Magali

Roman de Madame de Stolz.

Orpheline à 6 mois, Magali est élevée par son arrière-grand-père, Max, doyen du canton et berger respecté. En grandissant, la blonde enfant aux yeux bleus ravit le vieil homme et tout le village de Bois-Fleury par sa gentillesse et sa modestie. La riche Madame de Sainte-Luce et sa sœur veillent de loin à l’éducation et aux intérêts de cette petite perle pastorale. « Les deux sœurs trouvaient que le plus doux plaisir des riches, c’est de s’amuser à faire du bien. » (p. 66) Le jeune Adrien, fils du brutal et ivrogne meunier, est tout dévoué à cette fillette dont les qualités sont innombrables. Hélas, Magali s’attire l’inimitié de la vilaine Léocadie, bien décidée à nuire à celle dont elle jalouse la beauté et la douceur. « Il était reconnu que Magali, sans être la mieux mise, était la plus jolie, parce qu’à sa beauté villageoise, à ses belles joues couleur de pêche, se joignait une modestie qui ne l’empêchait pas d’être gaie, aimable. […] Tout le monde l’aimait. » (p. 155 & 156) À la ferme, Léocadie surcharge l’enfant de tâches ingrates et épuisantes et va jusqu’à l’accuser d’un terrible forfait pour la faire chuter dans l’estime populaire. Évidemment, la justice est prompte à rétablir l’innocence de l’adorable Magali et à punir ceux qui ont cherché à salir sa réputation.

Voilà un roman tout à fait édifiant, datant d’une époque où l’on pensait qu’un bel ouvrage était de nature à fortifier la vertu des lectrices. Le texte célèbre l’honnêteté, la tempérance, la fidélité, le respect de la famille et la bonne économie domestique. « On n’est jamais forcé de boire de manière à se faire du mal, à faire du chagrin à sa femme, à manger l’argent de sa petite fille. » (p. 13) C’est très chrétien et moralisateur et ça ne s’embarrasse pas de nuances : il y a d’un côté les bons caractères et de l’autre les mauvais tempéraments.

Une amie m’a offert ce vieux bouquin en raison du titre de celui-ci. Le contenu est suranné et les illustrations sont charmantes. Cela donne une lecture gentiment niaise et réconfortante, mais qui va rester éloignée de mon étagère de lectures féministes.

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Les lettres qui ne sont jamais arrivées

Texte de Mauricio Rosencof.

Détenu pendant onze ans dans une cellule exigüe de la dictature uruguayenne, le narrateur-auteur a survécu en écrivant mentalement des lettres à ses parents et en se remémorant son enfance à La Paz, dans une famille d’émigrés juifs polonais. « Dans cet endroit, mes pensées rebondissent. Les mots inscrits dans la pensée rebondissent. Parce que la possibilité  de pouvoir prononcer des mots, ce qui s’appeler les prononcer, même cela, ils ne l’autorisent pas. » (p. 93) Convoquant le souvenir d’autres disparus dans les camps de la mort, il fait parler les silences et les lettres qui n’ont jamais été écrites. Convoquer tant d’innocents, c’est emplir sa geôle de présence et lutter contre la solitude. « Dieu fasse que nos cris hantent la mémoire de ceux qui ne savent pas, de ceux qui savent et se taisent, de ceux qui ne veulent pas savoir. » (p. 24) L’homme se souvient de son voyage à Varsovie, sur les traces de son père, parti chercher l’inconnu pour finalement trouver une vérité éternelle. « Pourquoi un individu qui sait d’où il vient aurait-il besoin d’y revenir ? Mais ainsi en est-il des saumons. Des êtres humains aussi. » (p. 76)

Le récit de Mauricio Rosencof aurait pu être la longue et pénible description d’une plongée dans la folie. Il est plutôt la chronique d’une lutte victorieuse de l’esprit, la manifestation d’une résistance muette grâce aux mots non écrits. « Tu ne vas pas me croire : même quand je ne t’écris pas, mes lettres ne s’arrêtent jamais. Je ne pense pas à toi par la parole, mais par l’écriture. » (p. 70) Les lettres qui voyagent sans arriver, voire sans partir, ce sont tous ces êtres envoyés à la mort par la haine. Ceux qui sont revenus n’ont rien de commun avec ceux qui ont été embarqués et parqués comme des bêtes, quel que soit le dictateur à l’œuvre. « Il va de soi que chaque lettre qui parvenait à son destinataire représentait en soi, une aventure. Maintenant, décacheter celle qui réussit à te parvenir, c’est une autre histoire. » (p. 54 & 55) Faire parler ces rescapés, c’est forcément s’exposer à l’horreur, mais Mauricio Rosencof met en avant la force des gestes quotidiens et la puissance des souvenirs contenus dans les boîtes familiales. Le texte est bouleversant et profondément humain.

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Billy Summers

Roman de Stephen King.

Billy Summers est un ancien marine devenu tueur à gages. À 44 ans, il décide de raccrocher après un dernier contrat à 2 millions de dollars. Mais voilà, tout le monde sait que le dernier contrat est toujours foireux. Il doit liquider Joel Allen, un autre tueur à gages, avant qu’il soit jugé : pour ce faire, il attend plusieurs mois, en se fondant dans le paysage sous une fausse identité. Il se fait passer pour un écrivain qui peine sur son premier roman. Voilà une couverture qui lui convient bien. « Billy est un gros lecteur, certes. Et il rêve parfois de se mettre à l’écriture, mais il n’a jamais rien produit, à l’exception de quelques petits textes sans intérêt, qu’il a jetés. » (p. 26) Ainsi, pendant de longues semaines, Billy commence à écrire son histoire et à exorciser son passé, en continuant à préparer son contrat et sa fuite. Homme intelligent et ne comptant que sur lui-même, le tueur a un mauvais pressentiment. Évidemment, une fois le coup fait, rien ne se passe tout à fait comme prévu. Cerise sur la malchance, Billy est désormais attaché à Alice qu’il a sauvée après une nuit sordide. Car Billy Summers a un code d’honneur. « Il ne s’occupe que des méchants. Ça lui permet de dormir la nuit. [..] Que des méchants le payent pour liquider d’autres méchants ne lui pose aucun problème. Il se voit comme un éboueur armé d’un flingue. » (p. 12) Pris dans un engrenage qu’il n’avait pas anticipé, Billy cherche l’issue finale.

Avec son hommage à Émile Zola dès la première page, puis à Charles Dickens et à tant d’autres auteurs, Stephen King annonce la couleur : ici, la création littéraire est reine. Et le King rédige une déclaration d’amour à la fiction et à son pouvoir suspensif. Les longs chapitres consacrés à l’attente de Billy mettent le lecteur dans le même état que le personnage : entre impatience et nécessité de prendre le temps, cette préparation semble longue, mais s’écoule finalement bien plus vite que l’on croirait. Et l’enchaînement des événements après le coup de feu mortel donne au récit un autre rythme : nous étions sous les remparts de Troie à attendre que le conflit s’achève, nous voilà sur les flots, poursuivis par un danger encore plus grand. Cette lente mise en place de l’intrigue m’a rappelé 22/11/63 et les années que le protagoniste vit avant l’événement qu’il tente de modifier. Le ressort se tend lentement et son relâchement est inexorable.

Avec ce nouveau texte, Stephen King critique sans compromis la guerre en Irak et les politiques menées par George W. Bush et Donald Trump. Pas de monstre fantastique dans ce roman et rien de surnaturel, sauf peut-être cette discrète évocation de l’Overlook et d’un tableau qui semble animé. Ici, les créatures monstrueuses sont bien humaines : elles violent, elles tuent des civils, elles agressent des enfants, elles pensent que l’argent leur confère un pouvoir absolu. Tueur à gages des méchants de papier qu’il crée, Stephen King règle ses comptes avec une société consumériste et aux valeurs déclinantes.

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Le brassard

Biographie de Luc Briand.

Sous-titre : Alexandre Villaplane, capitaine des Bleus et officier nazi

Alexandre Villaplane a été le premier capitaine de l’Équipe de France, lors de la première Coupe du Monde de football en 1930, en Uruguay. Voilà un nom dont on voudrait se souvenir, que l’on voudrait célébrer. « Alexandre Villaplane est un authentique Européen d’Algérie, mais il le cache. Art de l’esquive, du dribble avec la vérité, qui dit beaucoup du personnage. » (p. 56) Hélas, l’as du ballon rond s’est tristement illustré pendant la Deuxième Guerre mondiale, et le sous-titre résume tout ce qu’il faut comprendre. Il est passé à l’ennemi, et quel ennemi ! On ne parle pas d’un tir malheureux contre son camp, mais d’une trahison irréversible. Joueur doué, capable des meilleures fulgurances, mais aussi inconstant, flambeur et noctambule, attiré par la facilité et prompt aux magouilles, Villaplane va de club en club et doit rendre des comptes à la justice. Acheteur d’or pour la Gestapo, en contact avec la pègre, il fait son trou pendant les premières années du conflit. « Ce sont les temps heureux pour les voyous. Ils doivent toutefois faire preuve d’un sens pratique certain pour sentir l’évolution des attentes de l’occupant à leur égard et ne pas tomber en disgrâce. Pour avoir négligé cet aspect, Villaplane va payer le prix fort. » (p. 173) Sa naturalisation allemande ne le sauve pas et il est fusillé à la Libération. Lui qui a tant changé de maillot a fini par endosser la mauvaise chemise et, du brassard de capitaine des Bleus au brassard à croix gammée, son palmarès est peu glorieux.

Historiquement très riche, cette biographie retrace aussi la naissance du football international et professionnel. La bibliographie finale montre combien l’auteur s’est documenté sur son sujet. J’avoue avoir ressenti une certaine lassitude devant la litanie des résultats sportifs. En revanche, je salue la précision avec laquelle Luc Briand a reconstitué le parcours de ce footballeur de triste mémoire. Cette lecture entre en résonance certaine avec Le nageur d’Auschwitz et rappelle plus que jamais l’importance du devoir du mémoire, par respect pour les victimes.

Lu dans le cadre du prix Sport Scriptm 2022.

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Ténébreuse – Livre Premier

Bande dessinée d’Hubert et Mallié.

Arzhur est un chevalier déchu qui vend son bras et son épée à qui les demande. Trois vieilles l’engagent pour ce qui semble être une mission simple. « Dans un sombre château, une jeune fille de sang royal est retenue prisonnière. » (p. 4) Islen, la princesse, semble finalement avoir bien peu besoin d’être secourue : c’est désormais aux trois démones qu’elle doit échapper, avec l’aide d’Arzhur, pour rejoindre son père. « Les animaux ont des sentiments et des pensées à leur manière. C’est horrible de les tuer pour les manger. » (p. 21) Proche de la nature et de toutes les formes du vivant, Islen maîtrise mal le pouvoir immense et destructeur qu’elle a hérité de sa mère. Quand sa couronne de papillons s’anime, le pire est à craindre. Terrifiée par ce don et fatiguée de se conformer aux attentes royales, Islen n’est pas une demoiselle en détresse. Et nous en saurons plus dans le deuxième livre.

Je sais déjà le second opus m’est offert par une amie pour mon anniversaire. Comme je suis sage, j’attends pour ouvrir le paquet et lire la suite du destin d’Islen et d’Arzhur, mais l’impatience est immense ! Les dessins de Mallié sont superbes, organiques et riches de textures et de couleurs. Je piaffe de poursuivre ma lecture de cette fable écologique et qui bat en brèche les clichés narratifs du preux chevalier et de la délicate princesse.

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Gens de boxe

Texte de Pierre Ballester.

L’auteur propose une galerie de portraits . Oui, évidemment quelques noms de boxeurs apparaissent, mais ici, ce n’est pas le sportif ganté qui est sous les feux du projecteur : ce sont tous les acteurs qui forment, en quelque sorte, un deuxième rang de cordes autour de l’espace où les boxeurs s’affrontent. « S’écarter du carré du ring pour élargir le cercle, remonter les ondes de choc, recueillir les impacts à l’autre bout de la caisse de résonnance. » (p. 7) Pierre Ballester est allé à la rencontre de ceux qui font la boxe, sans short ni gants rembourrés. Speaker, arbitre, matchmaker, entraîneur, médecin, chercheur de sponsor, propriétaire de salle, photographe sportif, organisateur de rencontres, animateur, fonction officielle : tous composent une famille aux liens plus ou moins lâches, réunis autour des sportifs et pour le noble art. « Ces différents profils apportent une autre compréhension de la boxe une fois rassemblés. » (p. 209)

Agrémenté d’une photographie de la personne présentée, chaque portrait est une mine d’informations et éclaire un peu le microcosme de la boxe. L’ouvrage se lit rapidement et sans déplaisir, mais les jeux de mots un peu faciles, d’abord primesautiers, sont finalement attendus et lassants.

Lu dans le cadre du prix Sport Scriptm 2022.

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Si les hommes avaient leurs règles

Bande dessinée de Camille Besse et Éric La Blanche.

Le titre de cette bande dessinée est un hommage à l’essai de Gloria Steinem. Cela peut sonner comme une boutade, mais la féministe américaine avait clairement démontré que ce retournement de situation ne serait pas à l’avantage des femmes. « Les menstruations deviendraient une manifestation de virilité enviable et dont on peut se vanter. Mais surtout, elles serviraient de justification au pouvoir des hommes. » (p. 2) Aux femmes, toujours la douleur d’enfanter, mais sans avoir de règles. Aux hommes, la gloire de saigner chaque mois et ainsi de se purifier. Oubliez deux minutes l’absence de logique biologique et imaginez un peu le pouvoir que ce sang régulier donnerait aux hommes. Au-delà de la première rigolade, l’exercice de pensée fait froid dans le dos. Les auteurs réécrivent avec pertinence des épisodes religieux et historiques en intégrant les menstruations masculines. Le sang est désormais synonyme de pouvoir. « Tout le monde sait que Superman a des super-règles ! Pourquoi il aurait un slip rouge, sinon ? » (p. 26)

Dans cette démonstration par l’absurde, la moindre situation quotidienne relative aux règles devient un cauchemar masculiniste. « Chez moi, c’est du maousse. Des litrons d’hémoglobine tous les 28. Et niveau protection, c’est simple : y a pas ma taille. Les ‘flux abondants’, pour moi, ça taille fillette. » (p. 3) Cela vous fait sourire ? Ou cela vous met mal à l’aise ? Dans les deux cas, c’est la preuve que vous voyez l’oppression systémique dont souffrent les femmes depuis des millénaires. Que les femmes soient menstruées ou qu’elles soient privées de ce cycle mensuel, ce sont les hommes qui gagnent à tous les coups.

Alors oui, on peut gentiment se marrer en tournant les pages, se bidonner devant le nouveau sens donné à « Les Anglais débarquent », mais on doit surtout continuer de réclamer la gratuité des protections hygiéniques pour tout·es et des moyens supplémentaires pour la recherche consacrée aux maladies féminines. C’est urgent et ça, il n’y a pas de quoi en rire. Je vous renvoie à Ni folles ni douillettes – L’endométriose, un combat quotidien ou encore à l’excellente BD jeunesse Les règles de l’amitié – #SangTabou. Évidemment, l’ouvrage de Camille Besse et Éric La Blanche a déjà sa place sur mon étagère de lectures féministes.

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Nature aquatique

Texte de Guillaume Néry.

En 2015, en raison d’une erreur humaine, Guillaume Néry frôle la mort en mer de Chypre, à plus de 120 mètres de profondeur. Après cet accident, il met fin à sa carrière d’apnéiste. « Je découvre ma vulnérabilité : je peux mourir en plongeant. » (p. 14) Minutieusement, l’auteur passe en revue les jours qui ont précédé sa plongée quasi fatale. Une fois pesés le risque, la peur et l’audace, le danger subsiste toujours, jamais complètement maîtrisé, impossible à circonscrire. « Quand la sécurité devient la source du danger, c’est qu’il faut changer de système. » (p. 81 & 82) Le plongeur détaille les réactions physiologiques d’un corps qui s’enfonce, mètre par mètre, à coup de palmes, sous l’eau. Dans l’eau. Dans les profondeurs salées, là où la pression est à la limite du supportable, Guillaume Néry se sentait chez lui, mais sans oublier que cet environnement ne l’accueillait que momentanément. « Je ne suis pas chez moi ici. Je reste un simple visiteur. Il est temps de repartir. » (p. 114)

L’alerte écologique lancée par l’auteur résonne clairement : le temps n’est plus à l’attente, il faut agir. Mais à l’inverse de l’immédiateté tyrannique des réseaux sociaux et du monde contemporain, il faut prendre le temps : celui de la préparation, celui de la réflexion, celui de la prudence, comme pour une apnée périlleuse. L’action est nécessaire, mais elle s’anticipe. « Quand l’impatience a eu raison de moi, elle m’a invariablement condamné à l’échec. » (p. 134) J’ai beaucoup apprécié les pages où Guillaume Néry raconte sa communion quotidienne avec la mer, abolie pendant le confinement, avec la longue attente des retrouvailles.

Pour moi qui nage au mieux comme un petit chien et qui suis incapable de réguler mon souffle, ce récit est fascinant. Effrayant également. J’admire les silencieux athlètes des profondeurs, les corps qui se rêvent un instant cétacés ou dauphins.

Lu dans le cadre du prix Sport Scriptm 2022.

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Le nageur d’Auschwitz

Roman de Renaud Leblond.

Enfant en Algérie, Alfred Nakache avait peur de l’eau. Jeune homme, il remporte toutes les compétitions en France et en Europe. Médaille après médaille, il s’assure l’admiration des Français et l’inimitié de Jacques Cartonnet, son éternel rival des bassins. Mais en janvier 1944, avec son épouse Paule et leur fille Annie, Alfred est dans un train pour l’Allemagne. Son statut de champion lui vaut quelques égards et il profite de son emploi au dispensaire pour aider d’autres prisonniers. « N’oublie pas, Alfred, que tu es recordman du monde de natation. Ils ne te regarderont jamais comme les autres. » (p. 150) Les chapitres ne sont pas chronologiques, mais retracent parfaitement le parcours du nageur, champion progressivement interdit de compétition en raison de sa religion. « D’un trait de plume, il n’est plus rien. Ni français, ni algérien. Juif. Et, partout, indésirable. » (p. 123) Dans le camp, il nage pour la galerie nazie, mais aussi au nez et à la barbe des gardiens, refusant de se voir retirer cette liberté qu’il conquiert dans l’eau.

Des jardins parfumés de Constantine et aux fosses putrides d’Auschwitz, ce roman vrai nourrit le devoir de mémoire. Il montre aussi à quel point le sport peut être dévoyé par ceux qui le mettent au service d’une idéologie nauséabonde et excluante.  Pierre de Coubertin lui-même assure que l’esprit olympique est respecté par Hitler. » (p. 89) La qualité littéraire de ce texte est inégale, mais sa puissance historique est indéniable. Renaud Leblond, fondateur du prix Jules Rimet, dédié aux littératures sportives, signe un bel ouvrage.

Lu dans le cadre du prix Sport Scriptum 2022.

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Peloton maison

Recueil de textes de Paul Fournel.

J’ai longtemps pensé que le peloton, c’était la masse des cyclistes incapables de se démarquer et contraints de rouler roue contre roue jusqu’à la ligne d’arrivée. Récemment, j’ai compris qu’il n’en est rien et l’ouvrage de Paul Fournel a fini de m’éclairer sur la force de cette masse mouvante dont s’échappent les vainqueurs. « J’aide les autres à gagner, c’est un gros boulot. » (p. 43) Les équipes cyclistes comptent des sprinteurs, des équipiers, des grimpeurs et des leaders. Chacun a son rôle pour porter un gagnant sur le podium. « Le sprint est un sport individuel qu’on pratique en équipe. » (p. 27)

Dans ces chroniques/nouvelles qui se déroulent comme les étapes du Tour de France, l’auteur explique le mystérieux langage – par mots et par signes – et la stratégie des coureurs. Remporter le maillot jaune est le Graal, mais courir ensemble est le plus important. « Je voudrais voir ce dont je suis capable dans ce peloton à l’intérieur duquel si peu, au final, courent vraiment pour gagner. » (p. 34) Chaque texte est un instantané de route et une déclaration d’amour au bitume. Cela donne une composition chorale qui est un bel hommage aux humbles tâcherons du peloton, heureux d’être membres d’une équipe qui pousse le leader vers la victoire. Je ne m’attendais pas à autant de poésie dans un livre parlant de roue, de crampes, de chutes, de montées et de freins. L’espace de quelque 200 pages, j’ai été embarquée dans la rassurante et vivante maison du peloton, pour mon plus grand plaisir !

Lu dans le cadre du prix Sport Scriptum 2022.

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Alice Milliat, pionnière olympique

Bande dessinée documentaire de Didier Quella-Guyot (scénario), Laurent Lessous (documents), Chandre (dessins) et Marie Millotte (couleurs).

Championne d’aviron à une époque où le sport était l’apanage des hommes, Alice Milliat s’est toujours battue pour obtenir que les femmes fréquentent les stades et les gymnases, et pas simplement dans les gradins ou en supportrices. « Si vous pensez que le sport féminin est un signe d’indécence morale, de dépravation des moeurs et d’exhibitionnisme, autant vous le dire : vous vous trompez. » (p. 35) N’hésitant pas à s’opposer frontalement au baron Pierre de Courbertin, fondateur des Jeux olympiques modernes, et à la misogynie du CIO, Alice Milliat a créé des compétitions dédiées aux femmes où celles-ci excellent et battent record sur record. « Vous êtes en tout cas la preuve que le mâle n’est pas fort par nature et qu’il a besoin de s’entraîner pour être performant. Une ‘faible’ femme se débrouille très bien quand elle est entraînée. […] On ne naît pas championne, on le devient. » (p. 17)

Les pages de la bande dessinée alternent avec des planches documentaires qui présentent des documents d’archives et des précisions historiques. Je découvre notamment – et avec une immense colère – la mise sous tutelle du sport féminin par les instances principalement dirigées par des hommes. « On les ajoute en mini-jupe, pour divertir le public… Elles sont hyper musclées, hyper fortes, et leur tenue vestimentaire les rabaisse seulement à de jolies filles et les hommes ne voient même plus leur performance sportive. » (p. 9) L’ouvrage est très pédagogique, parfait pour un jeune public ou pour tout lecteur qui voudrait découvrir le sujet. La qualité littéraire est moindre, mais l’hommage rendu à cette femme qui a consacré sa vie à démocratiser le sport est sincère et vibrant.

J’ai retrouvé avec intérêt Violette Morris, sportive adulée du début du siècle, puis personnage controversé pendant la Deuxième Guerre mondiale. Dans cette collection de BD documentaire, j’avais déjà apprécié David Bowie en BD.

Lu dans le cadre du prix Sport Scriptm 2022.

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Le goût du secret

Recueil de textes présentés par Aude Cirier.

Cela n’aurait aucun sens de lister les extraits choisis par Aude Cirier, responsable de ce charmant recueil, mais surtout éditrice pour la collection Quarto de Gallimard. C’est peu dire qu’elle connaît son sujet quand il est question de réunir des textes et de donner la petite analyse en plus qui les rend incontournables. « Intemporel, puissant et protéiforme, le secret est et sera toujours autant de petits arrangements avec la vérité. » (p. 9)

De roman en essai, de poésie en philosophie, le secret se décline autour de l’amour, de l’identité, du mystère, du drame – voire du crime – ou encore de la famille. Les auteurs s’y entendent quand il s’agit de faire taire leurs personnages ou de leur apprendre à utiliser l’immense pouvoir du secret. « Le secret contraint l’âme comme le corps. […] Le secret, le vrai secret, celui qui mine les âmes, brouille les esprits, est pesant. Vivre avec, c’est s’exposer à des tourments violents. Le secret est intime, prend aux tripes et au cœur, conduit à la folie, au déchirement. S’en libérer, c’est se trahir soi-même ou trahir les autres. » (p. 7) Tacite (le bien nommé pour ce sujet !) répond à Harry Potter et, au fil du recueil, on redécouvre des divulgations terribles, des aveux arrachés ou des confessions troublantes. Évidemment, au terme de cet ouvrage, je n’ai qu’une envie : lire ou relire tous les textes présentés. Quant à savoir quel goût a le secret, je dirais qu’il est piquant comme un bonbon quand il est reçu, ou peut-être écœurant comme un plat trop gras, et amer comme une endive blette quand il est dévoilé…

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Quartier lointain

Roman graphique de Jirô Taniguchi.

Hiroshi a 48 ans, une épouse, deux filles et beaucoup trop de travail. Alors qu’il se rend en train vers Tokyo, il se retrouve par mégarde dans la ville de son enfance. Au cimetière, devant la tombe de sa mère, il fait un malaise. À son réveil, il n’est plus en 1998, mais en 1963 et il est de nouveau adolescent. « Ce genre de chose peut-il arriver dans la réalité ?!? Si ce n’est pas un rêve, je suis vraiment revenu à mes années de collégien ? » (p. 39) Il retrouve sa rue, sa maison, mais surtout sa mère et son père, parti ce fameux été 1963. Persuadé qu’il va retrouver son existence d’adulte très rapidement, il se laisse aller aux souvenirs, mais plus les jours passent et plus il sait les chagrins et les regrets à venir. « Comment avais-je pu si longtemps oublier l’apaisante douceur qui se trouvait là ? » (p. 57) Hiroshi se demande s’il a la chance de tout revivre différemment et mieux ou s’il doit s’interdire de modifier ce qui fût. « Je revivais mes 14 ans et je découvrais à quel point ils avaient été précieux. » (p. 93)

Le voyageur temporel perdu dans son passé découvre peu à peu son histoire familiale, sur fond de deuxième guerre mondiale, et les raisons qui ont poussé son père à partir. Évidemment, la tentation est forte d’éviter ce départ et de préserver sa famille du chagrin, notamment sa tendre maman. Mais il sait que chaque changement peut lui faire perdre son épouse et ses filles qui, en 1998, attendent son retour.« Portant le fardeau d’un homme adulte, j’arpentais, pour la deuxième fois, le chemin de mes 14 ans. Et ce chemin prenait, au fil des jours, de plus en plus de virages. » (p. 132) Finalement, Hiroshi comprend qu’il faut être devenu adulte pour comprendre la vie et les choix de ses parents.

J’ai mis bien des années à lire cette œuvre. Et une amie précieuse, au détour d’un groupe de lecture, a fini par me la mettre entre les mains. La rencontre a été merveilleuse, pour ne pas dire inoubliable. Il me tarde de lire les autres textes de Jirô Taniguchi.

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Pandorini

Roman de Florence Porcel.

L’acteur Jean-Yves Pandorini est mort. L’émoi est national. Pendant des jours, la presse multiplie les nécrologies dithyrambiques. Le monstre sacré du cinéma était aussi très investi dans la défense et la protection des femmes battues. Et puis paraît une tribune qui mentionne l’éléphant dans la pièce : et si Pandorini, au-delà de son charme et de ses innombrables conquêtes, était un homme dangereux ? Très vite, deux camps se forment : celles et ceux qui défendent la mémoire d’un homme d’exception et celles – surtout celles – qui osent enfin prendre la parole et dénoncer l’indicible. Les témoignages se recoupent, se complètent, se confortent. « Comme beaucoup de femmes, j’ai mis une éternité pour enfin oser ouvrir ma gueule. » (p. 115)

Parmi ces prises de parole, il y a celle de la narratrice, elle qui depuis le début s’adresse directement à Pandorini, dans une lettre destinée à l’outre-tombe. Elle raconte la jeune actrice de 19 ans qu’elle a été, la rencontre avec l’immense acteur. Puis la fascination et la dépendance. C’est un cri écrit que la narratrice envoie. « Pendant ces quelques années, j’ai fait des choses que je n’aurais jamais faites si j’avais été dans mon état normal, et que je ne ferais jamais plus. » (p. 133) Long a été le chemin pour qu’elle accepte que cette relation d’emprise était anormale et qu’elle a été victime d’un viol. Elle était une parfaite innocente, pétrie de romantisme, et un monstre lui a ravi ce qu’elle était prête à offrir. Des années après, le traumatisme est toujours profond, et le manque hurle encore. « J’ai peur. Peur de rallumer le silence en éteignant la télé, et d’avoir besoin que tu me prennes dans tes bras pour me consoler. » (p. 11)

La dédicace fend et touche au cœur : « à toutes celles qui, elles aussi ». Comment ne pas comprendre ce que cela dit ? Comment ne pas avoir envie de tout casser ? Florence Porcel décrit parfaitement le mécanisme médiatique qui se met en branle, avec des partisans acharnés du respect dû aux morts, dans des défenses écœurantes de machisme et de misogynie. Pour écrire son roman, l’autrice s’est inspirée de sa propre histoire. Et là encore, comment ne pas compatir et ne pas vouloir hurler ? La démarche de Florence Porcel est puissante et vibrante. Et son texte donne une réponse intelligente à la sempiternelle question : peut-on séparer l’homme de l’artiste/personne publique ? Non seulement on ne le peut pas, mais on ne le doit pas ! Il ne faut jamais donner quitus de ses erreurs/fautes à une personne au motif qu’elle s’est illustrée par des engagements solidaires ou un talent quelconque.

Je vais beaucoup faire circuler ce livre dans mon entourage féminin. Et il trouvera évidemment sa place sur mon étagère féministe.

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Le pèlerin de Compostelle

Texte de Paulo Coehlo.

En 1986, l’auteur perd l’épée qui marque son appartenance à la communauté RAM. Le grand maître auquel il réfère l’envoie sur le chemin de Compostelle, jusqu’aux reliques de l’apôtre Jacques, pour qu’il tente de regagner ce qu’il a perdu. Guidé par Petrus, Paulo Coehlo alterne marche et exercices physiques et spirituels. « Même si je ne trouvais pas mon épée, le pèlerinage sur le chemin de Saint-Jacques me permettrait finalement de me découvrir moi-même. » (p. 22) Loin de son pays et de sa famille, l’auteur progresse bien plus loin qu’il le croit. « Quand on voyage vers un objectif, […], il est très important de prêter attention au chemin. C’est toujours le chemin qui nous enseigne la meilleure façon d’y prévenir, et il nous enrichit à mesure que nous le parcourons. » (p. 45)

J’ai abandonné ce texte avant la fin, mais je n’abandonne pas le chemin de Compostelle. Les pratiques et rituels de l’auteur ne me parlent pas, voire m’inquiètent. Sa spiritualité n’est pas la mienne. Le dieu qui me porte n’est pas le sien. L’expérience de Paulo Coehlo en intéressera certainement d’autres, mais je préfère en rester aux récits de Jean-Christophe Rufin et d’Alix de Saint-André.

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Palimpseste

Roman d’Alexis Ragouneau.

« J’écris à l’encre rouge avec le stylo noir du père. J’écris sur ses propres écrits. Je les recouvre de mes mots à moi. » (p. 9) En endommageant l’unique exemplaire du livre publié par son géniteur, au sein même de la Grande Bibliothèque, il exorcise ses souvenirs d’enfance traumatiques et règle ses comptes avec ses parents, la mère actrice et dépressive et le père coupable de trahison nationale. « J’allais vivre de haine et de petits-beurre. » (p. 228) Le métier de Simon, c’est l’influence : pernicieuse, sournoise, violente, décomplexée. Au sein d’une équipe de trolls institutionnels, il façonne les esprits pour faire réélire la présidente sortante, Valérie Pereira. « Nous travaillons l’opinion à son insu, sur les réseaux et dans les inconscients. » (p. 24) À mesure qu’il progresse dans le texte de son père, Simon commence à regarder en arrière, à lire sous les lignes et à mettre en doute ce qu’il croyait. Son propre écrit prend de l’ampleur et n’est plus seulement une façon de tuer le père, mais bien une tentative d’enfin le comprendre. « Sans ouverture, sans curiosité, vous ne pourrez jamais achever le travail que vous avez commencé. Il vous faudra, un jour ou l’autre, accepter de faire confiance à quelqu’un. Recevoir un avis, un retour, sur votre travail en cours. » (p. 171)

Ce roman se place de lui-même sous le haut patronage de Ray Bradbury, Aldous Huxley et Eugène Zamiatine. Sans rien inventer, il prend une place méritée dans la littérature dystopique et la politique-fiction. L’entreprise pour laquelle travaille Simon s’appelle Spartacus Analytics. Voilà un bien grinçant oxymore : d’une part le meneur de la rébellion d’esclaves contre l’ordre établi, de l’autre la volonté affichée de manipuler le peuple par la data. « Une bonne rumeur, c’est de la fréquentation, du trafic et du clic hystérique. Une bonne rumeur, c’est la possibilité de récolter un maximum d’information sur celles et ceux qui se connectent aux serveurs surchauffés. Un véritable trésor de guerre qui trouvera facilement acquéreur en vue des prochaines élections. » (p. 63) Dans la France pas si lointaine où vit Simon, l’histoire est réécrite et le repli nationaliste est érigé en valeur première. Le père du narrateur a d’ailleurs été jugé pour son travail sur un obscur camp de rétention en Camargue, des années plus tôt, avant de disparaître.

Le roman se présente d’un bloc, sans chapitre, sans paragraphe, sans saut de ligne. Les différents textes s’intercalent sans se laisser respirer : le récit de Simon, les extraits du rapport historique de son père et les définitions du dictionnaire. Dans le monde créé par l’auteur, le papier manque, alors pas question de le gâcher avec de la mise en page. Évidemment, cela rend la lecture étouffante, mais l’expérience est extraordinaire, absolument inoubliable. Alexis Ragouneau m’avait époustouflée avec Opus 77 : il fait encore plus fort avec Palimpseste.

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Challenge TOTEM, 10 ans après…

Le 24 octobre 2012, je lançais le challenge TOTEM sur ce blog en invitant les lecteur·ices à lire des ouvrages mettant en scène leur animal favori. Les totems ont été nombreux et divers et certain·es participant·es ont été assidu·es pendant un bon moment.

De mon côté, j’avais très logiquement choisi le lapin/lièvre. Étonnant, je sais.

Aujourd’hui, 10 ans jour pour jour après avoir lancé ce que je pensais être un petit jeu anecdotique, j’en suis à 231 lectures consacrées à mon animal totem, soit environ 23 par an. On ne me reprochera pas un manque d’assiduité ou d’investissement !

Le challenge s’achève-t-il ? Certainement pas ! Il reste ouvert : si certain·es souhaitent le rejoindre, ce n’est pas trop tard !

Quant à moi, je n’ai pas fini de lire des romans/albums/bandes dessinées/essais/mangas mettant à l’honneur les animaux aux longues oreilles amateurs de carottes ! (Non, je ne parle pas des ânes !)

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Partita à Venise

Roman de Curt Leviant.

Thomas Manning (voici un patronyme que ne renierait pas l’auteur de Mort à Venise) a rencontré Zoé à Venise, il y a plus de 20 ans. Il n’a jamais oublié cette jeune femme si particulière et aimerait revivre à l’identique leur soirée idyllique. Des années plus tard, de retour dans la ville lacustre à l’occasion de la Fiesta del Redentore, il trouve l’image de Zoé partout jusqu’à ce qu’il aperçoive une blonde qui file sur un vaporetto. « Pourquoi suis-je incapable d’empêcher les filles qui me plaisent vraiment de me filer entre les doigts. » (p. 37 & 38) Cette blonde, c’est Béate, jeune et délicieuse, énigmatique et inaccessible. Elle sait changer la couleur de ses yeux, se rendre invisible et se dédoubler. Un pur fantasme sensuel, mais Thomas ne peut oublier Zoé. « Zoé. Pourquoi t’ai-je laissée partir ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? » (p. 124) Pris les affres d’un double tourment amoureux, Thomas craint de perdre la lointaine Zoé et de ne pas savoir retenir la présente Béate. « À l’instar d’une parfaite pizza, les bons souvenirs étaient difficiles à trouver, alors comment accepter de repousser les pensées liées à Zoé, même si Béate était plus réelle ? » (p. 77) La solution est peut-être que l’une devienne l’autre, que l’autre remplace l’une. Peuvent-elles se confondre, ces femmes de deux époques, pour devenir une troisième que Thomas ne laissera pas s’échapper ? « À Venise, personne ne disparaît » (p. 44)

« Aucune femme ne saurait transpercer un cœur plus sûrement qu’une phrase prononcée au moment voulu. » (p. 213) Pour reprendre cette phrase du roman, je dirais qu’aucun auteur ne peut gâcher le mystère de son livre plus sûrement qu’une phrase écrite trop tôt. Pour avoir lu récemment Rêver, c’est aussi vivre, j’ai compris très rapidement de quoi était faite la révélation finale du roman. Cependant, le texte est très bien construit et c’est avec plaisir que j’ai suivi Thomas dans ses errances amoureuses et ses réminiscences sentimentales. Il est un peu tête à claques et j’admire la patience de Béate face à cet homme capricieux et versatile, mais il est attachant malgré tout, avec son obsession romantique. « Où que Zoé soit, chaque fois qu’il l’aperçoit, Béate était là, se mêlant de tout, rompant le sortilège. » (p. 206)

J’ai beaucoup lu et relu Curt Leviant ces derniers temps. Je vais faire une pause. J’aime toujours autant cet auteur, mais je ne retrouve pas l’émerveillement de ma lecture de Journal d’une femme adultère et de L’énigme du fils de Kafka.

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Le hérisson et autre bestiaire

Textes de Roland Cailleux et Alberto Parmeggiani et illustrations de Pascal Colrat.

Le hérisson – Recueil de textes de Roland Cailleux.

Dans cette compilation, vous trouverez :

  • Le récit du premier coup de foudre du monde, quelque part sur l’arche de Noé ;
  • La vie d’un éphémère ;
  • Un amour de colombe ;
  • Les souvenirs d’un poisson d’aquarium ;
  • Les problèmes de digestion d’une huître ;
  • Une chatte qui se rêve en fille ;
  • Une panthère orgueilleuse ;
  • La vigilance d’une mangouste ;
  • Le désespoir d’un cobaye devant les souffrances des siens ;
  • Des oies qui élèvent la stupidité au rang de science ;
  • Un crapaud aigri et neurasthénique ;
  • Une fourmi philosophe ;
  • Les leçons d’éducation de la louve de Rome.

Ces portraits d’animaux qui parlent sont évidemment une façon de rire des hommes et de leurs comportements, avec un ton souvent doux-amer. « Le cadeau est souvent fait sans amour, justement pour masquer l’indifférence. Mais si l’être aimé souffre de vous aimer moins, son intention est peut-être meilleure. Il fait ce qu’il peut. » (p. 25) Les historiettes sont désopilantes, inattendues et joliment loufoques. On est forcément attendri par cette faune maladroite, inconsciente de sa finitude et cruellement préoccupée de détails mineurs. « On n’est pas une minute tranquille. La mer est pleine d’agités, et je ne dis rien du plancton. » (p. 39) Longs de deux pages à peines, ces discours se savourent et l’on regretterait presque qu’ils ne durent pas plus longtemps.

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Les animals – Dessins de Pascal Colrat.

Chaque illustration est accompagnée d’une légende hilarante. « Le paresseux épuisé qui entamait sa vingt-neuvième année d’analyse freudienne » Là encore, ces portraits sont une forme de critique des mœurs humaines, comme Les lettres persanes l’ont été en leur temps. J’ai beaucoup aimé le coup de crayon de l’artiste, moi qui aime tant les animaux et leurs particularités.

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Autre bestiaire (de la vie quotidienne) – Textes de Carlo Alberto Parmeggiani.

Ici, il y a fort à parier que vous n’avez jamais vu la queue d’une seule des bestioles dépeintes par l’auteur ! Dans cette taxonomie fantastique, on trouve des créatures à trois pattes, d’autres qui peuvent imiter la voix humaine et certaines dont le régime alimentaire est le papier. Ces descriptions hautement exotiques sont pleines d’humour et de bons mots, et l’on voudrait suivre l’auteur encore longtemps dans son exploration de ce bestiaire improbable.

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Première chose qui marque quand on manipule ce livre : les pages ne sont pas coupées ! C’est toujours une expérience particulière de faire son chemin dans un texte par les yeux et par la lame, d’autant plus quand le papier est beau, épais et soyeux. Autre chose, on comprend que l’ouvrage est le fruit de la collaboration de trois maisons d’édition : une française, une italienne et une allemande. Cela donne une petite bibliothèque européenne qui tient dans la poche !

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La Bête et Bethany

Roman de Jack Meggitt-Phillips et Isabelle Follath.

Ebenezer Tweezer a 512 ans, mais il en paraît 20. Son secret ? Un monstre caché au dernier étage de sa maison lui procure un élixir d’éternelle jeunesse. En échange, il faut cependant qu’Ebenezer nourrisse cette bête aux désirs très originaux. Prochain menu de l’hideuse créature ? Un enfant ! Cela dérange un peu l’égoïste et solitaire Ebenezer, mais il est prêt à tout pour ne pas vieillir. Il se met donc en quête de l’enfant le plus détestable qui soit. À l’orphelinat, il rencontre Bethany, petite gamine insupportable qui n’aime rien tant que jouer des tours aux autres et défier toute forme d’autorité. Le monstre est ravi, mais il aimerait que Bethany soit un peu plus grassouillette avant de l’avaler… Cela laisse quelques jours à la môme pour trouver un moyen de sauver sa peau, et peut-être aussi celle d’Ebenezer, dont la solitude cache bien des qualités de cœur. « J’essaie de me conduire de mieux en mieux et je trouve que tu devrais en faire autant. On pourrait peut-être s’aider l’un l’autre à devenir des gens bien. » (p. 187)

Un peu d’Hansel et Gretel, un peu du Chat Botté, un peu du Petit Poucet : il y a tout ça sous la couverture à rabats et au milieu des généreuses illustrations. Ce roman est un conte moderne et revisité où les enfants sont loin d’être innocents et parfaitement capables de se défendre contre l’ogre baveux qui veut les dévorer ! Derrière le pacte faustien décrit dans cette histoire, il y a le judicieux conseil d’apprendre à profiter de chaque instant, car la valeur n’attend pas le nombre des années. Et ce n’est pas la durée qui fait la richesse d’une vie, mais la façon dont on emploie celle-ci. Les dialogues sont vifs et dynamiques et les descriptions souvent très drôles. Voilà un très bon roman pour jeunes lecteurs !

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Quelque chose à te dire

Roman de Carole Fives.

Elsa Feuillet, romancière mineure, apprécie l’œuvre littéraire de Béatrice Blandy depuis longtemps. « Lire Béatrice Blandy donnait à Elsa Feuillet l’impression de mieux se comprendre elle-même. » (p. 8) Quand elle rencontre Thomas, récemment veuf de Béatrice, Elsa se coule dans la vie de celle qu’elle admirait, sans vraiment y trouver sa place, mais plus obsédée par l’idée de comprendre complètement cette femme élégante et inaccessible qu’investie dans son histoire d’amour. « Dans le fond, ce qui vous plaît chez moi, c’est ma femme ! […] Je n’existe pas, je ne suis rien pour vous ! C’est Béa que vous cherchez à travers moi ! » (p. 52) Alors qu’il est question d’un texte inachevé de Béatrice et qu’Elsa est en panne d’inspiration depuis des mois pour son nouveau roman, un projet fou se profile. Et si Elsa, en quelque sorte, devenait Béatrice ? « Pour la première fois de sa vie, alors qu’elle avait usurpé la place d’une autre, Elsa se sentait légitime. » (p. 113)

À lire ce court et percutant roman, j’ai eu le sentiment qu’Elsa Feuillet, c’est Carole Fives. Parce que l’autrice imaginaire a publié un roman qui ressemble furieusement à Tenir jusqu’à l’aube. Parce que Carole Fives vit en province, comme son héroïne. Et parce que, comme Elsa, elle surgit là où on ne l’attend pas. Dans ce nouveau roman, j’ai retrouvé la plume délicate de l’autrice et sa lucidité sur la vie des femmes d’aujourd’hui, entre maternité débordée et aspirations professionnelles et personnelles. Carole Fives prouve, une fois encore, qu’il faut peu de mots pour bâtir un monde et donner envie d’y entrer.

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Vagabond des mers du Sud

Récit de Bernard Moitessier.

Quatrième de couverture – Marie-Thérèse est toute sa vie. Cette belle jonque du golfe de Siam aux formes harmonieuses en ferait rêver plus d’un. Bernard Moitessier en est tombé amoureux. Une cantine métallique, un mince matelas cambodgien, un sextant, et le voilà parti à l’assaut de l’océan Indien. Conditions bien précaires pour affronter une mousson de quatre-vingt-cinq jours ! Les éléments auront raison de sa témérité : Marie-Thérèse ne résistera pas au banc de corail de l’atoll de Diego-Garcia. Le jeune marin sauve sa vie, mais se retrouve sans ressource. Courageux, optimiste, il travaille trois ans pour réaliser son rêve. Avec détermination et ingéniosité, il construit Marie-Thérèse II. Puis il vogue vers l’Afrique et les Antilles. Merveilleuse aventure où la mer, le soleil et l’amitié rythment une vie de passion.

Abandon bien plus rapide qu’à l’ordinaire ! Je laisse 100 pages à un livre pour me convaincre : là, j’ai lâché en page 43. Je sais qu’il est important de remettre les ouvrages dans leur contexte de création. Ici, ce sont les années soixante et une certaine idée de l’homme aventurier, seul face aux éléments. Bon, cela, passe encore. Mais même en gardant à l’esprit que la décolonisation était en cours dans l’ancien empire colonial français, je ne supporte pas la condescendance, voire le mépris dont fait montre l’auteur quand il parle des personnes qu’il rencontre. Il est question de bons nègres à de très – trop – nombreuses reprises. Ça m’ôte toute patience et toute envie de continuer la lecture. Désolée, mais pour ce livre, c’est retour immédiat en cale sèche.

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Qui es-tu, Belle Captive ?

Roman de Kathleen E. Woodiwiss.

Quatrième de couverture – Certes, Maxim Seymour est marquis, séduisant, valeureux. Il n’en est pas moins traître et assassin. Voilà l’avis d’Elise sur celui que l’on destinait à sa cousine. Quelle chance pour la douce Arabella d’avoir échappé à si déshonorante union ! Demain, dans le château du marquis exilé, elle épousera son rival : belle revanche… Ivre de jalousie, Maxim en décide autrement : il fait enlever Arabella ! Mais quand, de retour dans ses terres du Nord, il tend les bras à sa chère captive… C’est une redoutable sauvageonne qu’il découvre : Elise ! Elise… Un caractère farouche et une haine solide pour l’homme qui la séquestre. Maxim rêvait d’Arabellala-douce. Qui est donc cette furie qui l’écrase de son mépris ? Et voilà que l’hiver les condamne au huis clos…

Adolescente, je dévorais les romans de cette autrice. Au hasard d’une foire du livre, j’ai trouvé ce titre que je ne connaissais pas. Sans illusion aucune sur la qualité du texte, j’ai voulu tenter de retrouver les émois de mes lectures passées, et surtout lire ce genre d’histoire avec mon regard de féministe (et de femme qui ne croit plus trop trop en l’amour…). L’expérience a été aussi décevante, agaçante et hilarante (mais ça, c’est nerveux !) que je m’y attendais !

Dès le titre, une certitude, on va être gavé jusqu’à la nausée de l’objectification féminine, avec un jugement de valeur et un rapport de possession bien machos. Autre certitude, à aucun moment l’intrigue ne surprend : cette histoire ressemble à toutes les autres que j’ai lues de cette autrice. Le couple est d’abord contraint de cohabiter, pour diverses raisons, dans un premier temps avec acrimonie et mépris, puis le temps se charge de leur révéler leur valeur (beau cul, belle gueule, abdos bien taillés, nénés généreux, etc.) mutuelle et les deux zozos finissent par s’éprendre follement l’un de l’autre. Et accessoirement par se grimper dessus à la première occasion, incapables de résister à leurs attraits respectifs. « Elle ne voulait pas céder à leur passion brûlante. Ils avaient encore tant de choses à se dire. » (p. 246) À la fin, les vilains cupides sont dépossédés et châtiés (ou morts, selon leur degré de vilenie), les traîtres sont punis par là où ils ont péché et les gentils riches sont encore plus riches et rétablis dans tous les privilèges qu’ils auraient pu perdre. Ah, et aussi, Elise retrouve son père et sa fortune cachée, quête secondaire du livre qui passe TRÈS SOUVENT à l’as ! Du genre, « Ah ouais, merde, c’est vrai, elle a un paternel, la rouquine… Bon, on va dire qu’il est prisonnier dans la Hanse. Non, allez, plutôt dans un trou sordide londonien. » Et vas-y que ça balade tranquillement sur la Mer du Nord comme si c’était le canal du Midi !

Pourquoi j’aimais tant les livres de Kathleen E. Woodiwiss ? Parce qu’ils m’emportaient dans d’autres époques et d’autres lieux : Amérique esclavagiste, Écosse sauvage du Moyen-Âge, îles ensoleillées du commerce triangulaire, etc. Ici, l’intrigue nous promène entre Londres et les villes hanséatiques d’Allemagne du Nord. L’Angleterre est alors dirigée par Elisabeth Tudor, une reine contre laquelle les complots ne manquent pas et qui exécute toute personne soupçonnée de la plus vague trahison. Bon, l’autrice était historienne et ça se sent dans ses textes. Il y a des détails très précis, comme les toilettes des femmes et des hommes qui correspondent parfaitement à l’époque. On a aussi une belle description de la Ligue hanséatique et des tensions avec les ravageurs des mers. « Jadis, nous nous liguions pour protéger des pirates. Il semble maintenant que nous protégions un pirate en notre sein. » (p. 353) Sauf que les aspects historiques sont dispensés au compte-goutte, qu’ils sont très anecdotiques, pour ne pas dire ajoutés au forceps. L’histoire d’Elise et Maxim aurait pu se dérouler dans la Russie tsariste ou dans l’Empire inca, ça n’aurait rien changé. La romance historique est décidément un genre littéraire qui ne me parle plus.

Finissons sur une explication de texte avec un extrait qui m’a fait souffler d’agacement en première lecture. « Il ne pouvait s’empêcher d’admirer cette impertinente jeune femme qui n’hésitait pas à dire ce qu’elle pensait. Elle constituait un défi pour tout homme et une récompense qui valait l’effort de la gagner. » (p. 26) La meuf est impertinente parce qu’elle refuse de rester prisonnière d’un inconnu et qu’elle fait tout pour s’échapper. Et aussi parce qu’elle ne se tait pas quand sa Seigneurie exige le silence et la soumission. Ouais, impertinente, c’est le meilleur qualificatif à utiliser… Ensuite, elle est un défi : OK, donc on passe en mode Koh-Lanta, le dernier sur les poteaux a gagné, c’est ça ? Attendez, le meilleur est à venir : Elise est une récompense ! Si le mec manœuvre habilement et place bien ses (mor-)pions (pardon), il a droit à une image !!! Et l’image, pas sage du tout comme on vient de le voir plus tôt, c’est une pépé bien roulée avec du caractère. Parce que c’est pittoresque, ça, une femme qui sait ce qu’elle veut et qui le dit. Il n’a pas l’habitude, le grand marquis, et ça l’émoustille sous la braguette qu’on lui résiste. Bref, en deux phrases, c’est clair : y a rien qui va dans cette histoire ! Maxim tombe d’abord amoureux des nichons d’Elise (je vous jure que c’est vrai !!!), même après que celle-ci a foutu des chardons dans son plumard. Et la rousse sexy est toute chamboulée d’avoir vu le zizigouigoui du marquis après lui avoir balancé un seau d’eau froide à la tronche. Chacun·e ses parades amoureuses, je ne juge pas.

Comme dit Dewey dans la série Malcolm : je ne m’attendais à rien et je suis quand même déçue. En revanche, j’ai passé un excellent moment à écrire cette critique vacharde. Et je précise que je n’ai aucun mépris envers les lecteur·rices qui apprécient ce genre littéraire : chacun·e ses goûts !

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Eux

Roman de Joyce Carole Oates.

Loretta a 16 ans quand sa vie bascule, un chaud matin de 1937. « Les hommes vous décevaient toujours… il n’y avait rien à espérer d’eux, rien. » (p. 34) Finis les beaux rêves d’une vie différente. En quelques années, elle est mère plusieurs fois. Après elle, ce sont deux de ses enfants dont le récit suit alternativement le point de vue. Jules est prêt à tout pour l’étrange femme dont il est amoureux, Maureen veut tout faire pour échapper à la pauvreté laborieuse et triste à laquelle son milieu la destine. « Qu’est-ce que tous ces gens et toutes ces choses faisaient ensemble ? Que lui voulaient-ils ? » (p. 117) Dans le Détroit des années 1930 à 1970, on suit ces personnages accablés par la fatalité et la violence de l’existence. Le manque d’argent et le désir de sécurité sont des obsessions qui poussent les personnages aux dernières extrémités. Le quotidien est forcément sordide et tout ce qui sort de l’ordinaire est dangereux, voire mortel. « Quand on souffre de la façon dont j’ai souffert, on n’en tire aucune leçon ; ça ne vous apprend rien, et ça ne vous rend pas meilleure : cela ne fait que vous briser totalement… » (p. 460)

Le titre désigne avant tout la famille à laquelle on est bien obligé d’appartenir par le sang, mais dont on voudrait se défaire, et tous les autres ensembles dont on rejette les valeurs, les comportements ou la différence. Ce pronom marque toute la distance que chaque protagoniste essaie de mettre en lui et les autres. Il souligne le sentiment de non-appartenance à un groupe qui semble indistinct et le désir violent de s’en démarquer. « Quelque chose en lui aspirait à ce genre de vie, fatale, marginale, enchanteresse. » (p. 104) Et pourtant, les années passant, il faut bien admettre qu’on est comme eux, qu’on est eux. La désillusion est toujours douloureuse, car il est bien difficile d’être unique. Le grand drame de cette famille est l’impossibilité de communiquer : si ce ne sont pas des cris, c’est un mutisme rageur ou des claques qui résonnent, ne laissant aucune place à la sincérité et à la découverte de l’autre. « Il m’a appris tout ce que j’ai besoin de savoir sur le silence. » (p. 151) À la longue, cela devient un mode de fonctionnement par défaut, et le silence fait place à la méfiance la plus totale. « J’en suis arrivé à la conclusion qu’on est tous seuls, chacun de nous. » (p. 333)

Pour écrire son troisième roman et premier succès, l’autrice s’est inspirée de l’histoire d’une de ses anciennes étudiantes et des lettres que celle-ci lui a adressées, comme cela est repris dans le récit. « Est-il insultant de dire que je vous écris parce qu’il y a quelque chose qui me ressemble en vous ? » (p. 349) Joyce Carol Oates explore déjà des sujets qui traversent toute son œuvre gigantesque, comme la souffrance des femmes, notamment la dépression, si mal identifiée et tabou pendant des décennies, et qui a fait tant de dégâts dans les foyers américains. « Une femme ne grandit que pour recevoir tous les emmerdements possibles des hommes ; après quoi, elle s’écroule, c’est comme ça. » (p. 236) Eux est le troisième opus de la Tétralogie du Pays des merveilles dont il faut impérativement et rapidement que je découvre les autres titres. Il est un des romans les plus forts que j’ai lus de cette autrice que je vous invite chaudement à découvrir !

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Usagi Yojimbo – 22

Bande dessinée de Stan Sakai.

Miyamoto Usagi profite d’un repos bien mérité dans la province de Geishu, invité du clan du même nom, auprès de Tomoé, fine lame au service du jeune seigneur Noriyuki. « Usagi est un ami du clan Geishu et nous a aidés bien des fois. » (p. 89) La remarquable épéiste raconte son histoire au ronin et la façon dont elle a gagné sa place au sein du clan. D’entraînements en repas copieux, les amis partagent de précieux moments de complicité, notamment une superbe cérémonie du thé détaillée sur plusieurs pages. Ils affrontent également un artiste démon dont l’encre peut rendre vivants ses dessins menaçants, une kitsuné (renard) démoniaque ou encore les redoutables ninjas Neko. Au gré des négociations commerciales que le clan Geishu mène avec le clan Kojima, Miyamoto et Tomoé élucident un ancien drame et retrouvent un précieux parchemin dérobé dans un temple.

Naviguant toujours entre histoire médiévale et folklore japonais, l’œuvre de Stan Sakai ne cesse de me charmer. Découvrir ainsi les légendes ancestrales d’un pays si différent du mien est un plaisir et j’ai toujours hâte de reprendre les aventures du samouraï errant. J’apprécie (les lapins, oui…) la façon dont l’auteur tisse des histoires au long cours qui se développent au fil des albums. Si j’en crois la bibliographie de Stan Sakai, il me reste à découvrir les 8 opus suivants déjà publiés : je suis impatiente de savoir comment se poursuivent les intrigues menées depuis 22 albums !

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Le château des Bois-Noirs

Roman de Robert Margerit.

« Cette pesante architecture qui évoquait bien davantage la prison que la gentilhommière [suscitait] dans le crépuscule, déjà en lui-même suffisamment sinistre, les pires idées de désolation et d’irrémédiable ensevelissement. » (p. 9) C’est ainsi qu’Hélène, jeune épouse, découvre la Vernière, le triste et lourd château de son mari, Gustave Dupin. L’hobereau auvergnat est taciturne, simple et fruste par nature, mais Hélène ne doute pas que sa tendresse le transformera en un compagnon agréable. Hélas, la lune de miel achevée, il ne reste que l’ennui d’une vie où rien n’a changé depuis des siècles. « Expliquez-moi, au moins. Il y a trop de choses que je dois admettre sans les comprendre, trop de mystères dans votre famille. » (p. 69) Dans ces terres de Haute-Auvergne cernées de forêts profondes et de montagnes escarpées, l’après-guerre ne pénètre pas. La maison est négligée, délabrée et quasi abandonnée, à l’exception de quelques pièces où se joue l’illusion de la vie. Bien que proche de sa belle-mère et s’efforçant de créer un foyer pour Gustave, l’ancienne Parisienne raffinée se heurte à un silence dans lequel toute la famille s’ankylose. « On ne parle plus, ici. La parole est usée. » (p. 51) Tout semble s’alléger quand Hélène rencontre son beau-frère, différent en tous points de son mari. Fabien est aussi exalté et vivant que Gustave est flegmatique et propre à l’inertie. Plus elle découvre le jeune homme et moins Hélène accepte de se résigner à sa vie maritale sans éclat. Le drame se fait inévitable, inéluctable et se noue dans l’ombre terne de la Vernière.

J’ai lu ce roman alors que j’étais toute jeune adolescente. J’avais un très vague souvenir de son contenu – en gros, un mariage étouffant et des amours malheureuses –, mais j’en avais surtout gardé le sentiment d’une peur sourde. J’ai retrouvé les mêmes émotions avec cette relecture, plus de vingt ans après. Le roman dépeint avec acuité ce regroupement de solitudes incapables de former une famille et de secouer la pesanteur de leurs âmes. La maison sombre et son atmosphère lourde m’ont happée comme lors de ma première lecture. Robert Margerit a produit un superbe roman à la fois gothique et de terroir. C’est un remarquable croisement de genres et un texte vers lequel je reviendrai, car il m’évoque une sorte de Jane Eyre, plus désespéré et sans possibilité de rédemption.

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Le boiseleur – Tome 2 : L’esprit d’atelier

Bande dessinée d’Hubert et Gaëlle Hersent.

Suite directe de Le boiseleur : Les mains d’Illian.

Alors qu’il n’aspire qu’à vivre en paix auprès de ses parents, loin de l’art, Illian est approché par un maître sculpteur. Tullio Hamzari, venu de la superbe cité de Bélizonde tout entière consacrée aux arts, cherche un nouvel apprenti pour sauver son atelier. « L’artiste n’était pas mort en Illian. Il avait même mûri. Son art s’était approfondi, passant de la simple imitation de la nature à son évocation poétique. » (p. 22) Illian se laisse convaincre de quitter Solidor, espérant un jour y revenir avec une renommée suffisante pour prétendre à la main de la fille de son ancien maître, la belle Flora. À Bélizonde, le jeune homme apprend à manier la glaise, le calcaire et le marbre, lui qui n’aime que le bois. Hamzari souhaite présenter son nouvel élève au duel d’atelier qui l’oppose à un ancien camarade. Illian devra surmonter de nombreux obstacles avant de comprendre enfin ce que son talent peut offrir au monde. « La sculpture, c’est l’énergie qui met l’espace en mouvement autour de la matière. Le vide est aussi important que le plein. » (p. 65)

L’épilogue est en réalité l’ébauche que les auteur·ices devaient transformer en troisième et dernier opus. La disparition d’Hubert a empêché la concrétisation de ce projet, mais en quelques planches, Gaëlle Hersent rend hommage à son comparse. Elle esquisse les retrouvailles d’Illian et Flora, bien loin des clichés romantiques qui auraient pu rendre bien banale cette superbe histoire de découverte de soi et d’affranchissement des normes. Je retiendrai que Le boiseleur est une œuvre à quatre mains, unique parce qu’issue d’un double talent, comme le montre si bien la complicité de deux couples d’artistes dans la bande dessinée. Créer est toujours un miracle, produire du beau est une forme de magie : le faire à deux est un enchantement d’autant plus précieux.

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Le boiseleur – Tome 1 : Les mains d’Illian

Bande dessinée d’Hubert et Gaëlle Hersent.

Dans la ville reculée de Solidor, Illian est l’apprenti de maître Koppel. Dans l’atelier de ce dernier, il travaille sans cesse pour produire des cages ouvragées et finement ciselées qui accueilleront les oiseaux qui font la renommée de la cité. Le jeune homme est un sculpteur talentueux, exploité par son employeur et impatient de gagner enfin son indépendance. Mais plus que tout, il aime les oiseaux. « Illian désirait tellement avoir un oiseau à lui qu’il se serait contenté d’une griselotte malgré son chant disgracieux. » (p. 12) Quand, par hasard, un de ses oiseaux sculptés attire l’attention de la bonne société, Illian ne se doute pas que son talent va profondément modifier Solidor et attrister son propre cœur. « Il désirait passer le reste de ses jours précisément là, au milieu des fleurs, des arbres et des chants d’oiseaux, de ces oiseaux que son art avait involontairement libérés de leurs cages. » (p. 92) L’artiste apprend douloureusement que la nature peut être plus belle que l’art.

Dans le premier volume de cette bande dessinée très poétique, aux airs de conte philosophique, les auteur·ices rappellent que la nature est la première forme d’art et fustigent la course effrénée à la consommation et à la possession, souvent motivées par des modes éphémères. À suivre le chemin d’Illian, le lecteur, à son tour, se demande s’il existe un sens à emprisonner ce que l’on aime. « Un oiseau en cage, ça ne vit pas très vieux. » (p. 76)

L’ouvrage est superbe, dès sa couverture magnifiquement dessinée et bosselée. Mention spéciale pour l’expressivité des visages et la délicate façon dont les chants d’oiseaux sont matérialisés dans l’image, comme la traînée subtile et envoûtante d’un parfum. Je vais sans attendre lire le deuxième tome de cette histoire.

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La plume magique de Gwendy

Tome 1 : Gwendy et la boîte à boutons

Roman de Richard Chizmar.

Gwendy est désormais adulte, mariée et autrice à succès. Mais ce qui mobilise actuellement toute son énergie, c’est son mandat à la chambre des représentants. Son quotidien est très occupé et elle attend avec impatience le retour de son époux qui couvre les événements tragiques au Timor. Décembre 1999 tire à sa fin et tout le monde craint vaguement le grand changement de l’an 2000. De retour à Castle Rock pour passer les fêtes de fin d’année, Gwendy participe aux recherches après la disparition d’une troisième jeune fille. C’est alors que la boîte à boutons refait son apparition dans la vie de Gwendy. « Pourquoi la boîte a-t-elle réapparu ? Et pourquoi maintenant ? » (p. 43) L’objet est toujours aussi fascinant et inquiétant, et Gwendy ne peut s’empêcher de se demander si sa réussite personnelle est liée à la boîte ou si elle en a été l’unique maîtresse. Et désormais chargée d’un mandat politique, Gwendy pourrait utiliser la boîte pour régler bien des situations, ce qui renforce encore sa responsabilité, d’autant qu’un nouveau pouvoir fait irruption dans sa vie. Un certain Stephen King appellerait cela le shining« Tu as TOUJOURS cru à la magie, Gwendy chérie, et la magie a TOUJOURS cru en toi. » (p. 138)

La suite de l’histoire de cette Pandore moderne, écrite en solo, sans la contribution – mais avec sa bénédiction – du maître de l’horreur est aussi réussie que le premier opus. Simple et efficace comme un téléfilm de deuxième partie de soirée dans les années 1990 ou 2000, ce roman se lit avec un plaisir non dissimulé, notamment si vous êtes nostalgique de cette époque. Richard Chizmar inscrit le récit dans l’univers étendu de Stephen King, notamment en citant à demi-mot d’autres textes de l’auteur du Maine. Aucun doute, nous sommes sur les terres du King ! « Malgré sa sombre histoire et ses particularités, Castle Rock est une ville où existe encore la solidarité. » (p. 111) De fait, ce roman est la preuve d’une belle amitié littéraire et la concrétisation de la générosité d’un maître envers un autre maître, pour le plus grand plaisir des lecteurs. En laissant Chizmar poursuivre l’histoire qu’il avait imaginée, King donne à celle-ci une dimension nouvelle. Et j’ai bien hâte de lire le volet final, de nouveau écrit à quatre mains !

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Déviriliser le monde

Essai de Céline Piques.

«  Et si l’utopie féministe visait autant à émanciper les femmes qu’à déviriliser la société toute entière ? Baisser le niveau de violence dans la société en combattant l’idéologie viriliste, tel pourrait être le nouveau paradigme. » (p. 7) En dénonçant l’impunité des agresseurs et la culture du viol et en pointant les violences systémiques faites aux femmes et le manque de formation dans la justice et la police, l’autrice propose une démonstration claire et argumentée où elle invite les femmes à se réapproprier leur fécondité, leur force de travail, leur légitimité sociale et leur être tout entier. Céline Piques rappelle combien la violence masculine va de pair avec la menace fasciste. « Le féminisme n’a jamais autant été dévoyé et instrumentalisé par tout un spectre de la droite extrême pour alimenter un discours raciste. » (p. 62) Ce que prône l’autrice, c’est une société solidaire et sororale, où les combats intersectionnels sont menés de front, après une réforme profonde du modèle économique et de la fiscalité afin de permettre à chaque femme d’être indépendante financièrement. « Une politique féministe de gauche doit s’attacher à défendre les plus précarisés d’entre nous. » (p. 89)

En citant des chiffres clairs, des rapports publics et nationaux et les thèses et travaux d’autres féministes, Céline Piques dresse un panorama large et complet de la situation actuelle des violences faites aux femmes et de l’omnipotence du machisme dans la société. « Lutter contre le patriarcat fait vaciller le statu quo qui bénéficie actuellement aux hommes et qui ont donc beaucoup à perdre : leur impunité et leur accès aux corps des femmes. » (p. 19) Je ne partage pas sa position très tranchée sur le travail du sexe (hors pornocriminalité, évidemment) et la pénalisation de la prostitution, mais je comprends son raisonnement sur ces sujets.

Demain sera féministe ou ne sera pas, ainsi que l’indique le sous-titre de cet ouvrage. « Comme l’écologie, le féminisme a la particularité de susciter beaucoup de promesses politiques, rarement suivies d’effet. » (p. 5) Il n’est plus temps d’attendre. Stop aux moratoires de la pensée et de la prise de conscience : il faut agir maintenant et fermement pour créer « un monde féministe, équitable et écologiquement soutenable » (p. 8). Parce qu’un tel monde sera également plus vivable pour les hommes, débarrassés de l’injonction d’être les plus forts, les premiers, les meilleurs, etc. Mais surtout, il sera enfin un lieu où toutes les femmes auront la place qu’on leur dénie depuis des millénaires. Cette action est à mener en groupe, les coudes et les poings serrés. « Briser le silence collectivement est essentiel pour sortir les femmes de leur isolement et de leur sentiment d’impuissance, et leur permettre de se constituer en sujets politiques. » (p. 18)

Évidemment, ce petit livre prend place sur mon étagère de lectures féministes, mais je vais surtout le prêter largement dans mon entourage.

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