Le plancher de Joachim : l’histoire retrouvée d’un village français

Texte de Jacques-Olivier Boudon.

Quatrième de couverture – À quelques kilomètres d’Embrun dans les Hautes-Alpes, sur les bords du lac de Serre-Ponçon, jaillit soudain un château aux allures médiévales, le château de Picomtal. Au début des années 2000, les nouveaux propriétaires effectuant des travaux découvrent, au revers des planchers qu’ils sont en train de démonter, des inscriptions. Cent vingt ans plus tôt, au début des années 1880, le menuisier qui a monté le parquet dans les différentes pièces s’est confié. L’homme sait qu’il ne sera lu qu’après sa mort. Il adresse un message outre-tombe et parle de lui, de ses angoisses, de sa famille, de ses voisins, faisant revivre une société villageoise confrontée au progrès économique matérialisé par l’arrivée du chemin de fer, mais aussi à l’avènement de la République. Pour autant c’est surtout quand il évoque les secrets des uns et des autres, quand il parle de sexualité, que Joachim Martin s’avère un témoin passionnant des mœurs souvent cachées de son temps. On dispose de peu de témoignages directs des gens du peuple, mais cette façon de s’exprimer est totalement inédite. Qui plus est ces confessions revêtent un caractère exceptionnel. À travers son témoignage, sur lui-même et son village, c’est ainsi toute une époque qui revit.

L’Histoire m’intéresse depuis toujours (même si parfois je mélange les régimes politiques qui ont suivi la Révolution…). Je m’intéresse encore plus à la microhistoire. Avec cet ouvrage, j’ai été servie ! Qui est Joachim Martin, le menuisier qui a écrit un peu de sa vie et de celle de ses contemporains au dos des planches d’un parquet ? « Il n’a rien d’un héros. C’est un homme du peuple, un petit propriétaire, comme la France en a tant connu alors. Mais c’est surtout un homme qui a voulu transmettre un message à ses descendants. Il a une claire conscience du temps qui passe et veut s’inscrire dans l’histoire. » (p. 15) Sous ses brefs écrits et grâce au travail de recherche et de reconstitution de Jacques-Olivier Boudon, on voit revivre le petit village des Crottes et on suit le passage des saisons, au rythme de la vie quotidienne des habitants. « Quand il dit se contenter d’eau sucrée parce que la soirée précédente a été trop arrosée, il ne manque pas d’en faire part à son lecteur. » (p. 95)

Évidemment, on se délecte des jugements de Martin sur les turpitudes amoureuses et sexuelles de ses voisins. Il dénonce tout, de l’adultère à l’infanticide, en passant par des pratiques très déviantes. « Toujours à l’affût des entorses à la morale chrétienne, Joachim observe avec curiosité les mœurs de ses contemporains. Il a un avantage sur les autres habitants puisqu’il travaille pour l’essentiel à l’intérieur des maisons. » (p. 137) Cette supériorité, le menuisier la cultive en lisant le journal et en s’intéressant à ce qui se passe au-delà de son village. Il ne se laisse pas freiner par le labeur quotidien des petites gens de la campagne : il réfléchit sur les changements politiques et sur son époque et, ne pouvant en être véritablement acteur, s’en veut un témoin sagace et féroce. « Il a trouvé dans l’écriture un substitut à une existence qu’il juge médiocre parce qu’il ne se sent pas reconnu par ses contemporains comme un homme cultivé. Il veut de ce point de vue sortir de sa condition d’anonyme et démontrer à la postériorité ses talents d’écrivain, au risque, en choisissant l’improbable support du revers des planches, de n’être jamais lu. La chance lui a souri. Aujourd’hui, par le truchement d’un livre, Joachim connaît une forme de notoriété qu’il avait manquée de son vivant. » (p. 159)

Je déplore le caractère un peu encyclopédique du début de l’ouvrage, même si je comprends la nécessité d’inscrire le sujet dans son contexte et son environnement. La qualité littéraire du texte est en outre très limitée et la démonstration parfois aride. Mais le sujet est passionnant, ce qui rachète une forme un peu sèche. En fin d’ouvrage, les 72 planches sont transcrites, dans l’ordre où elles ont été trouvées, avec leurs fautes diverses. Le plus fascinant est qu’il reste des salles à explorer dans le château de Picomtal : le menuisier des Crottes n’a peut-être pas fini de nous parler de son temps, au dos des lattes et des cales de planchers vieux de plus de 200 ans !

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Après

Roman de Stephen King.

James Conklin voit les morts et peut parler avec eux dans les jours qui suivent le décès. « Il y a toujours un après, maintenant je le sais. Jusqu’à ce qu’on meure, évidemment. À partir de là, je suppose que tout appartient à l’avant. » (p. 8) La plupart du temps, les trépassés n’ont pas grand-chose à apprendre aux vivants. Cependant, puisqu’ils sont tenus de dire la vérité, ils aident parfois à faire la lumière sur certains sujets. James en fait plusieurs fois l’expérience, heureuse ou malheureuse, surtout quand un mort décide de ne pas disparaître et de le hanter. Mais le garçon apprendra à ses dépens que la menace peut aussi venir des vivants.

Composé de chapitres courts et largement fondé sur des effets d’annonce très efficaces, le nouveau roman du maître de l’horreur est une lecture agréable et rapide, un véritable page-turner, mais certainement pas un texte mémorable. Il aurait fait une excellente entrée dans un recueil de textes courts ou de nouvelles. La fin semble appeler une suite, mais sauf à ce que le démon d’Après revienne, ce roman me semble anecdotique dans l’œuvre de Stephen King. Espérons que l’auteur a donné ce livre aux fans pour les faire patienter avant une prochaine œuvre magistrale !

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Dans le palais des miroirs

Bande dessinée de Liv Strömquist.

Sur Instagram, Kylie Jenner est une star. Ses selfies sont likés des centaines de milliers de fois. Mais la jeune femme est un modèle inatteignable : séances de sport quotidiennes, argent, produits de soin de luxe, temps illimité pour prendre soin d’elle, tout cela contribue au physique jugé parfait qu’elle exhibe. De fait, vouloir lui ressembler suscite évidemment des frustrations. « Alors que Kylie affirme qu’elle n’est pas là pour encourager les gens/jeunes filles à lui ressembler, les gens/jeunes filles font tout pour y parvenir. Pourquoi ??? »

Partant d’un phénomène populaire criant de vérité, l’autrice explicite les mécanismes du désir mimétique qui entrent dans la construction et la recherche d’identité. Au-delà de la concurrence induite par la rivalité mimétique, la beauté est ce qui rend mariable/baisable selon les époques et les sociétés. Précision : cette injonction à la beauté et cette tyrannie de la désirabilité ne concernent que les femmes. À elles tous les efforts pour plaire et tenter d’accrocher un homme et de le garder. Et qui définit les critères de la beauté ? Attention, méga surprise : ceux qui n’ont pas à s’y plier ! « C’est la raison pour laquelle aujourd’hui encore, des attributs aussi invalidants que des cheveux trois fois trop longs, des chaussures inconfortables ou des ongles manucurés continuent à être perçus comme féminins et attractifs. »

OK. Admettons que les femmes se soumettent à ces règles de beauté parfois aberrantes, voire douloureuses. Elles sont donc toutes superbes, ont raison de s’admirer et de jouir de leur pouvoir de séduction ? Non ? Ah oui, c’est vrai… La modestie est l’autre obligation paradoxale à laquelle doivent se plier les femmes. « Dans le monde occidental, selon une coutume vieille d’environ 1900 ans, les femmes ne doivent pas se trouver belles, ni savoir qu’elles le sont. » Et pire encore, il faudrait que les femmes soient belles, sans chercher à s’embellir, car sinon bonjour l’orgueil. Et il paraît que c’est laid, l’orgueil ou l’amour de soi. Bref, quoi qu’elles fassent ou ne fassent pas, les femmes sont foutues, condamnées à rester prisonnières du regard de l’homme, ou male gaze.

Sauf qu’en fait, non ! Liv Strömquist s’oppose à cette tyrannie de l’image qui n’est bonne pour personne, femme ou homme (mais surtout femme, hein !). Parce qu’à mesure que les années passent, la beauté – telle que la vendent les magazines, évidemment – fane irrémédiablement, et alors que reste-t-il ? L’autrice donne la parole à des femmes âgées qui, sous sa plume et son pinceau, sont toutes des reines. Car la beauté n’attend pas le nombre des années, ou à peu près… Ces femmes, affranchies des diktats, libérées des attentes contradictoires de la société, sont enfin heureuses et en paix avec leur image. Certaines, cependant, n’y parviennent jamais, et le terrible exemple de l’impératrice Sissi est déchirant, comme les doubles pleines pages que l’autrice lui consacre.

J’ai retrouvé dans ce brillant ouvrage la rhétorique brillante de Beauté fatale de Mona Chollet. Et même si le trait de Liv Strömquist me séduit toujours aussi peu, son argumentation fait mouche à chaque fois. Je vous recommande ses textes précédents : Les sentiments du Prince Charles et La rose la plus rouge s’épanouit. Sans surprise, la dernière bande dessinée de Liv Strömquist trouve sa place sur mon étagère dédiée à mes lectures féministes.

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L’heure bleue de Peder Severin Kroyer

Catalogue d’exposition.

Le musée parisien Marmottan-Monet, dans le cadre d’un partenariat scientifique avec les Skagens Kunstmuseer danois, a consacré une superbe exposition au peintre danois Peder Severin Kroyer. Cet artiste a voyagé dans toute l’Europe, mais a surtout passé du temps en France et au Skagen, région la plus septentrionale du Danemark, au sein d’une colonie d’artistes, femmes et hommes. Adepte de la peinture de plein air naturaliste, Peder Severin Kroyer est mondialement connu pour ses toiles de bord de mer qui capturent l’instant si particulier de l’heure bleue. « Une lumière particulière […] rencontre la mer et, au moment de l’heure bleue, efface la limite entre le terrestre et le céleste. » (p. 32) Sous les pinceaux du peintre, ce phénomène atmosphérique propre aux latitudes nordiques est sublimé.

Soirée calme sur la plage de Skagen

Le catalogue s’ouvre sur une dizaine de reproductions des œuvres de Kroyer, et immédiatement cette avalanche de beauté coupe le souffle et rend avide. Avide d’en voir plus, avide de comprendre les inspirations du maître danois. Le peintre a beaucoup représenté les travailleurs, aux champs, à l’usine ou sur les plages, sans idéalisme : il montre l’effort, le geste assuré et fort dans le labeur. Ses scènes de jardin sont des bijoux : chaque touche de peinture entre dans un immense jeu de lumière et d’éclats de soleil, et les tableaux n’ont rien à envier aux toiles impressionnistes de Monet ! Kroyer peint sur le vif ou d’après photographies, et ses portraits, enfin, sont exceptionnels.

Dans une sardinerie à Concarneau

Hip, Hip, Hip, Hourra ! Déjeuner d’artistes

J’aime les catalogues d’exposition parce qu’ils me rappellent le moment vécu au musée, mais surtout parce qu’ils constituent un petit musée dans ma propre bibliothèque. Ce sont des ouvrages précieux qui font du bien à mon âme quand tout manque un peu de saveur. Celui-ci fait la part belle aux œuvres, tant celles de Kroyer que celles de ses camarades du Skagen. C’est puissamment beau.

Roses

Portrait de Tove Benzon

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Georgia O’Keeffe – Amazone de l’art moderne

Bande dessinée de Luca de Santis et Sara Colaone.

Née en 1887 et décédée à 99 ans, Georgia O’Keeffe est très certainement à raison considérée comme la peintre abstraite la plus célèbre du monde. Très jeune, elle savait que sa vie entière serait consacrée à son travail. « Je suis décidée à placer mon art au-dessus de tout. » (p. 12) Elle n’avait besoin de personne pour faire ses preuves, mais c’est en partie sa relation avec le photographe Alfred Stieglitz qui lui ouvre la voie du succès. Entre amour et inspiration mutuelle, leur mariage a été intense, voire douloureux pour Georgia. Toute sa carrière, elle s’est acharnée à se détacher et à affranchir son image des nus que son mari a faits d’elle, à exister loin de ce corps de femme auquel les critiques et le public voulaient systématiquement la rattacher. Et longtemps, elle a eu le sentiment que son art était incompris, injustement rapporté à sa féminité. « Je n’aime pas vous voir ghettoïser mon art, en parler comme s’il était équivalent et séparé, comme si on pouvait séparer l’art selon pénis ou vulve ! » (p. 43) En quête sans cesse renouvelée de son identité, l’artiste a toujours refusé de transiger ou de s’adapter à ce qu’on attendait d’elle. Ses œuvres rencontrent un succès phénoménal et se vendent à des prix de plus en plus fous. Mais pour Georgia O’Keeffe, ce n’est pas encore assez. Elle voudrait être artiste, pas artiste femme. « J’aurai donc la vulve la plus précieuse du monde ! » (p. 177)

Des fleurs gigantesques, des crânes et des ossements, des paysages urbains novateurs, des grands flux de couleurs abstraits et vibrants, tout cela, c’est Georgia O’Keeffe. Son œuvre fait actuellement l’objet d’une exposition au Centre Pompidou et j’espère avoir le temps de la visiter ! Cette bande dessinée montre le tempérament excentrique de la peintre et sa relation complexe avec son mari, ainsi que les difficultés de gestion de la collection que Stieglitz a laissée à sa mort. Georgia a été une muse, sans aucun doute, mais certainement pas une potiche !

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La cité des saints et des fous

Recueil de textes de Jeff Vandermeer.

Dans la métropole d’Ambregris se croisent le meilleur et le pire de l’humanité. Le missionnaire Dradin, encore souffrant des fièvres de la jungle, s’éprend éperdument d’une femme dont il a simplement aperçu l’image à la fenêtre. « Désormais, il était en vérité un missionnaire, qui se convertissait lui-même à la cause de l’amour, et il ne pouvait pas s’arrêter. » (p. 44) On découvre l’histoire de Jean Mazikert, fondateur d’Ambregris, de ses descendants et des mystères légendaires de la cité. « Comment réagir, à notre époque moderne, lorsqu’on nous affirme que 25 000 personnes ont tout simplement disparu, sans laisser la moindre trace de lutte ? Arrive-t-on simplement à le croire ? » (p. 156) Découvrez Martin Lac, peintre estropié, dont l’œuvre la plus connue traduit son obsession pour la décapitation à laquelle il a assisté. « Parfois, Martin, une personne fortunée a une vilaine petite idée dans un vilain petit coin de sa tête… Une vilaine petite idée qui consiste à faire réaliser par un peintre une œuvre pornographique à son goût. » (p. 201) Enfin, vous ferez la connaissance de X, patient d’un hôpital psychiatrique de Chicago, interrogé sur sa curieuse névrose. Et là, c’est l’activité même d’imagination qui devient une maladie, une infirmité, presque une déviance mentale. « Je crois maintenant fermement qu’Ambregris, et tout ce qui lui est associé, est un produit de mon imagination. Je ne crois plus qu’Ambregris existe. » (p. 256)

Suit un nombre impressionnant d’annexes, d’archives inventées, de ressources créées de toutes pièces pour donner vie au monde étrange d’Ambregris. Cela va du rapport médical à une monographie sur le calmar royal en passant par des publicités et un récit biographique de la famille Hoegbotton. Chaque texte a des liens avec les autres et tous composent une carte géographique et temporelle d’Ambregris, cité de sinistre réputation. Certains textes m’ont rappelé les contes d’Hoffmann et évidemment les histoires d’Edgar Allan Poe, le tout richement illustré de gravures épatantes ! Ce qui est vraiment stupéfiant dans ce recueil, c’est que Jeff Vandermeer se fait personnage de son œuvre, qu’il se transforme en matière créative de son propre livre, allant jusqu’à donner son patronyme à un personnage. D’autres avant lui l’ont fait, mais Jeff Vandermeer apporte un je-ne-sais-quoi plus frappant, plus efficace. Et en fin d’ouvrage, il fantasme sa biographie d’écrivain. Ce n’est certainement pas de l’autofiction, mais plutôt une métafiction si j’ose inventer le terme. Sous la plume de l’auteur, tout devient sujet à la création et à la transformation en fiction.

Du même auteur, je vous recommande évidemment La trilogie du rempart Sud  (Annihilation, Autorité et Acceptation) et Borne.

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Blanc autour

Bande dessinée de Wilfrid Lupano (scénario) et Stéphane Fort (dessins et couleurs).

En 1832, dans une petite ville du Connecticut, Prudence Crandall décide que son école de jeunes filles accueillera désormais des élèves noires. La première est Sarah, suivie de plusieurs dizaines de jeunes noires venues de villes et d’états différents. Mais l’accueil dans la ville est plus que glacial : personne ne veut de ces Noires qui se piquent d’apprentissage. « Je préfère les nègres qui rejettent notre société à ceux qui cherchent à s’y glisser par tous les moyens. » (p. 116) L’affaire fait tant de bruit qu’elle aboutit à des procès et à une loi édictée par l’état du Connecticut. L’objectif est toujours d’empêcher ces jeunes filles de s’éduquer et de fermer l’école Crandall. Les élèves sont lucides, mais surtout déterminées et courageuses. Apprendre, elles en rêvent et elles le méritent : personne ne les en privera ! « Des femmes noires instruites auront des enfants instruits, qui auront des enfants plus instruits encore. Ils ne veulent pas que ça commence. Et ça commence ici. » (p. 86)

Très fortement inspirée de faits réels, cette histoire se déroule 30 ans avant l’abolition de l’esclavage : dans les états où les Noirs sont libres, les anciens esclaves n’ont cependant pas de droits, dont celui de fréquenter l’école. « Éduquer quelques noirs, bon, à la limite… Mais pourquoi justement ICI, dans notre ville ? […] Et d’ailleurs, pourquoi des filles ? En quoi cela va-t-il les aider dans leurs tâches quotidiennes ? Ça n’a pas de sens ! Ça risque de laisser penser à ces négresses qu’elles valent les blanches. » (p. 25) À la fin de l’ouvrage, des portraits courts des jeunes élèves racontent leur existence après leur passage dans l’école. Toutes ont mené une vie faite d’engagement dans la cause abolitionniste et leur lutte en faveur de l’enseignement des Afro-Américains. Les dessins sont très doux, avec des traits peu appuyés qui laissent beaucoup à l’imagination. Les couleurs et les ombres sont parfaitement maîtrisées et rendent à merveille l’époque et ce que l’on imagine être l’ambiance d’alors.

Voilà un ouvrage qui prend évidemment place sur mon étagère de lectures féministes !

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FESSES, suivi de AbaTToir et La Femme de l’Ogre

Pièces de Bernadette Gruson (autrice, comédienne et metteuse en scène).

FESSES, ou comment prendre du recul grâce à la fissure

La femme seule en scène nous interpelle. Oui, on va parler de fesses. Non, on ne va pas parler que de ça. « Le cul c’est ce qu’on voit des fesses quand on est habillé / les fesses sont les fesses parce qu’elles sont nues / le cul ne se met pas à poil / le cul se cache / Il n’est pas direct le cul / le cul c’est les fesses habillées / Et l’habit ne fait pas le moine : L’habit fait le cul » (p. 10) Non, les fesses, ce n’est pas vulgaire, ce n’est pas sale, ce n’est pas anecdotique : c’est poétique ! « L’éloge des fesses commence par l’éloge de la césure. » (p. 15) Et la césure, ça s’écrit même sans ponctuation. Peut-être même d’autant mieux : c’est l’une des grandes qualités de ce texte, il n’abuse pas de la ponctuation, ce qui invite le spectateur/lecteur à s’accorder au souffle déclamatoire de la comédienne. Ah, et si vous pensiez qu’on ne parlerait que de fesses, ce n’est pas le cas… Il y a d’autres choses à découvrir dans cette pièce, alors profitez-en jusqu’au bout !

De cabrioles sur le langage en jeu subtil avec les homophones, l’autrice/comédienne nous entraîne dans son univers. Les très généreuses indications scéniques sont bien plus que des didascalies : ce sont des invitations à pénétrer dans l’espace mental de Bernadette Gruson. C’est un espace qu’elle donne à voir sur la scène, mais aussi qu’elle invite à parcourir au gré de notre imagination.

L’autrice a écrit ce texte en 2015, donc avant #MeToo. Pas étonnant qu’elle ait pris de plein fouet le mur patriarcal de l’incompréhension et de la moquerie ! Cette pièce reste toute brûlante d’actualité et mérite d’être vue et jouée.

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AbaTToir, ou comment échapper au conditionnement quand on naît poule

Le rideau s’ouvre sur des photos de famille, d’enfance et des souvenirs. La comédienne, toujours seule en scène, raconte son enfance à Courrières et le métier de ses parents dans une usine d’abattage de volaille. « Deux mille poules à l’heure / Deux mille poules à l’heure /Quand on aime, on ne compte pas / Quand on tue, on compte, c’est comme ça / Deux mille poules à l’heure / Savoir tuer d’un coup / D’un coup sûr / Sans s’acharner / C’est la règle / Sinon ça met à l’aise. » (p. 55) Ici, il n’est pas seulement question de pauvres volatiles suppliciés, mais bien de sentiments. Parce que l’amour est un dépeçage et les normes sociales sont un écartèlement pour les personnes différentes, celles qui sont plus sensibles.

Ce texte vu sur scène doit être un régal pour les oreilles tant la virtuosité déclamatoire se ressent déjà sur le papier. Toutefois, j’y ai été moins sensible, écorchée dès le début par la description de la mise à mort des poules.

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La Femme de l’Ogre, ou la lumière sur l’histoire de l’ombre

Le Petit Poucet, vous connaissez ? Les sept petits garçons abandonnés dans la forêt par leurs parents trop pauvres pour les nourrir, les petits cailloux et les miettes de pain, l’ogre qui se trompe et dévore ses propres filles, tout ça, bien sûr, vous connaissez ! Il y a cependant un personnage dont on parle trop peu : l’épouse de celui qui sent la chair fraîche à des lieues à la ronde. La femme de l’Ogre prend la parole, enfin, et vous, prenez garde, parce qu’elle se libère de siècles de soumission à l’homme et à la maternité ! « Je vous donne tout et vous prenez tout / Vous me mangez » (p. 82)

Moi qui suis friande de réécritures de contes, de légendes et de mythes littéraires, je ne boude pas mon plaisir devant cette pièce audacieuse et résolument féministe. Si le personnage principal a de grandes dents, ce n’est pas pour vous manger, c’est pour déchirer le patriarcat !

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Bernadette Gruson est ma voisine, mais surtout et avant tout mon amie. Je m’estime très chanceuse de la confiance qu’elle place en moi en me laissant donner mon avis sur ses textes.

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Bride Stories – 6

Manga de Kaoru Mori.

Amir Hargal et Karluk Eyhon grandissent et leur couple se renforce. Si la différence d’âge reste la même, elle perd en importance à mesure que le garçon devient un homme. Hélas, la quiétude ne dure pas. Le clan Hargal s’est vu retirer des terres par Numaji, il est difficile de faire paître les chevaux et le bétail. « Nous manquons de terre, et si nous ne voulons pas en acheter, nous devons nous en emparer par la force ! La guerre est déclarée. » (p. 50) Le père d’Amir s’allie au clan Berdan pour attaquer les Eyhon. Les Berdan ont reçu des armes russes, le pays du tsar trouvant son compte dans les batailles entre clans. Et pour la famille Hargal, il ne s’agit plus vraiment de récupérer Amir pour la marier à Numaji, mais bien de reconstituer son patrimoine et retrouver des terres d’élevage.

La quasi-totalité de ce volume est dédiée à des batailles dont le dessin est très dynamique et fluide. Dans chaque scène, on comprend qui frappe qui et d’où partent les flèches et les balles. Même en noir et blanc, les blessures et le sang répandu sont impressionnants. Et comme dans toute guerre, il faut autant se méfier de ses ennemis que de ses alliés opportunistes, peut-être plus. La fin de cet album s’achève sur un retournement de situation autour d’Azher, le frère d’Amir. Il me faut le tome 7 sans attendre !

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Le grand saut

Texte de Renaud Dély.

« La victoire, ça doit être léger comme une plume, ça soulage, ça ôte d’un poids, ça élève. Et la perche, plus encore, c’est magique. » (p. 72) L’été 1983, le jeune Renaud Dély passe ses journées devant son téléviseur, fasciné par les exploits des sportifs aux Jeux olympiques de Los Angeles. Un athlète, surtout, nourrit son admiration. C’est Pierre Quinon, perchiste qui obtient la médaille d’or. « Sauter, c’est ta vie, ton oxygène, ta raison d’être. » (p. 14) Pendant que le gamin grandit, moins plus qu’heureux auprès d’une mère gravement dépressive, il ne sait pas encore que son héros est également tourmenté. La victoire olympique lui laisse un goût amer, car il n’a pas pu affronter le véritable champion de la discipline. Et puis, Pierre Quinon n’aime pas le devant de la scène et les questions des journalistes. « Tout ce cirque l’agace. Pierre sait mieux que quiconque que la victoire ne tient qu’à un fil. » (p. 77)

Renaud Dély propose une double histoire : d’une part celle de l’adolescent qu’il a été, marqué par le divorce de ses parents et la maladie de sa mère ; de l’autre celle de l’athlète hanté par de nombreux démons et qui pratique la fuite en avant. « Pierre a gagné et il s’en veut. Tant d’autres perdent un peu partout dans le monde sans qu’il ne puisse rien y faire, sans même qu’il essaye. » (p. 80) De ces portraits croisés ressort un touchant récit sur la douleur terrible de la dépression pour ceux qui en souffrent. L’auteur porte aussi un regard très humain sur le suicide qui, lui, blesse ceux qui restent.

J’ai beaucoup apprécié la progression parallèle des deux histoires, de l’enfance à l’âge adulte. Un destin sportif se mêle à une existence tranquille, et ce sont finalement les deux lignes de vie qui en ressortent enrichies.

Roman lu dans le cadre du prix Sport Scriptum 2021.

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Judoka

Texte de Thierry Frémaux.

« Ce qu’on vous enseigne avant tout, ça n’est pas comment gagner, mais comment tomber. Ce qui ne signifie pas perdre. Mais cette évidence n’arrive qu’après. » (p. 11) Invité à prononcer les vœux de la Fédération française de Judo, l’auteur revient sur l’importance de cet art martial dans son existence, depuis l’enfance aux Minguettes jusqu’aux tapis rouges des festivals de cinéma. « Dans une carrière de judoka, on tombera beaucoup. Mais on aura appris d’emblée qu’une chute n’est pas un effondrement. Elle est un avènement. »(p. 17)

Les références au cinéma sont évidemment nombreuses, mais l’auteur, directeur général du Festival de Cannes, convoque aussi des œuvres littéraires et picturales. Mises en regard avec le judo, elles prennent une autre dimension et, par échange de bons procédés, enrichissent la vision que l’on a du sport japonais. Outre le récit que fait l’auteur de son parcours de judoka, l’ouvrage est une mine de renseignements sur cet art martial. À mon goût, ce traité historique, cette encyclopédie, voire ce dictionnaire amoureux du judo sont à réserver à des amateurs ou à des curieux intéressés par la discipline. J’ai lu ce texte sans déplaisir, mais avec un ennui vaguement croissant. J’aurais préféré plus de Thierry Frémaux et moins de technique sportive. « Nous n’avons pas été enfants, nous n’avons pas été adolescents, nous avons été judokas. Nous sommes devenus adultes sans nous en apercevoir. » (p. 209) Il reste que le livre est remarquablement écrit et a fait s’allonger ma liste d’œuvres cinématographiques à découvrir.

Roman lu dans le cadre du prix Sport Scriptum 2021.

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Ne t’arrête pas de courir

Texte de Mathieu Palain.

Pendant deux ans, chaque mercredi, Mathieu Palain s’est rendu à la prison de Réau pour discuter avec Toumany Coulibaly. Le détenu est champion de France du 400 mètres et condamné à plusieurs peines pour de multiples cambriolages. Cinquième d’une fratrie de 18 enfants, Toumany est tombé très tôt dans le vol, qu’il subit comme une pulsion irrépressible. « Toumany a beau courir vite, il reste un jeune fauché dans une cité de la banlieue sud. » (p. 106) Le jour, il gagne des courses et monte sur des podiums. La nuit, il siphonne des réservoirs et cambriole des pharmacies. A-t-il conscience de gâcher son talent et ses chances ? Sans aucun doute, oui, mais comment gérer la pulsion ? Peut-être en essayant de comprendre ce qui la déclenche et où elle prend racine. En prison, Toumany travaille sur lui-même, seul ou avec des psychologues, il obtient des diplômes et, même s’il continue à s’entraîner dans la cour, il tente surtout de devenir l’homme dont son épouse et ses enfants ont besoin.

Mathieu Palain livre un portrait remarquablement bien écrit et fluide de cet athlète détenu, devenu son ami au fil des rencontres au parloir. Parce qu’il est radicalement honnête, le récit est résolument humain et empathique. À force de parler à un autre et d’un autre, l’auteur finit par parler de lui : là aussi, les révélations sont bouleversantes. « Disons qu’on m’a fait prendre conscience de principes importants, comme de ne pas laisser tomber un jeune qui a passé sa vie à être abandonné. » (p. 14) Et au bout du compte, rien de tout cela n’est roman, rien de cela n’est fiction. Mathieu Palain ne peut pas inventer une happy end ni enchaîner des rebondissements. Ce qui suivra après, ce que Toumany Coulibaly fera de sa vie en dehors de la prison, sur les pistes ou ailleurs, cela n’appartient qu’à lui. Mais cela n’empêche pas l’auteur – et le lecteur – de se projeter, encore moins d’espérer. « Égoïstement, en tant qu’écrivain, ce que je cherche, moi, c’est une fin. J’aimerais qu’il sorte de prison et qu’il reprenne sa vie en main. Je ne suis ni son frère ni son père, mais quand même, ça me ferait chier qu’il rechute. » (p. 263)

Roman lu dans le cadre du prix Sport Scriptum 2021.

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La passion selon Saint-Étienne

Texte de Christophe Verneyre.

Ce que l’auteur nous raconte, c’est la naissance de sa passion pour le club de football de sa ville d’enfance, Saint-Étienne. « Je suis fou et afin de maîtriser cette folie à défaut de la guérir, je m’offre une récitation en forme d’auto-analyse ». (p. 19) Et de fait, il est impossible de passer à côté de l’attachement, de la tendresse et de l’enthousiasme que Christophe Verneyre exprime pour les Verts. Entre grandeur et décadence de son club, le gamin a grandi et entraîné dans sa passion femme et enfant. « Même abonné aux désillusions, le supporter a une vertu folle : la ténacité. Il en redemande, alors il y retourne, il y revient inlassablement, telle la mouche sur son carreau. » (p. 86) La bande-son éclectique en tête de chapitre réveille mille et un souvenirs et rythme les victoires et les défaites dans le Chaudron et à l’extérieur. L’auteur professe une vérité simple : il faut toujours y croire, même au plus mal.

Même moi qui ne suis le football qu’à l’occasion des compétitions internationales, je sais que l’équipe de Saint-Étienne a eu un passé glorieux et enchaîné les retours en grâce et les (re)descentes aux enfers. Le récit de Christophe Verneyre n’est pas déplaisant, mais je n’ai rien d’une pasionaria ou d’une martyr, en sport ou ailleurs, et je comprends difficilement cette quasi-dévotion. Je la respecte, mais je n’y suis pas sensible. « Combien de fois mon week-end mal emmanché après une contre-performance des Verts le samedi fut sauvé de la déprime absolue du dimanche soir par une défaite lyonnaise ? » (p. 81)

Je vous laisse avec quelques extraits.

« Nous étions devenus minables, sportivement et moralement. Mauvais et tricheurs. Voilà d’où je venais, voilà Sainté au printemps 1984. Voilà ma passion malmenée, mon orgueil bafoué. Un spectacle de désolation. » (p. 25)

« J’ai grandi avec cette idée que le foot, c’était les Verts, et Sainté, c’était le foot. Une double équation indispensable. » (p. 43)

« J’avais douze ans et les Verts n’avaient pas le droit de descendre en division 2. » (p. 49)

Roman lu dans le cadre du prix Sport Scriptum 2021.

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À revers

Roman de Florent Dabadie.

Fred Gurviel est journaliste pour L’Équipe et spécialiste des affaires de dopage dans le sport. « Je ne suis pas carriériste, j’ai l’ambition de devenir un meilleur journaliste. J’ai, par-dessus tout, ce sentiment écœurant que depuis plusieurs années, le monde du sport nous ment. » (p. 142) Masha Antonova est lycéenne, mais surtout tenniswoman. Elle est douée, mais hélas, pas suffisamment pour percer dans le classement et encore moins pour passer professionnelle. Aussi, quand elle commence à enchaîner les victoires, Fred s’interroge : le miracle est-il uniquement sportif ou l’adolescente est-elle passée entre les mains du mystérieux Dr Mugler ? « Nous sommes dans une zone grise. Je dirais que nous sommes dans la légalité, sauf si on veut vraiment nous chercher des ennuis. C’est justement savoir ne pas franchir la ligne, le plus important. Certains docteurs ou sportifs font n’importe quoi. Le prix que vous me payez, c’est la sécurité. » (p. 117)

J’ai immédiatement ressenti une forte sympathie pour cette adolescente qui se consacre au tennis depuis l’enfance. On a envie de la voir réussir, quitte à fermer les yeux sur des pratiques douteuses, les petits arrangements avec la conscience et quelques accrocs faits à l’honnêteté. À l’inverse, il m’a été bien difficile d’apprécier le journaliste. Il fait son métier, on sait rationnellement que sa posture est la bonne et qu’il incarne le bien, mais on voit surtout une sorte de justice aveugle et rigide, froide et sans cœur.

Le style est parfois scolaire, pour ne pas dire poussif, et certains paragraphes sont des plus incongrus. Par exemple, Fred Gurviel indique pendant 15 lignes qu’il est végétarien, et ? Et rien, on n’en reparlera plus. En revanche, ce dont on bénéficie jusqu’à l’overdose, c’est le name-dropping. Le roman hésite sans cesse entre le thriller, le roman d’apprentissage et le reportage. Le problème n’est pas que l’auteur n’ait pas su choisir un genre, mais qu’il ait échoué dans sa tentative d’en réunir plusieurs au sein d’un texte protéiforme. Dans l’ensemble, cette lecture est loin d’être déplaisante, mais je déplore une fin bâclée à la morale simpliste.

Roman lu dans le cadre du prix Sport Scriptum 2021.

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Les Hauts de Hurlevent

Roman d’Emily Bronte, illustré par Nathalie Novi.

J’ai lu pour la troisième ou quatrième fois ce superbe roman pour profiter de la sublime édition des éditions Tibert et des illustrations délicates et puissantes de Nathalie Novi. L’artiste a précédemment enjolivé le roman de Charlotte Bronte, Jane Eyre, que j’ai rererelu avec un plaisir immense.

J’ai déjà chroniqué Les Hauts de Hurlevent sur ce blog, inutile de recommencer. Je suis cependant toujours fascinée par ces amours intenses qui rendent malade ou fou, voire qui tuent et alimentent des vengeances implacables. Mais je reste irrémédiablement sceptique devant la faible santé des personnages : pour avoir gardé quelques heures les pieds mouillés, les êtres restent souffrants pendant trois semaines et convalescents durant des mois. Enfin, non, je précise, seuls les êtres oisifs entourés de domestiques zélés mettent des plombes à se relever d’un rhume. Il est certain que ça laisse beaucoup de temps pour écouter les longues et palpitantes histoires de ses voisins…

Deux beaux extraits pour finir.

« Mon amour pour Heathcliff ressemble aux roches éternelles sous la terre. Nelly, je suis Heathcliff… Il est constamment présent dans mes pensées, constamment… Non comme un plaisir pas plus que je ne suis toujours un plaisir à moi-même… Mais comme mon propre être… » (p. 113)

« Ce n’est pas moi qui t’ai brisé le cœur, c’est toi et toi seule, et en brisant ton cœur, tu as brisé le mien. Et ce n’en est que pire pour moi d’être robuste. Est-ce que je souhaite vivre ? De quelle sorte de vie s’agira-t-il quand tu seras… Oh ! Dieu ! est-ce que tu aimerais vivre, toi, alors que ton âme serait dans la tombe ? » (p. 199)

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Sorociné, la revue cinéma féministe – Numéro 1 : Premières

Revue cinéma, dirigée, rédigée et illustrée par des femmes.

« Le cinéma sans aborder les femmes a toujours été un mépris, une faute ou au mieux un oubli inconscient qu’il est grand temps de nommer pour ne pas le recréer. »

Dans le premier numéro de cette revue, les autrices parlent de toutes les premières fois au cinéma : première réalisatrice, première actrice racisée recevant une récompense, première cheffe monteuse, première représentation d’un couple gay non caricatural, première actrice noire à jouer d’autres rôles que celui de la domestique, etc. Ce faisant, les contributrices dressent un panorama large du matrimoine du septième art. Par matrimoine, il faut comprendre tout ce qui n’est pas le patrimoine dominé et produit par et pour l’homme blanc hétérosexuel. Évidemment, cela a tout à voir avec les mouvements et théories féministes. « Le féminisme est un décadrage, il éclaire sous un nouvel angle les disciplines, les normes et les représentations. »

Célébrer les premières fois, c’est formidable, mais dénoncer le retard et les difficultés d’accès des femmes aux métiers du cinéma, c’est NÉCESSAIRE. Cette réflexion s’accompagne d’un regard très critique, voire cynique sur les organisations et les postures des décideurs du milieu cinématographique. « L’époque est favorable à ce qu’on mette les femmes en avant, mais ce n’est pas pour autant que les institutions vont prendre des risques et investir dedans. »

Les autrices étant farouchement optimistes, elles présentent chaque avancée comme une victoire, et c’est cet état d’esprit que je partage. Il reste énormément à faire, mais il faut se réjouir de tout. « Il n’est jamais trop tard pour réparer l’oubli. » Cette lecture m’a beaucoup rappelé Présentes de Lauren Bastide : les chiffres ne mentent pas et ils prouvent le peu de place laissée aux femmes dans le cinéma, avec les conséquences évidentes que cela peut avoir sur cet art et ses consommateurs. « Les réalisatrices comme les techniciennes sont rarement représentées sur les plateaux. Les images étant rares dans les inconscients collectifs, les femmes au cinéma sont habituellement sujettes à l’inaction. » Évidemment, qui dit prédominance masculine dit male gaze et déformation de l’image de la femme. Pour rappel, le male gaze, c’est la façon hétéronormée de présenter et représenter la femme selon une vision masculine, toujours teintée d’objectivation sexuelle, voire de culture du viol. « Contrebalancer la critique blanche hétéronormative est donc vital. Pauline Kael faisait fi de ces considérations patriarcapitalistes et élitistes et esquissa une anthologie du cinéma impressionniste, contre le white male cinema. »

Je ne lis presque jamais de revues : j’ai déjà trop de livres en attente. Mais je n’ai pas pu passer à côté de Sorociné et j’attends avec impatience les prochains numéros. Dernier coup de chapeau de ma part : les illustrations de Marita Amour sont de celles qu’on voudrait encadrer et afficher dans son salon pour en jouir au quotidien.

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Aimer pour deux

Bande dessinée de Stephen Desberg. Illustrations d’Emilio van der Zuiden.

Monique a 20 ans quand elle arrive à Paris. La guerre est partout en 1941, mais la jeune provinciale veut vivre sa liberté nouvelle. Elle danse dans les caves au son du piano de son ami Gin, noir américain juif et gay. Elle épouse Francis quand elle se découvre enceinte. Et ainsi, mère et mariée, elle se sent prisonnière. « Captive des nuits où je ne pouvais plus courir rejoindre mes amis, où je devais serrer Nicole contre moi, au fond d’un abri de métro. » (p. 55) Quand la Libération se fête dans les rues parisiennes, Monique rencontre Robert, soldat américain. L’amour est le plus fort : pour lui, la jeune femme est prête à tout, même à renoncer à Nicole. Mais les années passent, et devenue mère à nouveau, Monique ne peut oublier son premier enfant. « J’ai abandonné tous mes droits à être sa maman. Qui peut effacer un papier signé sans assez d’amour ? » (p. 77)

L’auteur s’est inspiré de l’histoire de sa mère pour imaginer son œuvre. Si le personnage de Monique est touchant, femme qui veut retrouver son enfant et la mère qu’elle est au fond d’elle, j’ai surtout été bouleversée par la belle Manon, la trop belle Manon, résolue à tout accepter, à être la putain des occupants tant que cela lui permet de sauver son enfant.

J’ai découvert Stephen Desberg avec la série du Scorpion. J’avoue avoir lu cette bande dessinée en attendant plus, mais avec plaisir tout de même.

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L’Enfer et le Paradis

Textes de Charles Asselineau.

L’enfer du bibliophile – Le narrateur raconte une nuit de terreur où, forcé par un tyrannique conseiller, il achète jusqu’à se ruiner des textes et des volumes sans valeur. Pour le bibliophile acharné qu’il est, ces heures nocturnes sont une souffrance à devenir fou. « Après tout, cet être mystérieux, fut-il un démon et un vampire, était certainement bibliophile ; son geste, son regard, son sourire étaient d’un connaisseur, et d’un connaisseur émérite. » (p. 31) Il y a quelque chose du Chant de Noël de Charles Dickens dans ce texte, quand un homme voit se dérouler sous ses yeux son pire cauchemar.

Le paradis des gens de lettres – Plusieurs poètes sont transportés dans un monde merveilleux où, guidés par un Ange facétieux, ils observent la vie parfaite des GENS DE LETTRES. « J’admirai comment, sans le secours de plume, ni d’encre d’aucune espèce, leur pensée s’allait directement imprimer sur le papier. » (p. 87) Ce texte utopique féroce déploie le fantasme débridé d’un auteur qui voudrait vivre en un pays où tous seraient dévoués à la littérature et à ceux qui la font.

Ces deux courts textes écrits au 19e siècle sont légers et drôles, un vrai plaisir de gourmet (gourmette ?) littéraire qui se régale des petits malheurs de ceux et celles qu’elle côtoie. Des bibliophiles et des auteurs boursouflés d’orgueil, oui, j’en connais ! Peut-être suis-je parfois l’une et parfois l’autre…

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Métro 2033

Roman de Dmitri Glukhovsky.

Après une guerre cataclysmique, les rares humains survivants se sont réfugiés dans le métro et la vie s’est organisée dans chaque station, avec des règles partagées, mais aussi des zones plus autoritaires. « De toutes les espèces, l’humanité a toujours été la plus douée pour dispenser la mort. » (p. 23) L’obscurité est terrifiante, tout autant que la vermine qui déferle de partout et les attaques des « Noirs », ces êtres mutants qui descendent de la surface ravagée pour répandre la mort dans les tunnels. « Les Noirs, ce n’est pas de la vermine, ce n’est pas de la non-vie. C’est l’Homo Novus, la prochaine étape de l’évolution, bien mieux adaptée que nous à son milieu. L’avenir est derrière nous. » (p. 75) Artyom, orphelin sauvé des rats, grandit dans la station VDNKh. Rattrapé par les conséquences d’une erreur et envahi par la culpabilité, l’adolescent accepte une mission périlleuse : rejoindre Polis pour délivrer un message. Cette station peuplée d’intellectuels et d’artistes est le dernier lieu de culture et de science. Mais pour la rejoindre, Artyom doit remonter la ligne et passer de nombreuses stations où il n’est pas le bienvenu. À cela s’ajoutent le mal des tunnel, forme de folie passagère inexplicable qui s’empare des voyageurs, et d’autres menaces inconnues. « Le danger ne provenait pas forcément du nord ou du sud, les deux directions prises par le tunnel. Il pouvait se terrer au-dessus, dans les conduits d’aération, à droite ou à gauche, dans les innombrables couloirs et passages qui débouchaient dans le tunnel principal, derrière les portes closes d’anciens locaux de service ou de sorties secrètes. » (p. 128)

De station en station, Artyom découvre des communautés différentes et des mœurs nouvelles. Et de péripéties en mésaventures, sa mission tourne au voyage initiatique. Impossible de ne pas penser au chef-d’œuvre de Richard Matheson, Je suis une légende, et à son épiphanie finale. Je ne pensais pas lire les suites, Métro 2034 et Métro 2035, mais l’extrême fin de ce premier opus m’a fait changer d’avis. Toutefois, je vais reprendre mon souffle et un peu d’air frais avant de replonger dans les galeries du métro russe ! « Désormais il comprenait à nouveau que le métro n’était pas simplement l’œuvre d’une compagnie de transport, ni simplement un abri antiatomique, ni la résidence forcée de quelques dizaines de milliers d’hommes. Quelqu’un y avait insufflé son étincelle de vie. Une vie mystérieuse et qu’on ne pouvait comparer à rien. Il comprenait à nouveau que le métro était pourvu d’une intelligence singulière et inintelligible à l’être humain et d’une conscience qui lui était étrangère. La sensation était tellement claire et nette qu’il sembla à Artyom que la peur des tunnels n’était rien d’autre que l’animosité de cette entité gigantesque […] envers les êtres chétifs qui grouillaient en son sein. » (p. 442) Petit conseil à mes lecteurs : si vous n’aimez pas les espaces clos, sachez que cette lecture est follement claustrophobique !

Je comprends parfaitement que le roman ait été adapté avec succès en jeu vidéo. Il y a dans ces pages des multitudes de quêtes et d’adversaires, sans aucun doute de quoi produire une progression vidéoludique longue et passionnante. Il me semble que le roman se prêterait également à une adaptation en série télévisuelle, tant chaque chapitre a des airs d’épisodes, de quasi-feuilleton. Voici une lecture au long cours, presque 3 semaines pour en venir à bout, mais avec un plaisir certain !

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Résumé du rapport sur les violences sexuelles dans l’Église catholique – 1950-2020

Synthèse du rapport publié par la CIASE.

300 000 mineurs abusés sexuellement par des clercs, des religieux et religieuses et des laïcs agissant pour le compte de l’Église. 300 000, cela fait presque 4 286 enfants par an et environ 11 par jour, et ce pendant 70 ans. C’est vertigineux, bouleversant, écœurant, révoltant. C’est la preuve d’un phénomène systémique au sein d’une institution millénaire. « L’Église catholique est, hormis les cercles familiaux et amicaux, le milieu où la prévalence des violences sexuelles est la plus élevée. Face à ce fléau, l’Église catholique a très longtemps entendu d’abord se protéger en tant qu’institution et elle a manifesté une indifférence complète et même cruelle à l’égard des personnes ayant subi des agressions. » (p. 4)

Face à ce chiffre et sur la base des témoignages de victimes, les membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église formulent 45 recommandations. Parmi elles, il est question de justice restaurative, d’établissement de la vérité quelle que soit l’ancienneté des faits, d’indemnisation des victimes sur des fonds constitués du patrimoine des agresseurs, de directives claires sur le secret de la confession ou encore de remise à niveau du droit canonique.

Pourquoi ai-je lu ce document ? Parce que je me sais et me sens appartenir à l’Église catholique. Ce faisant, je la veux vivante et forte. Elle ne peut l’être que si elle fait face à ses erreurs et à ses manquements, si elle s’engage dans la réparation du tort fait aux innombrables victimes et si elle met tout en œuvre pour protéger tous ses membres de nouveaux abus.

Je vous laisse avec quelques extraits, mais je vous encourage vraiment à lire ce rapport ou sa synthèse.

« Alors s’impose la notion de phénomène systémique. Non que les violences aient été organisées ou admises par l’institution (ce qui s’est cependant produit dans certaines communautés ou institutions très peu nombreuses), mais l’institution ecclésiale n’a clairement pas su prévenir ces violences, ni simplement les voir, et moins encore les traiter avec la détermination et la justesse requises. » (p. 17)

« C’est pourquoi la commission insiste sur la nécessité d’une démarche de vérité et de réparation de la part de l’Église. Celle-ci doit commencer par une reconnaissance, jusqu’ici évitée, à la notable exception de la récente démarche entamée par la CORREF, ou de celle, individuelle, de l’évêque de Luçon. » (p. 19)

« Il ne s’agit pas seulement ici de péchés à confesser, mais de fautes à réparer, sans euphémisation, sans « on ne savait pas », sans excuses tirées du contexte social ou institutionnel. Le préalable que constitue un tel abaissement non feint est indispensable à la crédibilité des mécanismes de restauration des victimes proposées par la commission, qui se veulent ajustés à la situation particulière des agressions sexuelles commises au sein de l’Église catholique. » (p. 20)

« Un délit implique toujours, en même temps, un péché, mais tout péché ne constitue pas un délit. » (p. 29)

« Enseigner que la profanation d’un sacrement ne peut faire oublier la profanation première, celle des personnes. » (p. 30)

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Ici la mer n’est plus

Recueil de poésie de Jan Paremski et Bonaventure Rosa.

Les deux auteurs ont écouté les habitants de Lille-Sud, quartier séparé de la ville par le périphérique, pas banlieue ni ghetto, mais pas tout à fait dans Lille. « C’est une belle ironie / appeler grands ensembles / ces barres qui nous tiennent / si isolés et si petits. » (p. 29) Le béton a remplacé la brique, la pauvreté qui confine à l’indigence a changé de couleur. Et pour les Lillois du Sud, vivre d’expédients ou de trafics illégaux est hélas le lot quotidien. À la dureté de la vie s’ajoutent les violences policières et la misère sociale qui, parfois, trop souvent, tuent. La réécriture amère et ironique du Temps des cerises chante l’impuissance, la colère et la lassitude de ceux qui sont relégués dans des tours laides. « J’ai grandi dans une nature d’architecture ornée d’arbres d’acier aux lumières sales, une immensité en désespoirs de hauteur, un horizon troué par un beffroi lointain. » (p. 11) Mais ce court ouvrage parle aussi de dignité et de courage : courage de partir, courage de rester. Avec les mots, les auteurs tissent des liens et donnent à tout un quartier ostracisé une voix puissante et mélodieuse.

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Léa Lapin et le concours de cabanes

Album de Steve Richardson, illustré par Chris Dunn.

Les grandes vacances sont terminées. Le jour de la rentrée, plusieurs amis se lancent un défi : construire la plus belle des cabanes. Eddy Écureuil, aidé de son papa, est certain de gagner. Louis Loutre est moins confiant, mais il se lance aussi dans le concours. Et Léa Lapin ? Elle a une grande idée, une très belle idée, mais il lui faut du temps et de l’aide pour la réaliser. Elle est convaincue de remporter le concours, mais il faut que son projet reste secret. « Au centre d’une clairière se dressait un arbre majestueux. C’était celui que j’avais finalement choisi pour la construction de ma cabane, un très vieux chêne qui avait l’air d’atteindre les nuages avec ses branches. » (p. 19) Et finalement, la cabane que construit Léa dépasse le simple enjeu du concours entre écoliers.

Quel rêve que cette cabane gigantesque ! On y trouve une piscine, un restaurant, une piscine à balles, une salle de jeu, une salle télé, des chambres, une bibliothèque, un cinéma et des pièces secrètes. L’immense construction de Léa Lapin est la preuve que la générosité désintéressée mérite d’être récompensée, et cela se traduit également par les remerciements très émouvants de l’auteur en fin d’album. Évidemment, les dessins de Chris Dunn sont superbes et largement déclinés en affiches : j’en ai d’ailleurs une dans ma chambre, offerte par un ami qui sait ce que j’aime. J’ai regardé avec fascination les plans détaillés de cette cabane idéale, et j’envie beaucoup la chambre où Léa Lapin se blottit pour lire en regardant la neige tomber !

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Sur la route de West

Roman graphique de Tillie Walden.

Béatrice est seule sur la route avec sa valise. Ce qu’elle a quitté ? Oh, vous le saurez bien assez tôt. Son chemin croise celui de Lou, à peine plus âgée qu’elle, qui conduit sa caravane un peu au hasard. « C’est pas un peu bizarre, ça ? De prendre la route alors qu’on… qu’on ne va nulle part ? » (p. 58) Alors qu’elles recueillent un petit chat blanc, la neige commence à tomber et tout devient moins palpable, comme cette ville de West qui n’existe sur aucune carte et semble impossible à atteindre. Traquées par d’inquiétants hommes aux yeux étranges, elles protègent le chat et s’engagent dans un roadtrip halluciné au-delà du réel et des apparences. « Le Texas Ouest mêle à la perfection l’immense et le minuscule. La terre et le ciel… n’en font qu’à leur tête ! » (p. 255)

Le récit de cette amitié survenue par hasard et d’un sauvetage providentiel glisse subtilement et avec poésie vers l’étrange et le fantastique. Et cela est magnifiquement soutenu par les dessins très simples et dynamiques de l’artiste. Ce qui est perdu en détails est largement gagné en suspense. Et il y une pleine page entièrement noire qui en dit tellement sur les traumatismes que l’on croit laisser derrière soi, mais qui nous attendent au détour du chemin. Je découvre l’autrice avec cet ouvrage et il est certain que j’explorerai le reste de son œuvre !

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Jours de sable

Bande dessinée d’Aimée de Jongh.

John Clark, jeune photographe de 22 ans, est envoyé en Oklahoma par la FSA (Farm Security Administration). Nous sommes en 1937 et les conséquences de la Grande Dépression sont de plus en plus terribles pour les fermiers. Notamment ceux qui vivent dans la région du Dust Bowl, ravagée par des tempêtes de poussière et la sécheresse. La mission de John est simple sur le papier : photographier les infernales conditions de vie de paysans afin que la FSA comprenne leurs besoins et puisse leur apporter la meilleure aide possible. « Les meilleures photos ont un effet instantané. En une seconde, elles saisissent l’attention. Elles racontent une histoire, ou communiquent un message. » (p. 27) Mais face à la détresse et à la misère des habitants, John fait de véritables rencontres, au-delà de la pellicule et de l’objectif. Et il comprend le pouvoir mensonger d’une image apposée sur une réalité indescriptible, ainsi que la puissance insaisissable du hors-champ.

Les chapitres sont précédés de reproductions de photographies en noir et blanc de la crise. Impossible, évidemment, de ne pas penser au début des Raisins de la colère de John Steinbeck. Les dessins sont remarquables d’humanité et de détails. Je retiens trois pages présentant le même décor balayé progressivement par une tempête de sable. Et il y a la beauté de Betty, veuve enceinte aux grands yeux de ciel. La violence des éléments s’oppose à la délicatesse des visages, même épuisés et couverts de poussière. Voilà une très belle œuvre sur une période historique qui n’en finit pas de me passionner.

 Je n’y peux rien s’ils sont partout

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I love Dick

Roman de Chris Kraus.

Tombée amoureuse de Dick après l’avoir vu une fois, Chris est obsédée par cet homme qui n’est pas son mari. Pour exprimer son amour et son désir, et peut-être les exorciser, elle commence à écrire à Dick. Des lettres qu’elle n’envoie pas. Et son époux, Sylvère, se prête également à l’exercice. Car rien entre Chris et Sylvère n’est secret. « Comme il n’ont plus de relations sexuelles, ils maintiennent une intimité entre eux par la déconstruction, c’est-à-dire qu’ils se disent tout. »(p. 12) Commence alors une romance conceptuelle, non consommée entre Chris et Dick, mais pleinement vécue entre Chris et Sylvère. Un ménage à trois où l’un des membres n’est qu’absence et projection. Le couple s’adresse à ce Dick, fantasme et fantasmé, en quête d’une nouvelle flamme. « Chris est devenue une pelote de sentiments à vif, excitée sexuellement pour la première fois depuis sept ans. » (p. 17)

Tout le monde n’étant pas anglophone, commençons par décortiquer le jeu de mots du titre. Dick, c’est le prénom de l’amant rêvé de Chris. Mais c’est aussi un mot argotique pour désigner le sexe masculin. Je vous laisse maintenant relire le titre avec cette nouvelle information. Vous avez compris, on a là un roman hautement sensuel et sexuel. Pas de tabou ni de pudibonderie. Si le jeu épistolaire de Chris et Sylvère peut sembler pervers, il permet surtout à la première d’exprimer son plein désir, enfin assumé. Dick est présent presque uniquement au travers des lettres. Il prend très rarement la parole et interagit très peu avec le couple Chris/Sylvère. Objectivé comme un pur support de fantasme, Dick n’est que le réceptacle, l’exutoire d’une femme qui se libère.

J’ai découvert ce texte par la série adaptée, avec Kevin Bacon (graouuuuu) dans le rôle de Dick. J’ai préféré la version filmée, notamment la toute fin de la série, brillante mise en image d’émancipation féminine. Le rythme du livre m’a un peu lassée, entre journal intime, chronique, lettres, fax, etc. Mais le texte publié en 1997 garde une incroyable modernité de ton et de sujet.

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Le monde secret d’Adélaïde

Album d’Elise Hurst.

Adélaïde mène une vie solitaire, très calme. Elle observe son quartier et, la nuit, transforme son petit univers en un monde artistique infini. « Elle repère les gens silencieux, les gens paisibles, ceux qui dansent, qui soupirent et qui rêvent chacun de leur côté. » Mais cette douce lapine porte dans son cœur un chagrin que rien n’efface, un manque que rien ne comble. Un jour de tempête, alors que tout semble voué à s’envoler et à disparaître, Adélaïde comprend comment renaître. Et comment tisser des liens vers les autres. Enfin, la solitude n’est plus définitive ni inéluctable. Il existe des ponts entre les êtres, pour peu qu’on se donne la peine de les emprunter.

J’aime les lapins et les histoires qui les mettent en scène. Évidemment, quand une couverture portant un de ces charmants animaux aux longues oreilles attire mon regard, je me laisse prendre. Mais ce que j’apprécie particulièrement, c’est la profondeur des histoires derrière l’apparente naïveté des protagonistes et des sujets. Un album pour enfant peut être une œuvre complète et puissante. De fait, dans le livre d’Elise Hurst, les illustrations sont des tableaux. Pour de vrai. Ce sont des peintures qui laissent apparaître par endroit le grain de la toile. Cela fait de chaque image une œuvre à encadrer, un monde entier dans lequel s’abîmer. Et je ne lasse jamais de plonger dans toutes les formes de beauté que la littérature m’offre.

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Les lapins de la Couronne d’Angleterre – Tome 3 : Bons baisers de Sibérie

Roman de Santa Montefiore et Simon Sebag Montefiore. Illustrations de Kate Hindley.

Le Diamant de Sibérie a disparu. Timmy Poil-Fauve est mortifié : le vol a eu lieu pendant sa garde. Qui donc a osé dérober cette pièce maîtresse de la Couronne anglaise ? Le Grand Terrier se prépare à l’action. Le retour du valeureux Horatio, vieux membre des lapins d’élite qui défendent la reine, redonne un peu confiance au jeune Timmy et autres lapins. Mais le mystère est entier : le diamant a-t-il été volé par les visons du Kremlin afin de le rendre à la Russie ? Y a-t-il un autre coupable moins évident ? Et surtout, quelle pagaille les Ratzis vont-ils encore semer ? « Papa Ratzi adorerait que la Grande-Bretagne soit furieuse contre les Russes. S’il y a quelque chose qu’il déteste, c’est la paix. » (p. 110)

Avec ce troisième volume des aventures des lapins de la Couronne d’Angleterre, les auteurs proposent un hommage bien mené aux romans d’espionnage sur fond de Guerre froide. Et ils offrent aux jeunes lecteurs une belle réflexion sur l’équilibre entre loyauté et amitié. J’ai retrouvé avec plaisir le petit monde animalier imaginé par le couple Montefiore, et je ne me lasse pas de l’inventivité dont celui-ci fait preuve pour introduire de nouvelles espèces et élargir l’univers diplomatique et politique des lapins d’élite de Grande-Bretagne !

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Peau d’homme

Bande dessinée d’Hubert et Zanzim.

Bianca a 18 ans. Ses fiançailles avec Giovanni sont annoncées. Mais dans l’Italie de la Renaissance, on parle bien peu des choses de l’amour aux jeunes filles. « Comme par hasard, ce sont toujours les femmes qui en prennent pour leur grade… alors que par nature ou par éducation, les femmes sont bien plus pudiques que les hommes, qui se comportent souvent comme des animaux. » (p. 93) Bianca aurait aimé connaître son futur époux avant les noces. Par chance, un secret de famille va lui offrir une liberté totale. De génération en génération, une peau d’homme se transmet entre femmes. Une fois enfilée, cette peau est fonctionnelle jusqu’au bout de tous ses organes. Ainsi accoutrée, Bianca peut courir la ville et suivre son fiancé, découvrir l’homme qu’il est vraiment et s’initier à l’amour. Hélas, la cité succombe peu à peu à la folie fanatique professée par Angelo, frère de Bianca et prédicateur furieux obsédé par la vertu, et encore plus par le vice. « J’ai un corps et je n’en ai pas honte. En soi, il n’est ni bon ni mauvais. Ce n’est pas lui le problème : c’est ton regard qui est sale ! […] C’est ta concupiscence qui te fait voir les femmes comme des tentatrices lubriques. C’est parce que tu es obnubilé par ton propre désir que tu les veux couvertes de la tête aux pieds. » (p. 124)

Je voulais lire cette bande dessinée depuis sa sortie. Et quelle claque ! Sans tabou ni condescendance, les auteurs parlent de liberté de genre, d’homosexualité, d’identité sexuelle, d’acceptation de soi et de la différence. C’est brillant et souvent drôle, même et surtout quand ça s’attaque à l’étroitesse d’esprit des défenseurs autoproclamés de la morale.

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Arrive un vagabond

Roman de Robert Goolrick.

« Il y a tant de beauté à être jeune et vagabond. Une telle splendeur, dans la passion incontrôlable. » (p. 10) Charlie Beale, récemment installé à Brownsburg, s’éprend au premier regard de la superbe Sylvan Glass. Cette beauté blonde a été achetée par son mari, le richissime et vulgaire Boaty Glass. Tout se déroule comme dans un film des années 40, à l’image de ceux qui obsèdent Sylvan. Entre mélo américain et tragédie grecque, tout est écrit dès le premier moment : Charlie et Sylvan vont vivre une passion secrète, interdite, un adultère tout simplement. Charlie est prêt à tout donner à cette femme qui a déjà saisi l’entièreté de son âme.« Il avait l’air d’un gamin de dix-huit ans. Dans cette envolée impétueuse de l’amour, son cœur s’élançait en chute libre. » (p. 200) Mais le vrai drame se passe à la hauteur de vue d’un petit garçon qui ne comprend pas tout. Le jeune Sam, passionné de baseball, s’est pris d’amitié pour Charlie et le suit partout. Il devient le témoin silencieux et le complice innocent de l’amour des deux adultes. Dans la chaleur étouffante de la Virginie en plein été, ce qui se noue est irrémédiable et impossible à arrêter.

Oh que j’ai aimé cette lecture, cette façon de raconter de manière douce et dodelinante, mais pas soporifique. Il y a quelque chose de la nostalgie dans ce récit, et on comprend pourquoi quand on découvre finalement qui est le narrateur de ce drame américain de la fin des années 1940. Je me suis laissé porter par chaque page, chaque épisode de l’histoire. Je me suis attachée à tous les personnages, avec un intérêt puissant pour les secondaires, absolument indispensables à la mécanique implacable de l’intrigue. Sans savoir vraiment l’expliquer, cette lecture m’a fait du bien, m’a rappelé le pouvoir imbattable d’évasion qu’offrent la littérature et l’imagination. J’ai refermé ce roman infiniment triste, mais surtout profondément reconnaissante. « À chaque tournant de la route, la campagne enchantait son cœur. Elle le brisait et le réparait dans un même élan. Elle était à la fois sauvage et douce. Elle réconfortait son âme. » (p. 139) Du même Robert Goolrick, je vous recommande le premier roman, Une femme simple et honnête, que j’avais tout autant apprécié. J’ai laissé passer trop de temps entre ces deux textes, je vais m’empresser de trouver le reste des livres de cet auteur !

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La faute de l’abbé Mouret

Roman d’Émile Zola.

Après la mort tragique de ses parents dans La conquête de Plassans, Serge est entré au séminaire. Il est désormais l’abbé Mouret et il administre la cure des Artaud, une terre rude, presque païenne. Le jeune prêtre a pris avec lui sa jeune sœur Désirée. Elle est devenue une belle femme, mais son esprit est toujours celui d’une enfant et rien ne l’intéresse que sa basse-cour. L’abbé Mouret est un homme d’une foi ardente et d’une piété infinie qui rêve d’extase pure, dépouillée de l’avilissement des sens. « Après son ordination, le jeune prêtre était venu aux Artaud sur sa propre demande, avec l’espoir de réaliser son rêve d’anéantissement humain. » (p. 59) Désireux de traverser la vie dans une ascèse spirituelle, il est soudain rattrapé par les exigences de la chair quand il croise le regard de la jeune Albine, jeune fille à demi sauvage qui a grandi dans un jardin perdu des environs, le Paradou.

Heurtée à la réalité des sens, sa grande ferveur a plié et l’abbé Mouret est tombé gravement malade. Éloigné de sa cure par son médecin, il est soigné par Albine. Entre les mains de la jeune fille, il renaît. Il a tout oublié de son passé et ne veut qu’étancher son immense soif de tendresse. Dans les ombres tendres et propices du Paradou, les jeunes gens vont découvrir l’amour. Serge ne peut se passer de son amoureuse. « Je viens de m’éveiller, et je t’ai trouvée là, pleine de roses. » (p. 179) Dans ce grand jardin sauvage, réplique de l’Éden perdu, l’abbé Mouret – redevenu Serge – et Albine font l’apprentissage de la sensualité et de la chair. « C’était le jardin qui avait voulu la faute. »  (p. 246) L’aboutissement du plaisir rend à Serge sa vitalité perdue et sa mémoire. Le voilà redevenu l’abbé Mouret, rougissant de honte devant sa faute, mais incapable de ne pas aimer Albine. La solitude bénie des deux amants se heurte au monde dans le mur du Paradou s’effondre.

L’abbé Mouret n’avait pas la foi ambitieuse et arriviste de l’abbé Faujas, détestable ecclésiastique de La conquête de Plassans. Il mène une vie de foi et d’adoration divine jusqu’à la faute qui est annoncée dès le titre. Malgré ses dévotions, l’abbé n’échappera pas au péché et le drame se noue sous les regards de la Teuse, la vieille sacristine, ceux du Frère Archangias, religieux enragé contre les femmes et ceux du docteur Pascal, l’oncle de Serge. « Était-ce une damnation d’aimer Albine ? Non, si cet amour allait au-delà de la chair, s’il ajoutait une espérance au désir de l’autre vie. » (p. 320) Alors que la parenthèse enchantée est marquée du sceau de la honte, l’abbé Mouret se perd entre une foi ardente et un amour tout aussi brûlant, « raidi dans cette volonté de prêtre cachant les agonies de sa chair sous la dignité du sacerdoce. » (p. 335)

Dans des chapitres plus courts que ceux auxquels il nous a habitués dans les précédents volumes de la saga, Émile Zola chante la chair, la sensualité et le plaisir. Le Paradou est une jungle aux parfums étouffants, un boudoir d’amour à ciel ouvert. Adam et Ève des temps modernes, Serge et Albine échouent à préserver leur paradis : ici, le Dieu courroucé est un frère grossier, mais cela suffit à précipiter les amants dans des abîmes de tourments. En quatrième de couverture, Joris-Karl Huysmans célèbre La faute de l’abbé Mouret : « Ce volume n’est point à proprement parler un roman, mais bien un poème d’amour, et l’un des plus beaux poèmes que je connaisse. » À n’en pas douter, il a écrit ces mots avant de renier et d’agonir le naturalisme, mais son appréciation reste très juste. Sous les ombres et derrière les arbres du Paradou, un nouveau Cantique des Cantiques a été écrit. À la lyre, Salomon-Zola a chanté les beautés de l’amour avant la faute et le regard des vicieux.

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