’est qu’auprès de Mrs Threadgoode qu’elle trouve une oreille tendre et plusieurs modèles de vraies femmes à suivre. Idgie, Ruth, Ninny elle-même, sont des femmes heureuses malgré leurs malheurs, fortes et lumineuses. Evelyn trouve la force de se réveiller et se révéler à elle-même pour devenir une femme dont elle peut être fière.

Entre Idgie et Ruth, il y a plus qu’une amitié farouche et indestructible. Le roman aborde avec une immense pudeur la question de l’homosexualité féminine. Placer ce sujet dans l’Alabama de la première moitié du 20° siècle est audacieux. L’état est profondément sudiste, raciste et conservateur. Mais le sujet n’a pas vocation à choquer. L’auteure n’utilise pas les mots qui choquent, elle parle d’amitié, d’amour et de fidélité à toute épreuve, sans verser dans le sordide ni le voyeurisme. Idgie accueille Ruth après l’avoir tirée d’un ménage malheureux et violent. Devenue chef et soutien de famille, Idgie assume aussi l’enfant de Ruth et Stump devient pour tout le monde et sans cancan « le petit garçon d’Idgie et de Ruth » (p. 134)

Ce texte délicat se place dans la veine de chefs-d’œuvre comme La couleur pourpre d’Alice Walker ou Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur d’Harper Lee. J’avais beaucoup aimé le film éponyme de Jon Avnet avec Fannie Flag et Kathy Bates. Je recommande cette lecture à toutes les femmes parce qu’il y a au moins une des héroïnes de ce roman qui leur correspond.

Après mon billet sur livre, voici une recette tirée de ses pages. N’ayant pas de tomates vertes sous la main, je me suis contentée de tomates rouges ! Voici la recette telle que le livre la présente, page 474, parmi une foule d’autres délices.

  • 1 belle tomate par personne
  • sel et poivre
  • chapelure de maïs
  • saindoux

Découper les tomates en rondelles, assaisonner avec poivre et sel, puis les paner. Les faire frire de chaque côté dans le saindoux bien chaud. À mourir de plaisir!

J’ai remplacé le saindoux par de l’huile d’olive. Et je me suis régalée !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

La mondialisation de la culture

Essai de Jean-Pierre Warnier.

L’auteur présente et démonte avec précision l’illusion d’une culture mondiale, faisant valoir que les environnements, les histoires et les expériences seront toujours plus fort que la production industrialisée de biens culturels. Si l’exportation des biens culturels est globalisée, leur réception est localisée. Le bien culturel en lui-même, selon le milieu où il est reçu, est réinventé pour être intégré à une culture particulière. La mondialisation de la culture est un danger inexistant, en revanche il faut craindre l’émiettement des cultures et leur perte de vecteurs. Si certaines cultures vernaculaires tendent à disparaître, d’autres sont tirées de l’oubli et remises au goût du jour par des passionnés. Entre culture-patrimoine et culture-création, l’offre est extrêmement diverse, et si les grands n’en présente qu’une partie, il en existe des centaines d’autres bien vivantes. L’américanisation du monde n’est pas encore à craindre, méfions-nous plutôt des puissances de l’Océan Indien…

Cet essai est court, mais qu’il est dense ! 116 pages d’histoire culturelle, humaine et politique bien tassées. Heureusement, le propos est clairement structuré et des inserts bienvenus renforcent la théorie par l’exemple. Loin d’être une lecture-plaisir, cet ouvrage offre cependant de nombreuses pistes de réflexion à méditer et à poursuivre.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Agnes Grey

Roman d’Anne Brontë.

Fille de pasteur, Agnes Grey a grandi avec sa sœur Mary dans l’amour de parents attentifs et dévoués. Quand Mr Grey se retrouve ruiné à la suite d’un mauvais placement, Agnes décide de prendre une place de gouvernante et de reverser ses maigres subsides à sa famille. Pleine d’espoir et de ferveur quant à sa profession, elle manque de désespérer après avoir servi dans la famille Bloomfield où les enfants sont des monstres et dans la famille Murray où les filles ont bien plus de défauts que de grâces. Mais soutenue par sa foi et sa famille, Agnes endure les difficultés du métier. Elle trouve sa joie en peu de choses et place beaucoup de rêves en la personne de Mr Edward Weston, un pasteur au caractère en tous points conforme au sien.

Ce que j’aime avec ce genre de roman, c’est que tout est clairement posé dès le début. Agnes livre les pages de son journal dans un but didactique: « Mon dessein en écrivant les quelques pages qu’on vient de lire n’était pas de distraire mais d’instruire ceux qu’elles peuvent intéresser. » (p.57) Avec toute l’assurance que lui donnent son éducation et son expérience, elle dit clairement qu’elle va dresser une liste d’exemples affligeants à ne pas suivre, exemples qu’elle oppose à sa propre existence. Le soin qu’il faut apporter à l’éducation des enfants en général et des filles en particulier est un souci constant dont elle ne cesse d’avoir conscience.

Tout le puritanisme protestant possible est à l’œuvre dans ce texte. Il n’est question que de vénérer le Seigneur et ses bienfaits, de ne pas céder aux tentations, de ne pas être coquette, d’être modeste, de pratiquer l’économie et la charité, etc. Ce texte est fortement autobiographique: même enfance, même expérience, etc.

Peu de choses à dire sur la forme. Le récit est à la première personne du singulier, les digressions sont longues et permettent des envolées moralisatrices ou sentimentales. Tout reste de bon ton, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une pensée déplacée.

Anne est peut-être la sœur Brontë dont j’apprécie le moins la plume, mais ce texte reste un plaisir à lire! S’il lui manque le romantisme consensuel de Jane Eyre ou la rudesse passionnée des Hauts des Hurlevent, le roman de la moins connue des sœurs Brontë s’inscrit dans le courant littéraire protestant du 19° siècle britannique sans y faire mauvais effet.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Une éducation

Scénario de Nick Hornby.

Jenny a seize ans en 1961, dans une banlieue huppée de Londres. Lycéenne dans un établissement de jeunes filles, elle se distingue par son intelligence et son joli minois. Décidée à entrer à Oxford, elle lit avec passion les auteurs à la mode: Sartre, Camus sont ses maîtres à penser. Fascinée par la France, ses chanteurs, son mode de vie, Jenny vise loin. Ses parents forment un couple bourgeois et conformiste et la maintiennent dans un ennui morose qui semble ne pas vouloir finir après la seconde guerre mondiale. Quand Jenny rencontre David, un homme bien plus âgé qu’elle, elle ouvre les yeux sur un monde inconnu, fait de luxe, de raffinement et de fêtes. Aux côtés de David et de ses amis Danny et Helen, Jenny suit une autre éducation, à l’école de la vie, où elle apprend les bonheurs et les peines de la vie d’adulte.

Le scénario écrit par Nick Hornby est une adaptation des mémoires de Lynn Barber. Je ne lis pas souvent de textes sous cette forme. Et pour une fois, j’affirme qu’il vaut mieux lire le texte après avoir vu le film éponyme. Et de toute façon, le commun des mortels n’est pas censé lire les scénarios. Passée cette constatation, je ne peux que dire mon plaisir à la lecture et au visionnage.

David est un vaurien en costume. Ses activités professionnelles frisent avec l’immoralité quand elles ne sont pas tout simplement illégales. Il n’a pas son pareil pour mener les parents de Jenny par le bout du nez et pour obtenir leur assentiment. Amant un peu caméléon, il change de peau selon les univers où il évolue: du petit salon étouffant des parents de Jenny aux quais de Seine, il est comme un poisson dans l’eau. Peter Sarsgaard, qui incarne David, est un homme à croquer, un acteur subtil au jeu pénétrant, un charmeur-né!

La métamorphose de Jenny est tout aussi subtile. Si elle quitte rapidement l’uniforme du lycée pour les robes de prix et le maquillage, c’est intérieurement qu’elle change le plus radicalement. Ses yeux se dessillent: déjà ironique vis-à-vis de l’état d’esprit mesquin de ses parents, elle appréhende de mieux en mieux l’homme qu’elle aime. Carey Mulligan incarne avec finesse ce personnage féminin en pleine éclosion.

Le scénario est un coup de griffe dans l’imposant monument qu’est l’éducation des filles. Le sujet est simple: que faut-il faire d’une fille? L’instruire ou la marier? L’instruire pour bien la marier? Jenny clame sa révolte contre le système éducatif. « Cela ne suffit plus de nous donner une éducation. [..] Il faut que vous nous expliquiez pourquoi vous le faites ! » (p. 166) Le scénario est profondément ancré dans les sixties, le sujet n’est pas transposable. La question se résoudra par elle-même dès que l’époque ne poussera plus les parents à marier leurs filles à tout prix.

Le film est une réussite, la bande originale est dynamique et touchante, teintée de nostalgie. Je l’ai vu en version originale. Les sous-titres sont, au mot près, conformes au texte de Nick Hornby. Prochain achat DVD programmé ! Après Juliet, Naked, je continue ma découverte de cet auteur sous de très bons auspices !

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Au Japon

Recueil de textes d’Albert Londres.

Albert Londres, journaliste au long cours mandaté par l’Excelsior, entreprend un voyage en Asie, notamment au Japon. Dans cet archipel si loin de Paris, le journaliste écrit ses réflexions, transcrit des entretiens avec des Japonais. Chaque texte révèle son étonnement, son admiration et sa curiosité devant les mystères de ce pays aux frontières du soleil levant. Albert Londres constate la rapide modernisation d’un peuple aux traditions séculaires faites d’honneur et de rites. « Qu’est donc ce peuple ? C’est un peuple heureux qui n’attend le bonheur de vivre d’aucun autre, car il le possède. » (p. 19)

Ce recueil se lit vite et chaque texte raconte une petite histoire. Le Japon est un pays aux multiples visages, toujours fier de ses traditions. L’européen qui passe sur son sol, pétri du sentiment de supériorité de sa civilisation, n’est qu’une brute qui ne comprend pas la grande finesse japonaise.

J’ai particulièrement aimé le texte qui traite des geishas, sujet exotique s’il en est et soumis à bien des sous-entendus grivois. « Le Japon n’est pas Montmartre. Et la geisha n’est qu’une geisha. […] Elle fait profondément partie du domaine national tout comme le cerisier, le samouraï et le hara-kiri. [..] C’est une danseuse d’attitudes, elle joue du samisen, mais cela n’est que son état. Et c’est par son rôle qu’elle existe et ce rôle est impondérable. […] La geisha est à un Japonais ce qu’un centre d’attraction est à un corps céleste. » (p. 49)

Le Japon, déjà en 1920, avait un ennemi plus ou moins déclaré en l’Amérique. Le commerce tissait des liens entre les deux pays mais une rancœur bouillonnait déjà. « L’Américain, voilà l’ennemi! Qu’a-t-il fait au Japonais ? Il s’est mêlé de ses affaires. Et à deux titres, une fois comme Américain, une autre comme protestant. » (p. 57) La super-puissance occidentale faisait déjà des siennes outre-Pacifique. Mais si le Japon s’arme, équipe ses ports de navire de guerre, ce n’est, aux dires du journaliste, qu’une précaution sous les sages hospices de l’antique Si vis pacem, para bellum.

Au Japon, quand Albert Londres y débarque, il y a Paul Claudel, « ambassadeur de France et bonze de la poésie à Tokyo » (p. 75) Si le Japon ignore ou méprise la France politique et historique, elle accueille à bras ouvert le représentant de ses Belles Lettres. « L’arrivée de Claudel à Tokyo est un coup sonore que la France a frappé sur le gong du Soleil levant. » (p. 77) Nouvelle preuve que l’art n’a pas de frontière.

Les textes d’Albert Londres composent ce que j’ose appeler un guide de voyage de la première heure. Lire les mots du journaliste nous plonge aussi sûrement dans la culture nippone que le dernier Routard. Certes, l’ethnocentrisme français du début du siècle dernier est à l’œuvre dans les réflexions de l’auteur, mais une grande ouverture d’esprit et une curiosité saine et trépignante lui font face.

Ce tout petit ouvrage est un beau livre, vif et drôle, un appel au voyage.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Comme des ombres sur la terre

Roman de James Welch.

En 1870, sur les territoires que recouvre aujourd’hui le Nord-Ouest du Montana, le peuple des Pikunis vivait en harmonie avec la nature, ne lui demandant que ce qu’elle pouvait donner et la remerciant de tous ses bienfaits. La tribu des Pieds-Noirs était composée de guerriers valeureux dont les exploits lors d’affrontements avec d’autres tribus étaient connus et respectés. Chien de l’Homme Blanc, un jeune Pikuni malchanceux et sans envergure, s’illustre lors d’un vol de chevaux chez les Corbeaux. Enfin devenu un homme parmi les siens, il gagne en assurance et se voit décerner le nom de Trompe-le-Corbeau après une expédition punitive contre les Corbeaux. Mais l’ancestrale marche du monde des Pikunis est bouleversée par l’invasion de plus en plus pressante des Napikwans, les hommes blancs. Toujours plus avides de terres, les Napikwans volent les territoires des Amérindiens en échange de quelques babioles ou de promesses jamais tenues. Les sages des tribus Pikunis savent que ce combat est perdu d’avance. Malgré leur bravoure et leur force, les Pikunis ne peuvent pas lutter contre l’homme blanc ni préserver leurs coutumes. L’homme blanc, qu’il soit armé de mousquets ou d’épées, impose sur les territoires amérindiens une révolution et des bouleversements que rien ne peuvent enrayer. La plus dangereuse de ses armes est aussi la plus imprévisible, la variole. Face à la menace que représentent les Napikwans, les Pikunis sont divisés: les plus sages veulent préserver leur peuple en signant des traités des paix, les plus fougueux et les plus orgueilleux veulent se battre et rendre coup pour coup, quitte à disparaître jusqu’au dernier.

Ce roman est d’une tristesse infinie. Tout au long des pages se déroulent les rites d’une civilisation ancestrale qui brutalement se délite. Le massacre et les injustices que subissent les Amérindiens sont bien connus aujourd’hui, mais le texte les présente avec l’innocence du premier regard, l’incompréhension et la révolte des premières victimes. Dès les premières pages, on sait ce qu’il adviendra du peuple amérindien, rien de nouveau n’est proposé par l’auteur. Mais tout écrit sans haine ni colère. Ce n’est pas du défaitisme ni de l’abandon, simplement le récit triste et inexorable de la fin d’un univers. Plutôt que se révolter contre ce qui ne peut être empêché, le récit donne à entendre la voix d’un peuple qui, bien que se sachant condamné, continue à vivre selon les voies de ses ancêtres. Oui, le combat était perdu d’avance. « Ces gens n’ont pas changé. […] Seulement le monde dans lequel ils vivent a changé, lui. On peut considérer les choses de deux façons: soit c’est leur univers qui s’est rétréci, soit c’est celui que l’homme blanc a amené avec lui qui s’est étendu. Dans un cas comme dans l’autre, les Pikunis sont perdants. » (p. 258) Ils ne sont plus que « des ombres sur la terre. »

L’auteur réussit la prouesse de rendre la nature toute entière vivante, à la manière des Pikunis. Chaque élément naturel est appelé par le nom que lui donnaient les Indiens d’Amérique. L’absolue communion avec la terre n’est que poésie et spiritualité. Loin des clichés qui entourent la culture amérindienne, James Welch dépeint une pratique de vie et une approche spirituelle de toutes choses. Les médecines porteuses de magie, les sacs sacrés, les amulettes, les animaux protecteurs, les songes révélateurs sont dérisoires si on les compare aux médecines de l’homme blanc, mais dans l’univers saturé de spiritualité du peuple amérindien, ces choses font sens et appartiennent à une marche du monde unique et puissante.

Ce roman est d’une beauté infinie. Il sublime l’existence de tout un peuple, il magnifie ses croyances et ses pratiques. À parcourir ces pages, on se demande encore quelle folie a poussé les blancs à réduire un peuple si sage à l’état de prisonnier sur ses propres terres. Un texte magnifique porté par une langue majestueuse qui déploie ses trésors avec la même largesse et la même générosité que la terre-aux-mille-promesses vénérée par le peuple Pikuni.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Cercueils sur mesure

Roman de Truman Capote.

Le narrateur, T. C., retrace ses entretiens avec Jack Pepper, détective au State Bureau of Investigation. Dans un état de l’Ouest américain, plusieurs meurtres non élucidés rassemblent toute l’attention du professionnel. Les victimes ont reçu avant de mourir un petit cercueil en bois contenant une photo d’eux. Les morts sont violentes: attaque de crotales bourrés d’amphétamines, incendie, décapitation par fil de fer. Pour Jack Pepper, il n’y a qu’un coupable et il s’agit de Bob Quinn, le propriétaire du florissant B. Q. Ranch que traverse la Rivière Bleue. Ce cours d’eau est le point commun entre toutes les victimes et Jack Pepper est bien décidé à ne recenser aucune autre mort violente.

Le sous-titre du roman est « Récit véridique non-romancé d’un crime américain. » Avant même d’entamer la lecture, le doute s’installe: fiction ou réalité? Les initiales du narrateur, T. C., sont aussi celles de l’auteur. Les détails qu’il donne de son quotidien, les noms qu’il cite correspondent à la vie de Capote. Cette histoire est une sordide affaire d’argent et tout est tellement plausible qu’on ne sait plus où on met les pieds. Le livre se referme avec son énigme. Le coupable n’est pas découvert. Mieux encore, la suite de l’affaire n’est pas contée. Le récit s’achève quand Jack Pepper prend sa retraite.

J’ai vraiment apprécié la construction du récit d’après les notes du narrateur. Les dialogues sont transcrits comme des répliques de théâtre. Le texte est très court mais il tient en haleine jusqu’au bout! Premier livre de Truman Capote que je lis, mais certainement pas le dernier !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Instructions pour sauver le monde

Roman de Rosa Montero.

Ils sont quatre esseulés dans la grande et tumultueuse Madrid. Ils vivent la nuit. En elle, au cœur de sa pénombre menteuse, ils pensent pouvoir survivre mieux qu’en pleine lumière. Il y a Matias, inconsolable depuis la mort de sa bien-aimée Rita, chauffeur de taxi désespéré qui cherche le coupable, celui qui n’a pas su sauver sa femme. Il y a Daniel, médecin médiocre dont le couple dérive depuis longtemps, qui se perd dans les univers factices de Second Life. Il y a Cerveau, ancien professeur de renom, vieille femme égarée dans la boisson et dans des théories physiques. Il y a Fatma, superbe prostituée, fleur éclose du fumier, qui remonte le courant du malheur avec l’aide de son totem, un minuscule lézard. Ces quatre solitaires vont se croiser au cœur des nuits madrilènes et nouer des destinées tumultueuses tout à fait humaines. Et il y a, quelque part dans la capitale, l’assassin du bonheur, un tueur en série qui, après avoir offert un dernier moment de bonheur à des personnes âgées, met fin à leurs jours en figeant leur visage dans un sourire forcé.

J’ai été happée par ce roman. Les personnages se situent en marge de leur vie et ils assistent à ce qu’ils croient être la chute du monde. Sur fond vaguement policier, l’intrigue se pose en une lente découverte des existences tourmentées de quatre êtres sans aucun point commun. Aucun point commun? Et pourtant!! Ils sont tous les quatre dans une solitude si profonde que la solitude du voisin semble être un réconfort. Chacun a perdu quelque chose: une épouse, l’envie de vivre, l’optimisme, etc.

Matias, Daniel, Cerveau et Fatma sont connectés pour le meilleur et pour le pire. Il n’y a pas de pure individualité, de vraie solitude. Chaque existence influe sur le marche du monde. Chaque être a sa part de responsabilités dans les dégâts et les beautés de l’univers. Coïncidences ou destinée selon le nom que l’on lui donne, le monde a sa façon bien à lui de tendre vers un équilibre dont personne ne peut entrevoir la vérité. « Peut-être est-ce l’univers tout entier qui tend inexorablement vers la symétrie, comme le soutenait Paul Kammerer avec sa loi des séries. » (p. 265)

Mais il n’y a pas que cela. L’auteure sait aussi nous rappeler qu’elle tire des ficelles qui, si elles sont grosses comme le doigt, peuvent devenir invisibles quand elles sont maniées avec talent! « Vous savez bien que, nous autres narrateurs, nous sommes des types rusés, amoureux des structures circulaires et des symétries. » (p. 265)

Ce roman drôle et terriblement émouvant propose un titre qui laisse attendre une liste de consignes. Où sont-elles ces fameuses instructions ? Elles sont partout au fil des pages. Pour sauver le monde, il faut lui sourire, tendre la main au voisin, sortir de sa neurasthénie et de sa solitude jalousement entretenue. Il faut cesser de croire au pire pour envisager le meilleur. « Pour quelles raisons n’avons-nous aucune peine à croire en la misère, en la cruauté et en l’horreur du monde, alors que lorsque nous parlons de bons sentiments il nous vient aussitôt un rictus ironique au visage et nous considérons cela comme une niaiserie ? » (p. 269) Ce livre est une leçon d’optimisme, un réquisitoire pour le bonheur, un aller-simple vers la sérénité.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Tu pourrais rater intégralement ta vie

Roman de Toni Jordan.

« Tout compte. » (p. 7) Grace Lisa Vanderburg (19 lettres) compte tout : ses pas dans la rue, les haricots chez le primeur, les grains de pavot sur son gâteau, les poils de sa brosse à dent, etc. « Avec le temps, le fait de compter est devenu l’armature de ma vie. » (p. 8) Admiratrice et vaguement amoureuse de Nikola Tesla, génial inventeur du XIX° siècle, elle vit enfermée dans ses manies et son obsession des nombres. Le beau Seamus Joseph O’Reilly (19 lettres aussi) va mettre un peu de pagaille dans le quotidien de la jeune femme. Avec son aide, elle entreprend une thérapie pour se libérer de ses obsession. Mais jusqu’où peut-on aller pour être « normal » sans devenir un autre, totalement différent et sans saveur ?

Jusqu’à quel âge peut-on tomber amoureuse d’un personnage de roman ? Et jusqu’à quel âge peut-on encore décemment l’avouer ? Seamus est mon homme idéal… Bref, ce n’est pas le sujet.

La rationalisation du quotidien par le nombre qu’effectue Grace est vaguement inquiétante, mais j’avoue que je me suis reconnue dans ce personnage. Je ne compte pas tout, mais j’aime que tout soit net et je regarde tout le temps ma montre, comme Grace, obsédée par le temps qu’il me faut pour effectuer mes tâches quotidiennes.

Ce roman est une petite initiation à la normalité. Chacun est normal à sa façon. Il n’y a pas de canon auquel se conformer. Que l’on ait des obsessions ne fait pas de nous des êtres bizarres. « Une obsession n’est pas une faiblesse. Une obsession est ce qui anime les gens, ce qui les rend différents des masses grises. »  (p. 148)

Le roman de Toni Jordan se lit vite, se dévore. C’est un texte parfait pour se détendre, sourire et réfléchir un peu sur qui fait nos personnalités et nos existences, sur ce que nous sommes prêts à rendre pour être accepté.

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Les yeux de la Grâce

Roman de Pierre Marchant.

Un tronc d’arbre creux est rejeté par le Rhin sur ses rives. En son sein, le cadavre décapité d’un chevalier franc. Ce corps n’est que le premier de ceux qui vont jalonner la marche punitive et meurtrière de l’évêque Milon, ami et conseiller de Charles Martel, le maire du palais du roi Chilpéric. À une époque où le royaume franc est divisé entre l’Austrasie et la Neustrie, Charles Martel, bâtard de Pépin le jeune, tente d’unir les Francs autour d’un même pouvoir, le sien. Les seigneurs de ces temps doivent choisir à qui vouer allégeance. Certains seigneurs dont les terres bordent les frontières de l’Austrasie cachent un secret dont Milon connaît la teneur. Cupide et violent, l’évêque sème la terreur sur les bords du Rhin. Le moine Otton, le jeune Goderic et la jolie Amalia vont par monts et forêts pour tenter de prévenir les personnes menacées par la vindicte de Milon. La vérité n’étant pas toujours celle qui saute aux yeux, les personnages vont découvrir bien des secrets, sous le regard miraculé de l’abbesse Odile, la future Sainte Odile.

Je ne suis pas friande des romans policiers mais je raffole des romans médiévaux. Le mélange des deux me laisse parfois perplexe mais celui-ci a le mérite de présenter une intrigue simple intelligemment étayée par des personnages crédibles et superbement rehaussée d’informations historiques fort pertinentes. C’est avec plaisir que j’ai lu les descriptions architecturales des villas et des églises, que j’en ai appris un peu plus sur les ornements et parures, sur les armes et outils. Les paysages d’Alsace sont fidèlement rendus et il est facile de suivre les pas des personnages.

Je ne suis en aucun cas une lectrice apte à critiquer la qualité de l’enquête. Je peux en revanche apprécier les talents d’écriture de l’auteur qui, en peu de mots, en dit beaucoup et avec élégance. Le roman n’est pas que policier, il est aussi picaresque et historique.

Ce roman est très divertissant. Je le conseille aux férus d’Histoire et aux amoureux d’intrigues policières.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Mildred Pierce

Roman de James M. Cain.

1931, Glendale en Californie. Lassée de l’oisiveté de son époux Herbert, et des dettes qui s’accumulent, Mildred Pierce renvoie son mari de la maison et entreprend de gérer seule le foyer et l’éducation de ses filles, Véda et Ray. Après des mois difficiles, elle surmonte son horreur de l’uniforme et se fait embaucher comme serveuse dans un petit restaurant. Très fine cuisinière et experte en pies, les traditionnelles tourtes aux fruits américaines, elle commence un petit commerce de pâtisserie qui, dans un premier temps, lui permet enfin de payer ses dettes. Puis cédant aux exigences de grandeur de sa fille Véda et à ses propres ambitions, elle ouvre son restaurant et plusieurs succursales. « Ce n’était pas à elle qu’on pouvait raconter qu’on n’arrivait pas à s’en sortir, même avec cette Crise, quand on avait un peu de cran. » (p. 209) Portée par l’envie farouche de réussir par elle-même, Mildred se donne toutes les chances d’atteindre son objectif. Mais sa rencontre avec Monty Beragon, un dandy oisif et désargenté qui s’installe à ses crochets, et les difficultés qu’elle rencontre avec sa fille Véda, une orgueilleuse avide de luxe et de reconnaissance sociale, entraînent Mildred dans les méandres de la jalousie et dans les affres des affaires financières.

Le premier roman de l’auteur, Le facteur sonne toujours deux fois, m’avait enchantée et les similitudes avec Thérèse Raquin m’avaient ravie. Dans Milderd Pierce, ce sont les échos de L’assommoir qui m’ont fait trembler. Le roman noir tel que l’écrit James M. Cain use à merveille des ressorts du naturalisme et fait sien les codes du roman de mœurs. L’auteur brosse un remarquable portrait de femme. Volontaire et entreprenante, Mildred Pierce incarne le rêve américain du self-made man. À elle seule, elle monte une affaire rentable et bien tenue. Mais comme Gervaise, elle se laisse grignoter par les abus profiteurs d’un homme oisif et par l’attitude insolente et mauvaise d’une fille mal-aimante.

Véda a certains des traits de Nana. Avide de luxe, elle aspire à une existence au-dessus de sa condition, dans une société plus clinquante et distinguée. Les efforts prolétaires de sa mère ne lui inspirent que mépris et dégoût. Il n’y a que l’argent et les portes qu’il ouvre qui comptent à ses yeux. Coquette et aguicheuse, elle entend se servir des hommes pour satisfaire ses caprices. Outre cette nature profondément vénale, Véda est un monstre de cruauté envers sa mère. « [Mildred] ne pouvait briser Véda, quelque battue qu’elle fût. […] Elle avait peur de Véda, de son snobisme, de son mépris, de son orgueil invincible. Et elle avait peur d’autre chose qui semblait toujours être aux aguets sous l’élocution caressante, affectée de Véda: un désir froid, cruel, grossier de torturer sa mère, de l’humilier, et par-dessus tout de la blesser. » (p. 119)

En toutes choses entreprises, en toutes marques d’affection prodiguées, Mildred court après l’approbation de sa fille, après sa tendresse. Son amour fou pour Véda l’entraîne à tout lui pardonner, même les pires infamies, la poussant même à s’accuser des torts qu’elle ne peut reconnaître à son enfant. Cette malsaine passion maternelle possède tous les atouts d’un drame et il s’en faut d’un cheveu que celui survienne. Bien loin des canons classiques de la Mater Dolorosa, Mildred incarne une mère tragique qui, si elle pleure peu son enfant morte, se désespère de ne pouvoir garder l’affection de celle qui lui reste.

Convaincue des aptitudes artistiques de son enfant chérie, Mildred lui offre les cours de piano et l’instrument dont elle rêve tant. Le piano à queue, signe extérieur de richesse, est tout à fait vulgaire dans l’intérieur modeste des Pierce. Mais c’est ce piano qui cristallise tous les espoirs et toutes les déceptions de Véda. Quand il s’avère que l’enfant est une médiocre musicienne, c’est tout de même le piano qui la sauvera, en révélant son extraordinaire voix de soprano coloratura. Véda chante à merveille, mais ce n’est que chant fourbe de sirène, auquel sa mère se laisse prendre, encore.

L’amour entre Mildred et Monty Beragon revêt rapidement et vilainement les atours de la vénalité. Si Monty accepte avec condescendance chaque dollar que Mildred lui octroie et s’il se plie aux exigences qu’elle lui impose, il ne cède pas un pouce sur le champ de l’orgueil. Sa superbe se satisfait qu’une femme se soucie à sa place des désagréables et viles questions financières. Mildred, de son côté, ne peut pas quitter Monty grâce auquel elle a le sentiment que sa fille lui est revenue. Dépendante du train de vie auquel l’homme a habitué l’enfant, la mère ne peut jeter hors du foyer ce profiteur malséant et fat. C’est toujours auprès de Monty qu’elle croit trouver la solution pour gagner le cœur de Véda, oubliant, hélas, qu’un loup introduit dans un poulailler ne peut que faire des dégâts dans l’esprit d’une jeune dinde.

Les jambes de Mildred font tourner bien des têtes, ses pies font l’admiration gourmande de beaucoup, mais le drame de cette femme, dans les deux passions qui ponctuent sa vie, est de croire que l’argent lui permet d’acheter les sentiments de ceux qu’elle entretient matériellement. Mère passionnée et amante dévouée, elle serait prête à tout donner pour qu’on l’aime. Mais plus elle donne et plus Véda et Monty méprisent sa prodigalité sentimentale et financière. C’est à ses dépens, enfin, que Mildred apprendra que l’amour est la seule chose qu’on ne peut pas provoquer ni contrôler.

L’entourage de Mildred est réduit. Son interlocutrice privilégiée est sa voisine, Mrs. Guessler, une femme dotée du savant talent de pointer le bout de son nez quand on a besoin, ou non, de sa présence. Ses conseils matrimoniaux, parentaux, amoureux ou financiers découlent tous d’un bon gros sens et d’une volonté quasi pathologique de porter secours à son prochain. Mais sous des dehors respectables de matrone américaine, Mrs. Guessler dissimule un fond de rouerie tout à fait hilarant: la bonne femme joue les bootleggers de quartier et arrose sa voisine des liqueurs les plus inavouables de l’histoire de la Prohibition.

Ce roman est mon livre 2010, celui que je n’oublierai pas ! L’édition que j’ai acquise contient un DVD du film réalisé par Michael Curtiz, Le Roman de Mildred Pierce. Joan Crawford campe une Mildred Pierce énergique et séduisante, tout à fait à l’image du personnage écrit par James M. Cain. Le film propose une version différente du roman en introduisant un crime qui inaugure l’action. On assiste à l’assassinat de Monty qui s’écroule en prononçant un nom, celui de Mildred, tandis qu’une silhouette s’échappe de la maison. Cette modification ne nuit en rien au propos et renforce le côté « roman noir » du texte original. Le film s’attache à ménager une attente impatiente autour de l’identité du tueur. L’intrigue se déroule au cours de différents flash-back durant lesquels on assiste à l’histoire de Mildred Pierce telle que James M. Cain l’a écrite. Le roman est simplifié, certains personnages secondaires ont disparu, mais l’essentiel est là : Mildred est une femme d’affaires aguerrie, Véda est une enfant odieuse et cupide, Monty est un poseur nécessiteux, etc. Ce film est une merveille du cinéma des années 1940. L’image en noir et blanc a ce charme dont je ne me lasse pas. L’interprétation est excellente et la réalisation digne des meilleurs films noirs du cinéma américain.

Pour conclure, le livre de James M. Cain et le film de Michael Curtiz vont rejoindre en bonne place mes étagères intouchables, celles du haut desquelles on ne redescend que pour être relu et revu jusqu’à plus soif !

Publié dans Mon Alexandrie | Laisser un commentaire

Mediator 150mg – Sous-titre censuré

Document d’Irène Frachon.

Voici quelques propos de Charles Kermarec, directeur de la Librairie Dialogues, qui résument et le livre et la polémique qui l’entoure:

« Le Mediator 150mg est un médicament antidiabétique souvent prescrit comme coupe-faim, dont l’autorisation de mise en marché a été suspendue par l’Afssaps (Agence du médicament), en novembre 2009, en raison de sa toxicité avec risque avéré d’atteinte des valves du cœur que sa consommation entrainait pour les patients. Les valvulopathies sont des maladies qui peuvent être mortelles. Deux millions de personnes ont consommé du Mediator. Et 300 000 encore tous les jours au moment où l’interdiction faite aux pharmaciens de le vendre a été prononcée.
Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, a été l’un des médecins dont l’enquête a conduit l’Afssaps à faire retirer le Mediator du marché. Elle est l’auteur du livre Mediator 150mg combien de morts ? À l’issue de son enquête serrée, scientifique, son livre se termine par cette phrase : « Il me reste une question : combien de morts ? ». Cette question est donc la question prospective, et légitime, d’un médecin soucieux de ses malades et des politiques de santé.
Le laboratoire Servier a attrait en justice les éditions dialogues, éditeur du livre, et demandé que soit retirée de la couverture cette mention : « Combien de morts » au motif qu’elle risquerait de lui causer un préjudice grave. Action judiciaire en référé vu l’urgence et l’imminence du préjudice allégué. Par un attendu ahurissant, le juge a fait droit à cette demande. Il écrit notamment : « la défenderesse (les éditions Dialogues) en effet minimise l’impact de l’intitulé de son ouvrage en soulevant le fait que la diffusion du produit est aujourd’hui suspendue, et que le dommage serait en conséquence peu important. Or cet argument peut être retourné. S’il advenait finalement qu’après analyse la suspension soit levée, et la diffusion des produits à base de benfluorex rétablie, le dénigrement provoqué par la mention litigieuse se révèlerait alors grandement source de discrédit tant pour le produit que pour le fabricant du produit. » En somme le juge nous dit : si un médicament qui est un poison était demain considéré comme un bonbon inoffensif, alors demain il y aurait préjudice. C’est reconnaitre qu’aujourd’hui il n’y en a pas. Et d’imminent non plus. Dès lors, la décision du juge brestois s’analyse clairement et simplement en une censure d’un sous-titre, légitime s’agissant de la toxicité avérée, reconnue par l’Afssaps, d’un médicament qui peut être cause de valvulopathie. Une censure du sous-titre. Une censure du livre. Dont la couverture doit être modifiée sous astreinte de 50 euros par exemplaire distribué. Le métier de libraire consiste avant tout à se dresser contre la censure. Je fais appel.
Ce livre sera de nouveau en vente la semaine prochaine. Son sous-titre sera désormais « sous-titre censuré ». Il me reste une question : qu’est ce qui est préjudiciable ? Le sous-titre : combien de morts ? Ou les morts ? »

Je n’ai que peu de choses à ajouter aux propos de Charles Kermarec. Si scandale il y a, ce n’est pas Irène Frachon qui le crée ou qui l’alimente. J’ai apprécié l’analyse factuelle que mène l’auteure. Elle présente des faits, des chiffres, des noms, des témoignages de personnes malades. Sa pugnacité est remarquable tout comme sont révoltantes l’inertie et l’hypocrisie de l’AFSSAPS.

On croirait lire une enquête policière, à la poursuite des coupables, avec collecte de preuves et de témoins. Sur la carte qui accompagnait ce livre, une main avisée a écrit : « Un livre qui se lit comme un polar. Un polar qui vous glace le sang. Mais un polar où tout est vrai. » On ne pourrait mieux parler de ce livre, document troublant et inquiétant qui alerte sur la sécurité des patients et la connaissance des médicaments.

Publié dans Mon Alexandrie | Marqué avec | Laisser un commentaire

Ordalie

Roman de Cécile Ladjali.

Zak, orphelin de la seconde guerre mondiale, est recueilli par son oncle, ancien membre du NSDAP. Dans une maussade et pluvieuse ville autrichienne, il grandit en nourrissant une morbide nostalgie du régime nazi. Fou d’amour pour sa belle cousine Ilse, un libre esprit et une auteure talentueuse en devenir, Zak devient malgré lui le témoin de la passion fatale qui l’unit à Lenz. L’homme est poète, roumain, et, le plus odieux pour Zak, Lenz est juif, rescapé des camps de la mort. Dans une Europe blessée qui tente de se reconstruire et de faire amende honorable, au seuil de la guerre froide, au pied du mur qui séparera une Allemagne à peine remise de la guerre, la poésie souffre d’une impossibilité de dire le monde. Ilse, Lenz et Zak souffrent dans leur chair de l’inanité du langage artistique, inanité qui s’accompagne de l’impossibilité d’aimer, quand la passion se fait brasier.

« Ilse et Lenz formaient les deux volets d’un dyptique impossible. De feu et d’eau. » (p.11) Au centre du roman, le couple amoureux incarne les figures d’Ingeborg Bachmann et de Paul Celan. Je ne connaissais rien des écrits ni de la vie de ces auteurs dont les textes nourrissent Ordalie. C’est leur vie romancée qui tient place au centre du roman.

Zak porte en lui le fardeau d’un amour malsain, pas parce qu’il l’adresse à sa cousine, mais parce qu’il voudrait que l’objet de son amour cesse d’être aussi lumineux. Il souffre de l’envie coupable de posséder complètement celle qui hante son cœur. Zak ne sait pas vivre. Il ne sait que prétendre et se goinfrer des miettes d’existence que les autres sèment derrière eux. Armé de son appareil photo, il tente désespérément de capturer la réalité pour mieux la posséder. Son objectif lui tient lieu de cœur et c’est derrière lui qu’il appréhende le monde pour la première fois.

L’antisémitisme est soumis au feu de l’auteure. Zak est un personnage odieux, farouchement opposé à l’amant de sa cousine. « Lenz m’apparaissait désormais comme une négation de l’Histoire et une négation de moi-même. » (p. 35) Admirateur délirant des œuvres de Léni Riefenstahl, la réalisatrice du Führer, Zak entretient une fascination pour la beauté d’Ilse et soulage ses pulsions physiques auprès de la vilaine Rachel, qu’il humilie constamment, jouissant de la banalité de la jeune femme et de sa soumission facile.

Au-delà de la critique se dessine toute l’étendue d’une conscience politique et artistique. Si pour Ilse, l’art ne peut se justifier qu’en s’ancrant dans la réalité et la lutte, Lenz refuse d’être aux prises avec un monde qui a sombré une fois dans l’horreur. Pour lui, il n’y a d’art qu’intérieur, en tant qu’expérience d’une intimité. Le traitement de la question de l’art après l’Holocauste est fin, sans pathos inutile ni réflexion stérile.

L’ordalie, « ce jugement de Dieu par l’eau ou le feu » (pp. 81-82), est éprouvé par Zak. Il s’est soumis à la fureur de l’océan pour voir si la vie allait le garder en son sein ou le rejeter dans les abîmes. Sauvé des eaux, il consacre son art et sa vie à son unique divinité, Ilse. « L’ORDALIE venait d’autoriser ma passion. » (p. 83)

Les premières pages de ce roman m’ont bouleversée, mais la suite du texte est moins puissante. Ordalie est toutefois un récit très bien écrit. La plume de Cécile Ladjali me rappelle celle de Nancy Huston pour la mise en mots du rapport amour/Histoire et celle de Sylvie Germain pour l’expression de sentiments nauséabonds, mais sublimes.

Publié dans Ma Réserve | Laisser un commentaire

May le monde

Roman de Michel Jeury. Épreuves non corrigées. Texte à paraître le 2 septembre 2010.

May a dix ans. Elle est une enfant comme les autres. Elle aime courir et jouer. Mais elle est malade. Dans une maison ronde au milieu de la forêt, Anne, Nora, Lola et Thomas lui tiennent compagnie. May attend les résultats de ses analyses à l’hopîtal Eckart de Parys. Dans le monde de May, la vie n’est pas de tout repos. Une panthère sème la pagaille dans les environs, des hélicoptères font un barouf d’enfer et les oiseaux-chemises pullulent dans les arbres. Et dans les autres mondes, Isabelle tente d’échapper aux médecins pour entrer dans un monde en formation, Judith subit les expériences du professeur Goldberg. Chacun a des vies secondaires et peut être soumis aux changements, aux voyages vers un autre lui-même. À la fin, tout le monde se retrouve dans le monde de May : pourquoi, comment, cela reste à découvrir.

Je connaissais Michel Jeury pour son touchant roman Nounou. Je ne savais pas qu’il était aussi auteur de science-fiction, qui est loin d’être un genre littéraire que j’affectionne ou dans lequel je me retrouve.

Clairement, je ne sais pas quoi dire de ce livre. Arrivée en page 60, j’ai recommencé depuis le début, persuadée d’avoir manqué quelque chose. Et apparemment, j’ai tout manqué… parce que je n’ai rien compris! Je ne parlerai donc pas du fond mais de la forme.

La langue est mutante sous la plume de Michel Jeury. Les mots-valises, les abréviations, l’argot, les glissements des voyelles, les anglicismes détournés, tout cela et bien davantage crée un langage nouveau pour décrire un monde nouveau. Ce logos intuitif est débarrassé des contraintes de vocabulaire, de grammaire et de tout ce qui structure sa forme. Ainsi libéré, le langage est caméléon, modelable à l’infini selon les désirs de celui qui l’utilise. Fondé sur une oralité puissante et convoquant une foule d’images, ce texte gagnerait sans aucun doute à être porté à l’écran.

Une conscience écologique semble être à l’œuvre tout au long du récit. Dans les propos de May et les agissements des protagonistes, il m’a semblé entendre un discours contestataire envers le consumérisme effréné d’une société aveugle et égoïste.

J’ai cru discerner des références à La Planète des singes, mais aussi des allusions à la seconde guerre mondiale et à l’Holocauste. Le texte s’ouvre sur les mondes dystopiques et horrifiques créés par l’homme. Mais avant d’aller si loin, j’aurais aimé que les liens entre les mondes parallèles et les personnages soient plus évidents. Le texte se résume pour moi à une juxtaposition sans logique de récits bizarres et tronqués.

Publié dans Mon Enfer | Marqué avec | Laisser un commentaire