Grand Canyon

Roman de Vita Sackville-West.

« J’expose ici les conséquences dramatiques que pourrait avoir une conclusion incomplète de la guerre, voire la signature par les Alliés d’un traité de paix avec une Allemagne invaincue. » (p. 17) Ainsi s’exprime l’autrice dans la note liminaire à cette dystopie écrite en 1942. Les protagonistes sont les résidents d’un hôtel luxueux sis aux abords du grand canyon, en Arizona. La première partie se déroule entre une après-midi et une soirée. Les convives se préparent pour le dîner et le bal. Tout est feutré, calme, les discussions sont mesurées. Les jeunes Américains, demoiselles et aviateurs, se mêlent aux Européens, plus graves, qui ont fui leur continent après la victoire d’Hitler. « Les Américains ne grandissent jamais : ils restent bloqués à l’adolescence. […] Ils font semblant d’être adultes, mais il leur faudrait des siècles avant de l’être autant que les Européens. Ils ne sont usés ni par la guerre ni par le temps ; c’est ce qui fait toute la différence. » (p. 52) Mais voilà, la paix négociée entre Roosevelt et Hitler ne tient plus et un déluge de bombes s’abat sur le Nouveau Continent. Pour les résidents de l’hôtel, le seul repli possible se trouve au fond du grand canyon.

Alors plongée dans le conflit et sans pouvoir anticiper la fin de ce dernier, Vita Sackville-West comprend qu’une terrible menace ne disparaît pas d’elle-même et qu’il faut la combattre jusqu’au bout, ne pas lui laisser la moindre chance de pouvoir se répandre. « On disait que l’Allemagne n’oserait jamais attaquer l’Amérique. Que l’Allemagne se satisferait de la conquête de l’Europe. » (p. 116) La première partie du roman m’a rappelé Mrs Dalloway de Virginia Woolf – et c’est d’autant plus pertinent quand on sait la relation des deux autrices – par son caractère lent, presque suspendu à chaque mouvement des aiguilles de l’horloge. La deuxième partie m’a moins convaincue : le récit se précipite et condense plusieurs semaines en peu de pages. Et j’avoue ne pas avoir compris la nature des miracles qui se produisent au fond du canyon. J’ai toutefois beaucoup apprécié la manière dont l’autrice effectue des sauts élégants d’un point de vue à un autre, d’une conscience à l’autre, pour donner à son texte une ampleur polyphonique, où chaque personnage regarde ses comparses d’un œil plus ou moins avisé. Grand Canyon est la première dystopie écrite sur la Seconde Guerre mondiale, et elle est d’autant plus remarquable qu’elle l’a été afin la fin du conflit. La réflexion de l’autrice reste férocement moderne et rappelle qu’il est impossible – et qu’il ne faut pas – discuter avec les extrêmes.

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Attaquer la terre et le soleil

Roman de Mathieu Belezi.

« Vous êtes la force, l’intelligence, le sang neuf et bouillonnant dont la France a besoin sur ces terres de barbarie. » (p. 10 &11) C’est avec ces mots que les familles de colons français sont accueillies en Algérie. Les premières semaines sont cauchemardesques pour ces déracinés, entre choléra, attaques de fauves et menaces des autochtones qui sont sans pitié pour ceux qui s’écartent du camp. « C’est une terre qui me fait peur. » (p. 23) Séraphine et Henri, avec leurs enfants, leurs proches et tous les autres colons, font leur possible pour arracher à cette terre étrangère de quoi subsister et créer la colonie agricole promise par l’État français. Au-delà des palissades, c’est l’armée française qui marche sur les villages isolés, impitoyable, pour imposer la culture venue de l’Hexagone. « C’est vrai qu’on n’est pas des anges / mais a-t-on besoin d’anges pour pacifier ces terres de barbarie ? » (p. 78) Partout où passent les soldats, ce ne sont que razzias, pillages, viols et exécutions sommaires. L’ivresse de sang est puissante, mais les troupes voudraient sombrer dans l’inconscience : bien que sûre de son bon droit, l’armée sature de cette sauvagerie légitimée. Et chacun, colon, soldat ou Algérien, voit la cruauté chez l’autre et hurle à l’injustice. Les représailles de chaque partie sont de plus en plus terribles. « Sainte et sainte mère de Dieu, que nous reprochez-vous pour nous punir de si cruelle manière ? » (p. 63) Du côté des colons, la vie se poursuit comme elle peut, cabossée, amputée, mutilée, mais têtue. L’acculturation forcée doit continuer, la France le demande.

« Rude besogne » et « Bain de sang », c’est ainsi que sont intitulés les chapitres qui font alterner le récit des colons et celui des soldats. Le texte est avare de majuscules, sauf dans les dialogues et pour les premières phrases des pages. Cela donne une parole qui roule, déboule, dévale et emporte avec elle l’incrédulité face à l’inconnu et la souffrance. Cette parole débridée ravine encore un peu plus l’épuisement et attise la folie qui ne demande qu’à tout submerger. Il n’y a pas de majuscule parce que l’entreprise coloniale n’est pas majestueuse et parce que ceux qui s’expriment sont des tous petits face à l’immensité du pays et l’impossibilité de la tâche à accomplir. Le texte est viscéral, poisseux, hurlant, désespéré. Certaines scènes soulèvent le cœur, mais sont nécessaires. Il ne faut pas oublier que la France s’est rendue coupable du pire dans cette vaste terre d’Algérie. La lecture est forcément dérangeante, comme chaque fois qu’il faut se confronter à la réalité laide, mais Mathieu Belezi signe un texte débordant d’humanité et d’humanisme. En donnant la parole aux colons et aux soldats, victimes collatérales d’une guerre qu’ils n’ont pas décidée, l’auteur explore l’Histoire du point de vue des vainqueurs qui perdent bien plus qu’ils ne gagnent.

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Maisonologue

Roman graphique de Lorraine Les Bains.

Avec ses protagonistes aux têtes de maison (ou d’autres choses, cela varie), l’autrice/narratrice raconte son enfance, sa famille, les maisons où elle a vécu, ses douleurs et ses cheminements intérieurs. Elle revient vers les lieux qu’elle a aimés et sur la souffrance des déménagements : après la naissance, arrachement à la première maison qu’est l’utérus, il y eut d’autres départs et des violations/pertes des abris intimes où elle se réfugiait. Lorraine a besoin de se sentir enveloppée, car les limites de son corps sont parfois floues. « Dessiner des maisons m’a permis de me recréer des parois, des contours. De retrouver l’enveloppe originelle. » Au gré de sa dépression adolescente et de ses angoisses récurrentes, elle parle sans tabou de sa vulnérabilité et de ses failles, avec un sens certain de l’autodérision, mais surtout avec une lucidité bienveillante.

Au-delà des maisons en briques ou béton, l’autrice explore ce qui malmène son intimité et son identité, notamment le couple amoureux au sein duquel elle se perd. Elle fustige les architectures modernes tape-à-l’œil qui ne servent plus à accueillir et à abriter, mais à nourrir l’orgueil de leurs créateurs. Militante et engagée, Lorraine Les Bains prône un habitat plus humain, écologique et plus solidaire. « Souvent coûteuse et énergivore en tous points, la maison classique bétonne la biodiversité et donc détruit des écosystèmes et donc ôte le vivant et donc renforce la poll… BREF ! Toute bétonnisation est un gigantesque couvercle qu’on pose sur la nature » L’autrice évoque les ZAD, nouvelle façon d’habiter la nature en communauté, et l’urgence de réinventer la maison pour répondre aux enjeux sociaux et environnementaux. « L’hébergement citoyen n’est désormais plus un délit, quand bien même les hébergé·e·s sont sans papiers. » Écoféministe et lilloise, Lorraine Les Bains a tout pour me séduire. Son autobiographie de brique et de papier est touchante, évidemment, mais surtout pertinente, mêlée de psychanalyse et de bon sens. Chaque individu se construit indéfiniment au cours de son existence : qu’il comprenne ses limites et sache combler ses besoins de protection sont des exercices complexes, mais ô combien salutaires !

« Toute exploration maisonologique nécessite une analyse des fondations. »

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En avant, route !

Texte d’Alix de Saint-André.

J’ai tout récemment lu Immortelle randonnée de Jean-Christophe Rufin, et j’ai la chance d’avoir un ami attentif qui a entendu l’importance de ce texte pour moi. Il m’a offert le livre d’Alix de Saint-André et je suis repartie en lecture sur les chemins de Compostelle, à la suite de cette autrice et de ses trois pèlerinages jusqu’au tombeau de l’apôtre. « Je n’avais rien préparé. Aucun entraînement. Ni sportif ni géographique. Aucune inquiétude non plus : le chemin était fléché et il y avait plein de monde. Je n’aurais qu’à suivre les autres. À mon rythme. Ce n’était pas bien compliqué. Fatigant, peut-être ; dur, mais pas difficile. » (p. 143 &14) Dès les premières pages le ton est donné, désopilant et piquant, surtout envers l’autrice elle-même. Je compatis devant sa capacité sans cesse renouvelée à se perdre, car je partage la même tare, ce qui augure de grands moments de désespoir quand je prendrai à mon tour le chemin… « Le chemin n’est pas un cloître, et si l’on se perd dans ses pensées, on se perd tout court. » (p. 164) Pour autant, l’autrice vante les vertus de l’égarement, car à se perdre, on peut parfois trouver bien plus que ce que l’on cherchait.

Pour mieux endurer la difficulté des étapes, Alix de Saint-André égrène mentalement des Ave Maria. Cette prière répétitive rythme son pas et libère son esprit. Elle marche avec Raquel, une compagne aussi volubile et expansive qu’agaçante. « Parler fait accélérer Raquel, alors que moi, ça m’essouffle ! » (p. 59) Pauvre Alix, elle qui voulait avancer en silence et dans la solitude pour prendre le temps de réfléchir, c’est raté ! Là encore, l’autrice se montre gentiment acerbe envers ses camarades de chemin, mais surtout envers elle-même. « Quand on a fumé au moins trois bureaux de tabac, arrêter flanque le vertige. » (p. 71) Et voilà que les drames du monde et de son entourage rattrapent Alix. La longue marche s’alourdit, se fait moins désinvolte. « Je garde juste l’impression d’une période d’orage, de colère et de chagrin, où je me perdis souvent, même en marchant tout droit sur la route. » (p. 104) Au terme de son premier pèlerinage, Alix de Saint-André le sait, elle devra reprendre le chemin pour s’alléger l’âme et vivre différemment l’expérience de Compostelle. « Nous sommes tous des pèlerins redoublants. L’essence du pèlerin est de redoubler. On a laissé quelque chose en chemin, on veut aller le chercher. Quoi ? Ce n’est pas très clair, mais c’est impérieux. » (p. 134)

Évidemment, impossible d’échapper aux paragraphes sur la crédentiale, les ampoules, les refuges ou les rencontres. « Le chemin est comme la Légion étrangère, on a le droit d’y garder son passé pour soi. » (p. 33) Alix marche avec Pascal et l’âne Pompon, puis avec ses « sept maris » de pèlerinage. Sur le chemin, les interactions semblent plus fortes, plus vraies. J’espère en vivre de telles. Le triple récit d’Alix de Saint-André alimente mon désir de chausser mes godillots et de prendre mon bâton de marche. Je lui reproche un léger ton bobo qui est complètement absent du texte de Jean-Christophe Rufin, très humble. Mais je chipote, ce livre m’a émue et j’en retiens une belle phrase, comme une promesse que je me fais. « Plus on marche, plus on se tait en soi-même. » (p. 214)

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L’incendie

Roman de Tarjei Vesaas.

Jon arrive dans une ville nouvelle. Il cherche un logement, du travail. Et voilà qu’un appel étrange fait tout basculer. Jon quitte précipitamment la chambre où il se trouvait. « Y allait-il ? Restait-il ? Le temps vole, comme des oiseaux, dans les escaliers. On arrive en bas bien assez tôt. » (p. 11) Désormais, dans une succession indistincte d’heures et de jours, Jon rencontre des personnes qui le sollicitent et l’emmènent dans des expériences entre terreur et émerveillement. « Qu’est-ce que tu comprends à des choses comme ça ? / Rien, dit Jon. » (p. 24) Entraîné dans des déambulations sans but ou sur des barques, l’homme semble avoir pris un engagement dont il ignore les termes et va de visions d’horreur en situations inconfortables. Ce dont Jon est certain, c’est qu’un incendie brûle, pas loin, mais que personne ne paraît s’en préoccuper. « Ainsi, la fumée jaillit un jour, épaisse et lourde comme un mur. » (p. 75) Jon évite de peu des dangers tapis et se confronte à des choses mouvantes qui changent de forme. Sans certitude ni repère, manquant de sommeil, il côtoie une humanité coupable et hurlante que seul le feu pourrait purifier.

Rêve, hallucination ou délire, ce roman est un peu de tout cela. Le personnage est en décalage constant et le malaise est total, entraînant le lecteur dans des abîmes d’interrogation. Mais il est vain de chercher le rationnel dans cette expérience : il est certes difficile de se laisser porter sans se débattre, mais le texte continue sa marche. Il est illusoire de penser s’arrêter, car le livre a accroché son lecteur et ne le laissera pas jusqu’à la dernière page. C’est ainsi que j’ai traversé ce récit étrange, une fois encore bouleversée par la puissance poétique de Tarjei Vesaas. Voyez les mots qu’il emploie pour parler de l’automne qui approche. « L’air était immobile et mûr, repu pour cette année, en attente de la putréfaction et de la chute. » (p. 33) Tout est dit, du plus beau au plus sordide ! Je vous ai déjà recommandé de lire cet auteur et je ne peux que recommencer !

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Au bord de la ligne

Roman de Paulo Rodrigues.

Le narrateur est un enfant. Partout, aveuglément, il suit son frère aîné. « Rien ni personne ne compte davantage que mon frère Mano. » (p. 9) Quand ce dernier décide de partir à la recherche de leur père, figure floue nourrie de vagues souvenirs, le garçon suit Mano le long des rails qui doivent les conduire à l’absent tant désiré. « La recherche du père était un prétexte pour motiver sa décision de quitter le domicile maternel ; une fois que nous l’aurions trouvé, une page serait définitivement tournée. » (p. 43) De gare en gare, les deux enfants s’éloignent de leur maison, de leurs repères et de leur enfance. Le jeune narrateur, gamin timide et entièrement soumis à l’autorité de son aîné, se sent souvent l’envie d’oser. Oser prendre une autre voie. Oser voir le monde par d’autres yeux, les siens. Oser quitter l’aridité linéaire des rails pour retrouver un jardin fertile. La marche têtue et inepte le long de la voie le fait grandir et se découvrir. Il peut être autre chose que la seule extension de Mano, et il n’a peut-être pas besoin de ce père qu’il n’a jamais connu. Surtout, le petit garçon comprend qu’il y a des expériences qui ne se vivent qu’en solitaire. « Ce que Mano voulait dire, je pense, c’est que les choses acquièrent la valeur que nous décidons de leur accorder. » (p. 36)

Ce beau roman très court, aux airs de contes initiatiques et qui flirte avec le réalisme magique, dresse le touchant portrait d’une enfance qui se secoue et d’une misère triste qui décide de vivre dans l’instant au lieu de fantasmer un espoir impossible. La plume est vive et entoure les personnages d’une tendresse indispensable pour leur permettre d’affronter la rudesse de l’existence. Car marcher en équilibre sur un rail, ce n’est pas une possibilité : il faut accepter de renoncer et choisir de s’arrêter quelque part.

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Vista Chinesa

Roman de Tatiana Salem Levy. À paraître le 15 septembre 2022.

Attention : ce livre et ce résumé parle de Vi0l.

Julia est architecte dans le cabinet retenu pour construire le village olympique de Rio de Janeiro. Souvent, pour relâcher la pression, elle part courir à Alto da Boa Vista Chinesa, une enclave de la forêt tropicale au milieu de la ville. Un jour, alors qu’elle effectue son jogging sur son parcours habituel, un homme braque une arme sur sa tête, l’entraîne dans la forêt et la viole. Commence alors le long chemin de reconstruction de Julia, entre dégoût, culpabilité et colère, face à une police quasi impuissante et une famille qui ne sait comment agir. « Six mois s’étaient écoulés et le mal-être persistait. Le temps n’amenuisait pas la douleur, omniprésente au réveil, quand la lumière s’insinuait entre les persiennes et que le chant des oiseaux virevoltait dans la ramure des arbres. » (p. 63)

Sous forme de flash, l’indicible prend forme avec des mots crus, parce que la poésie n’est pas de mise face à cette horreur. Pour autant, le texte déborde d’une qualité littéraire indéniable. Nous sommes dans la tête de Julia, au cœur de sa douleur et de sa sidération. Aucune femme ne peut manquer de comprendre ce qui dévore la protagoniste. Et là où le texte prend toute sa puissance, c’est quand on sait que l’autrice a en réalité raconté la traumatique expérience d’une amie. Voilà un livre nécessaire, indispensable, fondamental pour parler du viol. La lecture peut être rude, mais elle est salutaire.

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Les léopards de Kafka

Roman de Moacyr Scliar.

Pour honorer la promesse faite à son ami Iossi et afin de faire avancer le combat trotskiste, Benjamin quitte son shtetl de Bessarabie pour Prague. Là-bas, il doit rencontrer un écrivain qui lui remettra un texte qui révélera sa véritable mission. Mais en chemin, Benjamin perd les informations qui lui auraient permis de reconnaître l’homme et de déchiffrer le message. « Tu es arrivé jusqu’ici exactement pour cette raison, pour t’entendre dire qu’il te faut rentrer chez toi, afin d’y trouver une solution à tes problèmes. » (p. 42) Benjamin refuse de décevoir son ami et de trahir la cause. Seul, il essaie de retrouver l’écrivain, puis croyant l’avoir trouvé en la personne de Franz Kafka, de déchiffrer son message pour remplir sa mission. Tout devient indice, tout devient suspect, tout devient sujet à interprétation. Dans sa quête aveugle dans une ville inconnue, Benjamin croise autant d’oracles que de sphinx. « Tout repose sur des correspondances qui n’existent pas. » (p. 89) Des années plus tard, exilé volontaire en Amérique du Sud, Benjamin comprendra enfin la vraie valeur du texte que lui a confié l’écrivain tchèque.

Après Max et les fauves, je découvre un autre texte de l’auteur juif brésilien. La puissance de la mémoire et des souvenirs y a la part belle, tout comme l’indéniable pouvoir – à double tranchant – des histoires : celles qu’on se raconte, celles qu’on entend et celles qui façonnent nos identités. « La fiction est une création qui échappe à tout contrôle. On commence par écrire, par inventer et qui sait où tout cela vous mène ? Et puis, pourquoi écrire des livres ? L’essentiel est déjà consigné dans la Torah ? » (p. 42) Avec un plaisir gourmand, j’ai retrouvé l’histoire du golem créé par le rabbin de la synagogue de Prague, découverte dans L’énigme du fils de Kafka de Curt Leviant. De là à me donner follement envie de relire cet ouvrage, il n’y a qu’un pas que je vais rapidement franchir ! Et je vais aussi reprendre l’œuvre de Franz Kafka que l’adolescence ne m’a pas permis d’apprécier à sa juste valeur.

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Tamara par Tatiana

Texte de Tatiana de Rosnay.

Ce livre n’est pas une fiction. Ce n’est pas non plus une biographie. « Ta vie est un roman, Tamara. Nul besoin d’inventer, de broder. Tout y est. » (p. 44) C’est plutôt la lente déambulation amoureuse d’une autrice dans l’existence d’une artiste qui a marqué sa sensibilité. Tatiana suit Tamara, de son enfance russe luxueuse à sa vie de bohème parisienne, de son mariage à ses secrètes amours lesbiennes ou bisexuelles, de ses folles nuits d’ivresse et de fête dans les cafés parisiens à ses heures ininterrompues de travail devant la toile. « Je me demande si tu aurais été l’artiste que tu fus sans la sauvagerie de la révolution russe. » (p. 44) Tatiana s’adresse à Tamara, dans un tutoiement qui tient autant de la connivence que de la tendresse. Il y a des liens invisibles entre elles, ceux que l’autrice se plaît à tisser et ceux qui, indéniablement, relient les deux femmes.

L’artiste que l’on découvre sous la plume de l’écrivaine, c’est une femme ambitieuse, sûre de son talent et de son art, avide de reconnaissance et de lumière. « Tu n’es pas plus jolie que les autres. Mais ton audace est immense. Presque démesurée. Il suffit d’un regard. Une démarche féline. Pas grand-chose après tout. » (p. 112) Provocante, séductrice, sensuelle et perfectionniste, Tamara de Lempicka vit mal le passage du temps. Après la gloire et la beauté insolentes, la peintre connaît le divorce, le veuvage, la dépression et, pire que tout, le désintérêt du marché de l’art. « Les tableaux ont la vie éternelle. Mais pas les artistes. Même pas toi. » (p. 270) Toutefois, grâce à Tatiana de Rosnay, les projecteurs se braquent une nouvelle fois sur l’artiste des années folle. C’est un bel hommage que l’autrice rend à cette artiste, et je l’ai de loin préféré à celui qu’elle a rendu à Daphné du Maurier. Je l’ai trouvé plus sincère, moins autocentré, plus généreux surtout.

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Dieu et l’urinoir d’à côté

Texte d’Alain Gluckstein.

C’est l’auteur qui parle ici. Il se surnomme Grincheux parce que dans l’exercice toujours complexe de l’écriture d’un ouvrage collectif, il est celui qui fait la gueule. Il présente son travail d’écrivain, son passage d’une maison d’écriture parisienne qui a pignon sur rue à une autre, plus modeste, montreuilloise, avec le risque d’être vu comme un auteur régional. Il raconte qui il est, ce qu’il croit être, ce qu’il refuse de devenir. « Je mettais autant de soins à ne pas adhérer à mon identité de Juif que la mouche en met à éviter le papier collant qui tombe en hélice du plafond. »  (p. 19) Il nous fait part de la tournée de signatures et de soirées littéraires dans laquelle il s’est embarqué pour présenter cet abécédaire collectif qui traite d’humour juif. Il y a trop de vodka, de harengs et de cornichons aigres-doux, et pas vraiment de Dieu dans tout ça. « Ou Dieu n’existe pas. Ou Dieu existe, mais n’a pas le sens de l’humour. Dieu existe, mais ce n’est pas un Juif comme moi, Dieu existe, mais il est dans l’escalier, comme les concierges de mon enfance, Dieu est séfarade, ou bien il existe, mais en rêve. » (p. 27) Participant d’un débat relatif à l’humour juif, l’auteur propose une relecture désopilante et iconoclaste de l’épisode biblique où Abraham est sommé par le Très-Haut de sacrifier son fils. « L’humour de Dieu nous paraît, à hauteur d’homme, un peu spécial, on n’est pas obligé de toujours rigoler avec. » (p. 52)

Le texte est court, même pas 90 pages, mais ce sont des pages délicieusement hilarantes, un brin vachardes, bourrées d’autodérision. Tout en se défendant de compiler des blagues juives, Alain Gluckstein ne se gêne pas pour en glisser certaines qui méritent qu’on les retienne. Et surtout, il propose une définition de l’humour juif des plus pertinentes, ou impertinentes, à vous de voir ! « Tout l’humour juif, mais aussi la littérature juive, l’art juif s’insurgent non contre la religion, ses rites et ses prêtres, mais contre Dieu lui-même, allez voir le patron, les employés ne répondent de rien. » (p. 56) Ce petit bouquin se lit en une soirée, et c’est un vrai plaisir !

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Les producteurs

Roman d’Antoine Bello.

Suite des romans Les falsificateurs et Les éclaireurs.

Sliv Dartunghuver a donné un nouveau sens au Consortium de Falsification du Réel : il s’agit désormais de porter la vérité au lieu de la modifier. Or, avec l’essor d’Internet et l’explosion des réseaux sociaux, il devient de plus en plus difficile de délimiter ce qui est vrai. « Le concept de vérité n’avait jamais semblé si relatif. […] Tout était vrai et donc rien n’était vrai ; tout était faux et donc rien n’était faux. » (p. 24) Alors que le CFR s’emploie à faire élire Barack Obama et s’interroge sur la véracité des données qui semblent annoncer un réchauffement climatique à l’échelle mondiale, Sliv assiste une nouvelle fois Lena Thornsen dans un projet ambitieux. La belle Danoise veut créer une civilisation maya prônant la concorde. « Raconter une énième histoire me semblait irrémédiablement vain. » (p. 55) Pendant des mois, les deux falsificateurs préparent un scénario complexe, entre créations d’artefacts antiques et plan médiatique complet. Le Consortium le sait : les humains aiment les belles histoires. « L’homme moderne est le fruit de millions d’années d’évolution ; s’il continue à raconter des histoires, il en tire forcément un bénéfice. » (p. 77) Hélas, une fois encore, la pérennité du CFR est menacée lorsqu’une valise contenant des dizaines de scénarios est égarée par un agent, et d’autant plus quand certains de ces scénarios commencent à se réaliser. « Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Que nous ne faisons qu’anticiper l’actualité ? / […] Pourquoi ferions-nous advenir des événements dont nous pensons qu’ils arriveront de toute façon ? » (p. 401)

Avec le troisième et dernier volet de sa trilogie, Antoine Bello achève d’explorer les mécanismes de construction et de réception de l’information, sans cesser de souligner le volet politique et économique de ce que l’Histoire choisit de retenir comme la vérité. La postface fictive du livre est surprenante et donne une dimension nouvelle à l’œuvre. Je ne doute pas que l’auteur aurait pu produire encore quelques tomes autour du Consortium de Falsification du Réel, mais comme l’a souvent constaté Sliv Dartunghuver, la qualité prime sur la quantité.

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Les éclaireurs

Roman d’Antoine Bello.

Suite du roman Les falsificateurs.

Après avoir presque quitté le CFR, le Consortium de falsification du réel, Sliv Dartunghuver a décidé de participer à sa modernisation, notamment en convainquant le COMEX d’abandonner les opérations de falsification physique pour passer à la falsification électronique. Sliv mène également des opérations d’envergure, comme obtenir l’indépendance du Timor oriental et son entrée dans l’ONU. « Ma mission au Timor m’avait donné un aperçu de la petite Histoire. Je tenais maintenant ma chance d’influence la grande. »(p. 152) Mais le CFR est ébranlé par les attentats du 11 septembre 2001 : est-il responsable du développement d’Al Qaida ? Aurait-il pu éviter la tragédie ? Peut-il encore empêcher les États-Unis d’envahir l’Irak ? « L’intérêt du CFR pour le terrorisme islamiste remontait au début des années quatre-vingt-dix. » (p. 47) Plus Sliv tente de comprendre la finalité du CFR et d’intégrer le COMEX, plus il se demande s’il peut continuer à servir cette organisation sans renier ses valeurs. Puis l’évidence se fait criante : il y a un traître au sein du CFR. Sliv doit l’identifier et le neutraliser avant qu’il compromette encore plus le Consortium, voire l’équilibre du monde. « Pensez-vous que la révélation de l’existence du CFR serait de nature à empêcher la guerre ? » (p. 333)

Avec le deuxième volume de son œuvre politico-uchronique, Antoine Bello interroge plus avant la puissance de l’information et la façon de la détourner pour servir des causes nobles ou sombres. Le mot fake news s’impose à la lecture de ce roman construit comme un thriller social et diplomatique. « Quand circulent plusieurs versions d’un même récit, les observateurs peinent tellement à débrouiller les circonstances de l’événement qu’ils en oublient de se demander si celui-ci a réellement eu lieu. » (p. 156) La conclusion du livre invite furieusement à lire sans attendre l’ultime chapitre des aventures de Sliv Darthunguver au sein du CFR.

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Gwendy et la boîte à boutons

Roman de Stephen King et Richard Chizmar.

L’été de ses 12 ans, alors que son seul objectif était de perdre du poids avant la rentrée, Gwendy Peterson rencontre un étrange vieil homme qui lui confie une boîte en acajou. « Prends soin de la boîte. Elle accorde des dons, mais ce n’est qu’une faible récompense des responsabilités qu’elle impose. Et sois prudente. » (p. 24) Sur la boîte, il y a des boutons aux pouvoirs divers. Gwendy en profite pendant un moment, puis prend conscience du pouvoir qu’elle a entre les mains et de l’importance des choix qu’elle doit prendre. « La boîte a un potentiel maléfique inimaginable. Lorsqu’on la laisse tranquille, elle peut représenter une force puissante au service du bien. » (p. 149) Gwendy grandit et accumule les succès, mais le poids de la responsabilité pèse lourd sur ses jeunes épaules. « Est-ce que c’est ça, ma vie, maintenant ? […] Est-ce que cette boîte est devenue toute ma vie ? » (p. 80) La jeune fille ne sait pas si elle sera un jour délivrée de cet objet terrible, mais, à plusieurs reprises, celui-ci lui donne un aperçu de l’étendue de son pouvoir.

Imaginez ma joie de trouver ce court roman dans une boîte à livres sur mon lieu de villégiature ! Un texte du maître que je n’ai pas lu ? Hourra ! Et triple hourra tant cette lecture a été plaisante ! Je ne connais pas Richard Chizman, mais j’ai parfaitement retrouvé la patte de Stephen King dans cette histoire au scénario très bien fichu. Tout commençait parfaitement avec la première illustration de Keith Minnion, en première page.

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Vienna

Roman d’Eva Menasse.

Quatrième de couverture – « Mon père fut projeté dans la vie comme un boulet de canon », ainsi débute le roman d’Eva Menasse. Cette naissance écourte, en vrai coup de théâtre, une partie de bridge au café Bauernfeind, à Vienne. De fait, cette naissance symbolise le trouble d’une société juive, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. Trois générations se succèdent au cœur de ce roman au ton tragi-comique qui mêle humour viennois (Schmäh) et humour yiddish. Trois générations pour déconstruire l’identité collective de cette famille, récuser les identités sociales de chacun, raconter la négociation des uns et des autres dans leurs identités personnelles. À travers ce grand récit défile l’histoire de la famille, bricolé de faits souvent incongrus, de situations cocasses, de souvenirs burlesques… Eva Menasse tente de donner une certaine unité à ces vies, à sa vie, c’est l’objet même de cette narration. Mais les personnages, comme évadés des romans de Gogol, de Tchekhov ou de Singer, échappent à son contrôle par dérision, parfois pour la farce, souvent juste pour survivre dans la société autrichienne, éternellement décalés et facétieux…

J’ai abandonné cette lecture après 100 pages. Le sujet avait tout pour me plaire : les sagas sur plusieurs générations, c’est généralement ma tasse de thé. Les situations sont cocasses et la description de certaines relations tyranniques entre les membres de cette famille bancale est désopilante. L’humour est le maître mot, volontaire ou involontaire selon les situations, mais omniprésent dans tous les aspects du quotidien. « À Vienne justement, la corruption est souvent le résultat d’une gêne que l’on cherche à dissimuler, d’une incapacité à repousser une intervention intrusive de manière adéquate. » (p.47) Suivre ces personnages, dont certains peu recommandables, en décalage avec les leurs et avec la marche de l’Histoire aurait pu être plaisant si le narrateur, rejeton de la troisième génération, ne semblait pas si détaché de cette chronique familiale au long cours. Les circonvolutions de son récit ne sont pas gênantes : on comprend vite que rien ne va droit dans cette famille, mais alors qu’il collationne les événements, le narrateur semble s’en désintéresser. Et, de fait, il n’est pas parvenu à m’y intéresser.

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Derrière les grilles de Pulditch – Chroniques dublinoises d’une usine ordinaire – Février 1958 – Septembre 1983

Roman d’Henry Hudson.

La construction et l’exploitation de l’usine électrique de Pulditch, c’est l’espoir de nombreux emplois pour les ouvriers de la ville. Ils forment une bande soudée, unie dans les bons moments et résolue dans les coups durs. Timmy, le Chamaillad, la Sardine, Joseph et tous les autres ne manquent jamais une occasion de jouer un tour pendable à l’odieux contremaître, Guessie Gallagher, ou de ridiculiser le sournois directeur Richard Graves. « Ce serait de la folie de te faire virer ! Faut savoir jouer la couille molle ! Plus y te prennent pour un couillon, plus t’es peinard et plus tu peux t’arranger pour les couillonner, tu piges ? » (p. 88) De grèves en luttes syndicales, pendant près de 30 ans, les hommes font leur possible pour conserver un emploi indispensable tout en préservant leur dignité d’individus laborieux. Et autour d’eux gravitent des femmes qui, tout autant, font de leur mieux chaque jour. Épouses, logeuses, filles perdues, religieuses, prostituées, voisines, toutes avancent la tête haute, refusant les schémas du passé et demandant de nouveaux droits. C’est la grande époque du débat sur l’avortement et la contraception.

La solidarité des travailleurs, les patrons menés à la dure par les ouvriers, les ambitions et les rancœurs, la lourdeur de la religion catholique, tout cela compose le quotidien d’une petite humanité humble et attachante. « Ils sont ensemble, se serrent les coudes, […]. Un pour tous et tous pour un. Des frères. Des mousquetaires. Les derniers des Mohicans. Une bande de gros durs qui ne tiennent plus sur leurs jambes et bêlent comme des moutons perdus dans la nuit. » (p. 371) L’auteur manifeste tant de tendresse et de compassion envers ses personnages qu’il est impossible pour le lecteur de ne pas partager ses sentiments, même envers les individus les moins aimables. Les quelque 600 pages du roman retracent les évolutions de la société irlandaise et mettent en résonance petite et grande histoire. C’est un très beau texte, riche d’émotion et d’humour.

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Les villes de la plaine

Roman de Diane Meur.

Venu des montagnes, le berger Ordjeneb cherche un travail à Sir pour rembourser une dette et pouvoir, un jour, rentrer chez lui. Il devient domestique et garde chez le maître scribe Asral qui a été chargé par les juges de recopier les lois édictées par le mythique législateur Anouher. Mais au contact du berger, l’érudit commence à s’interroger sur le sens véritable des textes ancestraux. « Tu as prononcé une phrase dont le sens et l’intention se trouvent hors d’elle, et qu’il faut compléter en pensée. » (p. 39) Asral envisage alors de retranscrire les lois pour qu’elles soient mieux comprises, de rendre le texte plus moderne, bref, de secouer la poussière du dogme pour rendre leur vitalité aux idées. « Nous pensons être fidèles à Anouher en conservant ses mots, mais c’est lui être plus fidèle que de changer ses mots pour garder sa pensée. » (p. 65) Mais le scribe le sait : modifier la parole millénaire d’Anouher pour la rendre accessible au plus grand nombre pourrait lui coûter cher.

Dans cette ville antique fictive, les confréries d’artisans se côtoient et s’affrontent dans des joutes de chant. Les blanchisseuses, dont la belle Djili, vont scrupuleusement nettoyer le sang de chaque lune au grand lavoir. Mais quelque chose est en train de changer, tout le monde le sent, c’est dans l’air. En vérité, quelque chose doit changer, car, depuis trop longtemps, Sir est immobile. « Tu es multiple jusqu’à la monstruosité. Et cependant, pour qui te voit de loin, tu es une et unie, un seul grand corps de pierre dont tes habitants sont les atomes, tous distincts, mais tous toi-même, tu aimes à le penser. » (p. 29) Les fouilles menées par le professeur Neumann, des siècles plus tard, percent bien difficilement les mystères de cette cité disparue. Que cachent les statues et les stèles ? Et comment Hénab, la cité voisine, a-t-elle perduré alors que Sir a disparu ? « Un jour, cette ville a été rayée de la carte, et nous ne saurons peut-être jamais pourquoi. » (p. 355)

Avec ce roman, je découvre l’œuvre de Diane Meur et je suis conquise. Cette fable autour du langage rappelle le danger de laisser des mots dominer la pensée : il ne faut pas craindre un texte figé, mais oser se lever contre l’obscurantisme pour réaffirmer la liberté de penser par soi-même. Les villes de la plaine est une ode à la démocratie et au débat, un hommage vibrant à la superbe plasticité de la langue et un appel à l’indulgence envers le travail patient et minutieux des traducteurs. C’est aussi le récit délicat de deux amours lentes, un peu maladroites, mais sincères.

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Usagi Yojimbo – 21

Bande dessinée de Stan Sakai.

Le samouraï sans maître a rejoint la province de Geishu, dirigée par le jeune seigneur Noriyuki qu’il a autrefois sauvé d’un complot. Assisté de la vaillante et loyale samouraï Tomoe, Noriyuki administre ses terres avec justice et bonté. Aussi, quand il apprend que la peste sévit aux confins de son territoire, il envoie Tomoe se renseigner afin d’organiser les secours, sans savoir qu’l se met à la merci de l’intrigant Horikawa. Arrivée sur place, Tomoe découvre des activités illicites bien plus graves que l’épidémie et elle retrouve une vieille connaissance, cruelle et sans pitié, surnommée la princesse de sang. L’arrivée providentielle du lapin épéiste la tire d’affaire, mais la menace n’a pas disparu. « Sois prudent, Usagi ! / Tu devrais maintenant savoir que je suis la personne la plus prudente qui existe. » (p. 70)

Dans ce 21e album, plutôt que de passer d’aventures en rencontres, Miyamoto Usagi ne vit qu’une histoire, riche en rebondissements. Ce format d’album est celui que je préfère, car il pose des bases pour des développements futurs. J’ai déjà le volume 22 dans ma pile à lire. Il faut évidemment que je commande les derniers albums de cette excellente série de bande dessinée ! Lili, toujours à la poursuite du lapin blanc…

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Usagi Yojimbo – 20

Bande dessinée de Stan Sakai.

Miyamoto Usagi a laissé son fils Jotaro sans lui révéler qu’il est son père. Il a repris sa route, toujours prêt à faire le bien, même si c’est parfois contre son gré. Il croise de nouveau l’inspecteur Ishida qui a maille à partir avec Nezumi, bienfaiteur masqué qui agit pour les pauvres. Il accompagne une vieille femme acariâtre et rencontre un médecin inventeur. « Je méprise cette politique de nous séparer des étrangers. Pensez à tout ce qu’on pourrait savoir en plus si on pouvait échanger nos connaissances. » (p. 112) Pendant ce temps, le rhinocéros Gen continue de traquer Inazuma, la terrifiante guerrière possédée par un démon.

Au fil des épisodes de ce volume, l’auteur explore l’histoire du Japon féodal qui a fermé ses frontières au reste du monde, mais pourtant gagné par la diffusion du christianisme, tandis que les mythes et traditions millénaires restent présents dans le quotidien, avec des manifestations concrètes qui laissent le rationnel au placard. C’est toujours un doux bonheur de lecture de cheminer en compagnie du lapin ronin aux lames prestes et aux longues oreilles.

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Le cœur sur la table : pour une révolution romantique

Ouvrage de Victoire Tuaillon.

Avec cet ouvrage, l’autrice se fonde sur les discussions et les témoignages enregistrés lors de son podcast Le cœur sur la table. Son grand sujet, ici, ce sont les sentiments. « L’amour, c’est un grand sujet politique. » (p. 10) L’autrice explore la diversité des relations humaines et interroge la place qu’on laisse à l’amour dans notre époque saturée d’images pornos et toujours infusée d’une culture patriarcale oppressive. « Je ne vois pas comment l’amour peut circuler si nous restons enfermé·es dans des rôles de genre étriqués – les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, les uns au-dessus, les autres en dessous. » (p. 10) Le bel amour – et c’est une évidence trop souvent négligée –, c’est celui qui se fonde sur et qui nourrit l’égalité, le partage et la liberté. Cela suppose évidemment de remettre en question, sans pour autant le détruire, le modèle que la société voudrait imposer. « Le couple, c’est la relation à laquelle on associe le sentiment amoureux dans notre société. » (p. 21) Rien n’interdit d’inventer autre chose : chacun·e peut trouver ce qui lui convient. Pourquoi pas un couple qui choisit de ne pas vivre sous le même toit, ou des amitiés aussi fortes que des histoires d’amour. Au-delà du sexe, ce qu’il faut trouver et donner pour être un humain complet, c’est la tendresse et le réconfort. Et cela est possible en dehors du couple traditionnel hétérosexuel. À titre strictement personnel, ce n’est pas la passion que je recherche en amour, c’est la complicité et la confiance.

Réinventer l’amour, c’est aussi questionner l’imaginaire amoureux qui prône la fusion avec sa moitié ou qui érotise les viols ou les prétendus crimes d’amour. Redisons-le clairement : personne ne tue ou ne blesse par amour, sinon ce n’est pas de l’amour. Pour comprendre ça, Tant pis pour l’amour de Sophie Lambda est parfait. De fait, il faut dénoncer le business immonde des coachs en séduction qui véhiculent un fantasme de l’homme tout puissant et de la femme en tant que proie. « Se comporter comme un homme, quand on écoute bien le discours de Winner, c’est avoir droit aux services sexuels des femmes, ces créatures trop coincées qu’il faut libérer de leurs blocages. » (p. 126) Valoriser l’amour plutôt que la conquête, c’est aussi rendre service aux hommes qui sont enfermés dans des schémas performatifs et enjoints d’ignorer leurs ressentis pour n’être que des collectionneurs de trophées. Non, la friend-zone n’est pas honteuse ni synonyme d’échec. Oui, l’amitié d’une femme vaut autant que les faveurs sexuelles qu’elle pourrait accepter de partager. « Il faut […] qu’on cesse de valoriser cette culture qui confond séduction et harcèlement ; il faut que les hommes changent. » (p. 130)

Comme l’a si clairement démontré Mona Chollet, l’hétérosexualité enferme l’amour dans des schémas à remettre en perspective. S’y conformer n’est pas un tort, mais il faut le faire en pleine conscience et en comprendre les tenants et aboutissants. « Si on envisage toutes les relations comme une lutte de pouvoir, alors il ne peut pas y avoir d’amour. Si on n’envisage les autres que comme des moyens alors on ne les aime pas vraiment. » (p. 150) C’est aussi le patriarcat qu’il faut démonter, pierre par pierre, pour que chacun·e retrouve l’estime de soi et se réapproprie son corps loin des diktats et des attentes formulés par des millénaires d’oppression masculine. À chacun·e de se replacer au centre de sa propre existence, en tant que sujet et non en tant qu’objet à normer. L’autrice rappelle que l’écoute et l’empathie sont des qualités humaines, et non uniquement féminines, tout comme il n’existe pas de valeurs strictement masculines. Plutôt que d’érotiser l’inégalité, il faut valoriser la différence et en faire le terreau d’un amour riche et ouvert à la multiplicité. Ce qui compte, finalement, c’est d’aimer et être aimé·e beaucoup et pour les bonnes raisons.

La mise en page de cet ouvrage est un vrai plaisir pour les yeux. Certains propos sont passés en gras, d’autres en rouge et d’autres encore sont en italique. Tout est fait pour qu’on ne rate rien de ce que l’autrice veut nous dire. Il y a des pleines pages en camaïeu de rouge qui reprennent des verbatims du podcast. Chaque fin de chapitre offre une petite bibliographie constituée de livres, séries, films, œuvres d’art et podcasts pour continuer d’explorer le sujet évoqué et ouvrir d’autres réflexions. C’est exactement le genre de livres qui me plaît : il ne ferme rien et il reconnaît que le champ d’étude est immense et nourri par toutes les formes d’art et de pensée. Les 30 pages finales de ressources sont passionnantes et pertinentes. L’ouvrage de Victoire Tuaillon a déjà trouvé sa place parmi mes autres lectures féministes.

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Gisèle Halimi – Non au viol

Roman de Jessie Magana.

Sarah est une jeune lycéenne effacée qui s’interroge sur son avenir. Elle a la chance de rencontrer Gisèle Halimi, avocate de renom. La vieille et grande dame raconte son enfance, son parcours et sa volonté de ne pas être cantonnée à un rôle de fille. « Au fond d’elle-même, elle ne se trouvait pas inférieure aux garçons. Pourtant, elle était traitée comme telle. C’était donc ça l’oppression. Elle était une victime. Mais une victime n’est pas forcément passive. L’oppression pouvait se combattre. C’est là qu’est née la vocation. » (p. 10) Dans chacun de ses mots, Gisèle Halimi évoque son indignation, chevillée au corps, devant toute forme d’injustice. Et surtout, son combat pour que le viol soit reconnu comme un crime à part entière. L’avocate a fait changer une loi injuste qui accablait les victimes au lieu de les défendre et de les protéger. « Avec le viol, c’était comme si on remettait en cause quelque chose de profondément ancré dans la tête de tous ces hommes : ils étaient des conquérants. Par nature la femme est soumission. Voir des femmes lutter contre cette idée leur est insupportable. » (p. 54) Sarah écoute. Elle entend parler d’Anne et Araceli en 1978, de Marie-Claire en 1972 et de Djamila en 1959. Et chaque parole de l’avocate fait trembler en elle une blessure à vif. Gisèle le sent : sa jeune interlocutrice a besoin de parler et d’être entendue.

Ce court roman publié par Actes Sud Junior est la preuve que les sujets graves ne sont pas réservés aux adultes, bien au contraire. Parler du pire avec les jeunes lecteurs, c’est aider ces derniers à y faire face et à s’en protéger. C’est aussi rappeler que les victimes ont droit à la parole et que le seul coupable est l’agresseur, toujours. Le texte souligne enfin que, malgré tout, ce dernier a droit à une défense honnête et juste qui ne lèse pas la victime.

L’ouvrage s’achève de façon très pertinente sur des ressources bibliographiques et des éléments historiques pour encourager les jeunes lecteurs à s’informer. Voilà un petit livre fort bien conçu et qui, au-delà de la fiction très vraisemblable, donne des informations indispensables. Il trouve sans attendre sa place sur mon étagère de lectures féministes.

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Immortelle randonnée – Compostelle malgré moi

Texte de Jean-Christophe Rufin.

« En partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l’ai trouvé. » (p. 182) En 2011, l’auteur a marché sur plus de 800 kilomètres sur le chemin du Nord jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Jacquet solitaire, mais ouvert à toutes les rencontres, il a pendant plusieurs semaines fait l’expérience du dénuement qu’occasionne la longue marche dans des paysages grandioses et des environnements plus moroses. Gagné par la clochardisation du marcheur, endurant sans broncher la pluie, la fatigue et les douleurs aux pieds, cet ancien ambassadeur et alors nouvel académicien a trouvé dans ce cheminement patient et têtu une humilité salutaire. « Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l’essentiel. Ce premier soir, je mesurais la folie de l’entreprise autant que sa nécessité et je me dis que, tout bien considéré, j’avais bien fait de me mettre en route. » (p. 55)

Avec une autodérision bienveillante et très lucide, Jean-Christophe Rufin pratique une ascèse en marche qui renvoie au long cheminement des premiers pèlerins, ceux qui avançaient vers Jérusalem et ceux qui, plus tard, ont choisi une marche vers l’Ouest. « Le pèlerinage donne la possibilité unique non seulement de retrouver des vestiges du monde disparu de la chrétienté triomphante, mais de faire l’expérience de ce qu’il était. » (p. 160) L’auteur le dit très bien, son expérience du Chemin est très personnelle et non représentative de tout ce que le pèlerinage peut être. Pour autant, l’envie de le suivre s’est faite de plus en plus forte à mesure que je lisais ce texte. « Le Chemin m’attendait. Je sentais en moi son appel irritant. […] J’avais clairement conscience qu’il faisait sa loi et qu’il était inutile de lui résister. » (p. 113)

C’est une plume simple, presque dépouillée par endroit, que Jean-Christophe Rufin manie pour parler de sa longue marche sur les routes espagnoles. Mais ses mots sont forts, inspirants et ils parlent à ceux, dont je fais partie, en qui résonne l’appel de Saint-Jacques. « Le Chemin est une alchimie du temps sur l’âme. » (p. 18) Avant même d’être partie ou d’avoir mis en place un quelconque projet de départ, je sens que le Chemin m’appelle. Il m’a fallu le texte de Rufin pour l’entendre un peu plus clairement. Cette lecture me hante et fait naître d’autres désirs. Peut-être est-il enfin temps pour moi de faire mon sac et de chausser mes godillots. « Le Chemin est dur, mais il a parfois la bonté d’exaucer les vœux les plus intimes. Il faut savoir persévérer. » (p. 33)

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Les secrets du yoga

Ouvrage de Clémentine Erpicum et Cäät.

Quatrième de couverture – D’où vient la salutation au soleil ? Faut-il joindre le pouce et l’index pour méditer ? Que fait-on dans un ashram ? Pourquoi se mettre la tête à l’envers ? Comment devient-on un gourou ? Histoire, philosophie, us et coutumes des yogis… Trouvez les réponses aux questions que vous vous êtes toujours posées sur le yoga.

J’approche de ma quatrième année de pratique du yoga. Yogini (femme pratiquant le yoga) amatrice et débutante, j’ai lu La bible du yoga de B.K.S. Iyengar dont j’ai choisi l’enseignement. L’ouvrage illustré que voici m’a appris peu de choses, mais il est sympathique et plutôt bien pensé pour approcher le yoga et en savoir un peu plus sur cette pratique physique qui oscille entre sport et spiritualité. « Il n’existe pas de yoga sans conscience du souffle » (p. 21)

Les explications passent par des mises en situation avec divers personnages, une professeure de yoga et ses élèves qui ont un rapport différent à la pratique, du simple exercice relaxant au suivi strict de certaines règles. C’est globalement assez drôle, mais je reproche un regard un peu moralisateur sur les yogis qui choisissent de s’en tenir à la seule pratique physique, ou encore un positionnement assez moqueur envers ceux qui intègrent le yoga dans tous les aspects de leur quotidien. Certaines scènes manquent de bienveillance à mon sens.

Toutefois, les conseils strictement pratiques sont pertinents. « Mieux vaut pratiquer une posture correctement en utilisant un accessoire que prendre l’habitude de la faire de façon incorrecte avec le risque de blessure que cela comporte. » (p.29) Et je ne peux que valider cette recommandation puisque je pratique le yoga iyengar qui accorde une grande importance aux supports, comme les sangles, les briques ou les polochons. Je salue également les sources citées à chaque fin de chapitre : cela permet aux curieux·ses – dont je suis – d’approfondir leurs recherches et leur compréhension du yoga.

Je n’ai qu’une seule chose à dire en matière de yoga : pratiquez-le comme il vous convient et trouvez-y ce que vous venez y chercher, en vous moquant bien des diktats. Le yoga, pour moi, c’est l’équilibre et la douceur exigeante d’une pratique sportive qui ne maltraite pas mon corps et permet à mon esprit de s’apaiser.

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Le regard féminin : une révolution à l’écran

Essai d’Iris Brey.

Le regard féminin, ou female gaze, qu’est-ce que c’est ? Est-ce simplement et mécaniquement l’opposé du male gaze ? Iris Brey explique qu’il s’agit de filmer les femmes sans en faire des objets sexuels destinés à exciter le seul désir des hommes spectateurs. Voilà pour la première étape. Mais le regard féminin, c’est bien plus que cela. « Ce n’est pas un regard créé par des artistes femmes, c’est un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour épouser son expérience. » (p. 9) Cette façon de filmer s’attache à montrer les différences et à proposer une nouvelle forme d’écriture cinématographique ou, plus simplement, une autre façon de raconter des histoires. Évidemment, c’est une opposition au male gaze qui a ancré dans nos imaginaires une certaine représentation de la femme et de son désir et qui refuse/moque/invisibilise toute autre façon de faire. « La manière dont le corps des femmes est filmé n’est pas questionnée, et le fait de prendre du plaisir en objectifiant les corps jamais remise en question. » (p. 33) À plus large échelle, au-delà du seul corps féminin, c’est tous les corps et toutes les représentations que le female gaze veut interroger, en remettant les personnages féminins ou masculins en situation d’agir, sans subir le regard ou l’action. Il s’agit avant tout de s’affranchir du regard dominant de l’homme blanc hétérosexuel. « Le male gaze est mortifère. Le regard féminin, lui, est un regard vivant qui produit des images inédites, nos images manquantes. » (p. 235)

« Un film avec une héroïne est une condition nécessaire, mais non suffisante pour qu’un regard féminin puisse advenir. » (p. 83) De même, un réalisateur peut porter un female gaze sur ses actrices et ses personnages féminins : il suffit qu’il le souhaite et qu’il réfléchisse en ce sens pour créer son œuvre cinématographique. Le regard féminin n’est pas et n’a pas à être l’apanage des seules réalisatrices. C’est un procédé filmique au même titre que le travelling ou la contre-plongée : c’est une façon de montrer et de filmer. « Il faut toujours partir de la mise en scène pour déterminer si une œuvre recourt ou non au female gaze. » (p. 79) Et comme tout est signifiant au cinéma, de la musique à la lumière, le regard que la caméra force le spectateur à adopter est lourd de sens. Iris Brey rappelle qu’au-delà des corps féminins qu’il faut montrer sans les sexualiser, le cinéma doit s’emparer de sujets féminins qui sont cachés ou jugés peu dignes d’intérêt, voire tabous. Le grand et le petit écran doivent montrer le désir et le plaisir des femmes, mais aussi les fluides féminins, des menstrues à la cyprine, ou encore l’accouchement ou le viol, sans jamais érotiser ce dernier. « Le female gaze permet de ne plus faire d’un viol un spectacle et de le donner à voir comme une expérience qui laisse des traces dans notre chair. » (p. 137)

Comme dans Sex and the Series, Iris Brey ne se gêne pas pour reprocher à une certaine critique ses œillères et sa complaisante envers la culture du viol et le patriarcat en général. « Le regard féminin propose une autre manière de désirer, qui ne se base plus sur une asymétrie dans les rapports de pouvoir, mais plus sur l’idée d’égalité et de partage. » (p. 19) Ses textes sont salutaires et empouvoirants. Ils rendent hommage à des réalisatrices au talent immense, au premier rang desquelles je place Jane Campion dont je ne cesse d’apprécier et revoir le travail. « Le regard féminin n’est pas le fruit du hasard, c’est une manière de penser. » (p. 20)

Cet essai passionnant, aux démonstrations parfaitement menées, prend évidemment place sur mon étagère de lectures féministes ! « Le female gaze est inclusif, il n’exclut personne. » (p. 39)

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Écotopia

Roman d’Ernest Callenbach.

Depuis 20 ans, l’Oregon, la Californie et l’état de Washington ont fait sécession pour fonder l’Écotopia, un pays fondé sur le principe d’équilibre avec la nature : ne pas prendre plus que ce qu’on lui donne, et lui rendre tout ce qui est possible. Pour la première fois depuis la fermeture des frontières entre les États-Unis et l’Écotopia et la rupture de toutes relations, le journaliste William Weston est autorisé à entrer dans le nouveau pays pour effectuer une série de reportages. C’est un premier pas vers une éventuelle reprise des relations diplomatiques et commerciales. D’abord déstabilisé par le mode de vie simple, voire spartiate des Écotopiens, le journaliste comprend progressivement le bien-fondé d’une société tournée vers la santé de ses habitants et de son environnement. Rien n’est laissé au hasard et tous les aspects du quotidien ont été revus et transformés pour créer un monde meilleur où tout concourt au bien commun. « Ils ont une manière bien à eux d’introduire les coûts sociaux qui incluent forcément une dose invérifiable d’optimisme. » (p. 42 & 43) Dans cette utopie/uchronie tournée vers la décroissance et résolument convaincue des bienfaits économiques et écologiques du recyclage, tout est finalement critique des États-Unis des années 1970, alors engagés dans une course effrénée vers l’équipement des ménages et la consommation à outrance de biens mal pensés. L’Écotopia rationalise tous les usages pour qu’ils coûtent le moins possible à la nature et aux habitants. Le pays invite aussi ses citoyens à penser par eux-mêmes. « Les Écotopiens semblent se servir de la télé plutôt que de la laisser se servir d’eux. » (p. 87)

Le sous-titre indique clairement le contenu de l’ouvrage : Notes personnelles et articles de William Weston. Le procédé littéraire consistant à retrouver/publier des écrits ou des sources perdus n’est pas nouveau, mais il est efficace dans cette fiction. Les articles montrent une analyse documentée d’un pays quasi inconnu et de ses mœurs, tandis que le carnet de Weston permet de suivre son changement de mentalité, notamment au contact de Marissa qui lui fait repenser ses attentes et ses désirs. « Suis-je pour elle une sorte de mystérieux étranger, un être exotique malgré moi ? » (p. 147) Finalement, le journaliste observe autant qu’il est observé et son exploration de l’Écotopia le transforme. Dès lors, comment revenir aux États-Unis et y retrouver sa place ? Ce roman de 1975 n’a pas vraiment vieilli, sauf peut-être au niveau des technologies présentées, mais le mode de vie qu’il propose est plus que jamais un exemple à appliquer : consommer moins, consommer mieux, retrouver le sens de la communauté pour combattre les individualismes et les exclusions, et enfin replacer la nature au centre de la vie quotidienne. Voilà de la science-fiction sociale comme je l’aime ! Enfin, avec son gouvernement mené par des femmes, l’Écotopia m’a rappelé Herland ou La république des femmes, deux excellentes utopies féministes.

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Petit pays

Roman de Gaël Faye.

Les parents de Gabriel et Ana forment un couple mixte : Michel est français et Yvonne est rwandaise, de l’ethnie des Tutsis. La famille vit au Burundi. Nombre des voisins sont des réfugiés rwandais. Pour le jeune Gaby, tout cela n’a pas beaucoup de sens. « Pourquoi se font-ils la guerre ? / Parce qu’ils n’ont pas le même nez. » (p. 5) Michel n’envisage pas de retourner en Europe : rien ne l’attend là-bas, tandis que sa vie d’expatrié est très confortable. Il refuse d’entendre la peur d’Yvonne à mesure que la tension monte dans la région. « Le fond de l’air avait changé. Peu importe le nez qu’on avait, on pouvait le sentir. » (p. 5) C’est l’année 1993, et alors que la vie de Gaby se limite à l’impasse où il joue avec ses copains et aux lettres de sa correspondante française, les tensions politiques explosent. « La guerre, sans qu’on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais. » (p. 104)

Le récit est fait par un Gabriel adulte qui envisage de retourner dans son pays d’origine, loin de la France où il trouve difficilement sa place. Il se souvient de la peur omniprésente, des proches qu’il a perdus et de la liberté qu’il tentait de trouver dans les livres que sa voisine lui prêtait. Avec son court et percutant roman, Gaël Faye rappelle que personne n’échappe à la guerre, et surtout pas les enfants qui, même sans la comprendre, sont parfois contraints d’y participer. J’ai attendu plusieurs années pour lire ce roman qui, je le savais, me bouleverserait. Ayant récemment vu le très beau film Hôtel Rwanda, je me suis décidée, et l’émotion attendue est au rendez-vous.

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La confession d’un enfant du siècle

Roman d’Alfred de Musset.

Quatrième de couvertureTout commence par une trahison amoureuse. Octave, trompé par sa maîtresse, se jette à cœur perdu dans les bras de la débauche. Mais quand survient un nouvel amour, la passion prend le goût amer de la jalousie : pour Octave, marqué au fer rouge de la désillusion, aimer, c’est souffrir, et surtout faire souffrir… Autel de douleur dressé par Musset à George Sand au lendemain de leur rupture, La Confession (1836) dépasse pourtant le seul cadre de l’expérience personnelle. Cherchant à toucher du doigt ses blessures et à trouver dans la fiction une vérité consolatrice, Musset, enfant du siècle, chante la désespérance de toute une génération en proie au mal de vivre.

Bon. C’est un abandon en page 101. J’ai retrouvé dans ce texte tout ce que j’ai détesté dans l’Adolphe de Benjamin Constant ou dans Les souffrances du jeune Werther de Johann Goethe. L’autoapitoiement ne m’émeut pas et, pire, m’agace. Et ici, l’obstination amère d’Octave à faire souffrir pour se venger d’une ancienne maîtresse me hérisse le poil. Mes lunettes féministes me font sans aucun doute projeter sur ce texte une interprétation anachronique, mais ce que je vois, c’est un personnage toxique, dont la fragile virilité blessée devient la justification aux pires comportements. Non, décidément, aucune compassion et aucune patience, même en replaçant le roman dans son contexte. De toute façon, le romantisme n’a jamais été ma tasse de thé littéraire… Et je n’aime pas beaucoup plus les textes de George Sand. Donc la vraie question : pourquoi m’entêté-je à lire ces classiques-là ? Il y en a bien d’autres qui me plairont davantage !

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Toutes les histoires d’amour ont été écrites, sauf une

Roman de Tonino Benacquista.

Léo était indolent, rêveur et, par son objectif, capable de capturer la beauté dans l’incessante valse du monde. « Il tient obstinément à rester un petit illustrateur qui arrête son regard sur des sujets banals et quotidiens, qu’il s’efforce de rendre charmants et uniques. » (p. 21) Puis est survenu l’accident, et Léo a perdu son grand talent. L’œil paralysé, le cœur brisé et l’âme amère, Léo s’est retranché de l’existence et se soule désormais de séries télévisées. Il se perd dans d’autres imaginaires que le sien, dans des époques et des géographies différentes. « Il arrive que l’effet hypnotique de l’écran libère les archives cachées de sa mémoire, sous forme d’instantanés et de réminiscences, sans lien avec la situation qui défile sous ses yeux. » (p. 59) Pendant des mois, Léo squatte dans le salon du narrateur et il s’investit dans des vies fictives pour fuir la sienne : il sait tout des péripéties de ses personnages de pixel et, même, finit par participer à leur destin. « Je réalise tout à coup que Léo mène une double vie, dans mon canapé, à mon insu. La nuit, pendant que je l’imagine affronter ses démons, monsieur se promène de Tolède à San Diego, très préoccupé de la destinée d’une poignée d’inconnus dont les mésaventures ont le mérite de lui faire oublier les siennes. » (p. 101) Le narrateur cherche surtout à savoir ce qu’est devenu Léo depuis sa disparition. « Où il se trouve, je me plais à l’imaginer à la recherche de son innocence perdue. » (p. 9)

Le texte se construit entre le récit à la première personne du narrateur et les différentes séries que Léo regarde. Saurons-nous la fin de ces intrigues rocambolesques ? Peu importe, ce qui compte est de retrouver Léo, s’il veut se laisser approcher. Avec Saga, Tonino Benacquista nous a fait suivre l’aventure d’une équipe de scénaristes dépassée par le succès de la série qu’elle produit. Avec ce roman, l’auteur nous emmène de l’autre côté de l’écran et interroge notre rapport addictif à la série. Et surtout, il magnifie le pouvoir qu’a la fiction sur nos âmes assoiffées d’imaginaire et d’échappatoire. Parce que, parfois, s’abîmer dans une image, c’est la seule façon de revenir au réel.

De Tonino Benacquita, je vous recommande également l’excellent Quelqu’un d’autre qui explorait les limites infinies de l’identité.

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La foire aux vanités

Roman de William Makepeace Thackeray.

Ce roman compte de nombreux personnages, mais s’attache surtout à deux jeunes femmes, la douce et charmante Amelia Sedley et l’ambitieuse et rusée Rebecca Sharpe. La première ne rêve que de vivre le parfait amour avec son fiancé de toujours, la seconde n’aspire qu’à s’élever aussi haut que possible dans la société. Le reste du récit, ce sont des héritages perdus ou espérés, des mariages secrets, des intrigues amoureuses, politiques et financières, des histoires d’honneur et des cœurs inconstants. Les richesses se font et se défont, les bonnes fortunes succèdent aux coups du sort et Napoléon qui revient de l’île d’Elbe. En chacun des personnages, à des degrés divers, la vanité domine les comportements, de la coquetterie la plus anodine à l’orgueil le plus écrasant. « Il était très préoccupé de ses pensées, de ses désirs, et dominé surtout par une vive admiration pour les charmes triomphants de sa personne. »

L’auteur ponctue généreusement sa fiction d’adresses au lecteur : il professe tout ce que la morale victorienne attend des jeunes gens et tout ce qu’elle réprouve. Ses conseils oscillent entre bienveillance et ironie, et il est tout à fait délicieux de lire entre les lignes. « Oui, vous aurez beau dire, il n’y a rien de tel que les gens de votre famille pour se charger de vous mettre en morceaux. » Thackeray s’amuse à imaginer comment il aurait pu conduire son récit, sur un autre ton ou dans un autre genre, tout ça pour revenir à son premier fil après avoir ébloui l’auditoire de sa virtuosité littéraire. L’auteur n’est pas tendre envers les mœurs vaines de ses contemporains et il se moque de l’attachement aux choses matérielles qui écartent d’une vie de vertu, tant chez l’homme que la femme. « Le sexe barbu est aussi âpre à la louange, aussi précieux dans sa toilette, aussi fier de sa puissance séductrice, aussi convaincu de ses avantages personnels que la plus grande coquette du monde. » Et c’est à peine si William Thackeray voit en l’amour une qualité tant il fait souffrir les cœurs et se montre versatile.

Comme nombre de romans du mon cher 19e siècle, La foire aux vanités est un texte riche, ample, épique et étourdissant. C’est une grande fresque sociale et morale qui, par certains aspects, a vieilli, mais qui garde une forme de bon sens universel. Ce roman était mon pavé de l’été, et une fois encore, les classiques européens ne me déçoivent pas.

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Vents forcenés

Roman de Thierry Maricourt.

C’est l’histoire d’un collégien abattu d’une balle par un bistrotier revanchard. C’est l’histoire de la misère de la cité des 4000, à La Courneuve, à la fin des années 1970, entre aides sociales insuffisantes et alcoolisme banalisé. C’est l’histoire d’une famille d’accueil qui a échoué à créer un foyer pour le gamin qui n’espérait plus rien. « Je ne ferai pas long feu dans ce monde, j’en étais certain, je ne distinguais pas où ma place, une toute petite place, pouvait se trouver. » (p. 18) C’est l’histoire d’une mère abandonnée, violente et mythomane, incapable d’aimer l’enfant qui lui rappelle la perte de sa jeunesse et de ses illusions. C’est l’histoire d’un auteur qui n’a jamais oublié le camarade qui s’est assis à ses côtés pendant quelques mois.

Avec ce roman qui reprend un terrible fait divers, Thierry Maricourt rend hommage à un môme qui n’avait aucune chance et qui a gâché les rares qui lui ont été proposées. En moins de 90 pages, il compose un texte qui vibre de colère et d’injustice. Le roman a quelque chose du polar, même si on connaît le coupable dès le début, mais c’est fascinant de voir la corde se tendre jusqu’à l’explosion. Fascinant et infiniment triste, aussi. Thierry Maricourt a le talent du mot juste et l’intelligence de savoir conclure quand plus rien ne peut être dit. C’est une lecture brutale, cinglante et sonore, mais qui touche au cœur, en plein centre. C’est l’essence même de la littérature, reprendre le réel, même le pire, et le sublimer en mots pour dépasser l’horreur.

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Les nouvelles aventures de Lapinot – Par Toutatis !

Bande dessinée de Lewis Trondheim.

Lapinot ouvre les yeux et se retrouve en braies dans la forêt qui sépare le village gaulois des camps fortifiés romains. Face à lui, fidèle à ses marottes, Obélix a un petit creux et il voit en Lapinot son comparse de toujours, le brave Astérix. « Mais vous voyez bien que je ne suis pas Astérix. […] Regardez mes oreilles ! Et mes pieds ! » (p. 1) Notre héros lagomorphe n’est pas au bout de ses surprises, car voilà qu’est arrivé au village un hôte de marque, le dieu Toutatis en personne ! Il sait tout des aventures d’Astérix et est venu avertir les Gaulois d’une attaque imminente de Jules César. Pour se défendre, heureusement, il y a la fameuse potion magique… Et Lapinot qui a retrouvé Richard se demande bien comment échapper à cet univers qui n’est pas le sien. « On tousse et on l’accuse de nous avoir refilé le Covid. / Mince, d’ailleurs si on est asymptomatique, on risque de contaminer tout le village. » (p. 25) Tout est un peu trop réel dans ce monde, et pas seulement le cadre ! « Wahou… les décors sont comme dans les BD. » (p. 8) Ici, les coups blessent et l’ambiance bon enfant fait place à l’instant de survie. Et surtout, Lapinot connaît ses classiques : Toutatis, c’est surtout une expression, pas un personnage. « Jamais Goscinny ni Uderzo n’ont réellement parlé de dieu ou de religion… » (p. 11) Alors, avant de retrouver son univers, il doit remettre les cases en place !

La première couverture annonce la couleur, donc personne ne peut prétendre être trompé sur la marchandise : « Attention !!! Ceci n’est pas un album d’Astérix Parodix : » De fait, l’hommage est assumé, mais plein d’autodérision. Lewis Trondheim manifeste clairement qu’il connaît les aventures d’Astérix et que l’œuvre de Goscinny et Uderzo lui est très familière. Ce n’est que pour mieux la détourner, toujours avec respect, mais en y injectant une dose de folie foutraque que les auteurs originaux n’auraient probablement pas reniée. D’autant qu’avec cet album, Lewis Trondheim relance l’éternel débat sur l’appartenance du Mont-Saint-Michel à la Bretagne ou à la Normandie.

J’ai donc enfin lu le tome 6 des nouvelles aventures de Lapinot. Il m’a fallu de la patience. Parce qu’il est paru après le tome 7 et parce que l’auteur a encore fait durer le supplice en publiant les mini-albums 5.1 et 5.2 ! Mais le voilà enfin rangé à sa place, juste après le volume 5 : mon goût pour l’ordre est satisfait ! Et je l’avoue, ça valait la peine d’attendre !

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